Notes
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[1]
Il va sans dire, cependant, que le monde réel, même dans sa portion la plus fragmentée, a toujours été traversé de continuités pragmatiques nombreuses. La proposition interdisciplinaire émerge néanmoins afin que ces continuités soient mieux reconnues, plus efficientes, plus systématiques.
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[2]
Voilà un bon exemple. Le concept d’inconscient, provenant de la psychanalyse, est employé, ici comme ailleurs, avec une telle naturalité, une telle tonalité d’évidence qu’il est rare qu’on convoque Freud en preuve.
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[3]
Cela explique pourquoi les formations sur ce thème se heurtent souvent au sentiment des étudiants que le débat interdisciplinaire est inflationniste et qu’il ne ferait que redoubler des pratiques par nature déjà continue. Ce sentiment, en selon nous en partie fondé, ce qui exige de mieux focaliser les formations sur ce thème.
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[4]
À titre d’analogie, précisons que la langue créole est un produit stabilisé du métissage se caractérisant par le fait que les deux géniteurs linguistiques ne sont pas égaux, les affaires de l’âme pouvant se dire par la langue maternelle ancestrale, alors que les affaires économiques se formuleront par la langue du conquérant.
Introduction
1À l’invitation d’un petit hôpital de soins de longue durée en Suisse, nous avons réalisé une cinquantaine d’heures d’observations d’équipes soignantes à l’occasion de leurs visites médicales matinales et de leurs réunions interprofessionnelles de coordination. Le mandat initial consistait à réaliser une formation sur le thème de l’interdisciplinarité à partir d’observations de la pratique. La demande s’est cependant avérée comporter une composante, en partie tacite, d’analyse institutionnelle découlant d’une perception de difficultés interdisciplinaires au sein de cette institution. En fait, les promoteurs de l’activité avaient pour espérance qu’une telle formation puisse avoir pour impact une éventuelle prise de conscience chez les professionnels de l’hôpital des dites difficultés. Cette prise de conscience aurait permis par la suite de les problématiser de façon à élaborer puis proposer à l’interne des solutions favorisant la transformation des rapports interprofessionnels.
2Le présent article cherche à développer une analytique des problèmes interdisciplinaires en les distinguant d’autres difficultés proches, comme, par exemple, les difficultés relatives à l’organisation du travail. Pour l’analyste, cette proximité brouille les pistes, provoque une confusion entre ce qui relève véritablement de l’interdisciplinarité et des autres difficultés relatives aux situations de travail. Pour ce faire, l’article fera d’abord rappel des paramètres du débat sur l’interdisciplinarité puis exposera les difficultés observées dans le cadre de cet hôpital de façon à les analyser au regard de la théorie sur l’interdisciplinarité. Il exposera notamment comment le groupe des infirmières contribue en contexte hospitalier au maintien d’une philosophie de soin favorable au déploiement dans la durée de l’interdisciplinarité.
Interdisciplinarité et transformation de soi
3Avant même de penser l’interdisciplinaire, il faut d’abord concevoir le disciplinaire. Il y a discipline à partir du moment où savoirs et conduites sont policés par un système de règles de telle façon qu’ils constituent un corps unifié saillant pour autrui. Comme le parent qui énonce et fait appliquer ses règles par ses enfants, la discipline crée l’unité en énonçant l’identité pour soi et pour autrui, et la propriété sur un domaine de savoir ou d’intervention. Les dispositifs d’application de ces règles disciplinantes sont les programmes de formation, les ordres professionnels, les associations scientifiques, les revues scientifiques, les conventions collectives, etc. Il n’y a donc pas en science, comme pour les enfants, de discipline de nature, mais un travail humain de création d’un ordre, véritable travail de monopolisation dirait Bourdieu. Cette activité de monopolisation s’est déployée par une infinité d’à-coups de fragmentation vers le petit. Si l’Université de Bologne, la première d’entre toutes, affirment les italiens, comptait à sa fondation sept disciplines, le National register of scientifique and technical personnel [1] recense aujourd’hui plus de 8000 disciplines cherchant à s’approprier un sous-domaine de l’épistémè. Le moteur de cette explosion fut la conviction positiviste et moderne que la fragmentation des objets permettrait d’accroître l’intelligibilité du monde, par l’atteinte de la vérité située dans l’indivis, dans la particule la plus élémentaire qui soit. Cette fragmentation s’est déployée dans le temps par la taxonomie au cours du 18ième et 19ième siècles, soit la grande époque où la science était avant tout affaire de classification. Cet effort classificatoire trouve encore aujourd’hui écho dans la départementalisation des hôpitaux, dans la spécialisation de la médecine, ou dans la facultarisation des universités, par exemple [1]. Cette fragmentation, cette quête de l’indivis, cette foi dans un savoir atomisé comporte cependant un coût, celui de la perte de la globalité, particulièrement coûteuse pour les objets complexes. La reconquête épistémique des savoirs de la globalité constitue le cœur du propos interdisciplinaire [2].
4La pluridisciplinarité renvoie au principe de coprésence autour d’un objet commun à diverses disciplines, mais qui demeurent fortement distinctes; chacune sait ce qu’elle a à faire et le fait de façon autonome. Il y a cependant, ici dans les faits, reconnaissance mutuelle que l’action de plusieurs disciplines est nécessaire pour accomplir la tâche requise, qu’il s’agisse d’intervenir dans le monde, d’étudier un phénomène ou de former la relève.
5La multidisciplinarité exprime quant à elle cette même coprésence, mais ordonnée en une séquence de travail rationnelle. Cet ordonnancement engage plus ou moins fortement la négociation de qui fait quoi, et ce, de façon optimum eu égard à la tâche à réaliser et aux compétences et prérogatives de chacun. Cet appel à la coordination des disciplines atteint, à leur périphérie, les monopoles disciplinaires. La plupart des dispositifs de concertation interprofessionnelle sont de cet ordre. Tant pour la pluri que pour la multidisciplinarité, il n’y a pas de visée de transformation des disciplines coprésentes, même si, dans les faits, et souvent sans le vouloir, la coaction proximale provoque des transformations inattendues, de petites réussites invisibles [3] dont, par exemple, un interlangage [4] souvent à portée pratique[5].
6L’interdisciplinarité va donc plus loin en provoquant la transformation des disciplines coprésentes puisqu’elle ne se limite pas à coordonner qui fera quoi et à quel moment; elle fera plutôt en sorte que l’action de l’un soit en partie reprise dans l’action de l’autre. Cette transformation a deux valences principales. D’une part, celle de l’émergence de nouveaux savoirs qui fondent éventuellement une nouvelle discipline et, d’autre part, celle du métissage, où la rencontre de la différence provoque une transformation de soi et de l’autre. La première perspective est particulièrement présente dans les sciences exactes pour lesquelles il y a nouvelle discipline à partir du moment où il y une redécoupe du réel puis remonopolisation des domaines d’étude ou d’intervention: neuro-sciences, biochimie, etc. Cette première définition comporte une contradiction en elle, soit la disciplination de la rencontre, l’atténuation de la différence. La seconde perspective pose la nécessité d’une transformation de soi à la faveur de la rencontre d’un autre irréductiblement différent. Ici, ce n’est pas l’émergence qui a valeur, mais le rapport de différenciation en tant que tel. L’inter, c’est-à-dire ce qui est entre, se conçoit alors comme un espace de possibles, un espace de rencontres, caractérisé par le mouvement plutôt que par la stabilisation disciplinaire. Une telle rencontre de l’autre exige dans cette perspective le déséquilibre, condition du mouvement, la tolérance au risque, condition de la rencontre, l’incertitude relative, condition de l’innovation. Il découle de ces énoncés que l’espace de l’inter ne peut être comblé, puisqu’il est espace de translation d’un monde à l’autre, puisqu’il est lieu de passage [6].
7Nombre de promoteurs de l’interdisciplinarité posent la transdisciplinarité comme l’aboutissement ultime de ce débat. Ce terme est cependant plus difficile à manier que les autres. S’il s’agit de concevoir ce qui traverse, de proche en proche, un groupe de disciplines, le concept semble alors utile. Mais il est aussi employé pour désigner une forme de fusionnisme des disciplines, où poésie et physique s’éclairent mutuellement. Si sur le plan théorique il est possible de légitimer la présence dans le champ scientifique de plusieurs schèmes d’intelligibilité du monde, et aisé de démontrer la valeur de la fréquentation des arts par les scientifiques, certains promoteurs de la transdisciplinarité cherchent à retrouver le paradis perdu de l’Université de Bologne où tous les savoirs était un. Or, en science comme en toute chose, le conservatisme comporte ses risques, dont le premier est de minorer les valeurs de l’évolution. Le débat transdisciplinaire a néanmoins le mérite de poser une question fondamentale : comment permettre aux divers schèmes d’intelligibilité du monde de se croiser et, plus fondamentalement encore, comment permettre à tous les détenteurs de savoirs, y compris ceux qui détiennent des savoirs d’usage, de participer à la science? Ici, le concept de circumdisciplinarité élaboré par Lenoir[7] devient utile. Circum, pour cercle, le cercle herméneutique. Lenoir conçoit l’espace de l’inter à travers son effectivité empirique, c’est-à-dire comme un cercle, plus précisément comme une spirale, où le savoir des uns provoque, de proche en proche, la transformation du savoir des autres. Ce concept permet à toute une série d’acteurs coactifs (professionnels, formateurs, et chercheurs, mais aussi usagers, étudiants et sujets de recherche) de participer de façon réflexive à l’émergence de savoirs. Ce cercle des savoirs est un espace translatif où peuvent s’analyser les conditions les plus fondamentales de l’émergence de la réflexion interdisciplinaire.
8Cet espace translatif concerne la rencontre des disciplines sur leurs trois plans de réalisation, soient les plans professionnel, académique, et recherche. S’il n’y a pas formellement de différence de nature entre l’interdisciplinarité et l’inter professionnalité et que l’on accepte le fondement de cet article, à savoir que l’un et l’autre cherchent à concevoir des rapports de métissage entre des objets et des acteurs, l’écart entre les deux concepts s’efface complètement. La discipline est ainsi constituée d’une profession, d’un système de formation et d’une capacité de recherche[8]. Cependant, ces plans ont chacun des conditions propres, des enjeux spécifiques, par exemple en termes de protection des domaines d’intervention. La proximité conceptuelle entre discipline et profession peut alors faire en sorte qu’une difficulté vécue dans l’espace interprofessionnel incrimine à tort l’interdisciplinarité.
Interdisciplinarité et continuité épistémique des mondes
9Dans le droit civil, la clôture d’un domaine détermine l’espace à l’intérieur duquel se déploie la propriété et, par le fait même, l’infraction. Il en va de même des professions, des disciplines académiques et des groupes de recherche. L’appel à l’innovation interdisciplinaire constitue alors une tentative de réforme du système normatif de la propriété symbolique des domaines d’études et d’intervention. Cet appel prend deux formes [9]. La première, dite praxéologique, pose la nécessité pragmatique de travailler ensemble afin d’accroître l’efficience de l’action sur les objets complexes [10]. L’interdisciplinarité constitue ainsi une réponse concrète à des problèmes dont on sait qu’une seule discipline, aussi exceptionnelle et compétente soit-elle, ne peut les résoudre. Pour la recherche, l’entrée dans le réel par le problème concerne en fait les questions épistémologiques et éthiques de l’applicabilité des travaux de recherche, de leur pertinence sociale et de leur capacité à agir dans le monde. Selon cette perspective, toute recherche fondamentale se heurtera un jour ou l’autre au réel lorsqu’il s’agira d’appliquer ses découvertes dans une technologie ou une pratique professionnelle. La seconde est strictement épistémologique et se fonde moins sur la recherche de l’efficience de l’action qu’elle énonce une condition de la construction du savoir en contexte de complexité irréductible des phénomènes. Dans cette perspective, connaître exige la recomposition des globalités perdues par la fragmentation analytique de l’époque de la mathesis, l’époque du découpage incessant et de la taxonomie [11]. Mais, qu’il s’agisse d’intervenir efficacement sur le monde ou de le connaître dans la pleine ampleur de ses dynamismes profonds, dans les deux cas, il y a nécessité quasi impérative de travailler ensemble, d’où les diverses tonalités normatives d’un grand nombre de discours sur l’interdisciplinarité. Il est, selon nous, nécessaire d’esquiver les divers programmes normatifs de l’interdisciplinarité pour considérer cette nécessité comme une condition actuelle de la pratique de recherche ou professionnelle.
10Par ailleurs, les diverses disciplines ne font pas que se jouxter dans un espace de domaines a priori stables. En pratique, elles se regardent, se pillent, se critiquent, échangent entre elles et engendrent de nouvelles disciplines et pratiques professionnelles. La raison de cette indisciplinarité native se trouve dans le fait que les objets résistent aux découpages et qu’ils sont dans la vraie vie insécables de leur contexte et entre eux. À la faveur de ces chevauchements entre objets se sédimentent des pratiques interdisciplinaires ou interprofessionnelles concrètes, souvent implicites. Ainsi, les connaissances circulent et s’exposent dans un espace public ouvert à la critique, à la falsification, au détournement, à l’adaptation, à la consultation, au phagocytage, etc. Le scientifique comme le professionnel puise à gauche et à droite dans ce champ épistémique, parfois de façon inconsciente, divers savoirs et diverses méthodes qu’il emploiera pour agir dans ce monde continu. En fait, ils réalisent, en fonction des règles respectives de leur métier, une composition interdisciplinaire en partie ad hoc, en phase avec la nécessaire application de leur projet de connaissance ou d’intervention. À la faveur de la continuité des mondes, nous participons tous et toutes, comme M. Jourdain et sa prose, à l’interdisciplinaire, sans trop le savoir.
11L’exigence d’applicabilité des savoirs participe, pour certains auteurs, à une demande d’efficacité technique ou sociale visant l’intervention efficiente sur le réel : « l’idée d’interdisciplinarité appartient en propre à l’époque de la délégitimation et à son empirisme pressé. Le rapport au savoir n’est pas celui de la réalisation de la vie de l’esprit ou de l’émancipation de l’humanité; c’est celui des utilisateurs d’un outillage conceptuel et matériel complexe et des bénéficiaires de la performance » [12]. Hamel dévoile également la velléité normative motivant certains appels à l’interdisciplinarité: « Si tant est que l’interdisciplinarité trouve sa raison d’être face à l’action, sa vogue actuelle vient souligner une volonté toute gestionnaire de lier les sciences et leurs disciplines entre elles pour éventuellement les attacher étroitement à l’action » [6]. Cette position détonne de la conception de l’interdisciplinarité comme moyen d’humanisation de la science, voire d’émancipation, telle qu’énoncée par certaines des programmatiques de l’interdisciplinarité (voir à ce propos Lenoir, Rey et Fazenda [8]). En fait, elle renverse les présupposés humanistes d’une certaine interdisciplinarité doucereuse en rappelant qu’elle peut aussi se constituer comme assujettissement d’acteurs au nécessaire, à l’efficace, à la norme commune, auquel cas elle devient moins métissage égalitaire que créolisation de l’autre. Cela explique sans doute une part importante des résistances, le plus souvent tacites, quant à l’interdisciplinarité. Si, d’aucun reconnaîtront la valeur de principe de l’interdisciplinarité, certains estimeront qu’elle constitue aussi une forme douce de tyrannie.
12L’interdisciplinarité poursuit donc la visée pragmatique de résolution de problèmes par le passage de « l’explication à l’action »[6], par la mobilisation de tout savoir, de toute provenance, nécessaire à la réussite de l’action. Les disciplines appliquées, comme le sont de façon toute intense les soins infirmiers, la médecine ou le travail social, sont, en ce sens, des lieux privilégiés de l’interdisciplinarité [13]. Leur haut niveau d’application, couplé du caractère souvent impératif de leur action, constituent une forme d’interdisciplinarité réalisée qui répond à des principes transversaux d’action (urgence, nécessités d’intervenir, impératif d’efficience, etc.) [3]. Ce qui importe ici, ce n’est pas la juxtaposition des méthodes mais bien la composition que réalise le chercheur ou le praticien dans leurs activités respectives. Hamel rappelle que le découpage des objets, parce qu’ils sont incommensurables, est une condition structurelle du travail scientifique [6], et il en va de même pour l’intervention professionnelle. Mais, dans une perspective interdisciplinaire, cette problématisation porte le projet de réinsérer l’objet, au moins partiellement, dans l’incommensurabilité de son monde. Ce projet est sans aucun doute illusoire pour un chercheur seul, comme pour une équipe clinique. Il en va ici, comme pour cet écrivain qui se propose de raconter l’année courante de sa vie, et qui se bute à l’incommensurabilité de l’instant présent. L’interdisciplinarité est alors moins dans les objets en tant que tels, car incommensurables, que dans la volonté de jeter des ponts entre les diverses explications possibles qu’engagent les découpages disciplinaires, ce qui présuppose un cadre théorique intégrateur. La convergence se réalise alors par le partage d’une volonté commune de comprendre le monde dans ses complexités, les disciplines se dissolvant partiellement dans cette communauté. Dans cette perspective, l’interdisciplinarité se pose moins comme le métissage des disciplines, des domaines d’intervention ou des divers savoirs que comme la création d’une famille épistémologique, avec les risques de consanguinité (pour poursuivre l’analogie du métissage) que cela comporte. La rencontre concrète des disciplines, dans une équipe de travail, par exemple, provoque l’émergence d’un « interdisciplinarity discursive space » [10] qui favorise la formulation collective d’un système de higher-level concepts [13] à valence fortement impérative dans la mesure où il crée et légitime une problématique imposant transversalement aux divers acteurs potentiels ses nécessités d’action.
Contexte et méthodologie
13L’hôpital dont il est question ici a une mission spécialisée en soins de longue durée, essentiellement pour une clientèle gériatrique. Il se caractérise par sa petite taille, en l’occurrence une cinquantaine de lits répartis en cinq unités de travail, dont une spécialisée en soins palliatifs. Chacune des unités est physiquement distincte et regroupe un corps de professionnels pour l’essentiel assez stable, composé d’infirmières et d’aides soignantes ayant choisi pour la plupart de travailler dans cette institution de soins. Chaque unité est dirigée par un médecin chef affecté à cet hôpital pour une période de deux ans. La rotation des médecins d’un hôpital à l’autre découle de politiques régionales d’organisation des services. On le verra, cette condition du travail a un impact important sur les rapports interprofessionnels dans ce contexte. Chaque unité accueille un ou deux résidants en médecine. Ces « internes » sont eux aussi de passage dans l’hôpital puisqu’ils y réalisent une étape de leur parcours de formation pratique. Ces équipes se partagent des spécialistes en travail social, en psychologie, en orthophonie, en physiothérapie, etc. Ce petit hôpital se représente comme spécialiste régional en soins prolongés, mais plus encore, comme porteur d’une mission historique en ce domaine caractérisée par une philosophie de soin propre à cette institution. Cette auto-représentation de leur mission est cependant mise à mal par différentes transformations de l’organisation des services en Suisse.
14Au total, ont été réalisées 20 heures d’observation directe des visites médicales matinales et 10 heures d’observation directe des rencontres en équipe multidisciplinaires regroupant les principaux acteurs de chaque unité. S’ajoutent à cette observation directe, la réalisation d’activités de réflexivité par unité de travail, puis par groupes professionnels, pour une durée totale de 20 heures Ces activités prenaient la forme d’une courte présentation découlant des observations suivie d’une discussion collective. Chaque journée d’observation a été suivie de la rédaction de notes de terrain autour des catégories suivantes: formes de l’interdisciplinarité, rôles des acteurs clef, objets de controverses et convergences autour du sens de l’action. La synthèse de ces notes a été discutée avec les cadres de l’hôpital, reformulée puis distribuée pour discussions auprès de l’ensemble du personnel. Une dernière journée fut dédiée à la discussion en grand groupe de ces résultats. Au total, 25 cas cliniques ont fait l’objet d’une observation, 11 réunions interprofessionnelles ont été réalisées, et près de 70 personnes ont participé aux diverses activités de réflexivité.
Résultats: débats interdisciplinaires et difficultés interprofessionnelles
15Le relatif cloisonnement des unités et leur petite taille a favorisé le déploiement d’une micro-culture de travail découlant d’une forte coactivité proximale. Cette coactivité en unité de soins a produit une ambiance interdisciplinaire remarquable, mais suivant une certaine variabilité de tonalités selon la configuration spécifique des équipes. Pourquoi alors l’équipe d’encadrement estimait-elle qu’il y avait un problème interdisciplinaire? Était-ce la variabilité des styles interdisciplinaires qui laissait croire à une difficulté? La suite de cet article exposera les conditions de ce qui nous semble un succès interdisciplinaire et les modulateurs de la coaction qui produisent cette variabilité dans l’expression de l’interdisciplinarité, puis il explorera le sens de cette confusion apparente entre difficultés interdisciplinaires et interprofessionnelles en distinguant une série de difficultés, certes réelles aux secondes, mais qui ne trouvent pas forcément leur fondement dans une difficulté interdisciplinaire.
16En raison de leur structuration en unité de soins stables, les équipes étaient depuis toujours véritablement coactives, ce qui a permis l’émergence de nombreuses réussites invisibles de l’interdisciplinarité. S’il était relativement facile d’observer des styles interdisciplinaires variés, voire même des conflits entre acteurs d’une même équipe de travail sur la façon dont l’intervention devait se produire, l’observation n’a pas permis de capter, ou si peu, de chocs véritablement épistémiques ou épistémologiques quant au sens de l’action à faire. Ces chocs sont parmi les meilleurs analyseurs de difficultés interdisciplinaires. L’observation a plutôt permis de constater une forte et ostensible convergence entre les acteurs, voire même un style général propre à l’hôpital, c’est-à-dire une philosophie de soin constitutive de l’identité collective et institutionnelle. D’ailleurs, nombreux sont les praticiens non médicaux qui font le choix de travailler spécifiquement dans cet hôpital, précisément en raison de la qualité de cette philosophie de soin et de sa capacité de faire institution, comme en témoigne le caractère engagé de la très grande majorité des acteurs pour la cause des soins de longue durée. Cette philosophie se transmet dans le temps par l’équipe de direction et le personnel infirmier et le groupe des aides soignantes suivant deux modalités temporelles. La première se déroule en temps long et se déploie grâce à la transmission intergénérationnelle chez les cadres et les acteurs professionnels stables que sont les infirmières. La seconde se réalise en temps court auprès des acteurs médicaux, en raison du fait qu’ils sont structurellement de passage dans l’institution, mais aussi en réponse à la pression qu’ils cherchent parfois à exercer sur la philosophie de soin, que certains d’entre eux estiment un peu désuète et le fait d’acteurs conservateurs, ici les infirmières. Pour assurer cette transmission, ces dernières rappellent constamment la philosophie, parfois en termes principiels, mais le plus souvent en termes opérationnels: « Ici, c’est comme cela qu’on fait… », ou « Ce traitement n’est pas réaliste dans le cadre de notre clinique ». Elles feront un travail très rapproché auprès des internes.
17Globalement, la philosophie de soin se transmet plutôt efficacement, les médecins s’y pliant plutôt de bon gré, tout en lui donnant cependant une couleur particulière. L’absence de chocs philosophiques découle en grande partie de la taille de l’hôpital, du déploiement des ressources en unités de petite taille, de l’unité relative des clientèles et de la stabilité d’un noyau dur d’infirmières et d’aides soignantes qui transmettent la culture de soin propre à l’hôpital. L’orthodoxie d’ensemble qui émane de l’observation des pratiques découle en outre de la capacité des médecins chefs à entendre puis à rappeler la mission de l’hôpital, selon bien entendu une variété de styles. Bien que ce portrait soit globalement positif, la convergence serait encore plus intense si les médecins chefs étaient engagés dans cet hôpital sur le long terme.
18La convergence fondamentale autour du sens général de l’action à faire ne découle ni d’un embrigadement serré, ni d’une simplicité de l’action qui permettrait sa protocolarisation. Elle découle plutôt de la capacité de l’institution à faire d’une philosophie une pratique commune. Cette force de convergence n’interdit pas une certaine variabilité. Il existe par exemple une différence très visible entre les soins palliatifs et les soins prolongés réguliers donnant une forme particulière à l’interdisciplinarité qui s’effectue dans cette unité. En soins prolongés, la capacité du traitement à guérir impose à tous les acteurs sa vérité, alors qu’en soins palliatifs, ce n’est plus lui qui énonce la vérité, mais les besoins du patient tels qu’il les formule en contexte de fin de vie. Quoiqu’il en soit de ces distinctions, il y a une forte orthodoxie d’ensemble, dont les seules failles majeures seront provoquées par la venue d’un acteur qui ne possède pas les codes pour décrypter les implicites de la philosophie de soin et de ses variantes par unité. Le collectif fera son œuvre à cet égard en rappelant les principes fondateurs de l’intervention en ce contexte. Malgré cette ambiance de convergence, des débats fondamentaux sur les cas frontières, sur l’éthique clinique, sur la continuité de facto pour une certaine proportion d’usagers se situant entre soins prolongés et soins palliatifs ont cours. Traduisent-ils alors des problèmes interdisciplinaires? Non, dans la mesure où cette zone frontière, cette mangrove entre terre et mer, cette espace translatif entre régimes d’action révèle précisément la nature profonde de l’interdisciplinarité, celle du métissage. La discussion continue à la frontière des terrains fermes favorise la reconnaissance de certaines distinctions entre les clientèles en soins prolongés ou en soins palliatifs. Par exemple, le rapport au temps et la vérité de l’acte clinique sont secondarisés à la nécessité d’avoir du sens à court terme dans les traitements de fin de vie, ce qui s’observe par la prédominance des principes de confort et de plaisir sur celui d’efficacité thérapeutique. Certains acteurs attribuent cependant cette différence à la dotation en personnel qui permet en soins palliatifs de faire davantage qu’en soins prolongés. Est-ce alors dans ce désir de faire plus, qui se heurte à la réalité de l’attribution des ressources, que se situerait le problème interdisciplinaire pressenti ? Non plus. Si les praticiens ont raison de souligner ce point de tension, il ne pose pas fondamentalement un problème interdisciplinaire, mais bien un problème (éventuel) d’organisation du travail. Bien entendu, il est arrivé d’observer des débats plus tendus. Somme toute assez rares, ils découlaient le plus souvent de l’absence de rappel concernant la philosophie de soin. Ces problèmes se résolvent dans cette institution lors d’activités de discussion d’équipe où les cadres cliniques ont précisément pour fonction ce rappel de la philosophie.
19L’observation a néanmoins révélé des débats plus profonds ayant une composante interdisciplinaire. Par exemple, il existe une variabilité des usages du concept de projet pour signifier le sens profond de l’action collective qui se réalise par les équipes soignants autour d’un patient et de sa famille. Ce projet a parfois un sens réduit au seul plan d’intervention clinique, alors qu’il réfère en d’autres occasions au projet de vie du patient à l’égard de sa maladie, de ses choix de fins de vie, de son destin. Certains estiment que le projet décidé collectivement engage la suite de l’intervention, comme une sorte de contrat clinique liant l’ensemble des parties, alors que certains médecins, souvent les plus pragmatistes, ne jurent que par la situation immédiate du patient. Le projet est alors, au mieux, l’énonciation par la personne âgée d’une intention qui doit certes être rappelée tout au long de l’épisode de soins, mais actualisée avec beaucoup de souplesse en fonction des impératifs de l’action professionnelle à faire.
20Certains médecins repoussent la discussion sur le projet vers les espaces interprofessionnels, ici appelés colloques interprofessionnels. Cela réfère potentiellement à deux sémantiques interdisciplinaires: 1) le projet est soit conçu comme une étape collective, et donc interdisciplinaire, de l’intervention, soit 2) il n’est pas déterminant, pour certains cas, de l’intervention médicale, signifiant par le fait même que le projet interdisciplinaire ne concerne pas ou peu les médecins. Le déterminant de cette tension à portée interdisciplinaire est cependant moins le combat classique entre médecine et leurs partenaires, que l’insertion ou non dans la philosophie de soin de l’hôpital des médecins, dans un contexte où ils sont structurellement de passage. Dans un certains sens, cette condition ne participe pas, au moins directement, d’une difficulté interdisciplinaire, bien que ses effets le soient. Il faut alors distinguer cause et effet dans le développement d’une analytique des problèmes interdisciplinaires.
21Malgré ce qui vient d’être écrit, il est évident que la tension entre le monde médical et les autres mondes d’intervention engendre de facto d’importants modulateurs, non pas de la possibilité interdisciplinaire, mais bien de la forme concrète qu’elle prendra. La variabilité des rapports au projet comme éléments structural de la philosophie de soin révèle un de ces modulateurs des rapports interprofessionnels et interdisciplinaires, soit les styles médicaux. Alors que la philosophie de soin portée par la culture d’institution constitue une force de convergence, les styles médicaux induits par les médecins chefs est une contre-force de la mise en forme des rapports interdisciplinaires.
22De la rencontre de ces deux forces naissent des formes interdisciplinaires adaptées à chacune des micro-configurations des unités de soins. Ces styles ont une importante incidence sur la forme de l’interdisciplinarité (et non sur sa qualité), et donc sur la forme que prend l’intelligence collective au travail. Le style médical apparaît donc surdéterminant de la forme interdisciplinaire dans la mesure où il borne les possibles, reformule les consensus, balise la coaction légitime. Nous avons reconstruit quatre styles médicaux.
23Le militant des soins palliatifs conçoit son travail avant tout en fonction d’une philosophie de soin dédiée au bien-être de l’usager, à la bonne gestion des souffrances et à la satisfaction des besoins exprimés par le patient en fin de vie. Son travail est marqué par la nécessité de bien comprendre le projet de vie qui caractérise les dernières volontés du patient. S’il possède une expertise, c’est principalement celle de la connaissance profonde de cette philosophie et de ces conséquences cliniques, notamment ce qui concerne les traitements de confort. Il se présente comme le pivot de l’équipe soignante, comme le gardien de la philosophie et du projet de la personne mourante. Son action est moins tournée du côté de l’identification du bon traitement que de son impact sur le respect de ce projet. Il cherchera des solutions ad hoc pour répondre aux besoins formulés par le patient ou ses proches, solutions le plus souvent transdisciplinaires.
24Le clinicien pragmatique conçoit son travail avant tout en fonction des besoins cliniques du patient, auquel il répondra dans le respect du projet de vie, autant que faire se peut. Il est pragmatiste, en ce sens que c’est la réponse adéquate à la situation présente de la personne qui sera recherchée. Pour cela, il guidera les infirmières de façon à accroître l’efficacité de leur travail. Il cherchera à exposer les tensions éventuelles entre la vérité du traitement et le projet de vie de l’usager, le plus souvent au profit du traitement. Par exemple, un de ces médecins a une parole qui suscite le débat, voire la controverse, car il formule des points de vue qui manquent parfois de nuances au regard du projet de vie de l’usager. Il peut même parfois faire des blagues connotées pour évoquer une autre philosophie de soin en porte-à-faux avec celle de l’hôpital. Cela a pour effet de permettre l’émergence de débats, qui tendent à demeurer tacites dans d’autres équipes.
25Le technicien conçoit son travail avant tout en fonction de la nécessité de réaliser le plus adéquatement possible les opérations techniques requises. Centré sur le curatif dans sa dimension la plus opérationnelle, il laissera aux infirmières la question du projet de vie, bien qu’il acceptera assez facilement de se faire influencer par elles pour qu’il soit pris en considération, autant que faire se peut, mais d’un point de vue technique. Il échangera avec les infirmières surtout pour assurer l’efficacité du traitement. Cette posture est celle prise le plus souvent par les internes, toujours en quête du traitement le plus adéquat possible. La relative fragilité de ces derniers découle de leur statut d’apprenti et fait en sorte qu’ils se coalisent très étroitement avec les infirmières qui peuvent alors leur transmettre leur savoir. C’est à l’occasion de ce rapprochement autour de la réalisation concrète du soin que se transmet une part importante de la philosophie de soin de l’hôpital.
26L’expert conçoit son travail avant tout comme une fonction médicale spécialisée cherchant à identifier le traitement le plus efficace et à l’avant-garde pour traiter la maladie. Le projet de vie du patient n’est, pour lui, que très secondairement une affaire médicale. L’expert énonce la vérité, informe ses partenaires infirmières et ses pairs de la bonne technique, critique les façons de faire qu’il estime désuètes. Pour l’expert, le dossier clinique est plus qu’une source d’information (comme pour les internes), mais une mesure importante de la vérité de la situation clinique. Il a un avis sur toutes les dimensions de la situation clinique du patient, sans cependant imposer son point de vue sur ce qui est à la marge de sa profession (ex.: les services de soutien à domicile dans la communauté). Contre toute attente, les médecins les plus experts sont étonnamment compétents en des matières pourtant éloignées de l’expertise clinique, comme les règles d’accès à l’hébergement dans la communauté, les assurances, les ressources de la communauté, et ce, même si travailler en ce lieu ne constitue pas un choix professionnel à long terme pour eux. Cela démontre l’efficacité de la coaction pour créer la culture institutionnelle.
27L’un des rares objets de tension directement observés concerne la rencontre du pragmatisme médical (parfois proche d’une forme de cynisme) et du volontarisme de certains professionnels souhaitant faire plus et mieux, notamment dans une perspective d’humanisation des soins et de transformation de l’offre de services, pensons notamment aux travailleurs sociaux. À cet égard, il y a un véritable enjeu interdisciplinaire puisque ce débat questionne le sens profond de l’action à faire: s’agit-il de soigner une maladie ou de transformer des conditions de vie ? Malgré leurs différents styles, tous les médecins chefs énoncent avec beaucoup de clarté la philosophie de soin de l’hôpital, qu’ils connotent à la marge en fonction de l’unité de travail et de leur propre style. Ils l’énoncent beaucoup plus clairement que les internes, qui demeurent très centrés sur la maîtrise technique de leurs dossiers. Les internes sont tout à la fois à la périphérie de l’institution, en raison de leur statut d’étudiants de passage qui décodent plus ou moins bien la philosophie de soin, tout en étant au cœur de l’intervention dans ce qu’elle a de plus opératoire, c’est-à-dire la mise en place concrète des traitements. Cette position intermédiaire fait en sorte qu’on leur attribue un statut d’exécutant dont la parole sur l’orientation des soins est estimée plus ou moins légitime. Ils forment donc un groupe à part, plus prudent, plus modeste, souvent allié aux infirmières dans l’espace proximal de la mise en œuvre du traitement plutôt qu’aux médecins chefs dont l’action est surtout diagnostique. Peut-on en inférer ici une difficulté interdisciplinaire? Non, il s’agit plutôt d’une forme mineure de violences symboliques découlant de leur statut d’apprenti et du parcours initiatique que doit traverser tout futur médecin. Ils ne sont pas encore totalement du groupe, et on le leur rappelle au besoin. Cela prévaut dans les espaces dialogiques interdisciplinaires, mais beaucoup moins auprès du client. Il se produit donc à leur égard une double marginalisation :1) celle de la médecine en raison du rite initiatique de fin de passage vers le statut de médecin de plein droit, et 2) celle de la philosophie de soin de l’institution, en fait de la culture organisationnelle, car on les sait de passage.
28Certains médecins chefs, particulièrement ceux qui prennent une posture d’experts et les pragmatiques, minimisent la dimension du projet de vie. Il peut donc y avoir ici tension entre les tenants d’une épistémologie de la vérité du corps et ceux d’une épistémologie du sujet. Cette tension a, selon nous, un fondement interdisciplinaire. Cependant, la capacité référentielle de la philosophie de soin et un contexte organisationnel favorisant la coaction proximale entre acteurs sont, sans aucun doute, les conditions les plus importantes pour créer l’ambiance d’interdisciplinarité malgré cette difficulté. Les styles médicaux évoqués précédemment donnent une tonalité particulière à chacune des unités de travail, ce qui illustre à quel point la médecine possède une capacité référentielle importante. Mais, dans ce cas-ci, cette capacité ne permet qu’une particularisation de l’ambiance d’interdisciplinarité. En outre, de la philosophie de soin et de la coaction, les rencontres interprofessionnelles quotidiennes et formelles constituent une troisième condition favorisant la transformation de la philosophie de soin en culture institutionnelle interdisciplinaire. Ces colloques prennent des formes variables, notamment sous l’impulsion du style médical. Parfois centrée sur la transmission d’informations à visée de soutien au diagnostic médical, parfois centrée sur le projet de vie de l’usager, la place des médecins varie beaucoup d’une unité à l’autre, en raison du style médical, mais également en raison de la présence d’une infirmière expérimentée sachant rappeler la philosophie de soin au bon moment, mais aussi un ensemble de conditions pragmatiques qui ramènent sur terre certaines ambitions inadéquates au contexte. Ces colloques interprofessionnels permettent d’instituer, d’une façon ou d’une autre, l’ambiance interdisciplinaire en culture institutionnelle interdisciplinaire. Plus spécifiquement, ils ont pour effet de minimiser la modulation provoquée par le style médical. Pour ce faire, ils réalisent trois fonctions importantes: 1) la circulation d’informations nouvelles, 2) la formulation ou le rappel du projet de vie du patient et 3) orienter la suite des interventions. Les colloques interprofessionnels agissent donc sur deux temporalités, celle du temps court autour de la circulation de l’information requise pour le bon traitement, mais également celle du temps plus long, celui du projet de vie. Si la première temporalité se contenterait aisément de la seule multidisciplinarité, le second exige l’interdisciplinarité précisément en raison du caractère global du projet de vie qui appelle l’échange entre des savoirs de diverses provenances, dont des savoirs de sens communs.
29Ces colloques interprofessionnels permettent de faire du projet de vie une condition collective et interdisciplinaire de l’intervention de chacun, de rappeler la philosophie de soin, mais aussi de permettre son évolution au regard des changements que connaît l’hôpital, voire la société suisse. Découle de cette coaction instituée une capacité de co-élaboration de normes partagées ajustées au cas particuliers et aux changements de toute nature, une intelligence collective de la complexité des situations allant de l’étiologie médicale aux conditions sociales de retour à domicile des personnes âgées, et une solidarité à l’égard des risques qui découlent, par exemple, d’une philosophie de soin attentive aux projets de vie des usagers.
30Que ce soit dans le temps immédiat de l’intervention clinique ou dans celui, plus long, du colloque interprofessionnel, le groupe des infirmières est le gardien de la philosophie de soin en raison du fait que c’est ce groupe, le plus stable dans l’institution, qui constitue la mémoire institutionnelle. Même dans les discussions les plus expertes, l’infirmière tire son épingle du jeu. Par exemple, la faisabilité nursing d’un traitement sera prise en considération avant de le prescrire, et ce, même chez les médecins les plus experts. Si les médecins chefs ont un style qui instille une forme particulière de déploiement de l’interdisciplinarité, les infirmières ont une fonction liante toute aussi essentielle, atténuant les excès de styles médicaux. De façon générale, ce sont elles qui incarnent la mission de l’hôpital et de l’unité, qui portent la mémoire vivante du patient (projet, historique de soins et de vie, etc.), et qui résistent aux pressions transformatrices pouvant affecter, de leur point de vue, la culture institutionnelle. Pour ce faire, les infirmières jouent les rôles suivants: elles témoignent du quotidien du patient et de la vie de l’équipe soignante, elles sont des traductrices multifocales, vers le patient, vers la famille, vers le médecin, vers l’hôpital d’un ensemble d’informations, elles convainquent le patient, notamment en termes de renforcement du point de vue du médecin, elles obtiennent, transmettent et clarifient des informations nécessaires à l’ensemble de l’équipe soignante, elles sont en veille quant à des difficultés potentielles, elles interpellent les médecins sur la situation du patient, sur l’efficacité d’un traitement, voire sur des oublis de leur part, elles sont des planificatrices opérationnelles et organisent les services, elles interprètent, formulent ou reformulent un jugement clinique général sur l’état du patient ou son projet de vie, elles sont volontairement paratonnerres médicaux, par exemple en se proposant pour recevoir la colère des proches d’une personne âgée qui pourraient se plaindre d’une relocalisation interne.
31La taille de l’institution et le caractère de passage des médecins fait en sorte que la fonction liante des infirmières soit ici clairement une condition favorable à l’institutionnalisation d’une culture interdisciplinaire. Parce que situées clairement au carrefour d’un ensemble d’acteurs (médecins, aides soignantes, professionnels spécialisés, proches aidants et usagers), les infirmières ramènent dans l’intervention de chacun la nécessaire prise en compte du réel, soit l’un des plus importants fondements de l’interdisciplinarité. L’ambiance interdisciplinaire devenant culture institutionnelle actée avant tout par les infirmières, certains médecins estiment que la protection de cette culture peut traduire une forme corporatiste de conservatisme, surtout chez les infirmières les plus expérimentées qui rappellent ce « bon vieux temps » où l’on pouvait véritablement prendre en considération l’ensemble de la situation du patient. Ce paradis perdu a-t-il déjà existé? Nous ne le savons pas. Mais force est cependant de constater que le groupe des infirmières portent cette philosophie de soin qui incarne l’identité de ce petit hôpital, et que cela favorise le maintien de l’interdisciplinarité comme caractéristique identitaire de l’institution.
Conclusion: les régimes de plaintes à l’égard de l’interdisciplinarité
32À la lumière de l’observation réalisée, nous concluons en affirmant que l’intervention se déroule dans cet hôpital dans une ambiance interdisciplinaire ouverte à des modulations induites par les styles médicaux. Ces styles constituent une force de changement contrebalancée quant à d’éventuels excès par la capacité du groupe des infirmières à préserver les conditions centrales de cette ambiance interdisciplinaire, soit la coaction, la philosophie de soin, les colloques interprofessionnels, etc. S’il existe néanmoins des difficultés somme toute mineures, cette réflexion aura permis de distinguer ce qui relève de l’interdisciplinarité de ce qui a un fondement plus étroit. Le problème objet de l’intervention pressenti par les promoteurs de cette activité est moins l’interdisciplinarité dans sa dimension épistémologique qu’un débat qui porte tacitement sur d’autres dimensions confondantes, dont les plus importantes sont l’organisation du travail, notamment le roulement des médecins chefs ou l’intégration à la philosophie de soin des internes. Nous concluons en distinguant conceptuellement sept régimes de plaintes formulées à l’endroit de l’interdisciplinarité. Ces régimes de plaintes découlent de difficultés:
- fondamentalement interdisciplinaires (dimension épistémique, épistémologique, représentationnelle, etc.), comme le sens accordé au projet de vie du patient.
- relatives à l’organisation du travail, comme la dotation ou le roulement du personnel médical.
- interprofessionnelles, posant des problèmes de territoires, de frontières entre les groupes, etc.
- interpersonnelles, soit des tensions entre personnes, attribuées à des difficultés interdisciplinaires qui n’en sont pas. A contrario, il n’est pas rare qu’une difficulté estimée interpersonnelle soit dans, les faits, interdisciplinaire, et que le conflit entre individus soit la seule possibilité d’expression de la plainte. Pour ce régime de plainte, une analyse approfondie est requise, sinon le problème perdurera sous diverses formes, malgré le changement des acteurs.
- relatives à l’ajustement permanent et continu des systèmes complexes. La présence de débats, voire de conflits à portée interdisciplinaire, n’est pas forcément signe d’un problème interdisciplinaire, surtout si les dispositifs d’ajustement normatifs sont efficaces pour reconventionner par le collectif les référentiels d’intervention. Écrit autrement, la micro difficulté interdisciplinaire découle le plus souvent d’une activité d’ajustement en contexte de changement continuel. Elle deviendra problème interdisciplinaire à partir du moment où l’ajustement ne peut se produire que par la seule coaction. Les cadres de l’hôpital ont un rôle à ce propos, en l’occurrence celui de créer les conditions favorisant l’émergence de normes partagées, par exemple par la création d’espaces de discussions plus larges que les seuls colloques interprofessionnels. Ils peuvent également agir sur ces difficultés en cherchant méthodiquement à élucider, pour les rendre conscientes, les normes collectives les plus tacites qui les traversent. Une telle élucidation doit avant tout permettre à la pluralité des points de vue de s’énoncer. Il faut se rappeler que l’interdisciplinarité ne peut et ne doit être conçue comme un fusionnisme, et qu’elle porte précisément valeur parce qu’elle permet à la diversité des points de vue de se compléter, de se transformer. En appui sur cette diversité, les cadres peuvent travailler à l’élaboration de consensus minimaux sur lesquels pourront s’articuler les différents points de vue légitimes en regard de la mission de l’hôpital.
- intersectorielles, notamment le rapport que le collectif de soins hospitaliers peut et doit entretenir avec une série de partenaires externes, comme les autres hôpitaux, le ministère de la santé, les partenaires de la communauté en contexte de soutien à domicile, etc. La plainte peut être versée contre un acteur proximal, souvent interne à l’institution, alors qu’elle traduit une difficulté systémique plus large que l’hôpital.
- relatives à la tension (avérée ou pas, fondée ou pas) entre la parole clinique et la parole institutionnelle. Cette tension est, sans aucun doute, l’un des principaux moteurs du mouvement dans les organisations de la santé, l’une de ses principales dialectiques. Attribuer à cette dialectique un statut de difficultés interdisciplinaires provoquerait un enfermement logique. Il est normal que le clinique pousse sur la gestion pour accroître l’offre de services, et que la gestion résiste à l’infinité des demandes de façon à maintenir l’équité en contexte de rareté de ressources. Cette tension permet l’évitement de tous les extrêmes.
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : analyse des pratiques professionnelles, interdisciplinarité, interprofessionnalité, philosophie de soin
Date de mise en ligne : 11/01/2014
https://doi.org/10.3917/rsi.097.0023Notes
-
[1]
Il va sans dire, cependant, que le monde réel, même dans sa portion la plus fragmentée, a toujours été traversé de continuités pragmatiques nombreuses. La proposition interdisciplinaire émerge néanmoins afin que ces continuités soient mieux reconnues, plus efficientes, plus systématiques.
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[2]
Voilà un bon exemple. Le concept d’inconscient, provenant de la psychanalyse, est employé, ici comme ailleurs, avec une telle naturalité, une telle tonalité d’évidence qu’il est rare qu’on convoque Freud en preuve.
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[3]
Cela explique pourquoi les formations sur ce thème se heurtent souvent au sentiment des étudiants que le débat interdisciplinaire est inflationniste et qu’il ne ferait que redoubler des pratiques par nature déjà continue. Ce sentiment, en selon nous en partie fondé, ce qui exige de mieux focaliser les formations sur ce thème.
-
[4]
À titre d’analogie, précisons que la langue créole est un produit stabilisé du métissage se caractérisant par le fait que les deux géniteurs linguistiques ne sont pas égaux, les affaires de l’âme pouvant se dire par la langue maternelle ancestrale, alors que les affaires économiques se formuleront par la langue du conquérant.