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Article de revue

Familles et professionnels en gérontologie : quelles difficultés ? Quelle place pour chacun ?

Pages 70 à 79

1Psychologue pendant dix ans en Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes, formatrice et consultante, j’ai pu faire un certain nombre de constats sur les relations professionnels/personnes âgées/familles et proches :

  • l’importance des bouleversements induits par l’avance en âge dans la dynamique familiale ;
  • la difficulté qu’ont les professionnels à gérer certaines difficultés relationnelles avec les personnes âgées : à cause de la pression de la charge de travail, à cause de l’augmentation du nombre des personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer, mais aussi souvent à cause du manque de formation qui les fait se sentir démunis quant aux réponses à apporter ;
  • l’augmentation des difficultés relationnelles des soignants avec les familles perçues comme de plus en plus revendicatives et agressives dans un contexte de judiciarisation de la société qui n’aide pas à la sérénité...
Mais ma pratique m’a permis aussi de vérifier l’impact d’un travail de prise en compte, d’accompagnement et de soutien des familles sur les deux niveaux de relations : familles/personnes âgées, familles/personnels.

2Avant d’aborder ces pistes de réflexion, il me semble nécessaire de faire, dans un premier temps, un détour par les bouleversements induits par l’avance en âge chez les sujets eux-mêmes et dans leur entourage. Puis nous traiterons du vécu des professionnels de la gériatrie qui s’inscrit aujourd’hui dans un contexte difficile.

Les bouleversements induits par l’avance en âge

Difficile pour lui de vieillir

3Dans cette présentation, je n’évoquerai que les personnes âgées n’étant pas atteintes de troubles des fonctions intellectuelles ni de maladie d’Alzheimer et troubles apparentés, cette population nécessitant un traitement particulier lié aux spécificités de la maladie. En effet, la communication avec les personnes souffrant d’une atteinte des fonctions cognitives nécessite une connaissance de la maladie et des troubles du comportement qui peuvent l’accompagner.

4L’évolution psychologique de la personne âgée est très hétérogène. Mais nous savons tous que l’avance en âge, et plus encore dans le grand âge est accompagnée de nombreuses pertes : diminution ou perte de certaines capacités, perte de personnes proches, famille ou amis, perte du sentiment d’utilité sociale, diminution ou perte de l’estime de soi, perte de ses repères lors d’une hospitalisation ou d’une entrée en établissement… Ces éléments sont généralement connus des professionnels du secteur gérontologique, mais il est toujours utile de garder en mémoire que les sources de stress sont nombreuses, et encore plus marquées lorsque diverses pathologies sont associées au vieillissement avec le risque d’entrée dans la dépendance.

5Sous la pression de ces évènements qui mettent à rude épreuve les capacités d’adaptation, ou du fait de la crainte de leur survenue, la personne peut se sentir intérieurement menacée et l’identité peut alors être sérieusement ébranlée.

6Pour faire face aux renoncements auxquels les contraint l’avance en âge et à l’anxiété, les sujets peuvent avoir recours à des mécanismes de défense inconscients.

7- Certains vont refuser d’admettre qu’ils ont vieilli et vont être dans le déni, en refusant, par exemple, l’appareil auditif dont ils auraient besoin…

8- Certaines personnes plutôt connues antérieurement comme agréables, mais un peu autoritaires, vont parfois développer des comportements difficiles à supporter : exigence de satisfaction immédiate des besoins et désirs, amplification de l’autoritarisme, intolérance aux difficultés, propos critiques à l’égard des aidants. On se retrouve alors face à des personnes âgées que l’on dit capricieuses, exigeantes, voire tyranniques, méchantes (ce que l’on évoque parfois en faisant référence au personnage du film « Tatie Danielle »).

9Quand elles ont décidé quelque chose, il faudrait répondre quasi immédiatement, alors que vous savez pertinemment que, dans la plupart des cas, il n’y a aucun caractère d’urgence. Ces exigences qui vous paraissent excessives ont le don de vous hérisser le poil.

10L’entourage a alors droit à des reproches prononcés avec colère : « Vous ne comprenez rien, mêlez-vous de vos affaires ! » « Vous n’êtes jamais là quand on a besoin de vous, pourtant je paye assez cher ! ». Avec la famille, cette agressivité peut aussi se manifester par des petites « piques » plus subtiles : « Ah, tu as encore changé ta voiture ? Tu es riche, toi ! » Les menaces et le chantage peuvent aussi être utilisés. Quant à l’ironie, elle peut, également exprimer de l’agressivité : la fille fait une remarque à sa mère, et la réponse fuse : « C’est vrai que toi, tu ne te trompes jamais ! » ; les enfants arrivent en retard et sont accueillis par « Ah ! Vous voilà déjà ! ». Enfin, l’opposition (« Non, je n’irai pas chez le médecin ! ») et la passivité (faire la tête, se murer dans le silence), fréquentes dans la vieillesse, peuvent témoigner d’une attitude hostile.

11Il est difficile de comprendre et d’accepter de tels comportements parce qu’on n’a plus envie de se retrouver dans la situation du petit garçon ou de la petite fille qui doit obéir au doigt et à l’œil. Mais pour la personne âgée, c’est peut-être une manière de tenir les autres dépendants de soi pour contrebalancer le fait d’être dépendant des autres : « C’est moi qui décide de l’heure à laquelle je veux rentrer », « C’est moi qui décide quand j’ai besoin d’aide ». Les « caprices » peuvent relever d’une forme d’appel : on souffre d’être vieux et on a besoin de manifester aux autres sa présence au monde et à la relation. « Pour le cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que j’existe », même si c’est sur le mode agressif ! Dans certains cas, la seule façon qu’il reste pour manifester son existence est le pouvoir de dire « non ». Il faut savoir aussi qu’avec l’âge, les rituels prennent de l’importance et sont des repères qui procurent une certaine sécurité.

12Si l’agressivité peut faire partie des traits de personnalité, elle est aussi susceptible d’apparaître lorsque la personne est amenée à vivre des évènements difficiles pour elle, lorsqu’elle est confrontée à la frustration et à des obstacles à la satisfaction de ses besoins. C’est peut-être la raison pour laquelle certaines personnes, autrefois douces, deviennent irritables et désagréables, et ce, d’autant plus qu’elles ont des difficultés à exprimer clairement la souffrance qu’elles ressentent. Ce qu’on considère comme de la méchanceté exprime parfois une forme de protestation contre les avatars du vieillissement.

13L’agressivité qui se déploie peut renvoyer soit à un trouble du caractère existant depuis toujours, et donc, la plupart du temps, non réversible dans le grand âge, soit à un trouble de l’humeur, souvent réversible et lié à un état dépressif masqué.

14- La vieillesse est souvent marquée par le retour de la peur d’être abandonné qui habite l’enfant. La solitude peut alors être particulièrement difficile à vivre.

15La personne âgée appelle en permanence pour entrouvrir la fenêtre, pour demander un verre, pour savoir quand vient le médecin… Peut-être a-t-elle simplement besoin d’entendre une voix, de se rassurer par une présence ?

16Ces appels peuvent correspondre à un besoin de se rassurer : je vous rappelle que j’existe au cas où vous m’oublieriez, où vous préféreriez vous occuper davantage des autres résidents… La solitude est peut-être aussi trop pesante et parler à quelqu’un devient presque une urgence. Il peut s’agir également d’une volonté, inconsciente, de maintenir son entourage, aidants familiaux ou professionnels, sous sa coupe (elle doit être plus importante que toutes vos autres occupations et obligations !).

17Des personnalités dites « abandonniques » ont eu une enfance caractérisée par un trouble de l’attachement dû soit à un réel abandon, soit à des parents ressentis comme affectivement peu présents. Le résultat en est une insécurité affective durable. Lors d’un stress comme celui que représente l’avance en âge avec les pertes qui l’accompagnent, ces personnes peuvent présenter une décompensation psychologique marquée par la recherche incessante de l’attention et de l’affection des proches ou des soignants, la demande exigeante et capricieuse de visites, des appels téléphoniques fréquents, de jour comme de nuit. Des personnes âgées se réfugient dans la régression et adoptent des comportements infantiles, comme le chantage, la jalousie, le refus de s’occuper d’eux-mêmes…

18Les stress anciens peuvent également resurgir dans l’avance en âge. Des scènes jouant le rôle de « déclencheurs » peuvent « réveiller » des traumatismes. Ainsi, par exemple, une scène de guerre vue à la télévision, la contention derrière des barreaux de lit, le bruit d’une alarme, les soins intimes lors d’un change ou de la toilette, peuvent présenter des éléments sensoriels proches d’une situation traumatique ancienne et trouver un écho dans la mémoire sensorielle et émotionnelle. Les traumatismes anciens, peut-être en apparence surmontés au cours de la vie grâce à nos capacités d’adaptation, à notre environnement, au temps qui s’est écoulé, n’en sont pas pour autant inscrits, comme une empreinte, dans notre corps. Dans une situation de plus grande fragilité et vulnérabilité, ils ne demandent alors qu’à resurgir en générant des émotions intenses qui peuvent prendre des formes diverses suivant les individus, la nature des traumatismes et des émotions enfouies.

19- Des personnes vont, se plaindre, sans arrêt, d’avoir mal quelque part, devenir hypocondriaques… Elles ont mal au genou, leurs fonctions intestinales sont perturbées, elles sont fatiguées, elles souffrent du dos, elles n’ont pas dormi de la nuit, depuis quelque temps, elles ont souvent des aigreurs d’estomac… « Les médicaments ne me font rien, ça ne va toujours pas mieux… » Une grande partie de la conversation est consacrée à tous les maux dont elles souffrent.

20Le fait de ressentir un malaise physique peut être un mécanisme de défense inconscient pour éviter la douleur psychique d’une émotion pénible. Ces personnes consultent parfois de nombreux médecins, subissent de nombreux examens, sont l’objet de prescriptions multiples. Cette inquiétude pour le corps est devenue un mode de vie, une tyrannie du corps qui peut finir par exaspérer l’entourage familial ou professionnel.

21Les plaintes somatiques incessantes peuvent témoigner d’une anxiété, ou même traduire un état dépressif. C’est le corps qui exprime ce qui ne peut être verbalisé. On montre aux autres qu’on a des raisons de souffrir, et qu’ils ont des raisons de s’inquiéter pour nous, de nous téléphoner ou de nous rendre visite fréquemment. Ces plaintes peuvent représenter en quelque sorte un appel à l’aide : « Je n’ai pas suffisamment confiance dans ce que je représente pour les autres, donc j’en rajoute en permanence pour qu’on s’intéresse à moi ».

22Il est possible que ce soit une façon, inconsciente dans la plupart des cas, d’attirer l’attention, de continuer à être au centre de la discussion familiale. « S’ils s’inquiètent pour moi, ils penseront à moi, même quand je ne suis pas avec eux… », tel pourrait être un des moteurs inconscients de tels comportements.

Difficile de les voir vieillir

La rencontre de deux crises

23Pour les familles, lorsque commence à se poser la question de l’autonomie des parents (souvent vers 75, 80 ans), les choses risquent de se compliquer non seulement matériellement, mais aussi émotionnellement. Pour les enfants, il est souvent difficile d’admettre que les parents sont désormais plus vulnérables qu’autrefois, qu’ils ne seront plus les protecteurs de naguère, ceux qu’on appelait quand on avait des soucis. Aujourd’hui, ce sont eux qui sollicitent de plus en plus le soutien des proches au quotidien. On se sent tout à coup déboussolé par ces rôles en train progressivement de s’inverser. Et nous ne sommes pas forcément prêts à l’accepter…

24D’autant qu’au même moment, les enfants traversent parfois, eux aussi, une crise : crise du « milieu de la vie » (qui peut survenir approximativement entre 40 et 50ans), « syndrome du nid vide » avec le départ de ses propres enfants, prise de la retraite, avec tout ce que cela peut générer, ou sentiment, tout simplement, de devenir eux-mêmes des « séniors », la difficulté de se voir vieillir étant alors potentialisée par ce que nous donnent à voir nos parents du grand âge. Si par malchance, nos parents vieillissent mal et nous renvoient sans cesse leur propre bilan, fait d’échecs successifs, de plaintes : « je n’ai pas eu une belle vie, je n’ai eu que des coups durs », s’ils nous assènent leurs déceptions au moment où nous-mêmes sommes en plein doute, a fortiori s’ils deviennent dépendants, ils vont nous déstabiliser encore plus.

25Nombre de femmes du baby boom se retrouvent également dans ce qu’on appelle parfois « la génération sandwich ». Elles ont 60, 70 ans : leurs enfants sont adultes, elles ont des petits-enfants ; si elles travaillaient, elles sont maintenant à la retraite, et ont rêvé de ce moment de leur vie où elles pourraient enfin lâcher prise, s’occuper davantage d’elles-mêmes, avoir du temps… Mais voilà que leurs enfants les sollicitent pour leur venir en aide pour la garde des petits enfants, ou parce qu’ils sont en difficulté : chômage, divorce… Et en même temps, leurs propres parents ont besoin, eux aussi, d’un soutien matériel, affectif… Je rencontre souvent des filles (parce que cette situation est encore souvent le lot des femmes, filles ou belles-filles, plus que des hommes) épuisées, courant sans cesse, et prises dans une contradiction et une culpabilité permanentes : si elles s’occupent davantage de leurs enfants et petits-enfants, culpabilité de délaisser leurs parents… Si elles accordent beaucoup de temps à leurs parents, culpabilité ou frustration de ne pas consacrer plus de temps à leur accompagnement… Se demander sans cesse : « A qui donner la priorité ? » demande beaucoup d’énergie, et les réponses apportées laissent rarement les personnes dans la sérénité… Quant à s’occuper d’elles-mêmes, la question n’est bien souvent même plus d’actualité…

Quand le passé ressurgit…

26La vieillesse de nos parents marque le moment où l’on revient souvent sur sa propre histoire. Le passé remonte à la surface.

27D’anciens dossiers se rouvrent parce qu’on sait que son parent est entré dans la dernière période de sa vie. Alors peut-être que, inconsciemment, dans ce qui est la dernière période de la vie de nos parents, même si cette période peut durer plusieurs années, on aimerait bien que notre mère nous dise enfin qu’elle nous aime, ou que notre père nous fasse enfin un compliment, ou qu’enfin il nous préfère un peu à notre frère. Des colères peuvent remonter à la surface à propos de parents absents, indifférents, maltraitants. Des angoisses de séparation, d’abandon peuvent ressurgir. On s’en veut d’autant plus de ressentir de telles choses que son parent est affaibli, malade, et qu’on se sent extrêmement coupable de ressentir toutes ces émotions contradictoires. Ambivalence souvent éprouvée, et bien sûr de culpabilité. L’angoisse vécue par les enfants naît souvent d’une « tension » entre nos ressentiments, notre colère et notre culpabilité : « Je sens que je lui en veux d’avoir été ce qu’il a été à un moment de ma vie, ou d’être devenu ce qu’il est devenu, mais je ne devrais pas penser ce que je pense, sentir ce que je sens, parce qu’ils sont âgés, faibles, parce qu’ils ont tant fait pour moi… »

28Cela peut peut-être choquer certains lecteurs, qui vont penser : « Mais enfin, maintenant le temps de l’oubli, du pardon est venu ; ils sont vieux, faibles, ce qui n’a pas été dit n’a pas été dit, ce qui n’a pas été vécu n’a pas été vécu, on n’y peut rien, c’est trop tard, on ne peut pas changer les choses… » Et bien si : à partir du moment où on peut enfin sortir des émotions si longtemps enfouies, on change forcément quelque chose : pour soi d’abord, et ensuite dans la relation qu’on entretient avec ses proches, parce que cela permet d’aller vers plus d’authenticité.

29La vieillesse peut aussi réactiver des rivalités fraternelles, et certains parents savent très bien mettre de l’huile sur le feu.

30Qu’il la mette ou non en crise, le vieillissement de nos parents fait aussi réagir toute la famille et modifie les relations de façon plus ou moins importante, en particulier entre frères et sœurs.

31Parfois, ce sont les parents qui alimentent les discordes entre leurs enfants adultes. Dans le dos des uns et des autres, ils médisent, parfois avec beaucoup de perfidie : « Ton frère m’a dit ça mais ne veut pas que je te le répète », « Ta sœur trouve tes enfants très bruyants »…En agissant ainsi, nos parents veulent rester les maîtres de la famille. Ils ne comptent peut-être plus beaucoup socialement, mais à la maison, ce sont eux qui reprennent les rênes en main, qui orchestrent les relations entre les uns et les autres ! C’est une façon de rester au centre des discussions, de se valoriser, d’être là même quand ils n’y sont pas.

32Le problème des rivalités devient encore plus aigu quand il s’agit de se répartir les tâches entre enfants lorsqu’un parent devient plus ou moins dépendant. Qui ira lui faire ses courses, qui remplira ses papiers ? Qui l’accompagnera chez le médecin ? Souvent, c’est à l’une des filles de la fratrie, l’aînée, celle qui habite le plus près, celle qui n’est pas mariée, celle qui ne travaille pas ou qui n’a plus d’enfant à la maison ou pas de petits enfants à s’occuper qu’incombe la plus grosse charge. Mais les raisons sous-jacentes à ces choix sont souvent obscures ! S’occuper de ses parents vieillissants renvoie chacun à ses valeurs d’adultes et à sa propre histoire. Jacques GAUCHER, professeur de psychologie à Lyon parle de « l’enfant désigné ». L’enfant désigné est souvent fragile psychologiquement et peut présenter des risques de dépression.

33Comme nous l’avons déjà évoqué, la culpabilité est très souvent au centre de toutes les émotions vécues à ce moment-là.

  • Plus il avance en âge, plus il devient dépendant, plus le parent risque de se trouver privé du rôle gratifiant de protecteur et de détenteur de la reconnaissance. Son parent n’est plus celui vers qui on peut se tourner lorsque nous, nous sommes en difficulté. La dépendance peut conduire à la fameuse inversion des rôles entre parents et enfants où les positions générationnelles sont bousculées ; cette situation peut réactiver d’anciens conflits familiaux non réglés.
  • Des enfants, qui ont le sentiment d’avoir beaucoup reçu de leurs parents aimeraient pouvoir leur rendre et se sentent coupables de ne pouvoir le faire.
  • Certains parents vont projeter sur un ou plusieurs de leurs enfants toute la charge dépressive qu’ils portent en eux.
    Certaines mères vieillissantes peuvent profiter de l’infériorité qu’elles ressentent, pour rendre leur fille encore plus dépendante. La culpabilité peut alors être très difficile à gérer et empêcher la fille d’échapper à l’emprise de sa mère.
  • Elle dit à ses enfants, elle nous dit, qu’on vit trop vieux…
    Mme P. répète sans cesse à ses enfants qu’elle sent bien qu’elle est une charge pour tout le monde. Elle leur dit (comme elle le dit également à vous-même, professionnel, qu’on vit trop vieux et qu’elle ne comprend pas pourquoi « le Seigneur n’est pas encore venue la chercher ». Elle en a assez de la vie et ne lui trouve plus de sens. Ces propos ne signifient pas forcément qu’elle a réellement envie de mourir et méritent d’être décodés.
Mais, il n’est pas forcément facile pour un enfant d’entendre dire que son parent veut mourir Peut-être au fond de lui, le fils ou la fille ressent-il un petit pincement au cœur en se disant : « Et moi, alors, je ne compte pas ? Nous, ses enfants, ne sommes pas une raison suffisante de vivre ? ». Mais personne ne peut, d’un coup de baguette magique, rendre la vieillesse d’un proche plus facile à vivre. La perspective de la disparition de ses propres parents peut cependant sérieusement ébranler, quel qu’ait été le vécu de l’enfance. Certains ont reçu beaucoup d’amour de la part de leurs parents : il leur est douloureux d’envisager que cela ne soit plus un jour. D’autres ont le sentiment de ne pas avoir été assez aimé, assez reconnu : il va leur falloir faire le deuil de la relation qu’ils n’ont pas eue avec leur parent, et perdre l’illusion qu’ils recevront un jour ce que leur parent ne leur a jamais donné… C’est peut-être la raison pour laquelle les proches ont parfois du mal à entendre leurs parents leur dire qu’ils en ont assez et qu’ils aimeraient bien partir…

34Ce n’est pas forcément facile, non plus, pour les professionnels d’entendre les personnes dont ils s’occupent au quotidien dire qu’elles veulent mourir. Qu’est-ce que cela peut nous renvoyer de la qualité de notre travail ? Notre estime de nous-mêmes n’en prend-elle pas parfois un coup ? Nous aimerions sans doute parfois faire suffisamment de bien pour donner à certaines personnes l’envie de rester un peu… Nous aimerions sans doute pouvoir davantage aider à vivre mieux… Nous aimerions si souvent réussir à améliorer un tant soit peu l’état des personnes que nous accueillons et ne pas être confrontés en permanence à ce que nous sentons trop souvent comme un échec.

35Bien sûr, il existe des personnes âgées, comme le souligne Françoise Dolto « paisiblement rayonnantes, simplifiant tous les problèmes et les angoisses de ceux qui les approchent, inépuisable source d’espoir et d’expérience, et qui, malgré l’âge, possèdent l’intelligence du cœur de la façon la plus naturelle, la plus inconsciente. » Mais, celles-là ne posent pas de difficulté particulière aux personnels des établissements et services gérontologiques.

L’entrée en établissement

36Outre les intenses remaniements psychiques déjà évoqués, il faut ajouter qu’avec l’entrée en établissement, la culpabilité va souvent être décuplée : les enfants auraient peut-être aimé s’occuper davantage de leurs parents, mais ils ne peuvent pas, et ils s’en veulent.

37Ils s’en veulent d’autant plus :

  • Que l’image des établissements n’est pas très bonne,
  • Que la pression sociale est forte et qu’est encore fortement répandue l’idée que l’on a une dette importante envers ses parents, qu’on doit tout faire pour eux.
Culpabilité aussi d’assumer parfois ses choix comme celui, par exemple, de ne venir voir sa mère qu’une fois par mois, tel ce fils qui me disait dans mon bureau : « Vous allez penser que je suis un mauvais fils… ». Non, je ne vais pas penser ce genre de chose, parce que je n’ai pas à porter de jugement, et ce, d’autant moins que je ne sais pas grand-chose de toute l’histoire familiale qui a précédé.

38Avec l’entrée en MDR, il va parfois falloir payer pour ses parents. Or, on sait que l’argent, c’est l’affectivité. On peut être ravi de leur rendre tout ce qu’ils nous ont donné, mais on peut aussi être très en colère, eux qui nous ont si peu donné.

39Parfois aussi, le parent commence à répartir son héritage… et chacun d’entre nous connaît les problèmes que cela peut soulever. Plus fréquemment, au moment de l’entrée en établissement, les enfants ont à « vider la maison » : trier, débarrasser, entrer dans l’intimité de ses parents comme on ne l’a peut-être jamais fait, peut-être découvrir des pans inconnus de l’histoire de leur parent… Voilà encore une source d’émotions intenses…

40Les remaniements psychiques dans l’avance en âge et les remaniements des relations familiales sont donc loin d’être à minimiser, et nous, professionnels nous devons les prendre en compte, prendre en compte la souffrance des uns et des autres. Mais ce n’est pas chose facile parce que nous sommes « bousculés » par toutes les résonances personnelles et intimes que suscitent la confrontation au grand âge, à la dépendance, à la mort, mais aussi par toutes les difficultés vécues par les familles, par les conflits mis sur la « scène » de l’institution, et par le contexte de travail dans lequel nous œuvrons, tant à domicile qu’en établissement.

Le vécu des professionnels

41La vie d’une personne âgée en MDR ne peut laisser personne indifférent. Pour le personnel, les retentissements intimes sont multiples et personne, quelle que soit l’efficacité des moyens de défense mis en place, ne peut échapper aux échos renvoyant à sa propre histoire. L’écoute de ce qui se dit dans les réunions, dans les couloirs, les salles de pause, les groupes de parole est, à cet égard, fort instructive. Elle nous renseigne sur ce qui se joue du fait du contexte de travail, de la confrontation aux histoires familiales qui vont réactiver des évènements personnels anciens ou servir de révélateur ou de catalyseur à des difficultés actuelles.

Le contexte de travail

42Qui a travaillé auprès de personnes très âgées sait combien cette confrontation à la grande vieillesse, à la dépendance et à la mort peut trouver des échos personnels dans l’histoire des soignants et générer des émotions plus ou moins refoulées.

43Les conditions de travail liées au manque criant de personnel ne sont pas, non plus, favorables à l’expression et à l’élaboration de tout ce qui se joue chez les soignants.

44Avoir une vision et une appréhension plus claire de ces enjeux également présents dans la relation est nécessaire avant d’évoquer des pistes d’action possibles.

La confrontation aux « romans familiaux »

45Chez les soignants, nous entendons souvent des paroles comme : « J’aurais bien aimé avoir une grand-mère comme elle » ; « Ce monsieur me rappelle mon oncle, je l’aimais tellement… »

46De même, les familles font beaucoup parler le personnel, parfois au moins ou davantage que les résidents ou les personnes accompagnées à domicile… Il faut dire que certaines sont très présentes, « trop » présentes aux dires de certains soignants, et les problèmes qu’elles posent sont parfois autant, si ce n’est plus difficiles à gérer que ceux de leur parent. Certaines sont sur le registre de l’agressivité, reflet probable, dans bon nombre de cas, de leur culpabilité et de leur souffrance : « Je vous ai déjà dit de la forcer à aller à l’animation » « Il y a encore une paire de chaussettes qui a disparu ». D’autres sont d’une exigence extrême et n’ont que trop bien assimilé la notion de « client roi » : « Puisque nous payons pour notre parent, il a droit à tout », le service rendu doit être irréprochable. Ils demandent à l’institution une qualité de service sans faille, une surveillance constante quitte à ne plus laisser aucune liberté au sujet âgé, espérant ainsi faire un sort à leur culpabilité en offrant à leur parent « ce qu’il y a de mieux ».

47Au contraire, d’autres familles vont être l’objet de vives critiques de la part du personnel du fait de leur absence : « On ne les voit jamais, ils s’en foutent complètement… » ; « Je ne comprends pas, elle est si gentille Mme M., l’abandonner comme ça… »

48Et puis il y a les familles à propos desquelles on ne tarit pas d’éloges : « ils sont d’une gentillesse, ces gens ! Quand ils viennent, ils nous disent toujours un mot gentil, et puis ils ont une patience avec leur mère, parce qu’elle n’est pas facile ! »

49Les relations familiales très complexes auxquelles nous sommes confrontés ne peuvent pas laisser indifférent et les jugements de valeur peuvent rapidement faire leur apparition.

50Le travail avec les familles est un travail difficile parce que l’histoire familiale des résidents que nous accueillons peut susciter de nombreux retentissements personnels. Il est parfois bien compliqué de ne pas se laisser prendre dans le jeu familial ; apporter aide et soutien à la fois au résident et à sa famille relève parfois d’un difficile talent d’équilibriste.

51Mon expérience en établissement et l’important travail de soutien des familles que j’ai pu y exercer me font, aujourd’hui, insister sur l’intérêt de la présence, au sein de l’institution, d’une personne tierce, qui peut être le psychologue…

La judiciarisation de la société

52Ajoutons également le contexte de judiciarisation de la société qui amplifie la pression ressentie par les professionnels dans les relations avec les familles.

Les effets pervers de nos propres critiques vis-à-vis des institutions compte-tenu des carences en personnel

53Les violences institutionnelles, et en particulier ce qu’on appelle la négligence passive (sans la volonté de nuire) sont considérées comme de la maltraitance. Nombre d’entre nous mettent en avant cette maltraitance pour revendiquer des moyens à la hauteur de ce que nous considérons être la dignité minimum des personnes âgées. Nous affirmons notre maltraitance, et donc celle de l’ensemble des personnels. Même si, au cœur de la réalité difficile des institutions, nous arrivons à partager des moments de profonde humanité, il n’en demeure pas moins que nous sommes souvent les vecteurs des violences institutionnelles. Oui, les institutions sont maltraitantes, parce que faire la toilette d’une personne dépendante en 10 minutes, c’est être maltraitant ; parce que l’aider à manger en aussi peu de temps c’est être maltraitant ; parce que ne pas pouvoir respecter réellement ses habitudes de vie antérieures, c’est être maltraitant ; parce que ne pas pouvoir répondre immédiatement au résident qui souhaite aller aux toilettes, c’est être maltraitant ; parce que ne pas pouvoir répondre de façon satisfaisante à l’énorme besoin de relation et de communication des personnes dont nous nous occupons, c’est être maltraitant…

54Mais lorsque nous crions haut et fort cette réalité dans l’objectif de nous faire enfin entendre des autorités, des politiques et des citoyens, mesurons-nous les effets pervers sur le moral des professionnels ?

55En tant que professionnel, comment est-ce que je ressens le fait de m’entendre dire que je suis maltraitante à l’égard des personnes âgées, même si ce n’est pas de ma responsabilité directe ? Quelle vision ai-je de moi-même, de ma valeur, de la valeur du travail que je fais lorsque moi-même je suis la première à affirmer que je suis maltraitante lorsque j’accepte de prendre en charge (et c’est volontairement que je parle ici de prise en charge et pas d’accompagnement) des personnes âgées dans les conditions que nous connaissons tous. Tout cela aboutit souvent à une mauvaise image de soi-même en tant que professionnel. Et comment continuer à être motivé quand on se considère comme un mauvais professionnel ?

56Des travaux conduits en psychologie expérimentale montrent que lorsqu’on renforce l’estime de soi (en donnant, par exemple, des feed-back positifs aux personnes), on abaisse transitoirement le niveau d’anxiété globale de la personne ainsi que sa peur de la mort. Par contre, être confronté directement à la peur de la mort renforce les besoins en estime de soi, en particulier sous la forme de compliments et de messages rassurants. Alors, se dire maltraitant pour revendiquer des moyens supplémentaires, certes… Mais nous avons un peu trop tendance à oublier tous les miracles d’humanité qui, en dépit de conditions de travail déplorables, sont réalisés chaque jour, dans la très grande majorité des institutions pour personnes âgées. Le combat que nous avons à mener n’est pas simple car il comporte en lui-même des risques importants, risque en particulier de démotivation des personnels. Il serait temps que les personnels, les cadres et les directeurs se fassent, aussi, les porte-paroles, voire les « hauts-parleurs » de ces miracles d’humanité qui sont faits au quotidien. Neutraliser les effets pervers des discours sur la maltraitance passive générée par le manque de moyens ne peut se faire, à mon sens, qu’à cette condition.

Les effets pervers du développement des formations et de la démarche qualité

57Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les progrès dans la formation des personnels d’une part, et la démarche qualité d’autre part, ont peut-être des effets pervers. S’il y a de réelles avancées dans la prise de conscience des besoins des personnes âgées, des éléments constitutifs d’une qualité de vie digne de ce nom (pour ne pas dire tout simplement d’une vie digne), l’augmentation de la dépendance des résidents accueillis à moyens humains quasi constants ne fait qu’accroître le décalage entre ce qu’il serait souhaitable de faire et ce qu’il est possible de faire concrètement. Quant à la démarche qualité, elle vient accréditer l’idée qu’il serait tout de même possible d’optimiser encore les moyens humains, de faire encore mieux avec les mêmes effectifs, ce qui contribuerait à renvoyer aux soignants une image dévalorisée de leur travail (idée corroborée par ce qu’on entend si souvent dans les salles de pause : « On nous en demande toujours plus, on en fait jamais assez »). Comme si, à l’instar de ce qui se passe dans le monde de l’entreprise, il était possible de réaliser toujours plus de gains de productivité tout en augmentant la qualité du service rendu… Comme l’écrit si justement Catherine Ollivet de l’association France Alzheimer : « Pour les professionnels impliqués et volontaires, c’est destructeur. Avant, ils ne travaillaient pas « bien » sans vraiment le savoir ; aujourd’hui, ils savent qu’ils ne répondent pas aux besoins, et c’est insupportable. Beaucoup se réfugient dans l’absentéisme, multiplient les formations pour modifier leur évolution professionnelle et fuir la réalité actuelle, ou se protègent par l’aveuglement, première source de la maltraitance passive. » (Géroscopie n° 5, mai 2003)

58Tous ces prémices étant posés, il n’en demeure pas moins possible de donner quelques pistes utiles en communication afin de faciliter les relations entre les professionnels et les personnes âgées d’une part et entre les professionnels et les familles d’autre part.

Des pistes pour mieux s’entendre : professionnels et personnes agées, professionnels et familles

Les relations interpersonnelles

59La personne âgée vous abreuve ou abreuve ses enfants de critiques. Elle se plaint que ses enfants ne viennent pas la voir, les accusent de l’abandonner, vous reprochent de ne pas passer assez souvent, de ne pas répondre assez rapidement à la sonnette, de vous occuper davantage des autres résidents. Elle ne s’intéresse qu’à elle ; il se plaint sans arrêt d’avoir mal quelque part ; elle est exigeante… Vous vous sentez parfois énervé, en colère, mais vous vous sentez aussi coupable, coincés entre le soin et l’attention que vous aimeriez leur apporter et l’agacement que leur comportement vous procure…

60Leur diminution physique, leur exclusion de la société des actifs et des personnes « utiles », les pertes qu’ils ont à subir durant l’avance en âge entraînent parfois chez certains sujets âgés du ressentiment, de la tristesse, de l’agressivité, du repli.

61Certaines familles vous attendent au détour du couloir pour vous dire (avant même de vous avoir dit bonjour) : « Il manque encore un pull dans l’armoire de ma mère ! » ; « Comment se fait-il qu’elle n’ait pas encore eu la douche ? » « Mon père n’a pas eu de dessert à midi, ça fait pourtant dix fois que je vous dis qu’il n’aime pas les fruits ! »

62Il n’y a pas de recette pour faire face à toutes ces situations, mais en comprenant mieux les ressorts, souvent inconscients, qui sont en jeu dans la relation entre les personnes âgées et leurs proches, et entre les personnes âgées et nous, nous pouvons avoir des pistes pour réagir aux situations critiques et pour accompagner les uns et les autres plus sereinement sur le chemin de la vieillesse.

63L’agressivité est dure à vivre pour les proches comme pour les professionnels parce qu’on se sent attaqué personnellement, alors qu’il y a fréquemment un « déplacement » de l’agression. Chacun d’entre nous connaît bien ce mécanisme : vous avez eu une altercation avec votre patron, et comme c’est votre chef, mieux vaut ne pas répondre… Mais quand vous rentrez chez vous, vous vous mettez en colère contre votre fils pour une broutille ; la frustration, le sentiment d’injustice que vous avez ressentis sur l’instant refont surface maintenant. L’agressivité est envoyée à celui qui passe et avec qui il n’y aura pas trop de conséquences (donc, de préférence, un proche !), même si ce dernier a fait preuve d’une grande gentillesse. Il devient alors facile de rentrer dans une escalade psychologique sur le mode : « Tu m’agresses, je t’agresse en retour… » ou dans une stratégie de force et de chantage affectif : « Si tu continues, je ne viens plus te voir ! » Les proches sont souvent trop impliqués, et donc vulnérables par rapport à l’agressivité, et le dialogue risque facilement de virer au pugilat.

64Pour se dégager, il faudrait pouvoir ne pas prendre toutes les piques qui nous sont envoyées, que ce soit par les personnes âgées ou par des membres de leur famille, pour des attaques personnelles, en ayant conscience que ce n’est pas forcément parce que nous faisons mal, mais parce que la personne se sent mal, ce qui est une nuance importante.

65L’agressivité est, dans la plupart des cas, l’expression d’une souffrance, que ce soit chez la personne âgée ou chez ses proches.

66Sachez que, face à l’agressivité, si vous arrivez à garder votre calme et à dire à la personne, par exemple : « Je sens que quelque chose ne va pas, vous avez l’air en colère » ? « Si j’ai bien compris, vous êtes mécontent parce que… », cela peut l’aider à se sentir reconnue dans ses émotions et il est possible que vous arriviez alors à désamorcer un peu son hostilité. Il est ici « simplement » question d’utiliser la « reformulation » toujours évoquée dans les séminaires sur la communication, mais qui a fait ses preuves. Redire en d’autres termes ce qu’a dit la personne en allant à ce qui semble essentiel pour elle du point de vue de son ressenti et de ses émotions, peut lui permettre de se sentir entendue dans ses difficultés. C’est déjà beaucoup et cela suffit parfois à désamorcer l’agressivité naissante. Je l’ai vérifié très souvent auprès des familles.

67Chez la personne âgée, en cas de comportement agressif répétitif, il est important d’essayer de décoder le message car on ne peut élaborer une réponse adéquate qu’à partir d’un diagnostic. Dans tous les cas, la première démarche consiste donc à rechercher les causes possibles du comportement agressif, et bien sûr à éliminer toute pathologie, dépressive ou de type Alzheimer.

68Diverses réponses peuvent alors être travaillées :

  • Agir sur l’environnement pour minimiser les conditions qui produisent frustration et souffrance ;
  • Atténuer le comportement agressif par l’apprentissage, l’accompagnement, la réassurance (dans le cas où la personne manifeste de l’agressivité parce qu’elle n’arrive pas à faire quelque chose) ;
  • Permettre à la personne ayant des comportements agressifs de parler, d’exprimer ses émotions.
En ce qui concerne la personne âgée en pleine possession de ses capacités cognitives, on ne doit pas tout accepter sous prétexte qu’elle vieillit, sinon, c’est comme si nous ne la considérions plus comme responsable de ses actes. En réagissant à son attitude déplaisante, de façon adaptée, proportionnée et qui tienne compte de notre posture de professionnels, nous lui montrons les conséquences de son comportement et restons ainsi dans une relation d’adulte à adulte. Mais il n’est pas toujours facile de trouver la « juste distance » et de mesurer ce que nous pouvons nous permettre de dire en tant que professionnel « au service des personnes accueillies ». Dans cette perspective, le travail en équipe est un garde-fou fondamental.

Le soutien des familles

69Au cours des dernières années que j’ai passées au sein de l’établissement où je travaillais, je consacrais beaucoup de temps aux familles. Nous avons pu vérifier, avec l’ensemble de l’équipe, combien ce travail d’accompagnement, de soutien des proches était au bénéfice du résident ou de la personne suivie à domicile, tant une plus grande sérénité chez les proches apaise les relations et les rend plus authentiques.

70Le travail avec les familles peut prendre différentes formes :

  • une forme individuelle, en fonction des besoins,
  • une forme collective et institutionnelle à travers des réunions de familles et des groupes de parole.

Au niveau individuel

71On va peut-être simplement permettre à des émotions de s’exprimer, et c’est déjà beaucoup. Du côté du résident, c’est lui permettre d’exprimer ce qui est si difficile pour lui dans l’avance en âge, exprimer ce qu’il peut avoir besoin d’exprimer sur son histoire.

72Pour la famille, c’est donner la possibilité de mettre des mots sur ce qu’ils vivent.

73En cas de conflit, ça ne veut pas du tout dire qu’on va réconcilier tout le monde, mais qu’on va donner la possibilité d’une soupape. Toute émotion non exprimée est enfouie en soi et grandit progressivement, pour ressortir un jour sous une forme ou une autre.

74L’angoisse vécue par les enfants naît souvent d’une « tension » entre nos ressentiments, notre colère et notre culpabilité : « Je sens que je lui en veux d’avoir été ce qu’il a été à un moment de ma vie, ou d’être devenu ce qu’il est devenu, mais je ne devrais pas penser ce que je pense, sentir ce que je sens, parce qu’ils sont âgés, faibles, parce qu’ils ont tant fait pour moi… » Le premier travail que j’ai souvent effectué auprès des proches, c’est de les aider à prendre conscience de cette tension, et des émotions anciennes qui ressurgissaient.

75Lorsqu’on peut enfin sortir des émotions si longtemps enfouies, on change forcément quelque chose : pour soi d’abord, et ensuite dans la relation qu’on entretient avec ses proches, parce que cela permet d’aller vers plus d’authenticité.

76Parfois, il s’agit de repérer simplement ce qui est douloureux pour chacun, et de l’aider à trouver comment ne pas entretenir les situations où on ressent cette douleur.

77En institution, aider en particulier « l’enfant désigné » en évitant de le surcharger de son rôle, le soutenir à travers des groupes de parole ou des entretiens individuels est important, car l’enfant désigné est souvent le 2° patient.

78Le travail avec les familles est un travail difficile parce que l’histoire familiale des résidents que nous accueillons peut susciter de nombreux retentissements personnels. Il est parfois bien compliqué de ne pas se laisser prendre dans le jeu familial ; apporter aide et soutien à la fois au résident et à sa famille relève parfois d’un difficile talent d’équilibriste.

Au niveau collectif et institutionnel

79Au-delà du conseil de la vie sociale, instance obligatoire dans les EHPAD, il me semble que la mise en place de différents moyens d’une plus grande association des familles à la vie de l’établissement soit indispensable.

80A titre d’exemple, dans l’établissement où je travaillais, deux types de réunions avaient été instituées :

  • des réunions centrées sur le fonctionnement de l’établissement, les difficultés rencontrées, les questions, les souhaits d’amélioration,
  • des réunions d’information et de discussion conduites par le médecin coordonnateur et moi-même autour d’un thème : la maladie d’Alzheimer, faut-il dire la vérité à son parent sur les évènements qui concernent ses proches, etc.
L’intérêt de ce genre de travail est de permettre d’exprimer également des émotions ; c’est aussi de développer des liens entre familles, et nous savons que dans les situations difficiles, génératrices de souffrance, pouvoir échanger avec des personnes qui vivent le même genre de situation peut représenter un soutien important.

En conclusion

81Je voudrais insister aussi sur le fait que ce travail sur la dynamique familiale nécessite une réelle réflexion d’équipe avec l’ensemble des acteurs professionnels. Parce que le résident et/ou certains membres de la famille tentent de faire prendre parti à des soignants en leur racontant des évènements familiaux, des conflits plus ou moins anciens, et en leur posant parfois directement des questions : « N’est-ce pas que ma fille est ingrate ! », « Est-ce que vous pensez que je dois continuer à venir voir mon père ? ».

82Témoigner aux êtres que nous rencontrons, qu’ils soient résidents ou proches, une compréhension attentive tout en les renvoyant aux responsabilités et aux décisions qui leur appartiennent, est un exercice parfois périlleux. Il est cependant important de dire que lorsque la souffrance est dénichée et entendue derrière des comportements familiaux pouvant susciter de vives réactions émotionnelles chez les soignants que nous sommes, un grand pas est souvent effectué. Comme toujours dans le domaine des relations humaines, il n’existe pas de miracle ; mais je constate que des situations se dénouent parfois très lentement, que de vieilles rancœurs qui ont pu se dire dans un lieu protégé s’atténuent, que des positions s’affirment plus clairement, que des décisions se prennent plus sereinement… et tout cela me semble être au bénéfice du résident.

83Mais je voudrais terminer sur ce qui me semble être un enjeu de société pour tous les professionnels de la gérontologie.

84Nous, professionnels, n’avons pas d’autres choix que d’engager le combat contre l’oubli, l’ignorance et l’indifférence avec les familles, ensemble, et coude à coude. Concrètement, dans une société qui se refuse à voir la réalité des conditions de vie des personnes âgées fragiles, les professionnels et les proches de personnes âgées, si ce n’est les personnes âgées elles-mêmes en situation de le faire, doivent se mobiliser pour se faire entendre et pour engager enfin le débat. C’est de pédagogie auprès du grand public dont il est alors question.

85Nous nous sommes tus longtemps, trop longtemps ; nous nous sommes auto-censurés en acceptant de travailler dans des conditions déplorables et, pour les familles en acceptant que nos parents finissent leur vie dans des lieux où tant serait encore à faire, où, trop souvent la dignité que nous revendiquons pour tous les êtres humains est bafouée. Comme le soulignent les responsables du site Internet AgeVillage, à trop nous montrer raisonnables, nous sommes devenus « complices de l’injure faite aux vieux ».

86Nous devons arrêter de nous taire, et chercher à prendre la parole coûte que coûte. Pour affirmer les besoins des personnes âgées et pour faire connaître le travail conduit et les conditions de vie dans les établissements. !

87Nous n’arriverons à faire bouger les choses que si nous sommes une communauté forte, ce qui passe sûrement par une nouvelle conscience collective. Le secteur des personnes âgées doit se reconnaître dans sa complexité et médiatiser son action auprès de l’opinion publique.

88Geneviève Laroque, Présidente de la Fondation Nationale de Gérontologie, dans un colloque récent à Montpellier disait : « En gérontologie, il est question de qualité de vie, et pas seulement de soin technique. On n’est pas soignant dans ces secteurs pour faire des miracles de médecine, mais pour faire des miracles d’humanité. »

89Les soignants et les familles, à la fois chacun de leur côté, et ensemble, en face à face et en coude à coude, ont aujourd’hui à trouver leur parole, à devenir les témoins du sens, à être ceux par qui les miracles d’humanité sont portés au cœur de la cité, mais aussi ceux par qui l’absence de respect de la dignité des personnes âgées doit être médiatisée, ceux par qui le nécessaire débat sur le défi de la longévité doit être posé. C’est sûrement la condition pour qu’enfin, la situation des personnes âgées change, pour qu’enfin l’ensemble des citoyens, jeunes, vieux, très vieux, vivent, jusqu’au bout, coude à coude…


Mots-clés éditeurs : caractère, difficultés, rôle, professionnels, famille, vieillissement

Date de mise en ligne : 10/01/2014

https://doi.org/10.3917/rsi.094.0070

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