Notes
-
[1]
Imbert-Berteloot G. (2007) Décryptage de la trajectoire sémiologique et phénoménologique des complications chez les diabétiques de type 2 : le cas des Polynésiens autochtones. Thèse de doctorat en Santé publique, Faculté des Études Supérieures, Université de Montréal, 497p.
-
[2]
On entend par paradigme « un ensemble de règles implicites ou explicites orientant la recherche scientifique, pour un certain temps, en fournissant, à partir de connaissances généralement reconnues, des façons de poser des problèmes, d’effectuer des recherches et de trouver des solutions » (Gingras, 1992).
-
[3]
On constate, en effet, que les médecins généralistes qui visitent à domicile les patients notamment porteurs d’invalidités sont extrêmement rares. On note également que les patients qui viennent « des îles » (i.e. des archipels éloignés de Tahiti), par le biais d’une évacuation sanitaire par exemple, sont identifiés spécifiquement par rapport à leur île d’origine.
-
[4]
Médecins généralistes et spécialistes du secteur privé et du secteur public (i.e. hospitalier et santé publique) exerçant à Tahiti.
-
[5]
Un seul participant n’a pas souhaité apposer sa signature de peur d’être identifié. Il a préféré nous donner son accord verbal, ceci malgré notre tentative d’explicitation, en insistant pour que l’on exploite ses propos dans cette étude.
-
[6]
Terme tahitien qui signifie « largement ouvert, béant ».
-
[7]
Le formulaire de recueil comprenait principalement les caractéristiques suivantes : âge, sexe, lieu de naissance, capacités linguistiques, situation familiale, niveau de scolarité et/ou de formation, activités, conditions et habitudes de vie, ressources mensuelles. Type de construction du logement, nombre de pièces d’habitation, équipements, véhicules.
-
[8]
La relation individuelle et exclusive établie avec chaque transcripteur ou traducteur a été, en effet, privilégiée afin d’optimiser le respect de la confidentialité des données. Le contenu de chaque transcription a été systématiquement contrôlé par un autre expert en langue tahitienne chargé de la traduction. La supervision et le contrôle des travaux de transcription et de traduction réalisés avec mon interprète me permettaient de m’imprégner du contenu des récits des Polynésiens. L’utilisation assez fréquente d’un bilinguisme ou d’une interlangue plaçait parfois le texte à la limite de l’intelligibilité, renforçait la complexité du travail de traduction et appelait la consultation d’experts.
-
[9]
Ils correspondent au mode d’expression dominant.
« Ainsi au risque de choquer aussi bien les méthodologues rigoristes que les herméneutes inspirés, je dirais volontiers que l’entretien peut être considéré comme une forme d’exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres dans les circonstances ordinaires de la vie ».
Propos introductifs
1Si le verbe « entretenir » apparaît au XIIe siècle, et signifie littéralement « tenir ensemble », d’où « tenir compagnie, causer » et « maintenir, conserver », le mot « entretien » apparaît au XVIe siècle issu de la contraction de entre et tenir,« échange de parole » (Picoche, 1992 :486). Les entretiens de recherche sont des interviews constituant les éléments méthodologiques d’une démarche scientifique. Le terme « interview » est généralement utilisé pour désigner la méthode alors que le terme entretien désigne les différentes entrevues qui constituent cette méthode.
2L’interview est une méthode de recueil d’informations qui consiste en des entretiens oraux, individuels ou de groupes, avec plusieurs personnes sélectionnées soigneusement, afin d’obtenir des informations sur des faits ou des représentations, dont on analyse le degré de pertinence, de validité et de fiabilité en regard des objectifs du recueil d’informations (Ketele & Roegiers, 1996).
3Après avoir présenté les différents types d’entretien, l’attention sera portée sur l’entretien semi-directif en termes de définition et de mise en œuvre, ceci dans le contexte de travaux [1] de recherche situés à la frontière des sciences de la santé et de l’anthropologie.
Approche des différents types d’entretien (Tableau 1)
4Le choix de la technique de l’entretien est déterminé en fonction du but et des objectifs poursuivis et du type de recherche dans lequel elle s’inscrit (e.g. recherche exploratoire, descriptive, analytique, ou de développement). On distingue ainsi trois types d’entretien : l’entretien dirigé, l’entretien semi-dirigé et l’entretien libre.
Caractéristiques des trois types d’entretiens
Caractéristiques des trois types d’entretiens
5Le tableau situé à la page suivante présente synthétiquement les caractéristiques des trois types d’entretien.
Approche de l’entretien semi-directif
6L’entretien semi-directif ou l’entrevue semi dirigée (Savoie-Zajc, 1997) est une technique de collecte de données qui contribue au développement de connaissances favorisant des approches qualitatives et interprétatives relevant en particulier des paradigmes [2] constructivistes (Lincoln, 1995).
7Le processus de la recherche qualitative (Boutin, 1997) (Denzin & Lincoln, 2005) (Marshall & Rossman, 2006) s’avère en effet particulièrement adapté aux travaux conduits dans le champ de la santé (e.g. exploration de comportements en santé), de l’éducation, de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie, des soins infirmiers, du management, du travail social, mais aussi de travaux réalisés à la frontière de plusieurs disciplines.
8Au plan épistémologique, la recherche qualitative appréhende l’objet d’étude de manière globale, proximale, directe et interprétative (Muchielli, 2009). Elle vise à explorer la connaissance du phénomène à l’étude.
9Au plan méthodologique, la recherche qualitative s’inscrit dans une logique compréhensive en privilégiant la description des processus plutôt que l’explication des causes ; inductive, au sens où l’on acquiert la compréhension du phénomène de manière progressive ; récursive, invitant à réitérer les étapes de la recherche si nécessaire ; et souple en raison de l’absence de rigidité de la démarche le plus souvent inductive. Cette récursivité de l’entretien doit conduire à la formulation de nouvelles questions ou à la reformulation d’anciennes questions.
10L’objectif est de saisir le sens d’un phénomène complexe tel qu’il est perçu par les participants et le chercheur dans une dynamique de co-construction du sens. L’entrevue implique une dynamique conversationnelle au cours de laquelle le chercheur et le répondant sont en interaction susceptible de générer trois biais : les biais liés au dispositif de l’enquête, les biais associés à leur situation sociale respective et les biais qui sont rattachés au contexte de l’enquête (Poupart, 1997).
11La réalisation de l’entretien semi-directif implique la prise en compte d’un certain nombre d’éléments parmi lesquels figurent les buts de l’étude, le cadre conceptuel, les questions de recherche, la sélection du matériel empirique, les procédures méthodologiques, les ressources temporelles personnelles et matérielles disponibles (Flick, 2007).
12Le chercheur, souvent nommé interviewer, doit, bien entendu, s’interroger en amont, et poursuivre son questionnement en lien avec sa problématique, son objet et son langage.
13Quel est le but de sa démarche, c’est-à-dire pour quelles raisons envisage t-il d’utiliser la technique de l’entretien semi-directif, et pour collecter quelles données ?
14Par exemple s’agit-il d’explorer les modalités de mise en œuvre des pratiques cliniques à des fins d’évaluation de ces pratiques ?
15S’agit-il d’identifier la perception de la santé, l’expérience vécue de la maladie chronique par des personnes sélectionnées à partir de caractéristiques précises en vue de mettre en place un programme par exemple ?
16S’agit-il d’investiguer le champ des représentations de la santé et de la maladie dans le cadre de l’éducation thérapeutique du patient ?
17S’agit-il d’explorer les conditions d’exercice d’infirmiers dans un contexte particulier (e.g. milieu carcéral) pour concevoir des actions de formations adaptées ?
18La formulation de ce questionnement est fondamentale puisqu’elle conditionne l’évolution des travaux et le contenu du guide d’entretien dans lequel sont précisées les questions qui seront posées, ou les thèmes importants figurant dans le canevas d’entretien (De Sardan, 1995).
19L’entretien semi-directif est donc une conversation ou un dialogue qui a lieu généralement entre deux personnes. Il s’agit d’un moment privilégié d’écoute, d’empathie, de partage, de reconnaissance de l’expertise du profane et du chercheur. Ce dernier ayant établi une relation de confiance avec son informateur va recueillir un récit en s’appuyant sur un guide préalablement testé et construit à l’issue de travaux de recherche exploratoire.
20L’empathie dans l’entretien représente un vrai dilemme dans lequel la combinaison de l’empathie et de la « juste distance » et celle du respect et du sens critique sont particulièrement difficiles à obtenir (De Sardan, 2008).
21Le chercheur doit adopter une démarche rigoureuse et éthique (Hopf, 2004). Cela implique la clarification et l’approfondissement de son questionnement de départ ainsi que les objectifs qu’il envisage de poursuivre tout en veillant à respecter les droits et la dignité des personnes interrogées. Il pourra ainsi s’appuyer sur la présentation et l’explicitation d’une lettre de présentation de la recherche ainsi qu’un formulaire de consentement éclairé dans lequel il s’engage à garantir et à respecter l’anonymat et la confidentialité des données recueillies. Une attention particulière sera portée aux personnes en situation de fragilité telles certaines personnes âgées ou des personnes présentant des incapacités sensorielles ou des déficits cognitifs, les personnes en situation de handicap ou des personnes en situation de vulnérabilité sociale. Dans certains cas, le chercheur pourra avoir recours à l’aide d’une personne de confiance de l’entourage familial ou amical ou de professionnels le cas échéant pour expliciter sa démarche.
22L’accès à un dialogue authentique nécessite, voir exige, pour le chercheur d’être à l’écoute, attentif, patient, et curieux de l’Autre, de son histoire, afin d’entrer dans son univers de sens pour le décrypter ensuite tout en gardant la « juste distance ».
23La relation de confiance établie lors de cet échange ou de cette interaction est d’importance fondamentale car elle conditionne la richesse, la densité (qualité - authenticité, pertinence) du matériel collecté.
24En effet, si la personne interrogée a été approchée sans être dans l’empressement mais en prenant le temps, son expression sera beaucoup plus spontanée et généreuse que si elle éprouve un sentiment de méfiance ou de doute vis-à-vis du chercheur pressé et sans doute peu attentif.
25L’entretien n’est donc pas l’application d’un questionnaire ou un interrogatoire au cours duquel on pose une série de questions sans laisser la personne libre de s’exprimer et de développer ses propres arguments. Cela n’empêche pas que l’on puisse parfois poser des questions dont on connaît déjà la réponse, l’absence de réponse ou la manière de répondre étant des informations utiles à collecter. Cette conversation nécessite parfois un apprentissage car il faut apprendre à acquérir la patience à laisser l’autre s’exprimer, le respecter, l’écouter.
26Autrement dit, réaliser un entretien suppose que le chercheur adopte réellement une posture d’écoute attentive et soutenue de l’autre et lui pose des questions sans inférer, c’est-à-dire en évitant d’apporter des éléments de réponse. On a parfois tendance à dire par exemple : « ah oui, c’est comme… » ou bien « est-ce que vous ne pensez pas que… »
27L’entretien est structuré par le chercheur qui construit un guide d’entretien à partir d’éléments issus d’une enquête exploratoire ; les questions sont ouvertes et les thèmes sont proposés.
28Idéalement, la stratégie de réalisation de l’entretien devrait conduire le chercheur à adopter une posture « neutre » et empathique, ce qui bien évidemment est contradictoire et difficile à réaliser compte tenu du caractère singulier des individus et de l’interaction.
29Au début de l’entretien, les questions seront générales puis spécifiques.
30La réalisation d’un entretien est forcément longue. Il faut du temps, et le contenu de l’information sera extrêmement plus riche que celui d’un questionnaire administré par courrier postal ou rempli à domicile pourtant plus onéreux. Ceci dit, le recours au questionnaire sera particulièrement adapté pour explorer les conditions de vie (e.g. habitat : si la personne loue son appartement ou si elle est propriétaire, etc.).
31La richesse de l’entretien est conditionnée par la relation de confiance établie entre le chercheur et les informateurs. Un document de présentation de la recherche, de ses buts, de ses modalités de déroulement (durée de l’entretien), et l’engagement du chercheur à restituer la synthèse des résultats de la recherche, constituent des éléments importants qui contribuent à l’établissement de la relation de confiance.
L’entretien semi-directif : à la recherche du sens
32L’exemple présenté ci-après permet d’illustrer la mise en œuvre de l’entretien semi-directif qui est considéré ici comme un moyen de découvrir la différence de l’autre, celui qu’on interroge, de se familiariser avec l’altérité de l’autre et que l’anthropologue en particulier prend au sérieux et dont il cherche à faire sens.
33Le but est d’accéder à l’expérience subjective de Polynésiens porteurs du diabète de type 2, en procédant à la reconstruction et à l’analyse de la trajectoire de l’évolution de leur maladie - structurée par le contexte social, économique et culturel, et par leur histoire et leur expérience personnelles -, et en intégrant leurs croyances, leurs représentations, et les systèmes de signes, de sens et d’actions qu’ils expriment dans leurs récits recueillis principalement dans leur langue maternelle.
34Les différentes étapes de réalisation des entretiens comprennent :
- la partie préalable au terrain (i.e. le choix des critères d’inclusion des cas à l’étude, la procédure de recrutement des cas)
- le pré-test et la validation du guide d’entretien
- le contexte de réalisation des entretiens
- le déroulement des entretiens semi-dirigés
- le traitement et l’analyse des données.
Choix des participants à l’étude
35Pour les besoins et la faisabilité de l’étude, les participants ont été choisis, certes, en fonction de leur pertinence théorique par rapport au phénomène étudié (i.e. l’évolution de la trajectoire sémiologique et phénoménologique du diabète de type 2 chez les Polynésiens autochtones), mais aussi en fonction de la collecte des données topologiques (Laperrière, 1997 : 335), c’est-à-dire la délimitation du cadre empirique sur une même localité géographique.
36Le choix de ce secteur géographique dans la zone urbaine de Tahiti a donc été motivé en raison d’une forte concentration de Polynésiens potentiellement migrants (i.e. originaires des îles des autres archipels que celui des îles du Vent où se trouve Tahiti), ceci dans la perspective d’étudier l’impact de la variable migratoire dans l’évolution de la trajectoire de la maladie des participants à l’étude.
37En choisissant cette stratégie de recrutement, l’intention était également de repérer les cas -Polynésiens de souche, porteurs d’un diabète de type 2- à partir de leur lieu de vie, c’est-à-dire d’un milieu non-clinique, ceci pour permettre de rencontrer des Polynésiens potentiellement peu ou non-suivis, c’est-à-dire en marge du système de santé, ceux-là mêmes que certains médecins nomment les « perdus de vue ».
38Il apparaîtra en effet évident, que le recrutement des cas réalisé exclusivement à partir d’une structure de soins privée ou publique (i.e. cabinet de consultations médicales privées, et/ou dispensaire, et/ou établissement d’hospitalisation), aurait provoqué sans doute un biais de sélection, puisque les Polynésiens pris en charge médicalement au moment de l’inclusion sont supposés bénéficier d’un suivi médical, a priori, régulier.
Critères d’inclusion des cas à l’étude et procédure de recrutement des cas
39Après avoir obtenu à l’unanimité un avis favorable au projet de recherche par le Comité d’éthique de la Polynésie française, les cas ont été recrutés, en regard des critères d’inclusion retenus. Ces derniers étaient d’ordre :
- médical (diagnostiqué médicalement diabétique de type 2),
- ethnique (être d’origine ou d’ethnie polynésienne, né de mère et de père polynésien),
- géographique (habiter dans les limites du secteur géographique défini dans la zone urbaine de Tahiti), et
- éthique (âgé de plus de 20 ans, non atteint de troubles mentaux connus et volontaire).
Approche des cliniciens en vue du recrutement des cas
40Les médecins généralistes et/ou spécialistes, potentiellement impliqués dans le suivi des patients diabétiques habitant dans la zone urbaine de Tahiti ont été rencontrés individuellement et sur rendez-vous à leur cabinet. Lors de ces entrevues, le projet de recherche était présenté, donnant lieu généralement à de fructueux échanges sur leur perception des Polynésiens diabétiques et sur les difficultés auxquelles ils sont confrontés lors de leur prise en charge. La plupart des cliniciens ont témoigné une certaine confiance, apparemment en raison de la neutralité de leur interlocuteur rattaché à des institutions non polynésiennes (i.e. université canadienne et française). Les formulaires éthiques étaient découverts avec un certain étonnement, car les procédures s’effectuent habituellement, semble-t-il, oralement.
41D’emblée, le fait de sélectionner les cas à partir du critère géographique (i.e. quartier d’habitation) est apparu complexe pour les cliniciens, notamment parce que la plupart [3] ne connaissent pas l’adresse géographique de leurs patients puisqu’ils les identifient prioritairement à partir de données administratives. Pour autant, grâce à la relation de confiance établie avec les médecins généralistes et spécialistes rencontrés à Tahiti, aux relances téléphoniques régulières et par courriel, les cas ont été recrutés majoritairement parmi la clientèle médicale (n = 27), à l’exception de 3 Polynésiennes recrutées spontanément sur le terrain.
42Si dans l’ensemble, les 73 médecins [4] rencontrés étaient particulièrement motivés pour participer au recrutement des participants à l’étude, deux médecins (i.e. un généraliste et un spécialiste) ont refusé. Les motifs évoqués par le premier étaient en réalité moins son manque de temps apparent que la relation principalement exclusive qu’il semble établir avec ses malades.
43S’agissant du médecin spécialiste, sa participation au recrutement des cas était conditionnée par mon acceptation à une proposition qui m’est apparue fondamentalement incompatible avec le respect des règles éthiques de la recherche. Mais le hasard de l’itinéraire du terrain m’a conduite avec mon interprète vers certains patients suivis auparavant par ces deux médecins et dont les attitudes étaient pour le moins marginales.
44La présentation du projet de recherche aux 71 médecins impliqués dans le recrutement des cas ainsi que le travail réalisé sur le terrain avec mon interprète ont donc permis de recruter 35 cas parmi les 70 diabétiques repérés dans la zone géographique. Sur les 35 cas recrutés, 30 ont été retenus de manière définitive, car 2 cas sont décédés avant la première entrevue, et 3 ont été exclus en raison de l’incertitude du diagnostic de diabète.
Réalisation des entretiens semi-directifs en langue tahitienne
Pré-test et validation du guide d’entretien
45Le guide d’entretien a été pré-testé, corrigé, et validé auprès d’informateurs Polynésiens diabétiques non-participants à l’étude. Une attention particulière était portée sur la formulation et le choix des mots tahitiens dont la signification devait être la plus proche possible des expressions en langue française. Ces travaux préparatoires à la réalisation des entretiens étaient aussi l’opportunité d’explorer l’expérience de la maladie vécue par le Polynésien, et de recueillir un matériel particulièrement intéressant et extrêmement pertinent comme en témoignent les propos singulièrement troublants de l’un de mes informateurs privilégiés : « (…) C’est pas pareil quand tu donnes ton cœur dans ta propre langue, tu peux mieux t’exprimer. Chaque mot a sa propre valeur. (…) C’est moi qui ressens, je dis exactement ce que j’ai vécu dans ma maladie. (…) Je crois que le diabète c’est la pire des maladies, hein… Le traitement, c’est à vie. C’est pire que le cancer, parce que le cancer, ça se soigne. Quand tu as le diabète, on t’ampute de tous les membres… amputé de partout ! [éclat de rires généreux] (…) Si tu fais attention… tu peux vivre longtemps… c’est seulement pour prolonger ta vie. (…) Je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un diabétique a été guéri, alors tu suis ton traitement jusqu’à ta mort… [Silence] Je ne comprends rien… (…) Je dis à mon mari : « On dirait que mon corps est rempli d’insuline… » » Lorsque j’ai évoqué les difficultés potentielles liées à son expérience du diabète, elle a précisé : « d’abord j’aime bien manger. En mangeant tout ce qui m’a été défendu, je fais pas comme on me l’a ordonné. Quand j’ai faim, je mange jusqu’à ce que… je mange à ma faim. J’aime tellement les plats tahitiens, bananes… j’aime tout ce qui est tahitien… [Silence] Je viens d’une famille très pauvre… Je me suis privée toute ma vie… alors c’est pas maintenant que je vais me rationner hein ! Je préfère mourir d’avoir fait un écart de régime que mourir de faim ! »
46Dans le guide d’entretien, la formulation des questions est conçue au regard du modèle sémiologico-phénoménologique de la maladie, plus précisément autour des trois points d’ancrage (i.e. sémiologique, sémantique et phénoménologique) de la trajectoire de l’évolution du diabète des Polynésiens afin d’investiguer les signes et le sens qu’ils attribuent au diabète et les actions qu’ils mènent face à ce problème de santé.
Contexte de réalisation des entretiens
« Le plus gros problème dans la conduite d’une science du comportement humain n’est pas méthodologique, mais éthique ».
48La recherche ethnographique n’est pas sans confronter, de manière récurrente, le chercheur à certains paradoxes, ambiguïtés, et dilemmes éthiques inhérents à son approche phénoménologique et interactive (De Laine, 2000 :42), à l’écriture ethnographique et à l’écriture de terrain liées notamment à la puissance de la vérité du terrain (Dakhlia, 1995) qui légitimise sa pratique.
49Les entrevues se sont déroulées pendant une période de 11 mois.
50Les 66 entrevues réalisées en présence de mon interprète auprès des 30 Polynésiens diabétiques autochtones principalement à leur domicile, en majorité à deux reprises et enregistrées avec leur accord, ont permis de collecter en langue tahitienne un matériel particulièrement dense, mais aussi de découvrir leur environnement et leur lieu de vie.
51Les observations des lieux visités ont ainsi confirmé la promiscuité et la précarité des conditions de vie de ces Polynésiens, parmi lesquels certains sont exilés de leur île d’origine. Le mari d’une participante a donné son accord pour que les entretiens se déroulent à leur domicile (i.e. habitation de fortune), à condition, toutefois, que l’on garantisse l’absence de prise d’images photographiques de leur lieu de vie. Si le malheur et la détresse qui frappaient la majorité de ces Polynésiens me touchaient profondément, ils représentaient pour mon interprète des situations familières.
Déroulement des entretiens semi-dirigés
52La première rencontre était l’opportunité de présenter simplement la recherche au Polynésien. On lui proposait systématiquement la lecture du formulaire de consentement éclairé en langue tahitienne et en langue française. La plupart des participants acceptaient la proposition de lecture du document en tahitien et à voix haute par l’interprète, suivie de son explicitation. Ils approuvaient le contenu du formulaire, posaient parfois quelques questions et le signaient [5]. Ils apparaissaient généralement confiants, sans doute parce que la recherche était codirigée par des professeurs d’universités canadienne et française, et très certainement aussi parce que la santé représente un bien immatériel. Pour autant, ils demandaient souvent si leur participation à cette recherche était payante, l’annonce de la gratuité étant perçue à la fois comme un soulagement, et comme une condition sine qua non à leur participation.
53Certains participants pensaient que l’appareil d’enregistrement audio était destiné à contrôler la glycémie et demandaient ainsi « est-ce que l’appareil (i.e. l’enregistreur audio) » permet de « mesurer le diabète ? ». Et si quelques Polynésiens diabétiques espéraient la présentation d’un « nouveau » médicament « miracle » pouvant guérir leur maladie, la plupart attendaient qu’on leur propose une liste d’aliments recommandés dans le cadre de leur maladie, ou des conseils sur les aliments « qu’ils peuvent manger » en tant que diabétiques, à l’instar vraisemblablement des messages diffusés par les professionnels de santé, et notamment par les diététiciens, voire même par certains cliniciens qui disposent de formulaires pré-imprimés diffusés gracieusement par les laboratoires pharmaceutiques.
54Les Polynésiens inclus dans l’étude se montraient souvent étonnés de découvrir que la recherche à laquelle ils participaient se limitait à l’écoute attentive du contenu de leur discours et à son enregistrement. Le fait de s’intéresser à leur histoire, plus précisément à l’émergence et au développement de leur diabète, et de manière plus générale à leurs problèmes de santé autrement que sur un plan clinique ou biologique paraissait événementiel. Ainsi, pour ces Polynésiens, le chercheur était assimilé à un savant, « ‘aiv?na’a », à un expert, « Docteur diabète », à un « Taote » c’est-à-dire à un « Docteur ou à un médecin » qui, s’agissant du diabète, possède deux fonctions essentielles : d’une part, celle de contrôler le taux de sucre dans le sang, et d’autre part, celle de donner des conseils alimentaires ou un régime diététique adapté à la maladie. Dans ce contexte, le pouvoir médical se manifeste à travers le jugement porté sur la norme d’un indicateur biologique - la glycémie dans ce cas, révélateur du comportement alimentaire et de l’activité physique du sujet - et dans les directives, ou prescriptions notamment alimentaires que le diabétique doit respecter pour que son état de santé se maintienne, voire s’améliore.
55Le premier entretien débutait toujours par la question relative au commencement de la maladie du Polynésien. Ensuite, l’entrevue se déroulait en fonction des sujets abordés spontanément par le locuteur. Les questions étaient larges et ouvertes (Giorgi, 1997 :353) afin de lui permettre de décrire concrètement et de manière détaillée son expérience de la maladie et d’exprimer parfois l’imprévisible. Il ne s’agissait donc pas d’exploiter le guide d’entretien de manière linéaire, mais plutôt de l’utiliser comme un outil de repérage des thèmes abordés systématiquement lors des entrevues visant à reconstruire la trajectoire de l’évolution du diabète de chaque Polynésien inclus dans l’étude. Il s’agit principalement des trois registres (sémiologique, sémantique et phénoménologique) qui constituent la trajectoire de l’évolution du diabète des 30 Polynésiens interrogés. Les éléments permettant de reconstruire la trajectoire de l’expérience du diabète du patient et identifiés par Corin & al., (1992, 1993) sont précisés dans l’encadré ci-dessous.
2) Investigation du sens accordé à la maladie (Inventaire étiologique de la maladie : causes attribuées à cette maladie), identification du nom attribué à la maladie et de son sens, nom du diagnostic formulé par les cliniciens et/ou les thérapeutes traditionnels, identification du sens non-médical du traitement de la maladie (prescriptions du médecin et/ou du thérapeute traditionnel : examens biologiques et autres explorations, régime diététique, traitement médicamenteux ou autre) ;
3) Investigation des actions menées face à la maladie : quête de soins et description des pratiques de soins (recours au système biomédical et/ou traditionnel).
56Une attention particulière était portée sur la création d’un climat de confiance et sur le respect de l’expression des Polynésiens dans leur langue maternelle, en langue tahitienne, c’est-à-dire en « reo tahiti ». Néanmoins, deux cas âgés de 33 et 45 ans ont préféré s’exprimer principalement en langue française pour des raisons d’aisance : « Oui je m’explique mieux en français ». On constate cependant que le tahitien est utilisé de manière spécifique, par exemple, lorsque V. nomme sa maladie, « p?fata » [6], ou lorsque T. révèle sa perception du diabète : « C’est une maladie qui fait très peur… humm… parce qu’il y a trop de sucre dans le sang. Humm… […] Si on ne fait pas attention, ça pourrait aller sur le cœur ? »
57Chaque entrevue a duré en moyenne 1 heure 45, et si la majeure partie des cas ont accepté de participer aux deux rencontres planifiées et espacées en moyenne de 3 à 5 semaines, 2 cas ont souhaité se limiter à un seul entretien. Parmi les raisons invoquées, le déni fortement affirmé de la maladie d’un Polynésien ne justifiait pas, selon lui, une deuxième rencontre. L’autre cas était une mère de famille à la recherche d’un emploi, et ses conditions pénibles de vie associées à ses importantes contraintes familiales limitaient sa disponibilité.
58En revanche, deux cas dont l’état de santé s’est particulièrement aggravé pendant le travail de terrain ont été rencontrés quatre fois. Les événements importants relatifs à leur état de santé particulièrement instable rythmaient les entretiens, lesquels contribuaient assurément à donner un sens à l’histoire de leur maladie et aussi, sans doute, à leur difficulté d’exister. Ainsi, l’un d’eux, (T.) déclarait en tahitien à la fin de la première entrevue : « Parce que si vous n’étiez pas là, nous n’existerions pas aussi ! » Il clôturait le deuxième entretien en insistant sur l’utilité et l’importance de cette étude pour les Polynésiens, mais aussi sur le rôle de Dieu à l’origine de nos rencontres :
« Vous avez mené votre enquête en profondeur… ce que vous avez voulu. Si nous n’étions pas là pour témoigner, vous ne pourriez terminer votre enquête. Nous savons aussi comment progresse la maladie. Que nous soyons sûrs, grâce à vous, que votre travail nous servira aussi, hein ? Que nous sachions, où nous en sommes, à quoi sommes-nous accrochés. Sans vous… c’est bien ce que vous avez accompli !
Merci à Dieu d’avoir favorisé cette rencontre. Merci à Lui, si vous n’aviez pas été là, sans Lui, vous ne seriez pas là non plus. Sans vous, nous n’existerions pas non plus. On n’avance pas. À travers les moyens que vous nous avez donnés, nous avons pu nous exprimer, cela vous sert aussi pour vos recherches.
Vous faites des recherches pour résoudre les problèmes des gens, pour qu’ils puissent faire un bilan et se situer. Voilà ce que je peux dire, hein ? C’est très important, c’est extraordinaire ! Personne ne pourrait dire que ce que vous faites n’a aucune importance… […] »
60Avant d’aborder le traitement des données, il convient de préciser que les caractéristiques générales [7] du participant et de son contexte de vie étaient systématiquement collectées lors de la dernière entrevue.
Traitement des données
Transcription, contrôle, traduction et contrôle des récits
61Le contenu des enregistrements des 66 entretiens a été transcrit intégralement et codé d’emblée, ceci afin de protéger l’anonymat des participants, puis contrôlé, traduit en langue française et contrôlé. On disposait également des précieuses traductions manuscrites produites par l’interprète lors des entretiens et de mes notes de synthèse écrites immédiatement après chaque entrevue. L’intention était de procéder à une description ethnographique qualifiée de « dense » (Geertz, 1998), c’est-à-dire exhaustive, microscopique, interprétative du flux du discours de l’Autre, et de la sauvegarder « dans des termes lisibles » (Geertz, 1998 : 93).
Constitution d’une équipe de transcripteurs et de traducteurs
62Une équipe de Polynésiennes et de Polynésiens disponibles, compétents, voire experts en langue tahitienne ou « reo tahiti », rigoureux, s’engageant à respecter la confidentialité des données et maîtrisant l’outil informatique, a été constituée à partir de l’établissement d’une relation exclusive et individualisée [8]. Parmi les 25 Polynésiens rencontrés, 4 se sont spontanément désengagés en raison de contraintes personnelles. 9 Polynésiens ont assumé la transcription des récits recueillis sur le terrain, et 12 ont procédé au contrôle des transcriptions et à la traduction de leur contenu. Ces travaux de saisie et de contrôle ont été réalisés pendant plus d’une année.
63La moitié de ces Polynésiens ont été rémunérés, certains n’hésitant pas, à défaut d’augmenter le tarif fixé au départ, de menacer de cesser leur travail. Ceux et celles qui se sont impliqués dans cette recherche bénévolement réalisaient leur action souvent en transparence de la parole de Dieu. Ainsi, l’un d’entre eux m’écrivait en tahitien :
« Voici notre dernière traduction ! Prends courage pour la fin de ton travail. N’oublie pas que c’est Dieu qui détient la meilleure intelligence.
Je prie pour toi, pour que ton travail soit une réussite. Remercie le Seigneur, Lui qui m’a guidé vers toi pour t’aider. »
65Une autre traductrice polynésienne, de surcroît diabétique, m’avait dit plusieurs fois :
« Tu fais quelque chose que je ne peux pas faire, et c’est pourtant ça qu’il faut faire.
Tu aimes mon peuple Geneviève, et ça…, pour moi…, ça n’a pas de prix. Je t’aiderai jusqu’au bout. »
67Parmi ces transcripteurs et ces traducteurs, certains sont devenus de véritables informateurs qui enrichissaient ma réflexion, mon apprentissage de la langue tahitienne et mon approfondissement de la connaissance et de la compréhension des Tahitiens.
68Ainsi l’un de mes informateurs, également diabétique, m’avait révélé son interprétation du contenu des entretiens qu’il avait contrôlé et traduit : « Le Polynésien est un être de parole et tu leur as donné la parole. Ils ont répondu parce que tu les as valorisés, tu es allée vers eux dans leur langue, ils se sont lâchés. Cette ouverture d’expression… (…) c’est la valeur de leur parole, (…) parce que quand ils vont chez le médecin, on ne t’écoute pas. C’est vraiment différent. Qu’est-ce qu’on te dit ? (…) « T’as trop mangé de sucre, t’as trop mangé de gras, tu marches pas assez… » » Selon lui, le déroulement de l’entrevue avait permis au Polynésien de pratiquer une auto-analyse et, partant, d’évoluer vers une prise de conscience de sa responsabilité à l’origine de sa maladie. Ainsi, « au début, il [le Polynésien diabétique] dit : « la maladie m’a attrapé ». Cette expression signifie plus précisément : « « c’est pas moi qui suis responsable, c’est pas ma faute, j’y peux rien, je n’ai plus qu’à me soigner ». Et à la fin de l’analyse, il se responsabilise en disant « j’ai trop mangé, c’est pour ça que je suis malade, la maladie est venue sur moi, je suis responsable, c’est moi qui ai fait n’importe quoi, c’est pour ça que la maladie est venue sur moi. Après réflexion, je mange tout ce qui me passe par la main, je suis trop gros… » » [Cet informateur avait souligné :] « Ça m’aide beaucoup tu sais ».
69Le récit du Polynésien s’organise ainsi autour de la fatalité (i.e. « la maladie m’a attrapé »), évoluant ensuite vers une intériorisation de la cause et une prise de conscience de l’impact de son comportement alimentaire à l’origine de sa maladie, avant d’envisager les risques encourus pour les membres de sa famille : « ma famille, mes enfants, je veux pas qu’ils soient comme ça, je vais leur expliquer ».
70L’évocation du thème du diabète chez les Polynésiens conduisait souvent certains informateurs privilégiés à évoquer avec nostalgie la question fondamentale du profond changement qui affecte les Polynésiens dans la société d’aujourd’hui : « Je vais te dire, le vrai Polynésien, le vrai Tahitien… ils n’ont plus leurs repères, et ils ne veulent plus revenir en arrière, ils sont habitués maintenant au luxe, y a beaucoup de choses, la vie moderne qui les attire. (…) Peut-être ils vont, vont-ils regretter plus tard la vie d’autrefois, je ne sais pas, mais moi je regrette la vie d’autrefois. Je préfère rester telle que je suis. [Silence] Tu ne me demandes pas pourquoi ? (…) La télé, les publicités, à cause de l’argent… (…) Le Polynésien a complètement changé à cause de l’évolution de la vie. C’est devenu moderne. Il faut voler, il faut tuer, il n’est plus Polynésien. Ça me rend mal au cœur. Je pense à mes enfants… […] »
Choix, limites et distance ; respect des critères de légitimité et de rigueur
71L’exploitation de la totalité du matériel issu des 66 entretiens réalisés auprès des 30 Polynésiens porteurs du diabète de type 2 s’est avérée utopique dans le cadre de ces travaux de recherche exigeant de procéder à des choix et, par voie de conséquence, à des renoncements.
72Il m’était nécessaire également de me distancier de la relation intense et privilégiée que j’avais établie avec ces Polynésiens qui m’avaient si spontanément et si généreusement confié le récit de l’expérience de leur maladie, mais aussi des difficultés qu’ils rencontrent dans leur existence.
73On considère généralement que tout travail scientifique doit être dépourvu de sentiments, ce qui implique pour le chercheur d’appliquer des critères de légitimité et de rigueur, et, partant, d’aboutir à une production de sens qui doit être désaffectivée. Or, je dois reconnaître qu’il m’est difficile de dissimuler mon émotion quand je repense à l’expression de leurs - plaintes sur leurs visages, lorsqu’ils s’exclamaient « au?… » ou bien « ïia… », en montrant l’état de leurs jambes rouges, souvent œdématiées et douloureuses.
74En me livrant leurs stratégies issues de « la dialectique des représentations et des conduites » (Benoist, 1996 : 14), ils m’ont donné accès à l’univers de leurs croyances, à une partie de leur vie spirituelle dans laquelle résident leur force et l’espoir de leur guérison.
Analyse des données
75Les données sociodémographiques et médicales des Polynésiens diabétiques autochtones inclus dans l’étude ont fait l’objet d’un traitement spécifique. Une attention particulière a été portée sur la variable migratoire et sur le degré de sévérité de la maladie de ces Polynésiens.
Codage et analyse des récits
76Avant de décrire la phase du codage et de l’analyse des récits, il convient de préciser que le décryptage du contenu des entretiens transcrit en langue tahitienne et traduit en langue française n’a pas résisté aux tentatives d’utilisation des logiciels d’analyse qualitative (e.g. Atlas-Ti, HyperResearch). Compte tenu des niveaux d’analyse, et en particulier du « niveau de complexité de l’encodage linguistique », de la longueur des récits, et du « niveau lexico-sémantique » (Brugidou & al., 2000), il est apparu clairement qu’aucun logiciel d’analyse de données textuelles ne serait réellement satisfaisant, ne pourrait permettre d’atteindre les objectifs de recherche, et ne pourrait se substituer au travail rigoureux du « découpage à la main » des récits, de surcroît s’agissant de l’analyse d’un matériel empirique réparti sur deux registres linguistiques.
77Le double contenu de chaque entretien (i.e. la transcription en langue tahitienne et la traduction en langue française) a été transposé et codifié dans une grille d’analyse, en fonction de leur relation aux facteurs et aux éléments de la trajectoire issus du modèle d’analyse retenu pour cette étude. La démarche d’analyse phénoménologique utilisée s’inspire de celle déjà expérimentée avec succès par certains chercheurs (notamment Corin & al., 1992, 1993). Elle est structurée en trois temps principaux et a permis d’explorer en profondeur le contenu des récits exprimés par les 30 Polynésiens autochtones porteurs du diabète de type 2 et rencontrés dans cette étude.
La seconde codification porte sur les unités de significations récurrentes correspondant au mode dominant de son interprétation du sens de sa maladie, à travers le nom qu’il lui donne et sa signification profonde en langue tahitienne, à travers également les maladies qu’il associe au diabète, et ses causes.
La troisième codification concerne les actions menées par le Polynésien diabétique au cours de son expérience de la maladie (e.g. quête et pratiques de soins occidentaux et/ou traditionnels ; rôle de malade et impact de la maladie dans son entourage familial et social ; déni de la maladie).
78Dans un premier temps, l’analyse préliminaire du contenu de chaque récit a permis d’appréhender la forme de la trajectoire de l’expérience et de l’évolution de la maladie de chaque Polynésien diabétique, et de la reconstruire schématiquement selon trois axes : l’axe sémiologique (celui des signes) et l’axe sémantique (celui du sens) qui contribuent à orienter l’axe des actions. Autrement dit, le repérage des passages narratifs relatifs aux signes et/ou aux symptômes que les Polynésiens diabétiques associent à leur maladie, ainsi que ceux relatifs au sens et aux actions (e.g. quête de soins et/ou quête spirituelle) exprimés avec récurrence [9] dans leur(s) récit(s), ont permis de décrypter les points d’ancrage sémiologique, sémantique et phénoménologique de l’évolution de la trajectoire de leur maladie. Cette description de la structure typique des trajectoires se trouve au cœur des systèmes interprétatif, réactionnel et d’actions, utilisés par chaque participant conformément aux éléments de la trajectoire issus du modèle d’analyse retenu pour cette étude.
79Dans un second temps, l’analyse a porté sur la trajectoire de l’expérience individuelle de la maladie reconstruite à partir du récit de chaque participant mettant en évidence les passages des récits sélectionnés en regard du modèle d’analyse sémiologico-phénoménologique selon une triple codification : signes, sens, actions.
80Le troisième temps a été consacré à l’analyse interprétative transversale du matériel issu du décryptage des trajectoires individuelles des participants à l’étude. L’examen rigoureux de la variabilité des trajectoires de l’ensemble des Polynésiens interrogés a permis de repérer des systèmes de signes, de sens et d’actions dominants (i.e. évoqués le plus fréquemment par certains Polynésiens) ou démarquants (i.e. évoqués de manière distincte par exemple vis-à-vis de leur réaction face à la maladie). Cette analyse interprétative transversale a permis d’appréhender et de confirmer, notamment, l’influence déterminante de la représentation du diabète par les Polynésiens sur l’évolution de la trajectoire de leur maladie vers les complications.
81La synthèse de cette recherche complétée par l’analyse de contenu des notes de terrain et de la démarche réflexive menée durant la totalité de l’étude a permis, en particulier, d’inscrire les trajectoires des Polynésiens porteurs du diabète de type 2 dans le contexte social et culturel dans lequel elles s’enracinent et prennent sens, et d’accéder à une explication phénoménologique et interprétative de l’émergence et du développement des complications chez les Polynésiens autochtones diabétiques de type 2 vivant dans la zone urbaine de Tahiti.
Conclusion
82L’approche contextualisée, phénoménologique c’est-à-dire expérientielle de l’entretien semi-directif a permis d’envisager l’appropriation de cet outil de la phase précédant le pré-test du guide d’entretien au traitement et à l’analyse des données.
83Dans le cadre de ces travaux, à la frontière de la Santé publique et de l’anthropologie, l’entretien semi-directif constitue une expérience humaine singulière parfois déstabilisante mais de manière générale extrêmement structurante permettant de recueillir des données pertinentes et authentiques (dans la langue d’origine). Elle permet également de souligner la nécessite de respecter les règles éthiques de la recherche, de surcroît lorsque l’on s’adresse à des personnes atteintes de maladies chroniques, potentiellement vulnérables et d’une origine culturelle différente de celle de l’interviewer. Elle confronte également le chercheur aux limites inhérentes à toute recherche qualitative – en particulier la faiblesse de la validité externe et de l’objectivité (Krefting, 1990) -, mais également à ses exigences. Une telle recherche nécessite en effet la compréhension de la thématique explorée, le développement de qualités personnelles de l’interviewer (patience, empathie et engagement) et son devoir d’appliquer la rigueur de la méthode (De Sardan, 2008). Il importe également qu’il adopte une posture éthique, l’ensemble de ces exigences conditionnant l’aboutissement de ses travaux (i.e. comprendre les mécanismes explicatifs du développement des complications liées au diabète de type 2), qui, compte tenu de l’augmentation dramatique de l’épidémie du diabète de type 2 est une question fondamentale et sans doute universelle.
Bibliographie
- Benoist J. (1996), « Santé, maladie : pour une anthropologie ouverte », in : Les maux de l’Autre. La maladie comme objet anthropologique, Cros, M., dir., Paris : L’Harmattan, Coll. Santé et Sciences humaines, 9-14, 142 p.
- Bourdieu P. (1993), « Comprendre », in : Bourdieu P. (éd.), La misère du monde, Paris : Éditions du Seuil.
- Boutin G. (1997), L’entretien de recherche qualitatif. Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec.
- Brugidou M., Escoffier C., Folch H., Lahlou S., Le Roux D., Morin-Andreani P., & Piat G., (2000), Les facteurs de choix et d’utilisation de logiciels d’analyse de données textuelles, JADT 2000, 5e Journées Internationales d’Analyse Statistique des Données Textuelles, 8p.
- Corin E., Bibeau G., & Uchôa E., (1993), Éléments d’une sémiologie anthropologique des troubles psychiques chez les Bambara, Soninké et Bwa du Mali, Anthropologie et Sociétés, 17 (1-2) : 125-156.
- Corin E., Uchôa E., Bibeau G., & Koumare B., (1992), Articulation et variations des systèmes de signes, de sens et d’action, Psychopathologie Africaine, XXIV (2) : 183-204.
- Dakhlia J. (1995), Le terrain de la vérité, Enquête, 1 : 141-152.
- De Ketele J.-M., & Roegiers X., (1996), Méthodologie du recueil d’informations. Fondements des méthodes d’observations, de questionnaires, d’interviews et d’études de documents. Méthodes en sciences humaines. 3e édition, Paris : De Boeck Université.
- De Laine M. (2000), Fieldwork, Participation and Practice : Ethics and Dilemmas in Qualitive Research, Thousand Oaks, CA : Sage Publications, 231p.
- De Sardan J.P.O. (1995), La politique du terrain, Enquête, 1 : 71-109.
- De Sardan J.P.O. (2008), La rigueur du qualitatif, Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Academia Bruylant, Collection Anthropologie prospective n°3.
- Denzin N. & Lincoln Y. S (eds) (2005), Handbook of Qualitative Research (2nd ed). London : SAGE.
- Flick U. (ed.) (2007), The SAGE Qualitative Research Kit (8 cols). London : SAGE.
- Geertz C., (1998), La description dense : Vers une théorie interprétative de la culture, (A. Mary, trad.), Enquête, 6 : 73-105.
- Gingras F.P. (1992), La théorie et le sens de la recherche. In Recherche sociale. De la problématique à la collecte de données. Gauthier B (éditeur), Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec.
- Giorgi A. (1997), « De la méthode phénoménologique utilisée comme mode de recherche qualitative en sciences humaines : théorie, pratique et évaluation », in Poupart J., Deslaurier JP., Groulx LH., Laperrière A., Mayer R, & Pires AP., La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal : Gaëtan Morin, 309–340, 405p.
- Hopf C. (2004), Research Ethics and Qualitative Research, in U. Flick, E.V. Kardorff, and I. Steinke (eds.), A Companion to Qualitative Research. London : SAGE. : 334-339.
- Imbert-Berteloot G. (2007), Décryptage de la trajectoire sémiologique et phénoménologique des complications chez les diabétiques de type 2 : le cas des Polynésiens autochtones. Thèse de doctorat en Santé publique, Faculté des Études Supérieures, Université de Montréal, 497p.
- Krefting L. (1990), Rigor in Qualitative Research : The Assessment of Trustworthiness, The American Journal of Occupational Therapy, 45(3) : 214-222.
- Laperrière A. (1997), « La théorisation ancrée (grounded theory) : démarche analytique et comparaison avec d’autres approches apparentées », in Poupart J., Deslaurier JP., Groulx LH.,
- Laperrière A., Mayer R, & Pires AP., La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal : Gaëtan Morin, 309–340, 405p.
- Lincoln Y.S. (1995), Emerging criteria for quality in qualitative and interpretive research. Qualitative Inquiry, 1, 275-289.
- Marshall C. & Rossman GB. (2006), Designing qualitative research. Fourth Edition. Sage Publications, Thousand Oaks, 2006.
- Muchielli A. (2009), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, dir. 3e édition, Paris, Armand Colin.
- Picoche J. (1992), Dictionnaire étymologique du français. Picoche, J, Les usuels. Paris, Dictionnaires Le Robert.
- Poupart J. (1997), « L’entretien de type qualitatif : considérations épistémologiques, théoriques et méthodologiques », in Poupart J., Deslaurier JP., Groulx LH., Laperrière A., Mayer R, & Pires AP., La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal : Gaëtan Morin, 173–209, 405p.
- Russel H.B. (1995), Research methods in anthropology : qualitative and quantitative approaches, 2nd ed. Walnut Creek, CA : AltaMira Press, 585p.
- Savoie-Zajc L. (1997), L’entrevue semi-dirigée, in B. Gauthier (éd.), Recherche sociale : de la problématique à la collecte des données (3e éd., pp. 263-285). Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec.
Mots-clés éditeurs : entretien semi-directif, recherche qualitative, méthodologie de la recherche
Date de mise en ligne : 11/01/2014
https://doi.org/10.3917/rsi.102.0023Notes
-
[1]
Imbert-Berteloot G. (2007) Décryptage de la trajectoire sémiologique et phénoménologique des complications chez les diabétiques de type 2 : le cas des Polynésiens autochtones. Thèse de doctorat en Santé publique, Faculté des Études Supérieures, Université de Montréal, 497p.
-
[2]
On entend par paradigme « un ensemble de règles implicites ou explicites orientant la recherche scientifique, pour un certain temps, en fournissant, à partir de connaissances généralement reconnues, des façons de poser des problèmes, d’effectuer des recherches et de trouver des solutions » (Gingras, 1992).
-
[3]
On constate, en effet, que les médecins généralistes qui visitent à domicile les patients notamment porteurs d’invalidités sont extrêmement rares. On note également que les patients qui viennent « des îles » (i.e. des archipels éloignés de Tahiti), par le biais d’une évacuation sanitaire par exemple, sont identifiés spécifiquement par rapport à leur île d’origine.
-
[4]
Médecins généralistes et spécialistes du secteur privé et du secteur public (i.e. hospitalier et santé publique) exerçant à Tahiti.
-
[5]
Un seul participant n’a pas souhaité apposer sa signature de peur d’être identifié. Il a préféré nous donner son accord verbal, ceci malgré notre tentative d’explicitation, en insistant pour que l’on exploite ses propos dans cette étude.
-
[6]
Terme tahitien qui signifie « largement ouvert, béant ».
-
[7]
Le formulaire de recueil comprenait principalement les caractéristiques suivantes : âge, sexe, lieu de naissance, capacités linguistiques, situation familiale, niveau de scolarité et/ou de formation, activités, conditions et habitudes de vie, ressources mensuelles. Type de construction du logement, nombre de pièces d’habitation, équipements, véhicules.
-
[8]
La relation individuelle et exclusive établie avec chaque transcripteur ou traducteur a été, en effet, privilégiée afin d’optimiser le respect de la confidentialité des données. Le contenu de chaque transcription a été systématiquement contrôlé par un autre expert en langue tahitienne chargé de la traduction. La supervision et le contrôle des travaux de transcription et de traduction réalisés avec mon interprète me permettaient de m’imprégner du contenu des récits des Polynésiens. L’utilisation assez fréquente d’un bilinguisme ou d’une interlangue plaçait parfois le texte à la limite de l’intelligibilité, renforçait la complexité du travail de traduction et appelait la consultation d’experts.
-
[9]
Ils correspondent au mode d’expression dominant.