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Article de revue

L'humanitude dans les soins

Pages 42 à 55

Notes

  • [1]
    Rappelons que la fréquence des comportements défensifs lors des situations de soins ne doit surtout pas faire croire que ces « troubles du comportement » ne proviendraient que d’éléments touchant à l’attitude du soignant. Un élément de l’environnement général de la personne, une souffrance psychologique, une douleur physique, une modification neurologique, un inconfort corporel, une frustration, etc., constituent autant de facteurs, parmi d’autres, qui peuvent être à l’origine du comportement. Un « trouble du comportement » doit toujours faire l’objet d’une évaluation en équipe, attentive à ne laisser de côté aucune des questions indispensables : sur les circonstances d’apparition du comportement, sur ce que ressent ou signifie la personne, sur ce qui a pu advenir dans ses relations, sur l’évolution de sa maladie et les traitements suivis, etc.
  • [2]
    Le terme « humanitude » a été créé par F. Klopfenstein, popularisé par A. Jacquard, entré en gériatrie grâce à Lucien Mias puis utilisé par Y. Gineste et R. Marescotti pour nommer la philosophie de soin qu’ils élaboraient.
  • [3]
    Il n’y a pas bien entendu de liste de caractéristiques qu’un Homme devrait remplir pour pouvoir être homme ! S’il existe des caractéristiques communes à une majorité d’êtres humains (penser, parler, marcher, s’habiller…), leur absence ne rend pas un Homme moins Homme. Un être humain, il est important de le rappeler, ne se définit pas par la présence ou l’absence d’une faculté. Ce type de définition, l’histoire l’a montré, conduit à exclure de l’humanité certains humains. Jusqu’à présent, est un être humain l’être qui naît d’un humain. Petit être que les autres humains vont « mettre en humanitude », aider à développer au maximum un certain nombre de capacités et de facultés.
  • [4]
    Pour autant que l’on soit dans un contexte qui le permet ! Il est intéressant de constater une fois de plus à quel point la question du consentement, de l’autorisation, est centrale : un regard long et proche, autrement dit intime, est ressenti radicalement différemment selon qu’il provient d’une personne qui a notre consentement pour cette intimité ou qui ne l’a pas… Si elle ne l’a pas, c’est alors un regard qui peut être extrêmement agressif…
  • [5]
    On trouvera les résultats détaillés et les références des observations et études évoquées dans cet article dans notre ouvrage Humanitude (Éditions Armand Colin, 2007) et sur le site internet [www.cec-formation.net].
  • [6]
    Il existe plusieurs séquences de soins différentes, qui déterminent donc un ordre différent en fonction de certains critères. Toutes ces séquences ont un point commun : elles reposent sur le principe de progressivité : des zones les moins sensibles vers les zones les plus sensibles ; des zones les moins intimes vers les zones les plus intimes ; etc.
  • [7]
    Les actes de soins critiques sont les actes de soins durant lesquels on observe le pourcentage le plus important de CAP. Autrement dit, ce sont les situations les plus à risque.
  • [8]
    Il existe en effet plusieurs « appartenances » intermédiaires : entre l’appartenance à l’humanité et l’appartenance à soi, il y a l’appartenance à une culture (qui se distingue des autres par des manières particulières à ses membres d’être humains), l’appartenance éventuelle à une communauté à l’intérieur de cette culture (laquelle communauté peut posséder sa manière à elle d’adopter la manière d’être humain propre à cette culture), l’appartenance à une famille (laquelle famille possède également sa manière à elle de vivre la manière d’être humain propre à la société et à la communauté !), etc. Chacun d’entre nous possède ses propres liens à ces différentes appartenances.
  • [9]
    L’être humain est un être de désirs autant que de besoins.
  • [10]
    Recherche systématique du consentement y compris, comme la loi le précise, quand la personne est sous tutelle. Et y compris quand la personne ne peut plus consentir que sous la forme d’un assentiment corporel (détente musculaire, sourire, etc.).
  • [11]
    Tant qu’elle est autonome. C’est pourquoi le prendre-soin des personnes atteintes de maladie atteignant à l’autonomie psychique implique des évaluations nombreuses et calmes, à plusieurs, pour établir dans quelle mesure une décision de la personne est prise avec ou sans mesure des risques encourus. En sachant que, bien souvent, les professionnels surévaluent les risques et sous-estiment les capacités d’autonomie psychique. Question également de communication : bien des professionnels ne savent pas tenir compte de l’autonomie de la personne démente parce qu’ils ne savent pas communiquer avec une personne atteinte de démence.
  • [12]
    La majorité des services de court séjour sont encore inadaptés à la situation des personnes présentant des syndromes démentiels.
  • [13]
    Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, Perspectives de l’exercice de la profession d’infirmière

1Habituellement, lorsque nous souhaitons illustrer les liens qui relient les aspects les plus concrets du prendre-soin gérontologique aux principes éthiques qui les guident, nous commençons par présenter la philosophie de soin de l’humanitude puis évoquons ensuite certains éléments de la Méthodologie de soin Gineste-Marescotti.

2Nous avons ici fait un choix différent. Exposer d’abord certaines des situations de soins parmi les plus délicates et difficiles que connaissent les soignants travaillant en gérontologie pour montrer comment il n’est possible de les comprendre et de les résoudre qu’en prenant appui sur des réflexions sur la nature humaine. Réflexions qui ont permis de construire au fil des années une philosophie de soin dont l’objectif était de placer en permanence au cœur de la pratique soignante, de manière la plus pédagogique possible, les principes éthiques indispensables à un prendre-soin humaniste.

Les comportements d’agitation pathologique (CAP)

3Les personnes atteintes de syndromes démentiels, qui forment aujourd’hui la majorité des personnes vivant dans des institutions (services hospitaliers de long séjour et EHPAD notamment), présentent souvent, lors des soins, certains types de « troubles du comportement » réunis sous l’appellation de CAP : Comportements d’Agitation Pathologique. Ils consistent en une très vive opposition, verbale (cris, insultes…) et/ou physique (coups, morsures, griffures…) au soin.

4Ces comportements, régulièrement perçus comme agressifs par l’entourage, familial ou professionnel, sont le plus souvent défensifs : la personne dont les facultés cognitives sont affaiblies ne parvient plus à reconnaître et à comprendre la situation de soin, le soignant, ni à gérer mentalement les aspects sensoriellement ou psychiquement désagréables de ce qu’elle vit.

5Il existe en effet, dans des situations de soin, de nombreux éléments (nudité ; toucher invasif ; mouvements rapides ; petites douleurs ; etc.) qui sont loin d’être agréables. Ces éléments, nous les supportons, quand nous sommes en situation de les recevoir, parce que nous nous savons malades, nous savons qu’ils sont nécessaires, nous reconnaissons le lieu de soin et le soignant, nous comprenons la nécessité du soin, etc. Bref, ce sont nos facultés cognitives en bon état de marche qui nous permettent de ne pas ressentir le soin comme une agression et de ne pas percevoir le soignant comme un étranger voulant nous faire ou nous faisant du mal.

6Avec l’altération de ces facultés de compréhension, de réflexion, de reconnaissance des personnes, des lieux et des objets, etc., des actes ou gestes naturels (la saisie « en pince », par exemple, consistant à prendre la personne par le bras, en entourant son poignet de notre main), des actes ou gestes habituels (rester debout quand la personne est assise, donc la regarder « de haut »), des actes ou gestes de soin classiques (une piqûre, une toilette intime, etc.), seront donc très souvent, faute d’être analysés et compris, ressentis comme des agressions par ces personnes présentant des syndromes démentiels [1].

7Ces situations sont dramatiques : elles donnent aux personnes soignées la sensation d’être brutalisées, elles donnent aux soignants, sensibles à ces cris, à ces coups, le sentiment de « maltraiter » ces personnes – ces personnes auxquelles de surcroît, par leur métier même, ils veulent du bien (ressenti psychiquement douloureux jouant un rôle non négligeable dans les facteurs de burn-out). Nous avons là un premier aspect du phénomène : des troubles des facultés cognitives qui conduisent la personne à ressentir la situation de soin comme une agression.

8La question des Comportements d’Agitation Pathologique (CAP) pourrait s’arrêter là, s’arrêterait là dans bien des cas, s’il n’y avait la manière dont, traditionnellement, nous réagissons, nous, soignants, face à ces comportements. Des réactions qui interrogent directement nos représentations des personnes atteintes de syndromes démentiels, nos perceptions de leur ressenti, nos conceptions de l’autonomie psychique.

9Actuellement, en France, un adulte psychiquement autonome ne peut être soigné contre son gré. S’il refuse un soin, son refus sera entendu et, dans la quasi totalité des situations, respecté.

10Prenons maintenant un adulte âgé atteint d’une maladie d’Alzheimer, maladie qui, peu à peu, porte atteinte à ses facultés d’autonomie psychique, l’empêche peu à peu de comprendre la situation de soin. Cet adulte, donc, au moment où nous commençons à faire le soin, le ressent comme une agression et se défend : il crie, se débat, nous repousse, voire nous frappe. Alors ? Alors, dans un grand nombre de cas, nous faisons le soin quand même. En développant un impressionnant jeu de jambes et d’esquive, en s’y mettant à plusieurs, en immobilisant la personne… (Soulignons en passant que, ce faisant, nous créons ou renforçons, dans la mémoire émotionnelle de la personne, l’empreinte émotionnelle négative qui la conduira à ressentir encore plus aisément et rapidement ce soin-là, avec ce soignant-là, le lendemain, comme une agression…)

11Nous avons donc, régulièrement, les situations suivantes :

12Un adulte psychiquement autonome, qui comprend que c’est un soin mais le refuse quand même : le soignant respecte son refus.

13Un adulte dont l’autonomie psychique est altérée, qui ne comprend pas que c’est un soin, se croit agressé, violenté, voire torturé et l’exprime : le soignant ne respecte pas sa réaction.

14Certes, ce n’est pas un refus verbalisé. Certes, ce n’est pas un refus cognitif. Mais c’est plus qu’un refus : ce sont généralement des expressions corporelles très virulentes (cris, gestes…) indiquant que la personne se sent violentée et se défend. Et on ne le respecte pas.

15Notamment parce que notre héritage culturel, qui a donné au cognitif une importance considérable (qu’en est-il des personnes atteintes de démence dans une culture du « je pense donc je suis » ?), nous conduit à être aisément dominé par la pensée que « le patient ne sait pas ce qu’il fait » – puisqu’il est dément – et que, ne sachant pas ce qu’il fait, ne connaissant pas son bien, nous devons faire le soin – « son bien » – quand même.

16Notamment parce que nous avons également développé une conception très cognitive de l’autonomie psychique – centrée sur le « je sais ce qui est bon pour moi » – aux dépens d’une conception plus globale – « je sais et je sens ce qui est bon pour moi » – qui, elle, nous impose de respecter cette autonomie psychique même s’il ne reste que l’un de ses deux composants (ici, le ressenti).

17Parce que le respect de l’autonomie, nous y reviendrons, est l’un des principes éthiques fondamentaux du prendre-soin, nous devons tout mettre en œuvre pour parvenir à éviter ces soins de force.

18Cette volonté conduit en premier lieu à travailler sur la prévention de ces situations, en particulier à partir de ce que nous savons des éléments qui multiplient les risques de CAP : réveil pour soin ; horaire inadapté ; soignant refusé ; désir non entendu ; etc.

19La prévention des CAP passe donc notamment (liste non exhaustive) par :

  • le respect du refus (quel qu’en soit l’expression ; moins on respecte le refus, plus on favorise les CAP et les futurs CAP) ;
  • le respect du sommeil (plus on réveille pour faire un soin, plus on augmente le risque de CAP) ;
  • le respect des ressentis et des rythmes individuels (beaucoup de CAP sont évités lorsqu’on repère, pour chaque personne, le bon intervenant et le bon moment) ;
  • le respect des habitudes (notamment des habitudes d’autosoins de la personne) ;
  • le respect du non-désir (de nombreux CAP évités lorsqu’on ne force pas la personne à manger si elle n’a pas faim, à dormir si elle n’a pas sommeil, etc.)…
On constate rapidement à quel point ces éléments de prévention sont précisément à la jonction de la philosophie de soin, du projet d’établissement et de la méthodologie de soin. Ils illustrent les liens qui relient en permanence les principes éthiques, l’organisation d’ensemble de la vie dans l’institution et la manière dont le prendre-soin est pensé et réalisé.

20On constate également que certains éléments (autonomie ; désirs ; rythmes individuels ; etc.) vont se retrouver au cœur :

  • de la philosophie de soin, à travers la réflexion sur le sens du soin : que favorisons-nous comme objectif quand, pour qu’une personne soit propre, par exemple, nous faisons un soin de force, qui lui donne donc le sentiment que nous, soignants, la violentons ;
  • de la philosophie de soin, à travers la réflexion sur la notion de personne : ces éléments sont des éléments essentiels, constitutifs de notre humanitude, de notre sentiment d’être (et d’être respecté comme) un être humain unique, une personne ;
  • du travail sur le « milieu de vie » : travail mené dans de nombreux établissements pour que l’ensemble de l’organisation concoure à favoriser le bien-être, le sentiment d’être « chez soi », le sentiment d’être respecté en tant que personne ;
  • de la méthodologie de soin : nécessité de travailler des manières concrètes d’entrer en relation et d’accomplir les soins respectueuses de ces éléments…

De la prévention à la pacification des CAP

21Minimiser les risques de CAP impose en effet de travailler sur nos entrées en relation, sur la communication non-verbale, sur nos manières de toucher (a-t-on appris à se servir de nos mains ?), de regarder (a-t-on appris à regarder ?), de parler (a-t-on appris à communiquer verbalement avec des personnes qui ne le peuvent plus ?)…

22Précisons, pour éviter tout malentendu, que l’exemple des situations à risque de CAP des personnes présentant des syndromes démentiels ne doit pas faire croire que ce travail n’est à réaliser que pour le prendre-soin de ces personnes là.

23Ce que la personne atteinte de démence ressent, sensoriellement, émotionnellement, la personne non atteinte le ressent aussi. La personne atteinte de démence possède simplement un risque important d’être totalement envahie par ce ressenti, au point, nous l’avons vu, de transformer le vécu du soin en vécu d’agression.

24Le patient non atteint de démence qui est regardé « de haut », saisi « en pince », etc., ne sera pas envahi par ce ressenti négatif, mais n’en ressentira pas moins ces manières de prendre-soin comme émotionnellement désagréables, voire blessantes.

25Rappelons également que si le soin de force (réalisé malgré la réaction d’opposition de la personne) provoque des CAP chez les personnes atteintes de démence, il peut également en provoquer chez les personnes qui ne sont pas malades. La majorité des patients psychiquement autonomes réagiraient violemment si nous faisons des soins contre leur volonté. Ces situations sont simplement très rares, car nous respectons généralement la volonté de ces personnes-là…

26Le travail de prévention des CAP s’accompagne donc d’un travail, qui s’inscrit dans le cadre de la Méthodologie de soins Gineste-Marescotti, portant sur des manières spécifiques de regarder, toucher, parler.

27Avec toute personne hypersensible à l’attitude du soignant, hypersensible à tous les éléments relationnels et sensoriels (ton de la voix, manière d’être regardé, douceur du toucher, position du corps, etc.), il va donc falloir utiliser certaines techniques particulières, afin que ce que la personne ne comprend pas comme acte soignant soit, non pas interprété comme agressif, mais ressenti comme bienveillant.

28Ces techniques s’inspirent d’éléments qui sont présents en chacun de nous depuis ce que Yves Gineste et Rosette Marescotti ont appelé la « mise en humanitude [2] » – autre manière de nommer cette période d’interactions précoces qui, chez les humains, dure de nombreuses années, pendant laquelle le petit humain, grâce aux figures d’attachement adultes qui prennent soin de lui, va développer un certain nombre de capacités et de facultés.

29Quelles facultés ? Une liste exhaustive n’existe pas : en grande partie celles que les humains privés de cette « mise en humanitude » (les « enfants sauvages »), que les bébés ayant vécu dans certains milieux extrêmement pauvres en sollicitations et interactions (orphelinats où les adultes donnaient à manger et à boire, mais ne parlaient pas avec les bébés, ne les caressaient pas, ne jouaient pas avec eux, etc.), n’ont précisément pas développées. Toutes ces facultés qui, nous y reviendrons, forment notre « humanitude », entendue comme l’ensemble des particularités qui permettent à un homme de se reconnaître dans son espèce, l’humanité ; l’ensemble des particularités qui permettent également à un homme de reconnaître un autre homme comme faisant partie de la même espèce que lui [3].

30Se tenir debout, marcher, parler, s’habiller, sourire, réfléchir, interagir socialement, créer, se penser, etc. : la liste est longue de ces facultés que nous développons ainsi particulièrement intensément durant nos premières années puis durant toute notre vie, jusqu’à notre mort, quel que soit l’âge auquel elle advient.

31On a longtemps opposé le naturel au culturel, l’inné à l’acquis, le biologique au social. L’importance pour l’être humain de ce qui se joue durant cette phase d’interactions précoces, durant cette mise en humanitude, permet de travailler sur les liens plus que sur les oppositions. Il n’y a pas un être humain naturel puis un être humain culturel et social. Il y a un animal bien particulier dont la nature est d’être un animal culturel et qui ne peut développer ses capacités qu’en étant plongé, dès sa naissance, dans le sens et dans le social. Une vie qui dès l’avant-conception est inscrite dans la vie des autres humains, dans leur histoire, dans leur regard, dans leur représentation, etc. Nous y reviendrons : car de nombreuses situations particulières, en gériatrie, montre ce qui risque d’advenir lorsqu’un adulte se retrouve dans un milieu où s’appauvrissent les interactions.

32Mais revenons aux premières interactions. Notre mémoire émotionnelle, cette forme de mémoire que les syndromes démentiels n’altèrent pas comme ils altèrent les autres mémoires, se construit lors de cette période de « mise en humanitude » et construit, à partir de la manière dont les adultes qui prennent soin du petit humain le regardent, lui parlent, le touchent, etc., la base de sa sensibilité émotionnelle.

33L’étude de la « mise en humanitude » sera l’une des principales sources des outils qui permettront de comprendre quels sont les types de regards, de parole, de touchers qui, émotionnellement, sont ressentis comme positifs et bienveillants – et permettent ainsi d’éviter des comportements défensifs.

34Le regard constitue le premier canal de mise en humanitude. Lorsque le petit humain est mis en humanitude, les regards qu’il reçoit possèdent certaines qualités affectives (amour, tendresse, fierté, protection, etc.) et certaines caractéristiques « techniques » (quatre principales : regard axial, horizontal, long et proche).

35Ces qualités et caractéristiques vont modeler notre sensibilité pour toute notre vie. Ainsi, le regard horizontal (« il se met à notre niveau ») est-il associé à l’égalité, le regard axial à la franchise (« il nous regarde droit dans les yeux »), le regard long et proche à l’amitié ou à l’amour [4] (« ils ne se quittaient pas des yeux »). À l’inverse, le regard vertical (« il nous regarde de haut ») transmet aisément la domination ou le mépris, un regard « de travers » la crainte ou la peur, un regard fuyant la méfiance, un regard distant le mépris, etc.

36On voit se dessiner les possibles pièges du prendre-soin de personnes émotionnellement hypersensibles, de personnes atteintes de syndromes démentiels. Prenons un soignant qui rentre dans une chambre pour faire une toilette : il arrive par le côté du lit où le résident est allongé. Si en plus ce résident a la tête tournée du mauvais côté, ou s’il n’a plus qu’une vision en tunnel (cette vision, où les informations provenant des côtés ne sont plus traitées, concerne une majorité des personnes atteintes de syndromes démentiels à partir d’un certain stade)… : les regards du soignant risquent donc d’être verticaux, de travers, rapides ; voire totalement absents.

37C’est ainsi que nous pouvons observer des toilettes de 20 minutes durant lesquelles presqu’aucun regard de soignant ne rencontre le regard de l’Homme dont il prend soin [5].

38Absence de regards ou regards « de haut » ou « de travers » : la personne hypersensible à ces éléments-là se sent alors en danger, menacée, voire agressée.

39Précisons qu’il ne s’agit pas de reprocher à ces soignants de ne pas regarder, ou de mal regarder. Toute personne n’ayant pas appris à le faire se ferait prendre au même piège. Car il n’est pas naturel d’aller chercher le regard de ces patients, comme il n’est pas naturel de regarder un agresseur (car ces personnes ayant des CAP sont craintes et décrites comme « malades agressifs +++ »). C’est précisément pour cela qu’il faut professionnaliser l’approche relationnelle, apprendre à regarder : modifier notre approche, pour arriver face au regard (en général par le pied de lit et non du côté des barrières de lit), se rapprocher, se mettre à la hauteur de la personne, prolonger les regards, etc.

40La parole : Si le regard débute souvent la relation, la parole l’accompagne immédiatement. Lors de la « mise en humanitude », le ton est mélodieux, presque musical, doux. Les mots utilisés sont tendres, évoquant l’amour, la douceur, l’aide. Le nouveau-né est positivement sensible à ces qualités : si l’on s’adresse à lui en criant, il se met à pleurer et à crier lui-même.

41La communication humaine obéit à certaines règles, parmi lesquelles celle du feed-back. Rappelons-là rapidement : lorsqu’un émetteur (ici un soignant) envoie un message verbal (par exemple « bonjour »), vers un récepteur (ici un patient), il reçoit une réponse (verbale ou non-verbale), un retour (le feed-back), qui nourrit l’énergie lui permettant de continuer à communiquer. Lorsqu’il n’y a pas de feed-back, cette énergie s’épuise vite et l’émetteur arrête d’émettre son message. Naturellement, nous devenons donc rapidement silencieux quand nous sommes avec une personne qui ne nous renvoie pas de feed-back.

42Conséquence, que plusieurs études, dans les années 1980, puis en 2004, ont mesurée : des Hommes très vieux non-communiquant reçoivent en moyenne 120 secondes de communication verbale directe par 24 heures.

43D’où, là encore, la nécessité de professionnaliser la parole, de travailler notre communication pour éviter trois dangers :

  • que le silence du soignant soit interprété par la personne comme un signe d’indifférence, voire de malveillance, signe favorisant les CAP ;
  • que le silence dans lequel se retrouve plongé, des heures et jours durant la personne, ne permette pas à son esprit d’entretenir les facultés langagières que les humains entretiennent parce qu’ils entendent des paroles ;
  • que ce silence prolongé, que cet absence de lien par la parole avec d’autres humains, altère chez la personne le sentiment d’être reconnue et considérée comme un être humain par les autres.
Pour pouvoir maintenir de la parole malgré l’absence de feed-back, nous avons mis au point il y a quelques années une méthode de communication que nous avons appelée l’auto-feed-back.

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44Avec ces personnes ne renvoyant pas de feed-back verbal, nous avons fait le choix de nous entraîner à « laisser nos mains » parler, à décrire tous nos gestes. C’est ainsi que nous aurons des conversations de ce type : « Madame, je vais vous laver le bras (prédictif). Je vous soulève le bras, c’est le bras gauche, je vous savonne le dessus de la main, la paume, je vous lave l’avant-bras, je vous le lève (descriptif), etc. »

45Cela paraît simple, mais nécessite un véritable entraînement. En annonçant puis décrivant ainsi les actes, nous pouvons multiplier le temps de communication verbale par sept ou huit. Cela suffit souvent à permettre à la personne âgée de ne pas ressentir notre silence comme un malaise ou une menace – d’autant que nous allons commenter « affectivement » nos propos (ex. « Je vous lave le dos, c’est chaud, c’est bon »).

46Le toucher vient conclure la mise en relation, et constitue avec les regards et la parole ce que nous appelons les préliminaires au soin.

47Chez l’enfant, ce toucher de « mise en humanitude », d’interactions précoces, est caractéristique : il est doux, vaste, enveloppant et protecteur. Neurologiquement, le nouveau-né est d’ailleurs sensible aux caresses, qu’il va lier émotionnellement à des affects positifs, avant d’être sensible à d’autres caractéristiques liées au toucher.

48Nous accordons toujours un sens au toucher.

49À chaque fois que l’on nous touche, notre cerveau juge de ce toucher à partir de sa « mémoire de toucher » et, en fonction de certaines caractéristiques, le ressent comme :

  • un toucher validant, de reconnaissance (une poignée de main, une accolade, un baiser…) ;
  • un toucher agressif (un coup…) ;
  • un toucher utile (ni agréable, ni agressif, mais nécessaire : toucher du dentiste, du gynécologue, de l’infirmière, etc.).
Ce toucher utile, il nous faut insister, ce sont nos facultés cognitives, nos facultés de raisonnement, qui nous permettent de l’accepter, de le supporter, bien qu’il ne soit pas agréable : ce sont elles qui nous permettent de comprendre le sens de ce toucher, sa nécessité, etc.

50Des personnes atteintes de syndromes démentiels, précisément parce que la maladie atteint leurs fonctions cognitives, des personnes hypersensibles (de nombreuses situations, d’angoisse, de traumatismes, de stress, ont pour conséquence de nous rendre hypersensibles affectivement et de diminuer notre capacité de gestion cognitive des situations), vont donc très souvent ressentir comme agressifs ou punitifs ces touchers utiles et se défendre, souvent violemment. Le CAP apparaît bien comme une réaction normale due à une mauvaise interprétation de touchers naturels et… non adaptés à ces personnes (saisie du poignet en pince, doigts en griffe, toucher rapide portant sur une petite partie du corps, etc..).

51Nous avons développé pour y remédier des techniques très particulières de toucher (par exemple, la prise « en pince » est remplacée par la prise « en berceau », la main se pose sur le corps de la personne d’une manière particulière) qui, alliées à des techniques de manutention, de mobilisation et de nursing spécifiques, à des séquences de soin précises [6], évitent que la personne nous ressente comme des agresseurs, et la conduisent au contraire à ressentir un bien-être qui se traduit, entre autres, par une baisse progressive du tonus au fur et à mesure du soin.

52Le temps du soin, où on utilisera conjointement ces différentes techniques liées au regard, à la parole et au toucher, doit lui-même être divisé en trois parties pour mieux distinguer trois étapes :

  • les préliminaires au soin : d’une durée de 20 secondes à 3 minutes, ils permettent d’obtenir le consentement au soin, sous forme verbale ou non-verbale. Si après 3 minutes, le soin n’est pas consenti, il est simplement reporté. Autant de fois que nécessaire. Dans les cas (rarissimes) où les soins deviennent obligatoires sans apaisement, le médecin mettra alors le patient sous hypnotique. C’est cela, ou accepter que cette personne ressente le soin comme une torture…
    Techniquement, ces préliminaires au soin sont composés d’une approche « en tunnel », regard dans les yeux, proche, long, axial, et horizontal si possible (dépend de la situation de soin). Dans les secondes suivant l’accroche du regard, la parole permet de pacifier le contact : voix douce, mots positifs. Le toucher est d’abord proposé (non imposé s’il est refusé). Progressivement, si le toucher proposé (poignée de main par exemple) est refusé, la main se posera sur des zones moins sensibles et non intimes (avant-bras, épaules…), et pourra ensuite débuter les gestes de soin avec précaution.
  • le rebouclage sensoriel : il caractérise les techniques utilisées conjointement durant le déroulement du soin, et décrit l’état de relâchement tonique obtenu par le fait qu’au moins deux entrées sensorielles (regard-toucher, regard-parole, parole-toucher ; l’idéal étant de maintenir en permanence les trois) favorisent l’émergence, en mémoire émotionnelle, d’empreintes facteurs de bien-être et de douceur.
  • la consolidation émotionnelle : étape qui termine le soin, moment spécifique où le soignant exprime explicitement, avec des mots positifs, le fait que le soin s’est bien passé. L’objectif est de profiter de la mémoire émotionnelle, que les syndromes démentiels, rappelons-le, n’altèrent pas comme d’autres mémoires, pour effectuer un marquage de reconnaissance en feeling positif. Lors de la toilette suivante, par exemple, il n’est pas rare d’observer ainsi que la personne qui ne reconnaît pas cognitivement le soignant, lui sourira : elle ne sait pas qui il est, mais elle sent qu’il va lui faire du bien…
Cette méthodologie de soins permet, d’après les évaluations réalisées dans des établissements en France, au Québec et en Suisse, de diminuer les CAP lors des actes de soins critiques[7] (toilettes, changes, repas, mobilisations…) de plus de 90 %.

53Elle n’est pas, il nous faut insister là-dessus, l’aveugle reproduction de techniques. Elle n’a de sens, comme tout outil, qu’en s’insérant dans une démarche globale de réflexion sur le sens du soin, qu’en étant en cohérence avec l’organisation d’ensemble de l’établissement (si nous sommes en établissement), qu’en étant reliée en permanence à la philosophie de soin de l’humanitude.

De la méthodologie de soin à la philosophie de soin

54La philosophie de soin de l’humanitude, pour des raisons essentiellement pédagogiques, est présentée généralement à partir de cette définition/réflexion sur ce qu’est un soignant :

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« Un soignant est un professionnel qui prend soin d’une personne qui a des préoccupations ou des problèmes de santé pour l’aider à l’améliorer, à la maintenir, ou pour accompagner cette personne jusqu’à la mort. Un professionnel qui ne doit en aucun cas nuire à la santé de cette personne. »

56Chacun des termes de cette définition, qu’il serait trop long de développer exhaustivement ici, permet de poursuivre la réflexion sur les éléments indispensables au prendre-soin qui relient les actions concrètes aux réflexions plus théoriques.

57Le premier de ces liens, répétons-le tant il est primordial, se fait autour de la notion de personne.

58C’est, nous venons de le voir, dans la manière dont s’est constituée la sensibilité de l’être humain qui est en face de nous que se situe l’origine de certaines techniques du prendre-soin. Ce qui implique également de ne jamais considérer ces connaissances sur les humains dont nous prenons soin que comme des connaissance toujours susceptibles de n’être pas valables pour tel ou tel humain ayant développé, à cause de son histoire, par exemple, une sensibilité différente de celles des autres. Aucun outil, aussi efficace soit-il, n’a de sens s’il n’est pas ajusté à la personne.

59Ce principe, au cœur de la relation soignante, nous le retrouverons sans cesse dans la philosophie de soin, à travers notamment : le respect de l’autonomie ; le principe d’ajustement ; la notion de personne (être humain unique, dont le point commun avec les autres est de pouvoir être diffèrent des autres…).

De l’être humain à la personne

60Il manquait à certaines philosophies de soin développées dans les années 1950 les apports des conceptions modernes de l’être humain centrées sur la reconnaissance de la nature complexe de l’Homme, naturellement sociale et culturelle, orientée vers le développement de la personne. À l’opposé de Maslow, qui décrivit les « besoins » de communication, d’affection, comme venant après d’autres besoins, Y. Gineste et R. Marescotti ont intégré les apports des études ayant montré, ces dernières décennies, que l’être humain se développait en tant qu’être humain, dès son stade embryonnaire, par les échanges – entre autres affectifs – qu’il a avec son entourage. L’humain est par nature un animal social (zoon politikon) écrivait Aristote : on ne dirait pas mieux aujourd’hui tant on sait désormais que culture et nature ne se séparent pas chez lui, et qu’il faut à un humain, pour développer toutes ses caractéristiques d’être humain, d’autres humains.

61S’ensuit également que parmi les caractéristiques de l’humanitude figure celle – on peut très grossièrement la rapprocher de l’autonomie psychique – qui permet justement à chaque être humain de se développer dans son unicité, en tant que personne. Dès lors, c’est à la base de cette compréhension de l’Homme et à la base du prendre-soin que doit figurer la reconnaissance de cette autonomie au sens large (ce qui fait que chacun de nous est différent des autres ne se réduit pas à sa faculté d’autonomie psychique : cette unicité se trouve dans tous les aspects d’un être, depuis sa manière de se sentir dans son corps jusqu’à son histoire en passant par ses goûts et ses proches…), de tout ce qui fait que chaque personne est différente des autres.

62Cette philosophie de soins peut permettre au soignant de comprendre que la personne qu’il a en face de lui est à la fois un animal humain semblable à tous les autres et en même temps un être humain différent de tous les autres (une personne) parce qu’elle a pour base la reconnaissance de ce point fondamental : une personne est un être unique dont l’unicité repose en particulier sur des modes, des manières propres à elle, d’être un « animal humain social unique vivant », de vivre sa vie, son humanité, sa socialité.

63Une part essentielle du prendre soin consiste à reconnaître la personne, quelle que soit sa maladie, et comme un animal vivant (et donc à lui apporter ce qui lui permet de rester en vie), et comme un être humain (et donc à lui permettre d’utiliser ses caractéristiques d’être humain, ses désirs-besoins de communiquer, de comprendre, de choisir, etc.) et comme une personne singulière (et donc à lui permettre de vivre ses désirs et ses besoins à sa manière, à son rythme, etc.).

64Ces reconnaissances sont, théoriquement, faciles. Elles se heurtent dans la réalité à plusieurs obstacles. Comment reconnaître la personne dans ce qu’elle a d’unique dans le cadre d’un lieu de vie collectif, par exemple, possédant de nombreuses contraintes ? Comment reconnaître l’humanitude d’une personne, lui permettre de développer ou de maintenir ses capacités d’être humain dans des situations où manquent des professionnels, des matériels, des lieux adaptés ? Comment maintenir avec des êtres humains très malades, qui par exemple ne parviennent plus à communiquer comme nous en avons l’habitude (de manière verbale, interactive), une communication, par la parole, par le regard, par le toucher ? On constate une fois de plus à quel point toutes les questions que traite une philosophie de soin sont indissociables de leurs traductions concrètes dans les travaux sur la méthodologie de soins, sur les « milieux de vie », etc.

65Fonder le prendre soin autour des notions d’humanitude et de personne permet de ne pas séparer radicalement, comme le firent certains disciples de Maslow, un « essentiel » d’un « secondaire », de ne pas établir une hiérarchie des besoins censée être valable pour tous les humains, mais de réfléchir d’abord à ce pour quoi tel besoin, tel désir, est essentiel.

66Pour vivre en tant qu’animal vivant (lézard ou humain), il faut disposer d’oxygène, de nourriture, etc.

67Pour vivre en tant qu’animal humain (social) vivant, il est d’autres besoins et d’autres caractéristiques, où l’on va trouver :

  • des manières particulières (humaines, précisément) de manger, de boire…
  • des facultés spécifiques aux êtres humains : enterrer ses morts ; réfléchir à sa condition ; s’habiller ; créer des œuvres d’art ; etc.
  • des manières particulières d’utiliser toutes les facultés précédentes en fonction de sa culture, de sa communauté, de sa famille, etc [8].
Pour vivre en tant qu’animal humain unique vivant (autrement dit, en tant que personne), il faut d’autres façons encore, particulières, uniques, d’être un animal humain (social) vivant…

68Et il est, pour un « animal humain (social) unique vivant », pour une personne, aussi essentiel, aussi fondamental, d’être un vivant que d’être un humain que d’être social que d’être une personne. Et justement parce qu’elle est une personne possédant des manières singulières d’être vivante et d’être humaine, chaque personne peut vivre ses besoins et ses désirs à sa façon et faire ses propres choix, sa propre hiérarchie de ses besoins et désirs [9].

69Si tous les besoins et toutes les manières de vivre les besoins peuvent être essentiels pour être un animal humain (social) unique vivant, le manque ou la privation des uns ou des autres peuvent induire des conséquences bien différentes – à première vue.

70Priver une personne de ce qui lui est nécessaire pour être une personne, c’est-à-dire de sa manière propre à elle d’être vivante et d’être humaine (sa manière à elle de communiquer, de manger, de s’habiller, etc.) conduit à la dépersonnaliser.

71Et les vieilles personnes ayant vécu dans des hospices où le port de l’uniforme était obligatoire, où la même coupe de cheveux était imposée à tous, etc., étaient en partie dépersonnalisées.

72Priver un être humain de ce qui lui est nécessaire pour être un animal social, par exemple en le privant de contact avec les autres humains, en le séparant de sa famille, etc., conduit à le désocialiser.

73Priver un être humain de ce qui lui est nécessaire pour être un humain, c’est-à-dire de certaines facultés propres aux humains (penser, communiquer par la parole, par exemple) et de certaines manières de faire propre aux humains (par exemple ne pas manger dans une auge), conduit à le déshumaniser.

74Priver un animal vivant de ce qui lui est nécessaire pour être vivant conduit à le tuer.

75Dépersonnaliser, désocialiser, déshumaniser : la distinction que nous faisons ici entre ces trois processus ne doit pas conduire à ignorer que les deux premiers d’entre eux rejoignent le troisième.

76Parce que chaque être humain est, par nature, un être social et un être différent des autres, unique, tout ce qui le dépersonnalise, tout ce qui le désocialise, le déshumanise.

77C’est en cela qu’une philosophie de soin comme celle de l’humanitude est extrêmement exigeante : elle doit conduire à réfléchir sur la gravité de choses (une personne ne mange pas ce qu’elle aime ; une personne ne peut plus assister à la messe ; une personne n’est jamais prévenue quand on entre dans sa chambre ; etc.) qu’on pouvait aisément minimiser lorsqu’on considérait qu’elles n’étaient que des expressions de « besoins secondaires ».

78Risque de dépersonnalisation-désocialisation-déshumanisation : l’un des enjeux aigus du travail en gérontologie vise constamment à prévenir ce risque-là, toujours menaçant quand une société porte sur un groupe de citoyens un regard négatif (l’âgisme, le racisme antivieux, uniformise les « personnes âgées » et les exclut), toujours menaçant quand des citoyens vulnérables vivent dans des institutions collectives (ces « institutions totales » que décrivait E. Goffman, qui toujours tentent à industrialiser le travail… et donc les conduites de ceux qui travaillent comme de ceux qui bénéficient de ce travail).

79Philosophie de soin exigeante : elle conduit les soignants à travailler ces manières concrètes de prendre-soin permettant d’ajuster le prendre soin à l’hypersensibilité si particulière des personnes atteintes de syndromes démentiels ; elle conduit les établissements à mener le travail sur la notion de « milieu de vie ». Qu’est-ce qui favorise le sentiment d’être, si ce n’est chez soi, au moins « comme chez soi » ? Qu’est-ce qui fait le sentiment d’être dans un milieu centré, non sur la maladie ou le handicap mais sur ce qui peut nourrir les forces de vie, le désir de vivre de la personne ? Comment, au sein d’une collectivité, permettre à la personne de posséder son intimité, son espace, ses rythmes ? Etc.

Le respect de l’autonomie (aider l’Autre à prendre soin de lui)

80Mettre en exergue le respect de l’autonomie (fonctionnelle, psychique, sociale… – toutes les déclinaisons de l’autonomie) est indispensable : c’est bien (en plus de notre histoire, de nos proches, etc.) notre autonomie psychique, atteinte ou non par une maladie, qui nous rend unique, qui a permis et permet à chacun d’entre nous de posséder ses besoins, ses désirs, ses goûts, ses valeurs, son rapport au temps, à l’espace, etc.

81Malmenée, l’autonomie psychique l’a été pendant des années, tant qu’on considérait que le soignant savait mieux que la personne ce qui était bon pour elle et pouvait lui imposer ce bien-là contre son gré.

82Malmenée, l’autonomie fonctionnelle l’a été pendant des années : parce que les professionnels pensaient savoir mieux faire certains actes, parce qu’ils pensaient être là pour les faire à la place de la personne. Et nous ne parlerons pas ici de certains héritages, comme celui du « patient couché », qui a fabriqué des milliers de grabataires.

83Le principe de respect de l’autonomie et de la liberté individuelle, désormais inscrit dans la loi, est fondamental. Il impose de systématiquement rechercher et de tenir compte du consentement de la personne [10], de ne pas lui imposer des soins de force, de fournir les informations dont elle a besoin pour prendre des décisions, de favoriser les situations où elle peut exercer ses choix, etc.

84Leur respect implique d’accepter qu’on ne peut protéger une personne psychiquement autonome contre son gré, qu’on ne peut l’empêcher, si elle le souhaite, de prendre des risques. La responsabilité du soignant ne peut porter atteinte aux droits de la personne autonome. La responsabilité du soignant s’arrête où commence la liberté de cette personne [11].

85L’importance de l’exercice de l’autonomie et de la liberté pour la santé conduisent aujourd’hui à promouvoir un prendre-soin qui ne soit pas seulement dans le respect de l’autonomie existante de la personne, mais qui veille à l’améliorer ou à la maintenir, qui veille à permettre à la personne de posséder le maximum de contrôle sur sa vie. (L’élaboration d’un prendre-soin avec la personne n’est pas qu’une question de respect de l’autre : c’est également un acte de soin, potentiellement libérateur, qui peut restituer à l’individu une part de la confiance en soi et de la maîtrise sur sa vie atteintes par le handicap ou la maladie.)

Philosophie du lien et éthique de la relation (aider l’Autre à prendre soin de lui)

86Le respect de l’autonomie et l’attention à toutes les formes d’autonomie, y compris celle témoignant surtout de la composante émotionnelle de l’autonomie (« je sens ce qui est bon pour moi »), rappelle que le prendre-soin est toujours une relation et impose que la question des interactions irrigue la philosophie de soin comme la méthodologie de soin.

87En premier lieu en refusant de séparer l’inséparable : il n’y a pas des actes de prendre-soin qui seraient techniques et d’autres qui seraient relationnels. Qu’est-ce qu’un soin relationnel qui ne serait pas également technique – comme si regarder, parler, toucher une personne atteinte de certaines maladies ou handicaps constituait des savoirs innés, n’avait pas à faire l’objet d’un apprentissage. Qu’est-ce qu’un soin technique qui ne serait pas relationnel ? Toute interaction est relation. Un « soin technique non relationnel », ce que l’on entend habituellement par là, c’est précisément un soin où, par exemple, le soignant ne regarde pas la personne, ne lui parle pas, ne la touche qu’utilement. Mais ce n’est pas « un soin non relationnel » cela : c’est un soin relationnel qui refuse la relation, qui dit non-verbalement à la personne : je refuse de croiser ton regard, je refuse de communiquer par la parole avec toi, etc.

88« Le premier médicament est le médecin. » On se souvient de cette phrase de Michaël Balint, synthétisant l’apport qu’il fit en 1957, à travers son ouvrage Le Médecin, son malade et la maladie. « Le premier soin est le soignant », avait déjà « écrit » Hildegarde Peplau en filigrane de son livre, cinq ans auparavant : Les relations interpersonnelles en soins infirmiers.

89La philosophie de soins de l’humanitude reprend les constats d’H. Peplau : d’une part, la maladie ou le handicap constitue une expérience à laquelle la personne peut donner du sens ; d’autre part, dans une situation de dépendance à des professionnels, le discours et l’attitude de ces professionnels est l’un des éléments fondamentaux sur lesquels la personne va s’appuyer pour donner du sens à ce qu’elle vit. Et si l’on sait à quel point il est des soignants valorisants, narcissisants, qui rendent la personne malade plus autonome, on sait aussi qu’il en est qui, en la considérant comme une « incapable », une « dépendante », l’infantilisent, la dégradent – et finissent par tout justifier : je te considère mal, donc je peux te traiter mal.

90Autrement dit, au cœur de la pensée de la relation de soin figure cet élément fondamental de l’humanitude : l’être humain est un être de sens, de choix, d’interprétation. Soignant comme malade. Et qu’entre eux, dans la relation de soin, ces sens et ces interprétations vont aussi s’échanger, s’opposer, s’étayer, etc.

91Les situations de CAP, nous l’avons vu, en témoignent de manière particulièrement vive à travers ce que chacun des membres de la relation va mettre en place, l’un parce qu’il se perçoit face à un « dément agressif +++ », l’autre parce qu’il est dominé par un ressenti d’agression.

92« Prendre soin de l’Autre », « aider l’Autre à prendre soin de lui » : autant d’objectifs qui imposent, comme H. Peplau l’avait perçu avec acuité, que le soignant soit autonome, observateur de ses sensations et de celles de la personne malade, capable d’entendre ce que la personne ressent et d’entendre ce que ce ressenti provoque en écho, etc. Comprendre sans juger et guider sans contraindre impliquent de porter une vigilance particulière à quelques aspects essentiels :

  • Au sens donné par la personne à la maladie ou au handicap qu’elle vit ;
  • Plus globalement, au ressenti de la personne, qu’il n’appartient pas au soignant de nier (au contraire du classique : « Je ne suis pas bien ici. » « Mais si, vous êtes bien ici, on s’occupe bien de vous ici… »), y compris quand ce ressenti exprime les sensations nombreuses, souvent mouvantes, conflictuelles, par rapport à une relation de dépendance (identifications, projections, rejets, agressivité, etc).
  • Aux éléments qui renforcent ou maintiennent l’autonomie et la personnalité (autonomie psychique, à travers les possibilités de faire des choix, à travers le droit de dire non, de refuser… ; autonomie fonctionnelle, à travers tout le travail sur la verticalité, sur l’utilisation des capacités restantes…) ;
  • Aux variations des équilibres et déséquilibres, aux changements permanents, en fonction de la maladie et du handicap, en fonction des interactions avec les soignants et avec ses proches, avec l’environnement humain et matériel dans son ensemble ;
  • Aux conséquences, en termes relationnels et de conduites, que peuvent avoir l’angoisse, l’anxiété, la culpabilité. Les penser implique de réfléchir encore et toujours au sens que portent les demandes infinies, ou contradictoires, ou… absentes (s’interroge-t-on assez souvent sur ce « trop bon patient » qui ne demande plus rien, ou sur ce patient qui demande une chose (manger par exemple) faute d’en obtenir une autre (sortir et discuter) ?) ;
  • À la fonction soignante de « maternage psychologique », d’étayage psychique, telle qu’on la trouve aussi décrite dans de nombreux travaux inspirés de Winicott ;
  • Aux risques d’excès de pouvoir. La relation de prendre-soin est une relation inégalitaire : le professionnel dispose, par son statut, par son savoir, par l’institution à laquelle il appartient, d’un pouvoir important. Un pouvoir qui, sur une personne vulnérable, malade, peut devenir abusif. Comme l’écrivait Montesquieu, « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Aux côtés des moyens que se donne l’institution pour cela, chaque professionnel se doit à une forme d’auto-vigilance pour rétablir un maximum d’égalité en donnant du pouvoir à la personne et en veillant à ne pas abuser de son propre pouvoir.
Ajoutons qu’il est impératif, essentiel, que la personne puisse faire confiance à ceux qui prennent soin d’elle. La loyauté des actes du prendre-soin, dans la transmission des informations, dans l’explication des soins, dans la recherche du consentement, mais également dans les gestes, les regards, les attitudes, est indispensable à l’établissement et au maintien de cette confiance. Répétons cette évidence : un soignant se heurtera d’autant plus à l’absence de motivation ou au refus de consentir à un soin, que ce qu’il aura fait ou dit rendra la personne méfiante et craintive. À l’inverse, il est extrêmement rare qu’une personne en confiance, qui sent concrètement la bienveillance du soignant, refuse ce que celui-ci lui propose.

93Aidé par ce que nous dit la personne ou guidé par ce qu’elle exprime, même brutalement, de son ressenti… : le prendre-soin implique un partage des savoirs entre le professionnel et la personne, une mise en commun des expertises, le professionnel étant expert sur la maladie, sur le soin, etc., la personne étant experte sur elle-même…

Bref panorama…

94

« Un soignant est un professionnel qui prend soin d’une personne qui a des préoccupations ou des problèmes de santé pour l’aider à l’améliorer, à la maintenir, ou pour accompagner cette personne jusqu’à la mort. Un professionnel qui ne doit en aucun cas nuire à la santé de cette personne. »

95Nous l’avons dit : chacun des termes de cette définition nous permet de réfléchir sur le sens du prendre-soin et sur des éléments essentiels pour notre pratique.

96Un très bref panorama de quelques uns de ces éléments-là :

Un professionnel…

97La réflexion sur la notion de « professionnel » conduit notamment, au-delà de certains aspects sociaux (droits et devoirs des uns et des autres) et juridiques (textes propres à certaines professions), à s’interroger sur les règles de l’art de notre profession (quelles sont, par exemple, aujourd’hui, en gérontologie, les règles de l’art en matière de contention ?) : ces règles de l’art qui, lorsqu’elles sont connues par les soignants, partagées, transmissibles, explicables aux personnes et à leurs familles, permettent de relier là aussi en permanence le sens du prendre-soin avec la philosophie de vie de l’établissement.

98Mieux on connaît les règles de l’art, mieux on pourra également se battre afin que rien, dans l’organisation, dans l’architecture, etc., n’empêche des soignants de pouvoir les respecter.

99Car nous savons que les recommandations et les règles de l’art peuvent conduire à placer les soignants dans des contraintes ingérables, dans des positions intenables. Imaginons un service de chirurgie où aucun bénévole, aucun membre de la famille, n’est présent auprès d’une personne atteinte de démence qui erre, entre dans les chambres des autres patients, peut les réveiller ou arracher une perfusion. Peut-on reprocher aux rares soignants présents de fermer la porte de la chambre de cette personne ou de l’attacher dans son lit s’il n’est pas possible de fermer la porte [12] ?

100Tant que des solutions respectueuses de la personne (services adaptés, architectures prothétiques, soignants assez nombreux, présence de bénévoles et de membres de la famille, etc.) ne seront pas mises en place, ces situations placeront les soignants dans des « doubles contraintes » psychiquement intenables.

Réflexion sur les notions de prendre-soin et de santé :

101Le care, le prendre-soin, apporte à la personne ce qu’elle va ou non utiliser pour la lutte qu’elle mène.

102Prendre soin d’une personne, répétons-le, c’est toujours l’aider à prendre soin d’elle-même. C’est à la fois procéder à des actions et à des traitements ciblés sur la pathologie dont elle souffre, pour en réduire au maximum les atteintes et les conséquences, et prendre soin des forces vives de la personne, de tout ce qui en elle est sain et lui permet de résister et de lutter.

103Marie-Françoise Collière l’avait merveilleusement montré : si la gravité d’une pathologie conduit à augmenter les actions et les traitements ciblés, le prendre-soin doit augmenter en proportion – plus la maladie et ses traitements prennent d’importance, plus ils risquent d’affaiblir les ressources de la personne, de restreindre ses capacités et ses forces de vie ; plus ils risquent de nous les faire oublier. Nous devons donc d’autant plus veiller sur elles, les soutenir, les enrichir.

104À partir du moment où l’on reconnaît que c’est la personne qui utilise ses forces vives pour se soigner, le centre du pouvoir se déplace du soignant vers la personne : le pouvoir du soignant devient un pouvoir d’accoucheur et de soutien ; pouvoir de celui qui utilise ses connaissances, ses savoir-faire et sa sensibilité pour renforcer le pouvoir de la personne sur elle-même, pour prendre soin de ce qu’elle utilise pour prendre soin d’elle-même.

Une personne ayant des problèmes de santé…

105Les définitions actuelles de la santé, comme celle établie par l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) – « Processus dynamique et continu dans lequel une personne aspire à un état d’équilibre favorisant son bien-être et sa qualité de vie. Ce processus implique l’adaptation à de multiples facteurs environnementaux, un apprentissage ainsi qu’un engagement de la personne et de la société[13] » –, affirment désormais les liens entre l’état « objectif » de santé et le ressenti individuel, entre la santé et la qualité de vie.

106Il existe de nombreuses définitions de la qualité de vie. L’OMS la définit comme « la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes », l’OIIQ comme « l’état de santé et de bien-être du client considéré selon son point de vue, c’est-à-dire tel qu’il le perçoit et l’exprime ».

107La santé constitue donc un élément d’un équilibre dynamique qui dépend directement de la perception de l’individu, confirmant une fois de plus la nécessité de centrer le prendre-soin et les approches gérontologiques sur la personne, avec son autonomie, avec ce qui nourrit son pouvoir et ses forces.

108Tous les soins qui procurent du bien-être, psychique et physique, du confort, du plaisir ; qui vivifient la confiance et l’estime de soi ; qui autorisent la personne à faire des choix ; qui lui permettent d’utiliser ses capacités, physiques, psychiques, relationnelles, sont des soins libérateurs, qui enrichissent et consolident ses supports de lutte et de vie.

109Une action soignante – aider à manger, à s’habiller, à marcher, etc. – trouve donc une partie de son sens dans le respect du sens que la personne, que cette personne, accorde à cette action à ce moment.

110On rejoint là, à travers la réflexion sur le prendre-soin, la nécessité du principe d’ajustement : si le prendre-soin s’appuie sur des connaissances, des savoir-faire, des règles de l’art générales, il ne peut être mis en œuvre au service de la santé et de la qualité de vie de chaque personne qu’en étant ajusté à ses caractéristiques singulières. Une évaluation régulière, une réflexion permanente permettent d’individualiser ainsi le prendre-soin et d’éviter les conséquences désastreuses de ces soins d’autrefois qui, identiquement réalisés sur des personnes différentes, conduisaient bien souvent à réduire à un niveau identique leurs capacités.

Prendre soin pour aider l’Autre à améliorer, à maintenir sa santé, ou pour l’accompagner jusqu’à la mort

111Une conception restrictive, celle du « cure », du « soigner-guérir », aboutit trop souvent à séparer radicalement des soins qui ne seraient qu’« actifs », de guérison, et des soins qui ne seraient que « palliatifs », d’accompagnement. Le prendre-soin vise à aider la personne à améliorer sa santé, son bien-être, ses capacités, à les maintenir… et accompagne toujours la personne en tant qu’humain vivant confronté à la maladie, en tant qu’humain vivant confronté à la perspective de sa mort, en tant qu’humain vivant ces expériences, et non en tant que mourant.

112Ce type de démarche transforme le travail des soignants en service de gériatrie : ils passent d’une action de simple entretien de la vie à un niveau plus élevé de leur fonction d’acteurs de la santé, à un niveau où ils sont responsables de l’amélioration, du maintien, du soutien. Cette démarche permet de ne pas partir du principe a priori que les capacités sont perdues, permet également de ne pas réduire l’homme à un être subissant. (La conscience de cette hiérarchie, qui favorise le meilleur niveau d’exercice possible, ne doit pas conduire, précisons-le, à s’acharner à améliorer ou à maintenir de force des capacités que la maladie a fait perdre à la personne.)

113Dans des services ne comportant qu’un kinésithérapeute pour cent-vingt patients, qu’un ergothérapeute pour mille patients, si le prendre-soin (dans tous les actes de la vie courante, durant les toilettes, l’aide à la mobilisation, etc.) ne veille pas à maintenir et à conserver les capacités des patients, ceux-ci n’auront pas toutes leurs chances de vivre debout jusqu’à la fin de leur vie. Dans des services ne comportant qu’un animateur, qu’un psychologue, si le prendre-soin (dans tous les actes de la vie courante…) ne veille pas à maintenir la communication avec ces hommes, ne veille pas à soutenir en permanence leur sentiment d’appartenance à l’espèce humaine par les relations, ceux-ci n’auront pas toutes leurs chances de vivre en lien avec les autres hommes jusqu’à la fin de leur vie.

Soignant, garant des droits

114Les personnes psychiquement autonomes, connaissant leurs droits, capables de se défendre et de se faire respecter, nous aident souvent… à respecter nos principes éthiques, ne serait-ce qu’en nous signalant les abus qu’ils ressentent.

115En revanche, des personnes qui, à cause de certaines maladies, ne peuvent plus s’exprimer verbalement, ne connaissent plus leurs droits, sont en situation de grande dépendance au soignant, etc., ne sauront pas toujours faire respecter leurs droits et leur liberté.

116Comment pourrions-nous alors respecter leurs droits si nous ne les connaissons pas ? Comment pourrions-nous ne pas abuser de notre force si nous ne connaissons pas leur faiblesse ? Comment pourrions-nous tenir compte des formes restantes d’expression de leur autonomie si nous ne savons pas les lire ?

117Il est donc impératif, pour les professionnels prenant soin de ces personnes, de travailler sur les différentes formes d’expression de l’autonomie et sur les différentes manières de communiquer (communication non-verbale, en particulier, et manières spécifiques développées dans la Méthodologie de soins Gineste-Marescotti). Impératif également que l’établissement, l’équipe, ses membres, aient une connaissance particulièrement précise des droits et libertés de ces personnes : car il est malheureusement particulièrement facile, répétons-le, d’empiéter sur la liberté et d’atteindre aux droits d’une personne qui ne maîtrise plus comme avant les frontières de sa liberté et la conscience de ses droits.

118Tout professionnel se situe donc alors, en même temps, en face de la personne dont il prend soin, en tant que soignant, et aux côtés de cette personne, en tant que gardien du respect de son intégrité.

Robinson et Vendredi

119Nous voudrions avant de conclure évoquer une situation bien particulière, plus courante qu’on ne le pense ; lorsqu’une vieille personne, sans famille ou dont la famille est affectivement ou géographiquement loin, n’a plus pour seuls interlocuteurs humains que les quelques soignants qui en prennent soin.

120Quand Robinson n’a plus, sur son île déserte, que Vendredi comme modèle, témoin, représentant de l’Homme, de l’espèce humaine.

121La philosophie de soin de l’humanitude est, là encore, très exigeante. Elle crée pour le soignant une responsabilité très particulière : elle l’oblige à ce qu’on pourrait qualifier de « principe d’humanitude ». Elle l’oblige à porter cette responsabilité gigantesque d’être en effet, au-delà de sa propre individualité, au-delà de son statut de soignant, le représentant, auprès de ce vieil humain solitaire, de tous les autres humains. Elle l’oblige à lui signifier, par chacun de ses regards, de ses paroles, de ses gestes, qu’il est précieux au regard de tous les autres Hommes.

122Elle lui intime de l’accompagner comme le ferait Vendredi de Robinson, comme le ferait un frère, comme le ferait une sœur. Car il s’agit bien de fraternité. D’une fraternité d’espèce, profonde, fondamentale. Qui nous oblige pour que jamais l’une ou l’un d’entre nous ne puisse se sentir vivre et mourir en dehors de sa famille humaine. Ce principe d’humanitude est un devoir absolu : chacun d’entre nous est responsable de l’Homme.

En guise de conclusion

123La majorité des exigences, pratiques, éthiques, que nous avons évoquées n’appartiennent bien entendu pas exclusivement à quelque philosophie de soin que ce soit : ils irriguent, heureusement, les approches gérontologiques, humanistes, centrées sur la personne ; ils reflètent les valeurs fondamentales de notre République. La liberté est au cœur du principe d’autonomie, l’égalité au cœur du principe de justice, la fraternité au cœur des autres principes qui éclairent la mission des soignants : aider à améliorer ou maintenir la santé des hommes dont ils prennent soin. Ne jamais la détruire. Accompagner ces hommes. Ne jamais les abandonner.

124Nous avons pensé la philosophie de soin de l’humanitude, nous avons construit la méthodologie de soins Gineste-Marescotti, pour favoriser la connaissance de ces principes, pour diffuser les règles de l’art qui nous guident pour les appliquer concrètement dans notre pratique soignante – parce qu’ils forment la garantie du maintien des liens d’humanitude et des liens sociaux entre les hommes. Ils permettent à la relation de soins de se construire dans l’association, et non dans la force ; ils permettent aux soignants d’être à la hauteur du progrès humain de notre société, et d’en finir résolument avec ces époques où des institutions pouvaient arbitrairement décider des lois que les patients devaient suivre, décider de leur bien malgré eux, et leur imposer des traitements détériorants et dégradants.

125Ils permettent aux Hommes dont nous prenons soin, quelles que soient les conséquences des handicaps ou des maladies, de ne jamais cesser de se voir Hommes dans les yeux de ceux qui les regardent.

Bibliographie synthétique

  • BALINT Michaël, Le médecin, son malade et la maladie. Payot, 1988.
  • CANOUÏ Pierre & MAURANGES Aline, Le burnout : le syndrome d’épuisement professionnel des soignants. Masson, 3e édition, 2004.
  • COHEN-SOLAL Julien & GOLSE Bernard (dir.), Au début de la vie psychique : le développement du petit enfant. Odile Jacob, 1999.
  • COLLIÈRE Marie-Françoise, Promouvoir la vie : de la pratique des femmes soignantes aux soins infirmiers. InterEditions, 1982.
  • COLLIERE Marie-Françoise, Soigner… le premier art de la vie. Masson, 2001.
  • CRÔNE Philippe, L’animation des personnes âgées en institution. Masson, 2004.
  • CYRULNIK Boris & MORIN Edgar, Dialogue sur la nature humaine. Éditions de l’Aube, 2000.
  • DAMASIO Antonio R., L’Erreur de Descartes : la raison des émotions. Odile Jacob, 1995.
  • DUFOUR-GOMPERS, La relation avec le patient. Toulouse : Privat, 1992.
  • GOFFMAN Erving, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Minuit, 1968.
  • HENDERSON Virginia, La nature des soins infirmiers. InterEditions, 1994.
  • JACQUARD Albert, L’héritage de la liberté : de l’animalité à l’humanitude. Seuil, 1991.
  • KÉROUAC Suzanne (dir.), La pensée infirmière : conceptions et stratégies. Laval (Québec) : Beauchemin, 2003.
  • MASLOW Abraham, Vers une psychologie de l’être. Fayard, 1993.
  • MÉRETTE Marguerite, Pour la liberté d’être : réflexions d’une infirmière en CHSLD. Québec : Éditions Logiques, 2004.
  • MIAS Lucien & DECOURT Élisabeth (dir.), Pour un art de vivre en long séjour. Bayard, 1993.
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  • PLOTON Louis, Maladie d’Alzheimer : à l’écoute d’un langage. Lyon : Chronique sociale, 1996
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Mots-clés éditeurs : prendre-soin, institution, respect de l'homme, soignant, autonomie, humanitude

Date de mise en ligne : 10/01/2014

https://doi.org/10.3917/rsi.094.0042

Notes

  • [1]
    Rappelons que la fréquence des comportements défensifs lors des situations de soins ne doit surtout pas faire croire que ces « troubles du comportement » ne proviendraient que d’éléments touchant à l’attitude du soignant. Un élément de l’environnement général de la personne, une souffrance psychologique, une douleur physique, une modification neurologique, un inconfort corporel, une frustration, etc., constituent autant de facteurs, parmi d’autres, qui peuvent être à l’origine du comportement. Un « trouble du comportement » doit toujours faire l’objet d’une évaluation en équipe, attentive à ne laisser de côté aucune des questions indispensables : sur les circonstances d’apparition du comportement, sur ce que ressent ou signifie la personne, sur ce qui a pu advenir dans ses relations, sur l’évolution de sa maladie et les traitements suivis, etc.
  • [2]
    Le terme « humanitude » a été créé par F. Klopfenstein, popularisé par A. Jacquard, entré en gériatrie grâce à Lucien Mias puis utilisé par Y. Gineste et R. Marescotti pour nommer la philosophie de soin qu’ils élaboraient.
  • [3]
    Il n’y a pas bien entendu de liste de caractéristiques qu’un Homme devrait remplir pour pouvoir être homme ! S’il existe des caractéristiques communes à une majorité d’êtres humains (penser, parler, marcher, s’habiller…), leur absence ne rend pas un Homme moins Homme. Un être humain, il est important de le rappeler, ne se définit pas par la présence ou l’absence d’une faculté. Ce type de définition, l’histoire l’a montré, conduit à exclure de l’humanité certains humains. Jusqu’à présent, est un être humain l’être qui naît d’un humain. Petit être que les autres humains vont « mettre en humanitude », aider à développer au maximum un certain nombre de capacités et de facultés.
  • [4]
    Pour autant que l’on soit dans un contexte qui le permet ! Il est intéressant de constater une fois de plus à quel point la question du consentement, de l’autorisation, est centrale : un regard long et proche, autrement dit intime, est ressenti radicalement différemment selon qu’il provient d’une personne qui a notre consentement pour cette intimité ou qui ne l’a pas… Si elle ne l’a pas, c’est alors un regard qui peut être extrêmement agressif…
  • [5]
    On trouvera les résultats détaillés et les références des observations et études évoquées dans cet article dans notre ouvrage Humanitude (Éditions Armand Colin, 2007) et sur le site internet [www.cec-formation.net].
  • [6]
    Il existe plusieurs séquences de soins différentes, qui déterminent donc un ordre différent en fonction de certains critères. Toutes ces séquences ont un point commun : elles reposent sur le principe de progressivité : des zones les moins sensibles vers les zones les plus sensibles ; des zones les moins intimes vers les zones les plus intimes ; etc.
  • [7]
    Les actes de soins critiques sont les actes de soins durant lesquels on observe le pourcentage le plus important de CAP. Autrement dit, ce sont les situations les plus à risque.
  • [8]
    Il existe en effet plusieurs « appartenances » intermédiaires : entre l’appartenance à l’humanité et l’appartenance à soi, il y a l’appartenance à une culture (qui se distingue des autres par des manières particulières à ses membres d’être humains), l’appartenance éventuelle à une communauté à l’intérieur de cette culture (laquelle communauté peut posséder sa manière à elle d’adopter la manière d’être humain propre à cette culture), l’appartenance à une famille (laquelle famille possède également sa manière à elle de vivre la manière d’être humain propre à la société et à la communauté !), etc. Chacun d’entre nous possède ses propres liens à ces différentes appartenances.
  • [9]
    L’être humain est un être de désirs autant que de besoins.
  • [10]
    Recherche systématique du consentement y compris, comme la loi le précise, quand la personne est sous tutelle. Et y compris quand la personne ne peut plus consentir que sous la forme d’un assentiment corporel (détente musculaire, sourire, etc.).
  • [11]
    Tant qu’elle est autonome. C’est pourquoi le prendre-soin des personnes atteintes de maladie atteignant à l’autonomie psychique implique des évaluations nombreuses et calmes, à plusieurs, pour établir dans quelle mesure une décision de la personne est prise avec ou sans mesure des risques encourus. En sachant que, bien souvent, les professionnels surévaluent les risques et sous-estiment les capacités d’autonomie psychique. Question également de communication : bien des professionnels ne savent pas tenir compte de l’autonomie de la personne démente parce qu’ils ne savent pas communiquer avec une personne atteinte de démence.
  • [12]
    La majorité des services de court séjour sont encore inadaptés à la situation des personnes présentant des syndromes démentiels.
  • [13]
    Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, Perspectives de l’exercice de la profession d’infirmière

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