1L’accompagnement tel qu’il se met en place dans tous les secteurs depuis une vingtaine d’années doit sans doute sa popularité au fait qu’il résulte d’un mixte de problématiques et de logiques imbriquées (Paul, 2004) [1]. C’est ce qui lui permet l’ajustement à toute situation. En se répandant comme nouvelle modalité de relation à autrui en situation professionnelle dans les secteurs de l’aide, de la protection et du soin entre autres, l’accompagnement a effectivement brouillé les repères. Bien des professionnels se posent la question de « ce qu’accompagner veut dire » au regard de leurs anciennes pratiques de prise en charge et ce que peut bien produire le fait de laisser « toute sa place » à la personne accompagnée. Ce brouillage entraîne avec lui l’inévitable question « jusqu’où ? » Jusqu’où est-il concevable de laisser, à celui qu’on accompagne, « toute sa place » ? Jusqu’où est-il raisonnable de mettre celui qu’on accompagne « au centre du dispositif » ? Jusqu’où est-il supportable de s’engager avec l’autre en lui laissant toute autonomie ? Toutes ces questions tendent à constituer l’accompagnement en un espace d’oppositions et de contradictions, d’ambiguïtés et d’ambivalences qui placent les professionnels qui l’exercent « sous tension ».
2On sent bien qu’on ne peut échapper à ce que l’accompagnement vient suggérer comme changement. Mais lorsque les institutions parlent le langage de l’autonomie, ne convient-il pas de rester critique ? On en vient à se demander si accompagner veut dire la même chose pour ceux qui en font la commande et ceux qui le mettent en œuvre. Que veut dire accompagner une personne dans son autonomie ? De quelle autonomie parle-t-on ? Quelle est la conception de la « personne » dont on fait aujourd’hui la promotion ? Car tous les professionnels de l’accompagnement, quelque soit le dispositif, œuvrent dans le même sens, celui de contribuer à l’autonomisation des personnes qu’ils accompagnent. Mais n’y a-t-il pas contradiction à pratiquer l’autonomie systématique ? Et qu’est-ce qu’une autonomie « sur commande » ? Qu’est-ce qu’une autonomie « sous surveillance » ?
3L’accompagnement, comme forme contemporaine du lien à l’usager en tant que « sujet responsable » et « sujet de droit », pousse aux limites la contradiction entre l’autonomie et la responsabilité du sujet, et son accompagnement.
4Autant de questions qui doivent être mises au travail. D’autant qu’il n’y a pas de définition de l’accompagnement à laquelle se référer. Personne ne peut prétendre énoncer ce qu’accompagner veut dire « en vérité ». La question est : qu’est-ce que je fais « au juste », quand je dis « accompagner » ? L’accompagnement est ainsi sous tension car il renvoie « chacun » à un regard critique sur ce qu’il fait « au juste » quand il accompagne alors qu’il ne peut résulter que d’une construction « collective », autrement dit, mis au travail dans chaque institution où il est mis en œuvre.
5Pour avancer dans ce travail, nous disposons de quelques repères et ce sont ces repères que nous partagerons dans un premier temps. On s’attachera ensuite à tenter de décrire dans quoi l’accompagnement aujourd’hui est « pris » et de quoi il est dans le même temps « partie prenante ». Car l’accompagnement doit se constituer comme lieu de retournement, tel est l’enjeu.
Comprendre ce qu’accompagner veut dire
6Si la notion d’accompagnement est une notion floue, si elle doit cette caractéristique au fait qu’en s’ajustant à chaque situation, par définition singulière, elle s’invente (ou presque) avec chaque personne qu’il convient d’accompagner, est-il possible cependant d’en définir les fondamentaux ? Peut-on identifier ce qui est « au fondement » d’une posture dite d’accompagnement ? Pour avancer dans cette direction, quels sont les repères dont nous disposons ?
Définition minimale d’accompagner : les fondamentaux
7Pour initier cette réflexion, on peut se référer à la définition commune du verbe « accompagner », définition qui s’exprime en trois éléments : « Se joindre à quelqu’un/pour aller où il va/en même temps que lui ». Cette définition nous enseigne que la relation est première « se joindre à quelqu’un », que la démarche est de l’ordre d’un mouvement qui se règle à partir de l’autre « pour aller où « il » va » et que les deux avancent « de concert », c’est-à-dire « en même temps », « au même pas ». Il en résulte une définition minimale, accompagner c’est « être avec » et « aller vers » et des principes au nombre de trois. Le premier est que de la mise en relation dépend la mise en chemin, le deuxième qu’il s’agit moins d’atteindre un résultat que de s’orienter « vers » c’est-à-dire de choisir une direction et le troisième que l’action (la marche, le pas, le cheminement) se règle sur autrui soit aller où « il » va et « en même temps » que lui ce qui suppose de s’accorder à celui que l’on accompagne.
8De cette définition minimale découlent quelques éléments de réflexion.
9La dimension relationnelle est mise en œuvre par une capacité à « être avec ». « Etre avec » suppose être disponible, présent, ouvert, attentif et être capable de mobiliser la disponibilité, la présence, l’ouverture, l’attention. Etre là, seulement là, mais aussi interpellant l’autre par le « je suis là, et vous ? ».
10Il s’agit moins de « mettre quelqu’un en mouvement » que de s’accorder au mouvement qui est le sien. Par extension, il s’agit moins de le « rendre autonome » que de solliciter son autonomie. On se trouve moins dans une logique de réparation qui consisterait à combler des déficiences que dans une logique qui s’appuie sur les ressources des personnes. Par l’accompagnement, on se trouve donc davantage dans la « sollicitation » que dans la « sollicitude ». L’accompagnement ne conçoit pas celui qu’on accompagne comme dépourvu ou insuffisant. Il ne devrait pas être une nouvelle forme d’assistance, un appareillage de plus. Ce n’est pas une « aide » mais une « ressource ». Si l’accompagnement doit être un lieu de retournement, c’est bien celui-ci.
11Si les deux avancent « de concert », si cette avancée est concertée, s’ils cheminent l’un avec l’autre, en se concertant, la relation interpersonnelle pourra être dite « coopérative ». La coopération résulte en effet d’une manière de faire qui procède du partage : la parole est partagée, les objectifs sont partagés, le questionnement est partagé… Mais ce n’est pas tout.
12La caractéristique d’une relation coopérative est « la compétence » des partenaires par rapport à l’orientation visée. Pour qu’une relation interpersonnelle se fasse sous le signe de la coopération, les deux personnes doivent se percevoir comme compétentes et percevoir l’autre de la relation comme compétent.
13Autre caractéristique de la relation coopérative : le fait de porter l’attention sur la tâche commune relativise les autres éléments de la relation (qui sont mis entre parenthèses). La priorité de la tâche à conduire ensemble se traduit par une définition des rôles. La clarification des rôles et la détermination d’une tâche commune contribuent à assainir la relation.
14De cette première investigation, il résulte deux types d’accompagnement et une double visée. D’une part un accompagnement dit « accompagnement/maintien » à dominante sociale et relationnelle, impliquant d’assurer une présence auprès d’une personne dans une situation existentielle et d’autre part un « accompagnement/visée », consistant à dynamiser cette personne dans la réalisation d’un projet. Par ailleurs, tout accompagnement est doté d’une double visée : l’accompagnement « productif » (à visée productive) se décide comme investissement et s’apprécie comme résultat, et l’accompagnement « constructif » (à visée constructive) se réalise dans le projet d’autonomisation de son porteur et s’apprécie comme enrichissement. De « porteur », celui-ci devient « acteur ».
15Mais, pour comprendre ce qu’accompagner veut dire aujourd’hui, on ne peut en rester à ses fondamentaux. Il s’avère nécessaire de tenir compte de la manière dont il a été promu sur le devant de la scène sociale en le replaçant dans son contexte.
16En effet, l’accompagnement est aujourd’hui mis en œuvre sous la forme de « dispositif ». Un dispositif, nous rappellerait le philosophe Michel Foucault, est ce qu’une société met en place pour « lutter contre » ce qui, pour elle, « fait problème ». Un dispositif est conçu en vue de produire « dans le corps social » un certain effet, effet situé, selon Foucault, entre normalité et anormalité.
17L’accompagnement aujourd’hui est donc un choix politique, une commande sociale, qui se traduit par une double injonction : à des professionnels à qui est confiée la fonction d’accompagnement, et à des publics cibles qui reçoivent l’injonction de devoir être accompagnés.
18Mais qu’un professionnel se voit attribuer par son institution une fonction d’accompagnement, parce que ladite institution a reçu mission de mettre en œuvre une logique d’accompagnement, ne garantit rien sur la posture qu’il prendra ou pas. Or l’accompagnement n’est pas un métier. Il ne réfère pas à un cursus de formation identifié comme tel. La fonction d’accompagnement est confiée à des professionnels dont le métier est d’être soignant, enseignant, consultant… et à qui on demande de procéder à une autre manière d’être et de faire. La posture, en effet, désigne une manière d’être en relation à autrui dans un espace et à un moment donnés. C’est une attitude « de corps et d’esprit ». Or on demande à ces professionnels d’opter pour un changement de posture, autrement dit de remettre en question leur manière d’être. La mise en place de l’éducation thérapeutique du patient en est un bon exemple. Ainsi est-il demandé à des professionnels, dont le métier est avant tout de soigner, de se doter de compétences d’un autre type, à l’occasion, pédagogiques et d’opter pour une posture de laquelle sont attendus des résultats en terme économique. Cela devrait éveiller notre esprit critique sur la notion de « personne » dont on fait grand usage aujourd’hui. Pour les professionnels, la personne est conçue avant tout dans sa dimension humaine, existentielle, avec la vulnérabilité qui caractérise la condition humaine. Pour les institutions, et sans douter de la prise en compte de cette dimension, l’impératif qui pèse sur elles est économique. La personne est avant tout un usager, le client d’un service qu’il s’agit de satisfaire. La notion de « personne » dont on émaille les discours est moins la personne dans sa dimension humaniste, existentielle que la personne dans sa dimension juridique.
Il en résulte une définition minimale, accompagner c’est « être avec » et « aller vers »
Il en résulte une définition minimale, accompagner c’est « être avec » et « aller vers »
19Il faut donc comprendre que l’autonomie dont on parle et qu’il s’agit d’accompagner est moins une autonomie « éducative », à visée émancipatrice qu’une autonomie « juridique », à visée responsabilisante.
20C’est de ce contexte que naissent les tensions vécues par les professionnels à qui il a été confié une fonction d’accompagnement. Car ce n’est pas parce que l’accompagnement est prescrit et conditionné par des exigences économiques que l’on doive lui sacrifier ce qui fait son efficience. Or c’est dans cette exposition à l’autre qu’il faut chercher la force d’un accompagnement. C’est donc aux professionnels de réinsuffler dans tout accompagnement cette dimension relationnelle d’un être humain avec un autre, quel que soit le cadre de contrainte dans lequel il s’exerce.
21Naturellement, tenir ce pari seul, dans l’isolement de l’activité professionnelle n’est pas tenable. C’est pourquoi on ne peut penser la fonction d’accompagnement sans instance qui en permette le partage, la co-construction, et la supervision. Car qui peut dire, malgré ses intentions, qu’il opte pour une posture d’accompagnement ? Chacun sait que l’œil peut tout voir, sauf l’œil qui regarde !
22Mais qu’est-ce qui caractérise cette posture d’accompagnement ?
Caractéristiques de la posture d’accompagnement
Une posture « éthique »
23C’est une posture éthique, parce que nécessairement réflexive et critique. Elle résulte d’un questionnement intransigeant : « Pour qui je me prends ? Pour quoi je le prends ? A quel type de relation je collabore ? Et pour quel monde je travaille ? »
24C’est une posture éthique au sens où Derrida (1967) [2] définit la relation éthique comme un « rapport non-violent (…) à autrui ».
25La posture de non-violence résulte d’une détermination à rechercher d’autres modalités de relation que celles du pouvoir, de la domination, de la répression, de l’exploitation, de l’imposition, de la manipulation, de l’humiliation, de l’infantilisation de l’autre par la séduction ou la peur, ou sa réduction à « un objet de soin ».
26Il en résulte un principe : « Ne pas se substituer à autrui ». Car la première nuisance est de se substituer à l’autre : penser, dire, faire à sa place. Cette substitution est un acte d’ingérence, une négation de l’autre en tant qu’autre.
27Certes toute personne n’est pas en mesure, de par son histoire ou conditionnée par les différents systèmes auxquels elle a eu accès, d’occuper cette place, d’autant qu’elle suppose de renoncer à être prise en charge, qu’elle suppose de faire le deuil de la toute-puissance projetée sur l’autre. Mais cela n’oblige pas à entrer dans le jeu auquel l’autre nous invite : Oui, « j’entends » que cette situation est difficile pour vous… Oui, « j’entends » qu’elle ne peut plus durer… Oui, « j’entends » qu’il est tout à fait légitime que vous aspiriez à voir cette situation évoluer… Oui, « j’entends » que vous souhaitiez m’associer… Alors oui, nous allons « ensemble » travailler à faire évoluer cette situation.
Une posture de « non-savoir »
28Pour que le professionnel ne se positionne pas dans cette place de toute-puissance dans laquelle un autre peut le placer, encore faut-il qu’il ne s’y tienne pas ! Le non-savoir se réfère à la position du professionnel. En « ne sachant pas », il privilégie l’intelligence qui naît des échanges, du dialogue avec l’autre, et non des théories en surplomb. Il soutient un questionnement plutôt que l’affirmation. Cette posture de non-savoir suppose de laisser en suspens nos discours professionnels et personnels dominants (ce que nous savons et pensons savoir), se déshabituer de l’idée de comprendre trop vite l’autre, de savoir à sa place ce qu’il conviendrait de choisir, d’énoncer « le » choix qu’il conviendrait de faire et d’avoir l’esprit ouvert au défi et au changement, à l’inattendu.
29La compétence du professionnel ne consiste plus à énoncer des compréhensions, des explications, des interprétations, mais à s’ouvrir aux savoirs et vérités construits par les échanges et les dialogues, en situation.
30« Ne pas savoir » ne veut pas dire prétendre l’ignorance ou rester neutre. Le professionnel n’est pas un écran sans idées, sans opinions ou préjugés. Mais il entre dans le jeu dialogique encourageant une recherche mutuelle du sens. Car, lorsque les certitudes dominent, elles rétrécissent et limitent les possibilités.
Une posture de « dialogue »
31En l’occurrence, la modalité de parole la plus appropriée est le dialogue. Car c’est, entre autres dans des situations de dialogue, que s’exerce la place de chacun, cet échange de personne à personne, de sujet à sujet et non plus de professionnel à usager, client, ou malade. Le dialogue est lieu d’un retournement où il ne s’agit plus de se placer uniquement sous la « descendante » d’une commande. La relation de dialogue pose, à côté d’une dimension « instituée » qui définit les rôles (par exemple médecin/patient, enseignant/élève, etc.), un espace « instituant » qui met en scène deux personnes, deux sujets, s’entretenant à propos d’une situation pour laquelle leur double compétence est requise.
32C’est de cette posture qu’est conçue une relation non totalement dévoyée par le jeu des pouvoirs.
Une posture d’« écoute »
33Ecouter, c’est être attentif certes, mais c’est surtout interagir, répondre, solliciter, dynamiser un questionnement permettant aux personnes de « se » questionner dans le rapport à la réalité dans laquelle elles sont. L’écoute désigne un processus de négociation des compréhensions, de délibération interactive, de conception partagée du sens.
34C’est à la fois une posture et une technique, c’est elle qui soutient la démarche, qui nourrit le cheminement. Elle s’accomplit tant dans le silence réceptif qui acquiesce et valide la parole d’un autre que dans l’interpellation confrontante.
Une posture « émancipatrice »
35Toutes les approches dites d’accompagnement visent à recréer un environnement relationnel qui soit une opportunité, pour l’un comme pour l’autre, de « grandir en humanité » en se distanciant des jeux qui nous aliènent les uns aux autres.
36Si on se met à deux, ce n’est pas parce que l’un serait incapable mais parce que personne ne peut apprendre seul ni grandir seul ou se construire seul, c’est toujours un travail en interaction avec les autres.
37Finalement, la posture d’accompagnement peut être caractérisée comme une posture labile, fluide, en constante redéfinition et ajustement. Elle doit sa justesse à sa pertinence au regard d’une situation.
Comprendre dans quoi l’accompagnement est pris aujourd’hui et de quoi il est partie prenante
38Comme on l’a vu, l’accompagnement est aujourd’hui une commande sociale mise en œuvre au travers de dispositifs. On ne peut donc comprendre ce qu’accompagner veut dire sans le replacer dans son contexte. Cependant ce n’est pas parce que l’accompagnement est « prescrit », avec une attente de résultat en terme économique, que les professionnels doivent en rester là. Il leur appartient de le « recevoir » comme commande et de le « retourner » comme ressource.
Qu’est-ce qui caractérise ce contexte ?
Une nouvelle logique sociale : individualisation et autonomisation
39Dire que l’accompagnement est une commande sociale, c’est souligner qu’il s’inscrit dans une nouvelle logique sociale (Astier, 2007) [3], une nouvelle conception de la régulation sociale, passage d’une régulation « collective » à une régulation « individuelle ». Ce n’est pas que nous devenions plus individualistes : mais la société nous individualise : « Ce nouvel individualisme signale moins un repli généralisé sur la vie privée que la montée de la norme d’autonomie » (Ehrenberg, 1995) [4]. L’autonomie, d’idéal à conquérir dans les années 1960, est devenue une norme. L’objectif est alors de permettre aux personnes de résoudre par eux-mêmes leurs propres problèmes, mais en les accompagnant.
40C’est ainsi que les institutions, par exemple dans le domaine de la santé, déploient des stratégies pour que le malade dépende moins des structures hospitalières, qu’il soit en mesure de gérer sa maladie et, si possible, de vivre une vie ordinaire hors des murs.
41La conséquence est un centrage sur la personne et une personnalisation du service. Car, pour être « au plus près » de la personne, il s’agit d’« aller vers » l’usager, d’être à son écoute, de produire de la confiance (et non plus de l’intimidation). Redonner de la confiance, c’est insuffler de l’énergie pour aller de l’avant, oser prendre des risques et donc assumer plus d’autonomie. Pour agir « au plus près » de l’usager et de ses besoins, le professionnel s’engage lui-même dans la relation, mobilisant en situation professionnelle des dispositions personnelles.
L’accompagnement comme pédagogie active
42Cette nouvelle approche doit participer à la formation d’acteurs, ce qui implique des professionnels l’invention d’une forme de « pédagogie active ». Le professionnel n’a plus en face de lui un individu à qui il suffit de transmettre des informations, un individu « objet de soin ». Pour « activer », il faut mettre la personne en situation d’être « acteur », c’est-à-dire de dire et de faire.
43C’est ainsi qu’on passe du travail « sur » autrui au travail « avec » autrui. Ce travail « avec » autrui, c’est cela accompagner. Comment ? D’une part, en l’incitant à s’exprimer, à se raconter, parce que l’expression de soi est la première condition pour impliquer. De l’autre, par la mise en projet. Les politiques sociales sont maintenant des politiques d’accompagnement (Guérin, 2010) [5] qui s’appuient sur des logiques du contrat ou de projet (Nicolas-Le Strat, 1996) [6] et une nouvelle norme, l’autonomie (Ehrenberg 1995, 1998) [4] [7].
44Ainsi accompagner vise à permettre la prise en charge de soi par soi. Quatre éléments (Astier 2007) [3] sont nécessaires, une situation en panne ou améliorable, une interaction sur le mode de la coordination, l’improvisation d’une orientation mais limitée à la situation, des méthodes modulables, révisables, ajustables.
Responsabilité généralisée et logique de rapprochement
45Il faut bien voir que cette pédagogie active, tout en valorisant le « pouvoir d’agir », est une politique de mobilisation. Il s’agit de mobiliser et d’impliquer, impliquer « en vue de » responsabiliser. La « personne » qu’on accompagne doit avoir un projet : c’est la norme. Elle doit avoir des désirs : désirer autre chose que ce qu’elle a ou ce qu’elle est. C’est aussi une injonction. Demander à une personne de dire son projet, c’est lui demander d’être un « sujet désirant ». Mais jusqu’à quel point peut-on instrumentaliser le désir ? Ce mouvement d’individualisation (caractéristique des années 1970) s’est traduit par une idéologie de l’autoréalisation et de la responsabilité individuelles. Réduisant ainsi le poids du déterminisme social et culturel, il place l’individu comme « seul » responsable de ses échecs et réussites.
46Ainsi exige-t-on de tous (malades, handicapés…) qu’ils soient capables de projets, de se rendre autonomes… puisque les durées de séjour sont limitées, que les modes de gestion des ressources collectives sont repensés.
47Dès lors, tous ces dispositifs organisés autour du slogan « la personne au centre », liés aux politiques d’insertion, de proximité, d’accompagnement, de prise en charge de la dépendance ou de la souffrance psychique et sociale, tous sont traversés par la nécessité de faire peser sur la personne les exigences de cette responsabilisation.
48Car responsabilité généralisée et logique de rapprochement vont de pair (Astier, 2007) [3]. Le travail de rapprochement consiste à instaurer des espaces d’écoute où, tout jugement étant suspendu, la personne est confirmée par l’attention qu’on porte aux éléments issus de la réflexion sur sa situation, sa vie, son parcours, ses projets. S’il ne s’agit plus de « commander » à autrui de devoir opérer des changements, l’écoute est encore là pour lui insuffler le dynamisme qui lui permettra de « s’en sortir », « à la condition » qu’il accepte d’intégrer certaines normes ou règles sociales. Bref, on l’encourage à faire usage de sa « volonté » car « elle seule » peut être éventuellement payante.
49La responsabilisation est orientée vers la prise en charge de soi par soi, vers la mobilisation de « capacités » centrées sur la construction de soi. Ainsi le vocabulaire de la responsabilité (projet, contrat, autonomie, responsabilisation…) fleurit dans le travail d’accompagnement (thérapeutique autant que social). Pour être « au plus près » des personnes accompagnées, les professionnels sont attentifs à restaurer la confiance en soi, l’estime de soi, l’image de soi, paliers préalables et nécessaires au respect de soi qui s’exerce en faisant valoir ses droits (Astier, 2007) [3]. Mais la référence aux droits introduit un renforcement de la tendance à la revendication : c’est par ce processus que le juridique pénètre l’espace du lien social. Comment créer un lien authentique dans ces conditions ?
Effacement des différences : primauté de la logique du « semblable »
50Cet appel à la responsabilité a transformé non seulement le rapport à soi (la « subjectivité ») mais aussi le rapport à autrui (l’« intersubjectivité ») (Clément, Paquet, 2006) [8]. Dans ce changement, et pour que cela marche, que la logique de rapprochement opère, tout est mis en œuvre pour limiter l’expression ou la reconnaissance de ce qui, entre lui et moi, apparaîtrait comme le signe d’une « différence ». Un nouvel idéal égalitaire trouve son substrat dans la généralisation des droits de l’homme qui engagent des rapports sociaux moins polarisés, moins hiérarchisés, mais dans un monde où les inégalités ne cessent de croître. Les individus sont vus dans ce qu’ils ont de semblable. Les figures de l’altérité se brouillent. La différence est banalisée. Le langage est le lieu où l’on tente de s’en convaincre : quand le chômeur, le sans-emploi, devient la personne en recherche d’emploi…
51Ainsi l’injonction de responsabilité dans cette logique de proximité renouvelle-t-elle la manière de créer du lien avec les personnes et de les aider. Le cadre des interactions se redéfinit. Les démarches coercitives et paternalistes n’apparaissent plus possibles. On leur préfère des modalités (en apparence) plus souples de suivi : l’éducation thérapeutique en est encore un exemple. En fait, au paradigme de la prise en charge succède l’idée d’un accompagnement non exclusif aux soins de santé, un accompagnement de la personne « dans sa globalité », ce qui évidemment, contribue largement à la question de savoir où s’arrête sa fonction.
Du modèle protectionniste à l’auto-surveillance
52Si l’accompagnement entend ainsi prendre ses distances par rapport au modèle protectionniste, c’est qu’il est plutôt pensé en lien avec les risques. La société du risque (Beck, 1986) [9] exige en effet une gestion qui s’amorce par l’auto-surveillance de l’individu : par le fait qu’il se responsabilise à l’égard des risques qu’il court.
53Mais l’estompement de l’imaginaire protectionniste ne s’opère pas sans production normative. La clé de voûte de l’ensemble repose sur la confiance mutuelle. La confiance est la réponse aux problèmes d’imprévisibilité et surtout d’insécurité soulevés par la relation d’accompagnement. C’est pourquoi, dans tout accompagnement, une grande importance est accordée au développement d’un lien significatif entre intervenant et usager, condition pour prendre en compte la singularité des individus, leurs choix et projets de vie.
54La confiance mutuelle est l’ingrédient nécessaire pour que les personnes engagent autocontrôle et autonomie. Car l’autocontrôle et l’autonomie sont en fait les seules solutions possibles « pour contrôler l’incontrôlable » en ce qu’ils font glisser la contrainte de l’extériorité « vers l’intériorité » des individus (Boltanski, Chiapello, 1999) [10]. Ce qui était, il y a peu, de l’ordre de l’émancipation nous revient « sous la forme d’une injonction extérieure, la discipline d’autonomie » (Astier 2007) [3].
55L’autre « outil » décisif de cette nouvelle approche est le « consentement ». Principe institutionnalisé dans le domaine de la santé, le consentement du patient aux soins prodigués reste un dernier rempart où il a encore son mot à dire quand il ne peut, de toute évidence, échapper ni à l’autorité du médecin ni à la fatalité de la maladie.
56Le consentement, dit Ehrenberg, est « l’un des points clés de la référence à l’autonomie qui définit l’idéal du patient contemporain. L’autonomie, c’est à la fois l’idée que le patient est responsable de sa santé, que cette responsabilité est l’élément permettant d’établir une relation de confiance (…), que cette confiance implique une information donnée au patient, mais aussi que le patient est compétent et qu’il faut développer ses aptitudes d’autogestion de sa maladie » (Ehrenberg, 2004, 133-156) [11]. Le consentement inscrit l’accompagnement dans une logique de type contractuel.
57Enfin, le « plan d’intervention » est aussi le lieu où se formalise le consentement de l’usager, son engagement à l’autonomie et sa responsabilité face à son propre devenir (Clément, Paquet, 2006) [8]. Il constitue une sorte de contrat tacite, une alliance avec le professionnel mais de laquelle l’usager est libre de se retirer. Il est au cœur du projet thérapeutique, de la rencontre et du lien. Le pacte de confiance et la promesse de tenir ce pacte constituent le noyau éthique qui lie intervenant et usager.
58C’est ainsi que les professionnels doivent composer avec des personnes ayant un double statut, une double inscription : en tant que sujets libres et en tant que malades. Double registre de droits. Cette nouvelle configuration fournit son lot de tensions aux professionnels, tensions générées par la nécessité de maintenir ces relations entre le respect des droits de la personne et la responsabilité professionnelle d’intervenir.
Exigences de fonctionnalité et de rentabilité économique et mouvement de subjectivation et de responsabilisation
59L’accompagnement s’inscrit dans un contexte d’injonction à « se construire soi-même », à « être le responsable de son histoire, de son parcours », à « entrer dans une dynamique de projet »… Le travail « avec » autrui présuppose donc que soit reconnue la dimension de sujet dans son rythme propre, ses résistances, son histoire et les contextes qui sont les siens, où toute forme d’intimidation est exclue.
60Comment alors concilier les enjeux de rentabilité économique et l’impératif d’instaurer une approche relationnelle qui laisse une place importance à l’imprévisibilité, à l’incertitude ?
Bienveillance, compassion, sollicitude
61Enfin, s’il y a un lieu auquel il convient de ne pas affilier l’accompagnement, c’est bien celui de la bienveillance, de la compassion et de la sollicitude. Cela ne signifie pas que toute expression de ce genre soit exclue ou qu’elle ne soit pas nécessaire. Mais l’accompagnement n’est pas le care.
62Il faudrait un autre lieu pour développer cette idée d’avoir à les distinguer. On se contentera ici de dire que le premier, relevant d’une injonction sociale, est un mode « institué » qui risque de perdre son âme si les professionnels ne concourent pas à créer les conditions d’espaces « instituants », espaces entre autres de dialogue. De la même façon que le care risque de se diluer dans toute sorte de modalités où l’émotion et l’affect sont vecteurs s’il ne parvient pas à être « institué » comme nouvelle approche ne se réduisant pas à des dispositions naturelles mais à de véritables compétences.
Éducation thérapeutique du patient : emblématique d’un changement
63Au travers de l’éducation thérapeutique du patient, l’accompagnement s’inscrit dans le deuil d’une médecine curative et salvatrice, toute puissante ; dans le passage d’une médecine du soin à une médecine du soutien ; d’une médecine centrée sur la maladie à une approche centrée sur la personne ; dans l’évolution des modèles en médecine qui sont passés de la primauté d’une lecture organique de la maladie qui doit être diagnostiquée et traitée, à une maladie conçue comme résultante de facteurs notamment relationnels et sociaux qui amène à considérer la personne et son environnement relationnel dans une relation toujours singulière.
64L’éducation thérapeutique du patient est en ce sens emblématique d’un changement. Il s’agit bien de développer des compétences pédagogiques, de nouvelles modalités de relation, mais aussi de s’adjoindre une fonction, celle de l’accompagnement afin de rendre les patients coopérants, voire co-responsables de leur traitement, et créer ainsi les conditions pour qu’ils se prennent en main.
65L’éducation thérapeutique du patient parle d’autonomie, d’autodétermination, mais pas seulement. Elle évoque aussi la nécessité d’instaurer un lien qui soit garant du partage, du partage de la responsabilité. La relation engagée suppose une posture de compréhension de l’autre, de son état émotionnel, posture qui se développe au travers du dialogue et de la réflexivité.
66La relation peut alors prendre en compte tout un pan de l’expérience qui, jusqu’alors, était sous-estimé, à savoir la part de sensibilité, des ressentis, des émotions. Ce travail de l’émotionnel ouvre certes à une instrumentalisation potentielle. Le risque n’est pas négligeable. Mais rien n’y oblige dès lors que la vigilance est en alerte. Portée par des récits, l’exploration clinique de la singularité encourage une nouvelle conception du sujet et de la place de la personne face à la maladie.
67L’accompagnement introduit une dimension existentielle à l’écoute du patient, de la reconnaissance de ses besoins et de ses ressources mais aussi de ses difficultés pour accepter sa condition.
Conclusion
68On mesure le chemin à parcourir, les risques encourus et la responsabilité qui pèse sur les professionnels, surtout s’ils ne sont pas eux-mêmes accompagnés dans cette démarche. Puisqu’il n’est pas question de renoncer à l’accompagnement, il s’agit de s’en emparer comme d’un lieu possible de retournement : un retournement de l’accompagnement comme « aide » en « ressource », un retournement de l’accompagnement comme « commande » à exécuter en « levier » à saisir.
69Car l’accompagnement ouvre des perspectives, crée un nouveau champ de réflexion, renouvelle le questionnement sur la manière dont nous établissons notre relation aux autres. Il invite à concevoir que nous puissions instaurer des relations au sein desquelles « le besoin de l’autre » n’est ni disqualifiant ni humiliant.
70Ainsi l’accompagnement vient-il introduire une brèche non négligeable dans la société de marché. Car le lien se fabrique, aussi, à travers l’écoute, l’attention réciproque, l’accompagnement de l’autre.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : éducation thérapeutique, accompagnement, relation, posture
Mise en ligne 12/01/2014
https://doi.org/10.3917/rsi.110.0013