Notes
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[1]
Seront ici indifféremment employés ethnographie, ethnologie (-graphie et -logie étant considérés comme inséparables) et anthropologie.
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[2]
En 1995, Caroline Noinin (mémoire de maîtrise dirigée par Jeanne-Favret Saada), a fait une recension, à propos de Leiris, des réflexions suscitées jusqu’alors chez les anthropologues par l’implication, la « mythologie » du terrain, l’écriture du journal.
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[3]
A signaler tout particulièrement l’ouvrage qu’Olivier de Sardan a consacré à la rigueur du qualitatif (2008), où il examine l’articulation entre la personne du chercheur, les observations réalisées et les systèmes d’interprétation produits. On y trouvera une utile bibliographie sur la question. Voir aussi Beaud et Weber (1997).
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[4]
Passons sur la froideur classiquement attribuée aux entomologistes, et largement démentie par l’efficace enthousiasme d’un Jean-Henri Fabre rédigeant ses Souvenirs Entomologiques.
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[5]
C’est parfois ainsi que les infirmières du bloc disent être appelées par leurs collègues des autres services.
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[6]
Sur le cannibalisme imaginaire à l’hôpital cf Pouchelle 2003 : 18, 60, 135-138 ; 2008a : 89.
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[7]
En revanche aux USA l’ethnologue Pearl Katz (1981, 1999) s’y intéressait depuis 1980. Pour le Canada, voir Serge Genest (1990).
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[8]
Hôpital chirurgical d’Ile-de-France (1992-1997), AP-HP (1998-2000, voir note suivante), CHU (2001-2005). Depuis 2005 le « terrain » reste hospitalier, mais il a pris une forme diffuse, effet de mes nombreux contacts noués avec divers professionnels ou institutions de santé. Cette année (2010), après quelques missions au Japon autour de la chirurgie robotique (2007-2009), nouveau tournant, du côté de l’invention dans les nouvelles technologies chirurgicales.
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[9]
Je laisse ici de côté le cas très particulier de la recherche entreprise, à la demande de la direction de l’AP-HP, sur la mémoire des hôpitaux destinés à fermer pour fusionner ensemble dans l’hôpital Pompidou à Paris (Monjaret 2001, Pouchelle 2005, 2007a).
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[10]
Au risque de choquer les hospitaliers, l’anthropologue fera ici un rapprochement avec le fonctionnement des porcheries industrielles : dans ces usines à « viande froide » (expression qui dans le folklore des salles de garde et des morgues a d’ailleurs traditionnellement désigné les cadavres humains) hommes et femmes se sont traditionnellement réparti les tâches de telle sorte que les femmes étaient plutôt du côté de l’élevage et en particulier de la « pouponnière », tandis que l’abattoir revenait aux hommes (Porcher, 2008).
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[11]
C’est le terme toujours en usage au bloc opératoire. Jadis les infirmières furent appelées « servantes ». D’où le célèbre « Ni bonnes… » etc.
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[12]
Me furent cependant fermées, par le chirurgien-chef, celles des réunions de la Commission Médicale de l’Etablissement, où s’affrontaient les clans. Là était le vrai secret de la maison, le chaudron où l’on lavait son linge sale en famille.
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[13]
Voir la description par Léon Daudet (1894) de l’hôpital Typhus (La Salpêtrière) situé dans une île, celle des Morticoles. Pour éviter toute poursuite devant les tribunaux, l’auteur de cette description plus vraie que nature du Paris médico-chirurgical de la fin du XIXème siècle lui donna la forme d’une fiction. Mais bien sûr il n’appartenait à aucune institution « scientifique »…
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[14]
Mon attitude anodine avait cependant fait qu’elle n’avait pas poussé l’analogie plus loin, alors que ces soignantes improvisées avaient fait parfois des dégâts (Diesbach 1991 : 569-574). Mais le savait-elle ?
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[15]
Sur la place du tiers à l’hôpital Guillaume-Hofnung 2001, Deschamps 2009.
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[16]
Car le drame vécu en réanimation avait été précédé, avant même l’incident du bloc opératoire, de quelques anicroches qui avaient entamé la confiance du patient (Pouchelle 2007, 2008 : 59-87).
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[17]
Sur le journal de terrain comme journal intime cf. par exemple Weber (1991) et Mercier (1994).
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[18]
Les « grossesses » masculines relèvent d’un fantasme courant chez les hommes, bien connu des spécialistes du folklore traditionnel et du divan psychanalytique. L’image, employée ici de manière hypothétique, n’est donc pas aberrante.
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[19]
Après avoir lu ce texte, la rédaction de la revue Interbloc me demanda d’en publier quelques pages, avec l’un de mes articles sur les dimensions symboliques de l’hygiène opératoire (Pouchelle, 2008a : 106-113), dans un dossier consacré aux comportements au bloc opératoire, et dont j’assurerais la responsabilité scientifique (Pouchelle, 2008b). Ce dossier a obtenu le Grand Prix 2009 de la Presse Médicale et des Professions de Santé, toutes catégories confondues (10 décembre 2009).
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[20]
Dans le service d’adultes où était hospitalisé l’enfant, il n’y avait pas de matériel pédiatrique disponible pour une réintubation en urgence et le réanimateur de garde n’avait pas l’habitude des petits. Il avait fallu avoir recours au service d’à côté.
Du secret en anthropologie
1Les mécanismes sociologiques inconscients et les jeux de pouvoir universellement à l’œuvre dans les collectivités humaines font de tout terrain ethnologique un espace secret, voire miné (Ethnologie Française, 2001), plus ou moins verrouillé par la loi du silence. En ce sens, les hôpitaux et les blocs opératoires ne sont pas plus « secrets » qu’une famille, un village, une entreprise (Flamant, 2005). Parallèlement, l’anthropologie [1] comporte elle-même sa part d’ombre : l’implication personnelle du chercheur sur son terrain et les conditions de son enquête. Dès 1934, le dévoilement de ce « secret technique » par Michel Leiris dans L’Afrique Fantôme fit scandale au sein de la communauté scientifique [2] : un tout nouvel initié à la méthode ethnographique livrait d’emblée aux profanes les « ficelles du métier » (Becker, 2002). Il y en avait de fort peu recommandables pour les bien savants (bien savants, comme on dit bien pensants). Montrer la part du hasard dans la collecte des données, l’hétérogénéité des matériaux rassemblés, leur émiettement, le malaise de l’ethnologue, sa désorientation, questionner la position politique du chercheur et les dessous du colonialisme, voilà qui, dans les années 1930, écornait gravement l’image de sérieux, de neutralité et de maîtrise que la discipline voulait (se) donner. J’irai pourtant ici dans le même sens, au risque d’inquiéter ceux ou celles qui chercheraient à trouver dans l’anthropologie une valeur sûre et bien « cadrée ». En effet, c’est dans les interstices des cuirasses théoriques que réside l’essentiel de la méthode permettant d’approcher au plus près la réalité du terrain, et par là ses dimensions cachées (sur « l’empirisme irréductible » de l’ethnologie cf Schwartz : 1993).
2Les savoirs, même scientifiques, sont pour l’anthropologue des faits de culture. Ainsi en va-t-il de la science et de la médecine occidentales, quelles que soient leurs indéniables performances. Relativisables, elles doivent être replacées dans leur contexte historique et sociologique (Latour, 1979 ;Cazenave, 1998 ;Houdart, 2007). Cette perspective dérangeante s’applique évidemment aussi à l’anthropologie elle-même. Mais les spécialistes des « sciences » humaines ont été et sont encore souvent ambigus à l’égard d’un mode de savoir dominant (la Science, et avec elle la Médecine) dispensateur de légitimité intellectuelle et de reconnaissance sociale. Il faut dire que les esprits judéo-chrétiens ont été pendant des siècles puissamment conditionnés (et déchirés) par leur quête obsessionnelle d’une vérité unique et universelle (« catholique » au sens littéral), religieuse avant d’être scientifique, et garantie contre tout démenti concret par sa raideur abstraite.
3Quoi qu’il en soit aujourd’hui de l’avènement d’une pensée plurielle, le paysage épistémologique de l’anthropologie est en tous cas très varié (Caratini, 2004 ; Ogien, 2006 ; Jean-Michel Berthelot, 2006). Il n’y existe pas, comme en médecine, de conférences de consensus. Certes on y trouve des ténors et de larges courants. Mais la discipline, parce qu’elle est enracinée dans un empirisme réfléchi, s’accommode mal du dogmatisme, des hiérarchies officielles, des arguments d’autorité, de la standardisation des données. Pas de protocole uniformément transposable et donc pas de recette. Par exemple, les chercheurs se méfient du recueil de l’information sur fiches : celles-ci permettent un calibrage facilitant l’exploitation des matériaux, mais elles omettent ce qui est parfois l’essentiel, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles l’enquête a été menée (Kilani, 1990 ; Mercier, 1993 ; Perrot, 2001).
4Depuis une quarantaine d’années se sont multipliées les publications relatives aux procédures des sciences sociales. Un tel foisonnement ne résulte pas seulement d’un éventuel prurit de « publicant » chez les éditeurs et les auteurs. Au-delà d’une quête de légitimation intellectuelle, il est surtout l’indice d’une interrogation dynamique. En ce qui concerne l’ethnologie, parfois présentée comme une discipline initiatique (Pulman, 1986), y aurait-il encore un secret de la méthode ? Pourrait-on oser alors avancer que le secret de la méthode serait… qu’il n’y aurait pas de méthode ?
5La méthode ici est fonction de l’outil. Or, l’outil principal de l’ethnologue c’est sa personne-même. Lui ou elle, non pas comme un pur esprit (fantasme d’intellectuel) ni comme un robot (espoir de l’ethnologie « numérique »), mais comme un être vivant, sensible, réactif, défini par sa capacité à nouer relation, voire à se laisser trouer par la parole de l’autre plus encore qu’à faire irruption dans l’intimité de ce dernier. Cette intégration de la subjectivité du chercheur dans la démarche de connaissance ne peut que passer pour non-scientifique et donc non-valide auprès des hospitaliers. En effet, ces derniers sont formés au contraire à lutter contre tout débordement des affects et à faire l’impasse sur leurs états d’âme. Le phénomène est désormais accentué par le recours obligé aux preuves supposées objectives (quantitatives et statistiques) de l’evidence based medicine et bientôt peut-être de l’evidence based nursing, malgré les réserves formulées par les défenseurs de la clinique. Dans une telle perspective, le récit de l’aventure personnelle de l’ethnologue appartient donc plus que jamais au registre de l’anecdotique (réputé insignifiant), voire à celui d’un exhibitionnisme de mauvais aloi. Au contraire, pour une partie au moins des anthropologues, une telle mise à plat est une exigence de rigueur méthodologique [3], car le terrain, objet et lieu de la recherche, n’existe pas en soi (Pulman, 1988, Fainzang, 1994). Il se fabrique par et dans les interactions du chercheur avec la collectivité étudiée.
6Plutôt que de démontrer, il semble plus efficace de montrer. Entrons donc dans le vif du sujet, comme je l’ai d’abord fait au bloc opératoire, seulement munie de ma connaissance de la chirurgie… médiévale, d’expériences de terrain antérieures (dans tout autres contextes), et de mon intérêt pour l’inconscient.
Un hasard décisif
7Juillet 1990. Guidée par un chirurgien, je mets pour la première fois les pieds dans une salle d’opération. C’était là, pensai-je, une expérience sans lendemain. Elle était le fruit d’un hasard qu’il n’est pas utile de rapporter ici. Le chirurgien qui m’introduisait était chargé du Département d’Information Médicale (DIM) de l’établissement. J’ignorais qu’il n’opérait plus. L’un de ses confrères avait accepté ma présence à condition qu’il me chaperonnât. Pour ma part, ayant longuement travaillé sur l’anatomie et la chirurgie médiévales (Pouchelle, 1983), j’avais la curiosité de voir comment on s’y prend aujourd’hui pour travailler un corps humain.
8Comme tout le monde, je savais que les blocs opératoires sont fermés aux profanes. J’eus donc, non sans quelque fierté, le sentiment d’un privilège. Les consignes étaient strictes : ne toucher à rien, me tenir à 70 cm de tout dispositif. Moyennant quoi j’étais royalement invitée à partager le territoire de l’anesthésiste, à la tête de l’opéré, montée sur « une estrade » pour mieux voir par-dessus le champ vertical qui délimite les territoires respectifs des chirurgiens et des anesthésistes et dont j’apprendrai plus tard qu’il est parfois ironiquement qualifié de « barrière hémato-encéphalique ». L’opéré était un nourrisson atteint d’une cardiopathie congénitale. Pour ma part, mère d’un jeune enfant, j’étais nourrie de Françoise Dolto et persuadée de la communication des inconscients. Naïvement dupe de l’imposant environnement technique dans lequel était enfoui le minuscule endormi, je ne pus m’empêcher de faire « un geste humain », et donc de transgresser la consigne en caressant légèrement ce qui était accessible du crâne de l’enfant, comme l’avait fait le médecin-anesthésiste. Bien plus tard, je devais d’ailleurs m’apercevoir que des « gestes humains », il y en avait bien d’autres dans ce bloc opératoire :par exemple l’une des infirmières anesthésistes ne manquait pas, chaque fois que c’était possible mais secrètement, de masser doucement les bébés sur la table d’opération, avant qu’ils ne disparaissent sous les champs.
9Le chirurgien qui m’avait introduite se tenait de côté. Il me fit savoir à la sortie qu’il voyait avec plaisir que l’ethnologue ne se comportait pas en entomologiste [4]. Je ne savais pas que là, dans cette connivence émotionnelle aussi silencieuse qu’inattendue, était en train de se jouer, et pour très longtemps, un ressort décisif de mes recherches.
10Caméléon par nature, et probablement en intelligence avec un métier chirurgical qui m’intéressait plus que je ne le savais moi-même, je m’étais adaptée d’emblée à l’atmosphère particulière du bloc. Ce dernier était situé au premier étage d’un bâtiment établi dans un petit parc. Les salles d’opération étaient largement vitrées, comme le couloir qui ceinturait l’étage en façade. Depuis mon poste d’observation, et au-delà des champs opératoires, des chirurgiens et de l’infirmière-instrumentiste, se présentaient à mon regard les arbres, les maisons, les voitures, les piétons… la vie quotidienne d’une banlieue parisienne un beau jour d’été. Le rapprochement visuel avec le spectacle des mains et des instruments oeuvrant habilement dans le tout petit thorax largement ouvert au premier plan était certes saisissant. De plus, habillée en quelque sorte pour la nuit puisque j’étais en « pyjama », je frissonnais dans la fraîcheur de la salle alors que dehors il faisait bien chaud, sous le plein soleil de juillet. Mais c’est ensuite, au sortir de l’hôpital, quand je me retrouvai moi-même physiquement dans l’autre monde, celui des gens ordinaires, que j’eus le sentiment de « revenir de loin »… Je pris alors vraiment conscience de la spécificité du royaume des « taupes » [5] dans lequel j’avais été admise par hasard et dans lequel je m’étais paradoxalement coulée sans heurt.
11Je n’avais pas été dépaysée au bloc, mais je l’étais à l’extérieur, dans un monde pourtant censé être le mien. Quoique ce genre d’impression m’ait été familier depuis aussi longtemps que je me souvienne – il est sans doute ce qui a fait de moi un go-between, c’est-à-dire une ethnologue - je ne l’avais jamais éprouvé aussi clairement. Je ne savais pas encore que j’avais trouvé mon lieu, c’est-à-dire une scène où se jouait métaphoriquement pour moi quelque chose de l’ordre d’une coupure essentielle, pour ne pas dire d’une ligne de clivage.
12Le bloc, évidemment, l’ethnologue n’avait en apparence rien à y faire, et certains des « naturels » devaient ensuite s’étonner que je puisse penser même y observer quoi que ce soit. Comme s’exclama un jour une jeune interne (CHU), « le bloc c’est concret » : sous-entendu, les aspects symboliques et donc le « mou » des sciences humaines en sont automatiquement exclus. Un chirurgien cardiaque devait pour sa part résoudre la question à sa façon : « elle vient voir si on a un os dans le nez »… On voit combien l’image de l’explorateur aux prises avec de prétendus « sauvages » colle aux représentations communément attachées à l’ethnologie. A l’époque, je n’ai pas su lui répondre qu’il aurait été souhaitable que les chirurgiens aient bel et bien un os sous leur bavette, puisque les « sauvages » auxquels il faisait allusion ont des savoir-faire relationnels bien supérieurs à ceux de certains opérateurs. Mais parce que lui-même - bien que très frotté de psychanalyse ou justement à cause de cela - fuyait les parents de ses petits opérés, il a sans doute mieux valu pour nos relations ultérieures que je me sois alors abstenue de toute remarque.
13Après l’opération, mon mentor m’invita à déjeuner au self de l’hôpital. Malgré mon appétit, l’odeur de viande grillée me renvoya à celle que j’avais respirée en salle d’opération lors de la découpe et de la coagulation des chairs par le bistouri électrique, éveillant chez moi un vague malaise. Les cannibales étaient-ils finalement si éloignés que ça de cet hôpital de haute technicité [6] ? Au cours de ce déjeuner, ce chirurgien grâce auquel j’avais pu faire incursion en zone affichée « interdite au public » me demanda : « et si vous faisiez l’ethnologie du bloc opératoire ? ». Je sursautai. Je n’avais jamais envisagé de travailler dans un hôpital, et encore moins dans un bloc opératoire. J’avais des recherches en cours dans un domaine situé à l’opposé de la médecine hospitalière puisqu’il s’agissait des spirites et des guérisseurs du Nivernais. Toutefois, l’aventure était tentante, ne fut-ce que parce qu’en France le terrain était vierge [7].
14Je réfléchis pendant quelques mois avant d’accepter. Lorsque je repense aujourd’hui à mon parcours hospitalier [8] je constate qu’entre 1990 et 2004 c’est successivement grâce à quatre chirurgiens que j’ai pu pénétrer ou demeurer sur des terrains interdits [9]. Bien qu’ils aient aujourd’hui, à tort sur certains points et à raison sur d’autres, le sentiment que leur métier est « en crise » (Bercot, 2006), les chirurgiens ont été jusqu’ici des personnages-clefs de l’univers hospitalier et en ce sens ils le furent aussi pour l’enquête. D’un autre côté, leur malaise actuel les a peut-être incités à accueillir favorablement l’intrusion d’une étrangère porteuse d’exotisme sur leur territoire. D’ailleurs, ils savent ce que c’est que de franchir des frontières et s’avancer sur les territoires secrets d’un corps, qu’il soit biologique, architectural ou social. La transgression se situe pour eux sur un registre professionnel emblématique, quitte à ce que tel opérateur la revendique comme une caractéristique personnelle (hôpital privé, janvier 2010). D’où sans doute le précieux conseil méthodologique que me donna dès le début, en 1992, un jeune chef de clinique remarquant mes difficultés pour obtenir des rendez-vous formels avec ses confrères : « les chirurgiens, il faut les violer ».
15Dans sa quête de connaissance, l’ethnologue-caméléon devrait-il/elle donc faire sienne la violence imputée à certains de ses « indigènes », fussent-ils des « soignants » ? Mais n’y a-t-il pas une violence intrinsèque du regard ethnographique ? Pour l’instant je note qu’aller là où personne n’était déjà allé relevait ici d’une pulsion aussi personnelle que professionnelle, commune à l’ethnologue et à certains chirurgiens. Rien d’étonnant alors, par exemple, à ce qu’une complicité de chercheur se soit explicitement nouée avec le chirurgien qui en 2004 a obtenu de la direction d’un CHU (laquelle s’avérait fort réticente) que je puisse continuer à travailler dans son bloc opératoire. S’est aussi manifestée sans doute, entre l’ethnologue et les hospitaliers directement engagés dans le soin, une connivence plus profonde, reliant entre eux des « empiriques » attentifs, chacun à leur façon, aux aspects les plus incarnés de l’existence. Cela les rend sensibles aux impasses dans lesquelles se trouve parfois une administration souvent trop éloignée du terrain (Pouchelle 2008a : 174-192). C’est peut-être pourquoi les maîtres du scalpel ont généralement supporté, beaux joueurs, que dans mes écrits j’adopte à leur égard une position critique. De toutes façons, s’ils ne sont pas toujours sans reproche aux yeux de leur entourage familial ou professionnel, ils sont en principe sans peur !
En connivence… mais dans la gueule du loup
16Les chirurgiens occupent fréquemment le devant de la scène médiatique et fantasmatique. Certains le font avec un indéniable talent théâtral, ouvrant toute grande leur salle d’opération aux journalistes lorsqu’il s’agit de montrer une première, ou leur seule habileté. Il y avait donc pour l’ethnologue à se démarquer de l’imaginaire collectif qu’elle partageait au départ à leur sujet. Certes leurs interventions et leur accord furent déterminants pour l’enquête. Mais d’autres professionnels ont été non moins déterminants par la suite : anesthésistes (médecins et infirmières dont je partageais souvent le territoire à la tête des opérés), psychologues, psychiatres. Dans l’hôpital qui fut mon premier terrain hospitalier ils/elles étaient, comme le directeur administratif mais pas toujours pour les mêmes motifs, intéressés (ées) par le regard qu’un tiers pouvait porter sur l’établissement et sur les mœurs chirurgicales.
17La recherche bénéficia aussi d’affinités de sexe, dans un milieu professionnel fortement « genré » (Cassel, 2000 ; Le Verge, 2007). Malgré la féminisation des professions médicales et même chirurgicales, l’état d’esprit et le pouvoir sont encore majoritairement masculins dans notre système thérapeutique (Pouchelle, 2008a : 1 9-40) [10]. C’était particulièrement vrai dans un hôpital bâti sur la raison chirurgicale. Aussi l’ethnologue n’a pas manqué de se sentir concernée par le sort fait au féminin dans un tel système, en particulier par la situation des secrétaires des chirurgiens ainsi que par celle des aides-soignantes et des infirmières du bloc opératoire, si anxieuses de reconnaissance et parfois si ambiguës à l’égard des puissants dont elles se plaignaient d’autre part (Pouchelle, 2008a : 112-113, 114-173). Les relations de confiance réciproque nouées avec une secrétaire et quelques panseuses m’ont permis d’avoir accès à des circuits et à des données qui m’auraient sans cela échappé.
18Peu après le démarrage officiel de ma première enquête je fis, sur la recommandation de mon mentor, une visite de courtoisie à l’ex-chirurgien-chef de l’hôpital. J’expliquai à ce dernier mon intérêt ancien pour son métier et mentionnai la publication de ma thèse sur la chirurgie médiévale (Pouchelle, 1983). Si j’avais été du même sexe que lui, aurait-il osé m’enjoindre de le mettre séance tenante en contact téléphonique avec mon éditeur, pour placer son propre livre ? Ce n’est pas exclu, tant les chirurgiens sont habitués à être « servis » [11]. Sidérée par cette immédiate et brutale instrumentalisation, je me suis exécutée par curiosité et pour ne pas contrarier le vieil éléphant ombrageux qui, bien qu’à la retraite, disposait encore d’un bureau dans la maison. Ce n’était pas le moment de se rebiffer, comme je l’aurais fait dans une situation normale, c’est-à-dire non ethnographique. J’avais là un premier exemple de l’exercice « naturel » du pouvoir chez les grands patrons. La servitude de tous à leur profit allait de soi, surtout lorsque, comme c’était le cas, ils appartenaient à une dynastie médicale.
19J’ai d’abord mentionné ma connivence implicite avec « les princes du sang », ainsi nommés par l’un d’entre eux (Schlogel, 1992). Ce sentiment de connivence, je l’avais déjà éprouvé lors de ma longue fréquentation d’Henri de Mondeville, chirurgien du XIVème siècle préoccupé d’associer théorie et pratique (Pouchelle, 1983). Il doit maintenant être nuancé par ma méfiance spontanée à l’égard des systèmes de pouvoirs, méfiance qui m’a amenée à m’intéresser par exemple au groupe remuant et souvent vilipendé des brancardiers, boucsémissaires tout trouvés dès qu’un malade n’est pas à disposition au moment prévu.
20Il me fallut du temps pour prendre conscience que, au bloc puis surtout en réanimation chirurgicale, je m’étais fourrée dans la gueule du loup : là où, en effet, je n’avais vraiment rien à faire, compte tenu de ma formation et de mes convictions en matière de psychisme et d’unité psychosomatique. Rien à faire, sauf peut-être à revoir ou rejouer indéfiniment je ne savais quel scénario enfoui dans mon histoire inconsciente. Avais-je donc un compte à régler et lequel ? Il n’était en tous cas pas question de se blinder, mais bien au contraire de pousser ma sensibilité jusque dans ses retranchements.
21Ce questionnement en apparence purement personnel s’est construit progressivement au fil de la recherche. Non seulement il m’a fait avancer dans la compréhension des attitudes des professionnels, mais il m’a permis de prendre la mesure des biais ou des lacunes introduits par mes propres tendances, conscientes ou inconscientes. Ainsi ai-je finalement remarqué que, tout en étant convaincue que l’hôpital relevait d’une observation tous azimuts, je n’en examinais peut-être pas assez profondément les rouages administratifs. Plus attirée par le soin que par le « papier », j’avais en quelque sorte choisi mon camp. Lorsque, cinq ans après le début de l’enquête, je décidai d’interrompre le terrain - car j’y serais aussi bien restée « pour toujours », comme c’est arrivé à quelques ethnologues sur leurs propres terrains – je le fis avec le sentiment d’un travail inachevé. Mais, de terrain, n’y en a-t-il jamais dont on puisse être sûr qu’on en a complètement saisi la substance ? N’est-ce pas l’un des secrets de l’anthropologie, qu’il n’y ait pas d’enquête véritablement exhaustive, contrairement à l’impression qu’on retire des grands classiques de la discipline ? A chaque étudiant de le découvrir, après avoir durement ressenti les insuffisances de ses premières investigations. Il lui reste à s’apercevoir – ce serait cela l’initiation – que le terrain est toujours insuffisant, et qu’en-dessous de la surface unie des plus belles démonstrations il y a un bricolage sous-jacent, phénomène qui n’est d’ailleurs pas inconnu des sciences expérimentales, comme on l’a vu chez Claude Bernard par exemple (Peter, 2006).
Premières armes
22Dans le premier contact avec un terrain (terrain qui n’apparaît parfois comme tel qu’a posteriori), ainsi que dans les pages du journal qui ensuite décrivent et traitent cet épisode, il y a déjà toute la suite de l’enquête future. Mais cette suite n’est d’abord qu’en germe, de même que lors de la première séance de psychanalyse les enjeux de la cure sont déjà posés, à l’insu du patient et même, en grande partie, du psychanalyste. Le terrain s’est produit plus que je ne l’ai conduit, parce que c’était eux (les hospitaliers) et parce que c’était moi. L’important réside ici dans la conjonction et, dite de coordination. Elle fait du terrain, au-delà de tout subjectivisme effréné, une affaire de manières réciproques et d’évaluation de ces manières.
23Quand en 1977 Jeanne Favret-Saada a introduit son livre sur la sorcellerie dans le bocage normand par cette formule « quand le texte c’est son avant-propos », cela ne se faisait toujours pas, chez les anthropologues, d’installer leur cuisine sur le devant de la scène scientifique. Après Michel Leiris, Claude Lévi-Strauss en avait fait l’expérience lorsque son patron lui ferma sa porte à cause de Tristes Tropiques (1955), ouvrage qui devait plus tard devenir son plus célèbre livre. Or non seulement le terrain est construit par les interactions qui se tissent entre l’anthropologue et la communauté observée, mais le fonctionnement de cette communauté se révèle en grande partie dans les relations qu’elle-même entretient (ou qu’elle refuse d’entretenir : Darmon, 2005 ; Derbez, 2010) avec le chercheur. L’élucidation de la place ou des places qui sont assignées à l’anthropologue fait ainsi partie du mouvement même de la recherche (Favret-Saada, 2004).
24Pourquoi le chirurgien m’avait-il donc proposé de « faire l’ethnologie du bloc opératoire » ? Répondre à la question c’est déjà décrire certains des enjeux en cause dans l’établissement, en mettant le doigt sur un double aspect des comportements au bloc : le déni des affects, la violence des relations entre confrères. Ce n’est que dans l’après-coup que je devais découvrir des éléments de réponse, au fur et à mesure de l’observation. Je n’ai pas demandé au chirurgien la raison de sa proposition, bien que j’aie entretenu d’emblée avec lui une relation de confiance qui dure jusqu’aujourd’hui. N’ayant pas posé tout de suite la question, je n’ai plus osé la poser ensuite parce qu’il m’est progressivement apparu qu’il s’agissait peut-être d’un point sensible : ce chirurgien, d’autre part considéré comme un excellent anatomiste, était réputé hésitant parce que trop émotif. Il semble qu’il n’avait pas le profil du chirurgien cardiaque, guerrier ou mécanicien « pur et dur » (Pouchelle, 2008a : 19-40). Après des années de pratique, il avait sans doute été plus ou moins gentiment poussé hors du bloc lorsqu’il avait fallu quelqu’un pour fonder le Département d’Information Médicale. De toutes façons il n’était pas sans s’interroger non seulement sur lui-même mais sur la culture chirurgicale. Sa distance réflexive, sa finesse de perception et d’analyse m’ont plus d’une fois aidée lorsque j’étais moi-même soit perplexe sur une stratégie à suivre ou une interprétation, soit bouleversée par tel ou tel incident. Pour des raisons différentes, nous étions tous les deux à la fois dedans et dehors. Il fut et il est encore pour l’ethnologue non seulement l’un de ses « informateurs privilégiés », mais un véritable partenaire.
25Quand je décidai de me lancer dans l’aventure et de lâcher mes matériaux nivernais jusqu’à nouvel ordre, le chirurgien me donna la marche à suivre pour obtenir les autorisations nécessaires. Il fallait s’adresser aux deux maîtres de maison : le directeur administratif, et le chirurgien-chef, tous deux en place depuis moins de deux ans. Le chirurgien-chef me demanda ce que je comptais faire. Il eut l’air satisfait de ma réponse :n’ayant aucun projet a priori, je pensais surtout ne « rien faire ». Le directeur administratif, intéressé par mes travaux antérieurs sur la chirurgie médiévale, se montra très preneur d’un regard nouveau sur la chirurgie et sur cet établissement dont il avait récemment pris la direction. Espérait-il que je jouerais un rôle de sous-marin à son profit ? Cela ne s’est pas produit. Mais il est apparu à la longue que, aux prises avec l’aura charismatique des chirurgiens, il n’aurait pas été fâché que l’anthropologue démystifiât un pouvoir chirurgical fortement dominant. En tout cas, dès le jour de notre première rencontre, il me donna les coudées franches pour enquêter comme bon me semblerait au sein de l’hôpital. Comme avec le chirurgien-chef, l’accord restait oral et informel. Je promettais l’anonymat. Nous étions libres l’un et l’autre d’interrompre l’expérience à tout moment. Je n’avais aucune obligation de résultat.
26Une contrainte me fut cependant imposée : attendre janvier 1992 pour commencer. A ce moment-là serait partie à la retraite l’infirmière générale (on dit aujourd’hui directrice des soins) qui était une ancienne de la maison. Elle serait remplacée par une nouvelle, amenée par le chirurgien-chef et bien connue de lui puisqu’elle occupait le même poste dans le CHU où le patron avait été lui-même chef de service auparavant. En arrivant dans l’hôpital, ce dernier avait d’ailleurs également imposé sa surveillante de bloc. Ainsi, au mois de janvier 1992, serait au complet une nouvelle équipe de direction - administrative, chirurgicale et infirmière -qui se présentait comme soudée et bien décidée à « moderniser » le fonctionnement de l’hôpital. Pour cette équipe, la survenue de l’ethnologue s’intégrait donc, par hasard, dans une stratégie de changement qui concernait l’ensemble de l’établissement. Aussi, lorsque dès ce premier entretien, je demandai naïvement au directeur administratif de me fournir d’avance un organigramme de la maison, je touchai sans le savoir un point névralgique. Il me dit oui. Je ne l’eus jamais.
27En effet, l’organigramme officiel était un champ de bataille, comme je l’ai vu beaucoup plus tard dans un tout autre contexte (CHU) à l’occasion d’une fusion d’hôpitaux. Etablir et donc figer l’organigramme suppose qu’on tranche dans le « mou » qui permet aux institutions de fonctionner, grâce, entre autres, aux glissements de tâches ou aux personnels « faisant fonction ». Je m’aperçus très vite que, parallèlement aux postes officiels facilement repérables, existaient des réseaux de solidarités et des antagonismes invisibles, qui tenaient en partie à l’histoire de la maison. L’hôpital, situé en banlieue, avait déménagé en 1977 de son site parisien primitif, et avait alors considérablement augmenté sa capacité d’accueil et donc son personnel. Les « nouveaux » avaient pris possession des lieux avant l’arrivée sur place des « anciens », du reste déstabilisés par la perte de leurs repères territoriaux. Les lignes de clivage complexes qui s’étaient ensuivies étaient toujours actives à mon arrivée, quinze ans plus tard. Le chirurgien qui m’avait introduite occupait par rapport à elles une position marginale en raison de son parcours antérieur dans d’autres établissements. Il était bien à la fois dedans et dehors.
28Lorsque je rencontrai enfin l’infirmière générale, je ne savais pas encore que l’ethnologue allait trouver en elle une alliée. Audacieuse, elle avait un parcours professionnel varié. Elle avait adhéré au projet de la nouvelle direction comme à un nouveau challenge, ne pouvant pas deviner au départ les chausse-trappes auxquelles elle allait avoir affaire. Le poste d’infirmière générale fut créé en 1975 dans les hôpitaux, sous la pression des directeurs administratifs et de ce qui fut l’Ecole Nationale de Santé Publique (aujourd’hui l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique). Il a été conçu par les directeurs d’hôpitaux comme un contre-pouvoir à celui des médecins. Dans « mon » hôpital, l’infirmière générale allait devenir en réalité un « punching-ball », comme elle devait dire, entre le directeur administratif et le chirurgien-chef, après que s’était achevée la lune de miel des commencements. L’ethnologue et deux autres étrangères à l’établissement (une consultante extérieure et une sophrologue) ont alors représenté pour elle « ses ballons d’oxygène ».Dans cet univers chirurgical si fortement marqué par les valeurs masculines, nous partagions toutes les quatre, au-delà de nos formations et de nos statuts professionnels, une forme de sensibilité considérée comme féminine (le care, au sens large, Molinier et al, 2009).
29Dès notre premier rendez-vous, la « maîtresse de maison » s’est montrée acquise à la démarche proposée. Elle avait travaillé en Afrique, aimait les voyages. Pour elle comme pour nombre d’infirmières (à commencer par Marie-Françoise Collière, qui insista tant sur l’introduction de l’anthropologie dans la formation des soignantes), l’ethnologie représentait un contre-savoir intellectuel, une possibilité de mise à distance de l’institution et de ses différents pouvoirs. En 1995, elle me demanda de venir présenter publiquement mes travaux lors d’un Forum Infirmier qu’elle avait organisé dans et pour l’établissement. Elle insista pour que je fasse part de mon « autre regard » sur l’hôpital. Pas d’échappatoire, à moins d’user d’une prudente langue de bois conceptuelle : j’annonçai clairement la couleur, c’est-à-dire la distance critique et les interrogations dont l’anthropologie est porteuse. C’était prendre officiellement position, mais, en place depuis longtemps sur le terrain et ayant déjà beaucoup expliqué ma démarche aux uns et aux autres, je ne perçus pas ensuite de changements d’attitude significatifs à l’égard de l’enquête.
30Dès le premier jour (janvier 1992) où je commençai manifestement la recherche (à vrai dire, et comme on l’a vu, elle avait commencé lors de ma première visite, un an et demi auparavant) l’infirmière générale me fit donner un vestiaire, ainsi qu’une blouse blanche à manches longues qui, me faisant passer pour un médecin, allait m’ouvrir presque toutes les portes [12]. Ensuite, quelques mois après mon arrivée, le psychiatre qui était chargé du suivi des greffés mais qui n’occupait pas son bureau, m’a cédé l’usage de celui-ci, grâce à l’entremise de la psychologue qui travaillait avec lui et qui s’est installée ailleurs. Trois fauteuils sans accoudoirs faisaient une excellente banquette. J’ai apporté mon sac de couchage. Une bouilloire électrique. Des potages instantanés en sachets, thé, tisanes, biscuits. Il y avait des toilettes et un lavabo dans ce qui avait été une chambre du secteur septique désaffecté, pas très loin de la morgue. Ce n’était pas le fond de l’Amazonie, mais le lieu, désert le soir, d’une très utile intégration géographique qui me permit d’être présente dans l’hôpital à toute heure du jour et de la nuit, par périodes discontinues pendant près de cinq ans.
31L’infirmière générale était d’accord pour que je commence au bloc opératoire. Certes, l’établissement entier m’intéressait et sa taille moyenne (220 lits) rendait envisageable d’en examiner le fonctionnement d’ensemble. Mais, outre ma curiosité personnelle pour la chirurgie et ma décision de ressaisir le fil par lequel j’avais commencé, j’avais vite compris que tant que je n’aurais pas séjourné pour de bon au bloc, je ferais figure d’ahurie. L’établissement avait été fait par et pour les chirurgiens : pour ceux qui, incisant largement la peau, « allaient dedans ». Ceux-là étaient en quelque sorte les « vrais hommes », et tous les autres, médecins cathétériseurs compris, n’étaient que des « sous-hommes », comme devait me le grommeler à l’oreille un cardiologue de la maison, au demeurant forte personnalité. Peut-être qu’en pénétrant d’abord le secret du bloc, je serais pour ma part une « vraie ethnologue » ? Une « initiée », moi aussi ? Initiée, j’ai bien failli l’être pour de bon, le jour où un chirurgien me proposa d’aller « m’habiller » et de venir tenir en main le cœur du patient, de façon à en ressentir moi-même l’exaltante pulsation.
32Retour à mes premiers pas. Je fus adressée par l’infirmière générale à la surveillante du bloc. Celle-ci me proposa d’emblée de me présenter à tout le monde. Ce n’eut pas lieu. Surcharge de travail pour la surveillante ? Difficulté stratégique vis-à-vis de la vieille garde pour la professionnelle qui avait fait partie des bagages du nouveau chirurgien-chef ? Façon pour le système de tester l’étrangère ? J’eus à faire ma propre trace dans les six salles d’opération, à la salle de pause… Je m’aperçus plus tard que laisser un nouveau ou une nouvelle trouver seul(e) comment s’intégrer et travailler faisait parfois partie des modes d’évaluation au bloc, où la débrouillardise en cas de « gag » peut en effet s’avérer utile pour les équipes et vitale pour les patients. Pour ma part, je découvris qu’il était la plupart du temps possible et même plutôt recommandé d’oser dire bonjour en entrant dans une salle d’opération où tout le monde était pourtant concentré sur sa tâche. Le bruit des portes automatiques signalait toute allée et venue. L’intruse rentrant sans n’avoir rien à y faire était forcément repérée. A elle de s’identifier et de percevoir quand et comment le faire. Premiers apprentissages. Et quelques gaffes, qui m’ont parfois plus appris que des observations formelles. C’était beaucoup mieux comme ça : être présentée officiellement par le cadre m’aurait rendu plus difficile de me démarquer des autorités de l’hôpital et de me situer en-dehors du clivage anciens/nouveaux.
33Mon appartenance au CNRS, le fait que j’étais gratuite et que je n’avais pas « des horaires de fonctionnaire », furent de précieux atouts, au bloc et dans l’ensemble de l’hôpital. Je bénéficiai aussi de la présence dans l’établissement d’un sociologue-consultant, qui « bouffait » du médecin et du chirurgien, et qui, lui, avait été engagé pour fort cher par le directeur administratif en vue d’alimenter, pour ainsi dire, le pouvoir infirmier et le nouveau management. Nous ne nous sommes guère fréquentés. Mais la place qu’il occupa dans la stratégie de la direction administrative rendit la mienne assez confortable, en m’épargnant sans doute de faire l’objet de tentatives d’instrumentalisation.
Au risque du terrain
34Deux anthropologues spécialistes de l’hôpital se sont récemment penchés sur les enjeux et les méthodes d’enquête. Anne-Marie Arborio (2005, 2007) a très clairement défini les conditions du travail de terrain. Jean Peneff en a aussi une longue expérience (Péneff, 1992, 2004). Il a publié en 2009 un ouvrage consacré à l’observation participante en sciences sociales, avec une préface rédigée par Howard Becker, bien connu pour son enquête pionnière auprès des étudiants en médecine (1961) puis sa réflexion, déjà citée, sur les « ficelles du métier » (2002). Dans sa préface au livre de Peneff, Becker constate qu’il n’y a « pas de position idéale », ni « de bons terrains pour faire du bon travail » (p.7). Priment en effet l’adaptation à un terrain par nature imprévisible et l’élucidation des situations rencontrées.
35« Vous n’arriverez jamais à nous comprendre » s’exclama un jour une infirmière de bloc réagissant à mon intention déclarée de saisir ce qu’était son métier (CHU, 2002). Les hôpitaux se sont longtemps revendiqués comme des mondes à part fonctionnant en autarcie [13]. Il en reste des traces aujourd’hui malgré leur nouvelle manière de se présenter comme « ouverts sur la ville » et travaillant « en réseau » avec les professionnels de santé installés à l’extérieur. Situés au plus profond des territoires hospitaliers et longtemps en sous-sol, les blocs opératoires, interdits aux profanes et d’accès caché, font encore figure de « sanctuaires » (dit-on en Alsace) où se nouent et se dénouent non seulement les fils de la vie, mais ceux des carrières professionnelles et universitaires. Le sens des comportements à l’œuvre dans ces creusets complexes qui furent souvent considérés comme les cœurs actifs des établissements serait-il donc forcément incommunicable aux simples mortels ?
36Rien de mieux qu’un tel défi pour animer l’anthropologue. Ce fut en effet le b-a-ba originel de son métier que d’étudier des communautés dont ni les personnes, ni les règles, ni la langue, ni les territoires n’étaient a priori connus. Quant à « l’ethnologie chez soi » (par opposition à « l’ethnologie exotique »), la familiarité que le chercheur entretient éventuellement avec le milieu observé n’est qu’apparente. Son regard est décalé par sa posture réflexive et un étonnement systématique (ou spontané) devant la vie ordinaire. Il/elle part à la rencontre des autres – si lointains et si proches à la fois, quelle que soit leur appartenance -en adoptant une posture de non-savoir qui l’amène à écouter la parole de chacun comme parole d’évangile, indépendamment des places occupées dans les hiérarchies locales. A l’hôpital, à cause de cette démarche compréhensive qui exclut a priori tout jugement de valeur sur les personnes, le chercheur se trouve et s’affirme en rupture avec un fonctionnement qui reste généralement en France autoritaire, vertical et inquisiteur, côté administratif comme côté médical ou infirmier. Ainsi, la perspective anthropologique est-elle potentiellement subversive par rapport aux systèmes idéologiques qu’elle étudie.
37Une fois obtenues les autorisations nécessaires pour flotter dans l’hôpital en électron libre, il me fut relativement facile de traverser les frontières hiérarchiques. L’allure erratique de ma démarche rassure parfois les observés puisqu’à leurs yeux le chercheur ne travaille manifestement pas lorsqu’elle prend part aux bavardages dans les couloirs, qu’elle a le nez en l’air, qu’elle ne note rien, qu’elle n’a ni guide d’entretien, ni questionnaire, ni même bien souvent de carnet, et encore moins d’objectif clairement défini. Ne servant à rien, n’étant pas « au rapport » vis-à-vis des autorités, elle prend le risque de n’être rien aux yeux de ceux auprès de et sur qui elle travaille. Certes pour être en état de n’être « rien », bénéficier d’une reconnaissance ailleurs que là où on n’est « rien » procure une aisance narcissique non négligeable. L’appui fourni par mon entourage et par mon statut professionnel a donc été indirectement l’un de mes outils de travail.
38Mais évidemment, ce « rien » est de toutes façons quelque chose. C’est d’abord le rien du miroir. Il contient les images diverses que chacun projette sur le chercheur et dont on verra plus loin quelques exemples. C’est ensuite le rien de l’oreille écoutante. En effet, l’une des fonctions fréquemment assignées à l’ethnologue par les hospitaliers c’est d’être une écoutante, parallèlement aux psychologues, trop peu nombreux et utilisés à doses très insuffisantes par les établissements de soins généraux. Sauf dans certains services, par exemple en soins palliatifs, ils ne sont généralement pas engagés pour accompagner le personnel.
39Le chercheur est perçu (et évalué) par les professionnels de santé en fonction des représentations qu’ils se font, avec le grand public, du travail, de la scientificité, de l’anthropologie… et de la psychologie, dont les tenants ne font justement « rien », puisqu’ils ne font qu’écouter. Ainsi, une surveillante de réanimation, estimant que je perdais mon temps auprès des patients du service intubés et/ou semi-conscients, m’a comparée aux femmes de la « Haute » qui lors de la guerre de 14-18, se sont pressées au chevet des blessés, sans autre compétence que leurs bons sentiments [14]. Mais, en cas de réaction franchement allergique du milieu, ce sont les silhouettes du policier et de l’espion (ne) - et donc quelquefois du cadre infirmier - qui donnent parfois forme à un chercheur-caméléon qui préfèrerait pour sa part se fondre de façon plus neutre avec les murs.
40L’association communément établie entre l’ethnologie et l’étude des cultures lointaines fait que les équipes de soins n’attendent généralement du chercheur qu’une information sur la manière de faire avec le corps, la maladie et la mort dans des communautés inconnues d’eux, dont peuvent être issus un nombre important de patients, comme en Seine-Saint-Denis par exemple. L’ethnopsychiatrie est sortie de là. En ce qui me concerne, mon double statut de faisant-fonction-de-psychologue et de spécialiste supposée des rites (exotiques et/ou religieux) a fait le soulagement d’une équipe de réanimation un soir où j’arrivais à l’improviste dans le service (1996). S’y mourrait une jeune femme de famille juive, atteinte d’une pathologie cardiaque congénitale et déjà plusieurs fois opérée. Ses parents, sa sœur et un rabbin se trouvaient là (la rareté d’une telle intégration des proches dans le service en question fait supposer qu’ils avaient dû beaucoup insister). Le rabbin récitait des prières. Comme pour inverser le cours du destin, la sœur se mit à appliquer un livre saint, ouvert, sur l’écran où défilaient les courbes attestant de l’évolution fatale. Ces profanes (par rapport à la médecine) se refusaient à croire à la mort de celle dont la vie était depuis si longtemps en danger, et qui avait été déjà plusieurs fois sauvée. Le médecin hésitait, quant à lui, à annoncer le décès effectif de cette patiente dont l’apparence de vie ne tenait plus qu’aux drogues administrées.
41Dans ce bastion de la médecine scientifique, la conviction religieuse et l’intensité affective des proches furent perçues comme incongrues et même inquiétantes. Il a semblé à l’équipe que l’ethnologue, médiatrice improvisée, allait pouvoir contenir ceux dont le désespoir était contagieux et qui ne pouvaient qu’être des fauteurs de troubles pour des soignants déjà très éprouvés. Dépositaire transitoire des affects des uns et des autres, il revint à ce tiers que fut l’ethnologue d’écouter, de dialoguer, de partager, en un mot d’accompagner [15].
42Faut-il ajouter qu’à l’hôpital l’aide de l’ethnologue est parfois d’autant mieux acceptée par soignés et soignants que la chercheure n’a justement pas l’étiquette professionnelle de psychologue, et qu’elle ne relève pas non plus ni de l’aumônerie ni même, en ce qui concerne les patients, d’une association de visiteurs bénévoles ? Certes, le chercheur n’a ni les responsabilités, ni évidemment les compétences professionnelles des psychologues diplômés. De plus, il/elle n’a pas besoin que ses interlocuteurs soient « en demande » d’assistance pour engager la relation :les ethnologues ont l’habitude d’aller là où personne n’a besoin d’eux, voire même d’être perçus au départ (et parfois à l’arrivée) comme des intrus. Enfin, les spécialistes de la psyché pâtissent parfois à l’hôpital, chez les soignants comme chez les soignés, d’une image banale qui reste ancrée dans les représentations communes, à savoir que « les psychologues c’est pour les fous ». La fonction relativement indéterminée de l’ethnologue, dont le métier est mal connu dès qu’il n’est plus question des « sauvages », peut parfois lui permettre d’apporter un soutien. Quant aux psychologues locaux, s’ils ne sont pas trop agacés par cet outsider dont les interventions nuisent à leur professionnalisme, ils sont quelquefois intéressés par une sorte de partenariat informel avec l’anthropologue, chaque partie étant liée par le secret professionnel relatif aux personnes. En sens inverse, échanger avec telle psychologue a parfois permis à l’observatrice de surmonter quelques-uns de ses a priori, d’élucider certaines de ses propres réactions ou d’affiner sa perception des services et des hospitalisés.
43Pas de recettes. Des appréciations au coup par coup, dont beaucoup reposent sur l’évaluation de l’ethnologue par ses « indigènes », et la confiance que ces derniers estiment pouvoir lui accorder ou non.« Ah, j’ai un patient pour vous ! », s’exclamait parfois un réanimateur à mon arrivée dans le service. Sur un autre registre et dix ans plus tard dans un CHU, un chirurgien me demanda de me rendre auprès d’un patient cardiaque qui, cas extrêmement rare, venait d’être ramené du bloc dans sa chambre sans avoir été opéré. L’anesthésiste s’était refusé à l’endormir parce que le « consentement éclairé » du patient à la procédure opératoire ne paraissait pas acquis (c’était par surcroît un patient privé du chirurgien). Plusieurs membres de l’équipe furent ensuite convaincus que la longue visite de l’ethnologue au patient avait évité un procès. C’était à tort, car le patient, Monsieur K., devait s’exclamer, en réponse à la question que je lui posai plusieurs mois après, qu’il n’avait pas songé un instant à porter plainte. En revanche, la « mission » qui fut ainsi confiée au chercheur par hasard fut l’occasion d’observer de bout en bout la trajectoire de ce patient. Quinze jours après l’incident, son opération fut suivie d’un séjour en réanimation qui s’avéra dramatique sur le plan affectif et psychique. Avec l’accord de Monsieur K. et de son chirurgien, je constituai un dossier relatant l’ensemble de l’histoire [16] et la restituai aux professionnels concernés. Violente colère et déni du réanimateur principal. Le texte circula ensuite dans l’établissement. Ce service était connu pour sa dureté.Sur le conseil du coordinateur du groupe éthique, je confiai le papier au président de la Commission Médicale, lui-même chef de service d’une autre réanimation. Il le communiqua au directeur général. Je pus alors constater que, en dépit des déclarations « éthiques » communément entendues sur place, les équilibres internes des pouvoirs l’emportaient largement sur tout souci simplement humanitaire. Ni les patients ni leurs proches ni le personnel soignant ne pesaient bien lourd à côté des intérêts et des conflits des puissants. Furent mis en évidence des mécanismes institutionnels que j’ignorais jusque là. Ainsi, les restitutions auxquelles on peut être amené à procéder sur le terrain fournissent-elles des occasions non négligeables d’approfondir la recherche. Quant à être véritablement des facteurs de changements au sein des cultures hospitalières, c’est une autre histoire.
44Suivre la suggestion du chirurgien et renoncer à mon intention de me rendre en salle d’opération ce matin-là pour aller trouver Monsieur K. dans le secteur d’hospitalisation fut une des manières d’user de « l’attention flottante », mode de saisie d’abord conceptualisé par les psychanalystes. Ses avantages heuristiques pour l’observation des milieux complexes ont été dégagés par une ethnologue spécialisée en ethnographie urbaine (Pétonnet, 1982). Transposé sur le terrain hospitalier, cet usage délibéré de l’inattendu permet de s’adapter au maximum aux situations rencontrées dans un espace où les imprévus fourmillent. Il aide aussi à ne pas décider a priori de ce qui est important ou insignifiant. Se laisser porter par un apparent hasard, en abandonnant toute posture de maîtrise, permet de suivre des méandres inaccessibles parfois à l’observation volontaire : une telle démarche ne manque pas d’inquiéter parfois les cadres infirmiers, qui auraient souhaité que le chercheur soit « cadré » (sic) comme cela m’a été dit un jour par une surveillante de bloc opératoire, d’autre part très contrariée que je m’intéresse aux « non-dits » du service.
45Il ne s’agissait pas seulement d’avoir pour règle de ne pas en avoir, et d’adopter comme méthode que, quelles qu’aient été mes intentions préalables, la première personne rencontrée lorsque j’arrivais sur les lieux fût la bonne (si elle était disponible et quel que fut son statut)… Je me suis laissée « affecter », contrairement à ce que quelques hospitaliers m’avaient recommandé ; j’ai tenu compte des rêveries diurnes comme des rêves nocturnes suscités par les situations vécues… Ce n’est pas d’ordinaire ce qu’on enseigne aux scientifiques, et pas même aux anthropologues. Jeanne Favret-Saada (1977, 1990) a montré la fécondité de l’implication -bien distincte mais non exclusive de l’observation participante. Cependant, elle remarque en 2004 qu’elle n’a pas vraiment fait école : bien qu’elle soit constamment citée dans les cours d’anthropologie, les enseignants déconseillent plutôt aux étudiants de suivre son exemple. C’est qu’elle sent le soufre. Ses manières dérangent le bon ordre intellectuel qui installe confortablement le chercheur à l’abri de tout questionnement existentiel sur lui-même pour ne s’attacher qu’aux « autres ». Pourtant, « cherchant » et « cherchés » n’appartiennent-ils pas à la même pâte humaine ? Leurs positions respectives sont-elles figées une fois pour toutes, comme les soignants aimeraient souvent que le soit leur situation par rapport au statut, si redouté, de malade ? « Cherchant » et « cherchés » ne tâtonnent-ils pas chacun à leur façon en quête du sens, avec les moyens de leur bord, sur des terrains toujours glissants ?
46Le secret du terrain s’est confondu avec les raisons de ma propre implication. Celle-ci a nécessité un travail d’élucidation dont je ne suis pas sûre qu’il soit achevé et qui se poursuit dans l’écriture, y compris dans la rédaction du présent article. En deçà des rationalisations intellectuelles qui permettent aux anthropologues de s’identifier et de s’agréger rituellement à la communauté scientifique, il y a chez chaque chercheur une posture existentielle déterminante plus ou moins consciente. En réanimation, ne m’étant pas « blindée », et ne pouvant réagir ni par l’action (puisque je n’étais pas plus médecin qu’infirmière) ni par la fuite (j’étais justement là pour observer), je fus durement éprouvée par mes observations entre 1992 et 1997 (par exemple Pouchelle, 2003 :143, 144). J’ai alors été obligée de m’interroger sur ce qu’avait d’intolérable la douleur ou la souffrance d’autrui, alors que je m’étais longtemps imaginée comme plutôt non sensible.
47Cette interrogation, qui débouchait sur les questions corrélatives du voyeurisme, de la perversion (Pouchelle, 2003 : 179-186) et de la culpabilité, m’a permis d’aller plus loin dans l’analyse des comportements défensifs adoptés par les professionnels dans les situations de soins traumatisantes pour les patients. En m’informant de mon côté et en comparant avec les procédures en usage dans d’autres services analogues, j’appris peu à peu que beaucoup des situations qui m’avaient choquée pouvaient être améliorées, sinon évitées : on pouvait faire autrement. Il y allait des droits les plus élémentaires des personnes soignées, de l’équilibre psychique des soignants, et en dernière analyse, de l’efficacité thérapeutique (au nom de laquelle raisonnaient pourtant les hospitaliers en cause). En tous cas, j’étais confrontée à l’humainement inacceptable. C’est pourquoi lorsque j’eus à connaître le parcours difficile de Monsieur K., je n’ai pas manqué l’occasion de faire miroir, seul moyen d’action à ma portée. Dans un tel contexte, la « simple » description, qui s’attache à restituer au maximum l’ensemble du phénomène observé, devient par la force des choses un engagement dans la vie de la cité. Comment l’observatrice aurait-elle pu se contenter d’une position de spectatrice en face de souffrances dont elle savait qu’elles étaient abusivement infligées moins par des individus en tant que tels que par un système collectif ? Cela ne veut pas dire que le chercheur ait à se transformer en justicier (ère). On le sait, les justiciers sont toujours… injustes. Il n’y avait pas à désigner de coupables, mais à mettre l’établissement en face de ses propres contradictions.
Quand écrire, ce n’est pas seulement transcrire
48Lorsque l’anthropologue est ainsi amené à observer des situations limites où soignés et soignants souffrent, l’écriture du journal de terrain ne fournit pas seulement les matériaux de base nécessaires à l’analyse. Elle a aussi pour le chercheur un rôle cathartique. Tenant éventuellement lieu d’exorcisme en cas d’épisode par trop insupportable, elle permet un premier décryptage des situations observées, décryptage auquel il n’est pas possible de procéder sur le moment. Le journal fournit aux événements une autre scène sur laquelle le chercheur peut réfléchir, mettre à distance, prendre la mesure des biais induits par ses propres affects, ralentir le cours du temps ou même le remonter, établir des rapprochements inattendus. Sur le terrain le chercheur a délibérément abandonné sa posture de maîtrise. Lorsqu’il écrit son journal, il reprend ses billes. En élaborant ses données, qui de toutes façons ne sont jamais « brutes », il reconstruit sa propre identité personnelle et professionnelle, provisoirement déconstruite par sa rencontre avec « les autres » [17]. Ainsi l’écriture du journal fonctionne-t-elle comme un garde-fou, de même que servent aussi de garde-fous la rédaction d’articles et d’ouvrages, les échanges avec la communauté scientifique, les restitutions sur le terrain, le dialogue avec les professionnels. Puisque l’interprétation progresse par approximations successives au fil des échanges variés que l’ethnologue entretient avec son environnement, l’aventure du chercheur est finalement moins solitaire qu’elle n’en a l’air.
49Qu’écrire au sortir d’une journée d’observation tantôt très variée, tantôt entièrement consacrée à suivre de bout en bout une seule longue intervention chirurgicale ? Réponse : tout. Tout, c’est-à-dire tout ce dont se souvient l’observateur/trice, depuis les chaussettes du chirurgien jusqu’au pistage en urgence d’un endoscope, en passant par la pause des aides-soignant(e)s et la reprise difficile du battement cardiaque de l’opéré. Surtout ne pas trier entre « l’important » et « l’accessoire » : les éléments les plus significatifs ne sont pas toujours les plus immédiatement marquants. Il n’y a pas de petit détail pour l’ethnologue. Se méfier de ce qui semble aller de soi, tellement banal qu’il ne serait pas nécessaire de le noter. Ne pas réserver « pour après » les réflexions suscitées par la description des situations, mais les transcrire comme elles viennent, en les différenciant par une typographie spécifique. Garder présent à l’esprit qu’il n’y a pas de description qui ne soit elle-même le fruit d’une perspective, d’un angle de vue et, partant, d’une interprétation implicite. Donc travailler par la suite cet implicite. Il reviendra à l’analyse de contenu menée ultérieurement de faire apparaître au sein de cet étalage apparemment désordonné la trame invisible de l’enquête : récurrences, contrastes, coïncidences…
50Mais comment se souvenir de « tout », sachant que l’exhaustivité est un rêve forcément inaccessible en anthropologie ? L’imprégnation sensible peut être plus efficace que l’intellectualisation. Pour ma part, je me comporte comme une éponge, tous sens en éveil. Avant de revenir chez moi, une station dans un café fait sas avec le monde extérieur. J’y prends quelques notes rapides, attrapant ce qui surnage de la journée à fleur de conscience. Ensuite, tant que je n’ai pas rédigé mon journal, j’évite de livrer oralement mes observations à tel ou telle de mon entourage. Comme si une première formulation à un « profane », auquel il faut fournir beaucoup d’explications pour rendre intelligible l’épisode observé, brouillait les cartes tout intimes de la mémorisation. Il n’est pas toujours possible de se livrer tout de suite à l’écriture. L’ethnologue vit alors sur deux plans à la fois, celui de la vie ordinaire d’une part et d’autre part celui de « l’autre monde » dont il/elle revient. Qu’il soit homme ou femme, il/elle est une femme grosse d’une existence cachée, habité(e) aussi par la crainte que ne s’effacent les traces dont il/elle est pour ainsi dire enceint(e). C’est du moins ainsi que je le ressens pour ma part [18].
51Respecter la chronologie de l’observation n’est pas forcément le meilleur moyen de solliciter la mémoire. Est utilisable la libre association, en partant du premier élément qui se présente à l’esprit, comme si l’on avait affaire à une pelote embrouillée dont n’importe quel bout conduira à dévider l’ensemble. Mais la linéarité et la lenteur de l’écriture s’accordent mal avec le foisonnement rapide des associations et le rappel des souvenirs que ces dernières provoquent à leur tour. L’utilisation parallèle de deux supports, l’informatique et le papier, permettent d’y remédier. Le journal est écrit avec un ordinateur, mais je jette sur le papier disposé à côté les éléments adjacents qui affluent en même temps à la mémoire et que je reprends ensuite un à un. Inutile d’insister sur le temps nécessaire à l’entreprise, temps dont la longueur est au moins égale, sinon double ou triple, à celle de la durée de l’observation proprement dite. Car pour reconstituer, par exemple, tout ce qui, pour une patiente ayant vécu une réanimation difficile, tourne autour de la première biscotte trempée dans un peu de liquide, il faut bien autant de temps qu’il en a fallu à Proust (qui, au-delà du vrai et du faux, a donné un portrait saisissant de ses contemporains) pour suivre les émanations imaginaires de sa fameuse madeleine.
Restituer : « vous allez encore tout compliquer… »
52L’indépendance de mes travaux par rapport à toute demande formelle des établissements a souvent eu pour prix une difficulté à restituer directement les résultats de mes enquêtes aux professionnels lorsque ceux-ci étaient en position subordonnée. Dans un milieu aussi hiérarchisé et contrôlé il faut l’aval des autorités. Si certains cadres infirmiers ont cherché à utiliser mes écrits comme outils de réflexion pour leurs équipes, d’autres ont en revanche freiné leur circulation sans oser cependant le faire ouvertement. Ce fut le cas dans le bloc opératoire où j’ai cherché à diffuser ma description du malaise des infirmières (Pouchelle, 2008a : 114-173), récit jugé par des professionnels de bloc extérieurs comme correspondant bien à ce qu’ils avaient vécu ou vivaient d’autre part [19].
53Le texte en question n’a pu être introduit au bloc, où je ne travaillais plus, que grâce à un chirurgien chef de service. S’adresser à Dieu plutôt qu’à sa sainte était le seul moyen de passer outre l’infirmière-cadre supérieur dont, instruite par une expérience antérieure, j’avais deviné qu’elle opposerait à sa diffusion une muette force d’inertie. Les chirurgiens n’y étaient pas ménagés. Mais leur position était évidemment plus confortable que celle de ce cadre supérieur, mal reconnue par les praticiens en dépit de ses efforts pour plaire aux « princes du sang ». Je m’étais pourtant bien gardée de la mettre en cause. Mais elle avait manifestement peur d’être malgré tout incriminée par ce qu’elle appelait « sa hiérarchie » (direction des soins infirmiers et direction des ressources humaines). Il est possible que la bienveillance du chef de service à l’égard de ce travail ait tenu, en dehors de son estime pour le métier de chercheur, au fait qu’il n’était pas mécontent qu’un tiers pointe les comportements de certains de ses confrères. Peut-être aussi a-t-il pensé que le papier prouverait aux panseuses que leur ressenti avait bien été compris, et que cela ferait du bien « aux petites » (dont quelques-unes étaient au moins aussi âgées que lui). Enfin dernière hypothèse : il ne lui déplaisait peut-être pas de lancer une pierre dans le jardin du cadre.
54Ainsi, la distribution d’un même texte aux différents acteurs en présence fut-elle susceptible d’une part de jeter de l’huile sur le feu, d’autre part d’en mettre dans les rouages. Pas de neutralité possible, sur des terrains aussi conflictuels, quelle qu’objective ait été la description fournie. Je m’étais sentie en dette vis-à-vis des panseuses que j’avais suivies de près et qui m’avaient fait confiance. Mais en choisissant de donner la parole aux subordonnées, j’avais peut-être alimenté la stratégie du chef de service et pris le risque d’augmenter la déstabilisation de l’échelon intermédiaire, le cadre, placé entre le marteau et l’enclume.
55Communiquer ses travaux avant publication à ceux et celles auprès de qui l’on a travaillé, recueillir les commentaires des intéressés et éventuellement les intégrer à l’exposé en tant que droit de réponse si subsiste un désaccord, pourraient permettre de tester ses interprétations et d’atténuer leur éventuelle violence. A quelques exceptions près, il a été difficile d’obtenir ce genre de participation chez les professionnels, alors que je me doutais bien que mes travaux ne faisaient pas l’unanimité. Effet d’une séculaire loi du silence ? D’une position de pouvoir intellectuel détenue par l’ethnologue ? D’une résignation devant l’écrit produit par l’étrangère ? Deux fois se manifestèrent des oppositions frontales violentes. Mais elles venaient de puissants qui de toutes façons n’entendaient pas négocier.
56Après publication, la diffusion sur le terrain des textes produits est de toutes façons délicate. Le chercheur ne peut pas contrôler complètement son impact propre et celui de ses écrits sur les équipes qu’il a observées. Même s’il a explicité fréquemment ses positions, il n’est pas maître de la manière dont il est perçu, ni des transferts et des projections dont il fait forcément l’objet ni donc de la manière dont il est lu. Ainsi ne m’attendaisje pas à ce qu’une infirmière de réanimation m’assène un jour « à cause de vous, j’ai failli tuer un patient… On m’avait dit que vous étiez opposée à la contention. Je n’ai pas attaché un enfant. Il s’est extubé » [20]. « L’obéissance » de l’infirmière à ce qui lui était apparu comme une injonction de ma part tenait sans doute surtout à ce qu’elle et certaines de ses collègues avaient trouvé, dans les écrits de l’ethnologue à propos de la contention (Pouchelle, 2003 :89-97), un appui venant légitimer leurs propres interrogations. En 2009, plus de douze ans après que j’avais arrêté l’enquête, cette interprétation a été confirmée par une psychologue tout récemment engagée par l’hôpital : « votre travail m’a été souvent cité, sans doute un peu pour les soignants comme une sorte de somme des maux sur lesquels je devrais intervenir… si je pouvais ». L’infirmière qui, en n’attachant pas le petit patient, se situait à contre-courant des usages, n’avait pas eu les moyens effectifs de surveiller suffisamment l’enfant détaché ou de le faire surveiller par ses parents. Du coup l’ethnologue, qui était d’abord apparue sous les traits du Commandeur, s’était retrouvée dans la peau d’un boucémissaire (« à cause de vous… »).
57Quels que soient les milieux observés, le travail de décryptage auquel se livrent les ethnologues n’est pas anodin. C’est particulièrement sensible dans les établissements de santé. En raison des enjeux vitaux et de l’intensité des affects qui y sont mobilisés, le dévoilement de dimensions refoulées est susceptible de faire violence aux professionnels.
58Ainsi en va-t-il par exemple de la pulsion meurtrière inconsciente qui peut être présente chez certains de ceux, praticiens ou infirmières, qui sont statutairement obligés à la « bientraitance » d’autrui. Le seul à m’en parler fut le chirurgien familier de la psychanalyse auquel j’ai déjà fait allusion. Jusqu’à récemment le système médico-hospitalier valorisait le geste technique invasif tout en refusant le soulagement de la douleur liée aux soins. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle l’agressivité à l’égard des patients reste un sujet tabou chez les soignants, souvent eux-mêmes écorchés vifs. D’où l’ambivalence des réactions éveillées par le rapport publié par la Haute Autorité en Santé sur « la maltraitance ordinaire » dans les établissements de soins, malgré toute la prudence avec laquelle il a été présenté (Compagnon, Ghadi 2010). D’où encore le commentaire que me fit un cadre infirmier de cardiologie après lecture du texte où je décrivais ce qu’avait vécu en réanimation Monsieur K. Mon récit confirmait ce qu’elle savait déjà sur la souffrance affective et psychique qui y était infligée aux patients, mais elle avait décidé de ne pas faire lire ce texte aux infirmières de son service « pour ne pas les décourager ».
59« Positiver » est un mot d’ordre fréquemment entendu chez les hospitaliers, et en particulier en milieu infirmier (Sadock, 2003). Ce mot d’ordre, ainsi que la tendance à l’euphémisation et au déni qui en est le corollaire, dessinent en creux la violence de nos institutions de soins à l’égard des professionnels comme à l’égard des patients. Aussi les descriptions fournies par ce tiers particulier qu’est l’ethnologue, lorsqu’elles s’attachent aux détails les plus prosaïques et parfois les plus douloureux de la vie hospitalière, peuvent-elles être parfois ressenties par les soignants comme redoublant les violences déjà à grand-peine surmontées. De toutes façons, l’état d’esprit concurrentiel et la culture de la faute qui imprègnent les hôpitaux français (et probablement latins) font que les professionnels supportent mal que soient pointées les failles du système. L’évaluation des performances et le retour sur expérience ne sont pas encore devenus des réflexes pleinement intégrés, malgré les procédures de certification désormais en usage.
60Admise dans l’intimité des services, l’ethnologue a été parfois tiraillée entre sa dette à l’égard des personnes qui l’avaient accueillie, et sa perception de dysfonctionnements générateurs de souffrances inutiles et contre-productives. Sans l’avoir choisi, je me suis trouvée plus attentive au mal-être qu’aux images radieuses d’autre part si abondamment mises en avant par les chargé(e)s de communication des hôpitaux. Il faut dire que, occupant une position d’écoutante et de témoin, j’ai en effet surtout eu affaire à la plainte (Monjaret, 2001). Plainte des soignés, plainte des soignants. La neutralité scientifique trouve ici ses limites : faire entendre la plainte telle qu’elle a été proférée, c’est déjà prendre parti. Se sont inextricablement associées sur ce terrain hospitalier ma propension personnelle à l’empathie (celle-ci, qui n’est pas une vertu en soi, rend la souffrance de l’autre littéralement insupportable), les situations douloureuses qui y sont vécues par autrui, mes convictions en matière d’engagement citoyen.
61Médecins et personnels médicaux vont eux aussi à la rencontre de l’autre, en redoutant parfois de « se faire bouffer » par les patients sans que cette sorte de sacrifice permette pour autant de soulager ou de guérir les demandeurs de soins. Cette crainte, chez les professionnels, d’être anéanti – absorbé ou envahi - fait apparaître les patients tantôt comme avides et donc vides, tantôt comme débordants d’affects et autres miasmes contagieux. Ne sont-ils pas pour ainsi dire troués par la maladie ? En face d’eux et du public en général, les professionnels de santé auraient-ils alors besoin de s’affirmer au contraire comme pleins ? Pleins c’est-à-dire complets, en toute maîtrise d’eux-mêmes, et sans faille, même si in petto ils doutent. La posture est inverse de celle que j’ai présentée ici, l’ethnologue ayant choisi comme méthode une attention flottante dans laquelle elle laisse voir son propre vide pour laisser à l’autre la place de s’y déployer s’il le souhaite. Serait-ce l’une des raisons pour lesquelles un médecin-réanimateur a un jour répondu à l’une de mes interprétations, « vous allez encore tout compliquer » ?
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Notes
-
[1]
Seront ici indifféremment employés ethnographie, ethnologie (-graphie et -logie étant considérés comme inséparables) et anthropologie.
-
[2]
En 1995, Caroline Noinin (mémoire de maîtrise dirigée par Jeanne-Favret Saada), a fait une recension, à propos de Leiris, des réflexions suscitées jusqu’alors chez les anthropologues par l’implication, la « mythologie » du terrain, l’écriture du journal.
-
[3]
A signaler tout particulièrement l’ouvrage qu’Olivier de Sardan a consacré à la rigueur du qualitatif (2008), où il examine l’articulation entre la personne du chercheur, les observations réalisées et les systèmes d’interprétation produits. On y trouvera une utile bibliographie sur la question. Voir aussi Beaud et Weber (1997).
-
[4]
Passons sur la froideur classiquement attribuée aux entomologistes, et largement démentie par l’efficace enthousiasme d’un Jean-Henri Fabre rédigeant ses Souvenirs Entomologiques.
-
[5]
C’est parfois ainsi que les infirmières du bloc disent être appelées par leurs collègues des autres services.
-
[6]
Sur le cannibalisme imaginaire à l’hôpital cf Pouchelle 2003 : 18, 60, 135-138 ; 2008a : 89.
-
[7]
En revanche aux USA l’ethnologue Pearl Katz (1981, 1999) s’y intéressait depuis 1980. Pour le Canada, voir Serge Genest (1990).
-
[8]
Hôpital chirurgical d’Ile-de-France (1992-1997), AP-HP (1998-2000, voir note suivante), CHU (2001-2005). Depuis 2005 le « terrain » reste hospitalier, mais il a pris une forme diffuse, effet de mes nombreux contacts noués avec divers professionnels ou institutions de santé. Cette année (2010), après quelques missions au Japon autour de la chirurgie robotique (2007-2009), nouveau tournant, du côté de l’invention dans les nouvelles technologies chirurgicales.
-
[9]
Je laisse ici de côté le cas très particulier de la recherche entreprise, à la demande de la direction de l’AP-HP, sur la mémoire des hôpitaux destinés à fermer pour fusionner ensemble dans l’hôpital Pompidou à Paris (Monjaret 2001, Pouchelle 2005, 2007a).
-
[10]
Au risque de choquer les hospitaliers, l’anthropologue fera ici un rapprochement avec le fonctionnement des porcheries industrielles : dans ces usines à « viande froide » (expression qui dans le folklore des salles de garde et des morgues a d’ailleurs traditionnellement désigné les cadavres humains) hommes et femmes se sont traditionnellement réparti les tâches de telle sorte que les femmes étaient plutôt du côté de l’élevage et en particulier de la « pouponnière », tandis que l’abattoir revenait aux hommes (Porcher, 2008).
-
[11]
C’est le terme toujours en usage au bloc opératoire. Jadis les infirmières furent appelées « servantes ». D’où le célèbre « Ni bonnes… » etc.
-
[12]
Me furent cependant fermées, par le chirurgien-chef, celles des réunions de la Commission Médicale de l’Etablissement, où s’affrontaient les clans. Là était le vrai secret de la maison, le chaudron où l’on lavait son linge sale en famille.
-
[13]
Voir la description par Léon Daudet (1894) de l’hôpital Typhus (La Salpêtrière) situé dans une île, celle des Morticoles. Pour éviter toute poursuite devant les tribunaux, l’auteur de cette description plus vraie que nature du Paris médico-chirurgical de la fin du XIXème siècle lui donna la forme d’une fiction. Mais bien sûr il n’appartenait à aucune institution « scientifique »…
-
[14]
Mon attitude anodine avait cependant fait qu’elle n’avait pas poussé l’analogie plus loin, alors que ces soignantes improvisées avaient fait parfois des dégâts (Diesbach 1991 : 569-574). Mais le savait-elle ?
-
[15]
Sur la place du tiers à l’hôpital Guillaume-Hofnung 2001, Deschamps 2009.
-
[16]
Car le drame vécu en réanimation avait été précédé, avant même l’incident du bloc opératoire, de quelques anicroches qui avaient entamé la confiance du patient (Pouchelle 2007, 2008 : 59-87).
-
[17]
Sur le journal de terrain comme journal intime cf. par exemple Weber (1991) et Mercier (1994).
-
[18]
Les « grossesses » masculines relèvent d’un fantasme courant chez les hommes, bien connu des spécialistes du folklore traditionnel et du divan psychanalytique. L’image, employée ici de manière hypothétique, n’est donc pas aberrante.
-
[19]
Après avoir lu ce texte, la rédaction de la revue Interbloc me demanda d’en publier quelques pages, avec l’un de mes articles sur les dimensions symboliques de l’hygiène opératoire (Pouchelle, 2008a : 106-113), dans un dossier consacré aux comportements au bloc opératoire, et dont j’assurerais la responsabilité scientifique (Pouchelle, 2008b). Ce dossier a obtenu le Grand Prix 2009 de la Presse Médicale et des Professions de Santé, toutes catégories confondues (10 décembre 2009).
-
[20]
Dans le service d’adultes où était hospitalisé l’enfant, il n’y avait pas de matériel pédiatrique disponible pour une réintubation en urgence et le réanimateur de garde n’avait pas l’habitude des petits. Il avait fallu avoir recours au service d’à côté.