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Article de revue

Construction de l'enseignement systémique de l'approche familiale en science infirmière : récit d'une situation éducative

Pages 109 à 121

Introduction

1

« Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui les lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout et de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ».
(Pascal tiré de Morin, 2000, p.37)

2La transformation inévitable de notre système de santé est fortement influencée par l’émergence d’un nouveau paradigme dans l’approche de la santé. (Evans, Barer, Marmor 1996). Ce nouveau courant de pensée provient, entre autres, de l’ensemble de nouveaux savoirs reliés aux déterminants de la santé (Santé Canada, 2005). Ces savoirs engendrent des compétences différentes afin de maximiser le potentiel de santé des individus, des familles et des groupes de la population.

3Ce nouveau paradigme est associé à une autre façon de concevoir la santé. D’une conception étroite de la santé vue comme une absence de maladie, la santé se définit maintenant comme le résultat d’un processus dynamique favorisant l’interrelation de l’homme avec son environnement (Capra, 1983). Cependant, lorsqu’un paradigme a guidé la compréhension du monde pendant plusieurs années, il est difficile de le remplacer par une autre façon de voir. Selon Kuhn (1970), des paradigmes peuvent se chevaucher pendant un certain temps où une façon de voir n’a pas remplacé complètement une autre. La discipline infirmière chevauche actuellement ces deux grands paradigmes en regard de la conception de la santé. Selon le nouveau courant de pensée, la famille demeure le contexte le plus important dans lequel évolue la santé des individus. D’après Doherty et Campbell (1993), Wright et Leahey (2001), Duhamel (2007), la famille a une incidence marquée sur les attitudes et les comportements d’un de ses membres à l’égard de sa santé et, inversement, la situation de santé d’un des siens influence la dynamique familiale. L’approche systémique familiale de Wright et Leahey (2001) est différente des autres approches thérapeutiques parce qu’elle adopte un point de vue particulier pour comprendre la famille en tant qu’unité ou la « personne-famille ». Elle nous guide particulièrement dans la manière de considérer la « personne-famille » en tant qu’unité plutôt que la personne dans le contexte familial. Cette approche postule que la « personne-famille » est en interrelation constante et circulaire avec le ou les systèmes dont elle fait partie.

4L’approche systémique familiale soulève plusieurs questionnements en regard de son enseignement au niveau du baccalauréat en science infirmière. Dans un contexte de chevauchement de paradigme, les professeures sont confrontées au défi de développer chez les étudiantes bachelières une autre façon de concevoir les soins infirmiers à la famille. Il s’agit avant tout de les amener à penser à la famille en tant qu’unité. Enseigner l’approche systémique familiale est une tâche difficile et complexe. Très peu de recherches en sciences infirmières ont exploré les composants de l’enseignement qui facilitent la transformation des conceptions du soin à la famille. Dans le cadre d’une recherche doctorale en sciences de l’éducation, l’auteure a construit une nouvelle pratique pour l’enseignement de l’approche systémique familiale en science infirmière.

5Le récit suivant illustre partiellement cette nouvelle pratique. Ce récit présente de façon évolutive quatre rencontres, d’une étudiante en science infirmière avec la professeure, intercalées des trois entrevues réalisées par l’étudiante avec une « personne-famille ». Chacune des rencontres avec l’étudiante est suivie d’un autodialogue de la professeure portant sur une analyse et interprétation de l’accompagnement de l’étudiante dans le soin à la famille. Cette analyse qualitative a permis de dégager des thèmes présentés au début de chacun des autodialogues de la professeure. De plus, plusieurs stratégies d’accompagnement novatrices émergent de ce récit. Mentionnons que les rencontres et entrevues ont été enregistrées sur audiocassettes et que ce récit est une restructuration du compte rendu intégral, tout en conservant le sens du dialogue.

Récit d’une situation éducative

6Barbara se prépare à mettre en œuvre l’approche systémique familiale auprès d’une famille dont un membre est atteint d’un problème de santé chronique. Cette famille est composée de parents divorcés depuis quelques années et de leur fils. Luc, âgé de 16 ans, a subi récemment l’ablation d’une tumeur à la moelle épinière. Il habite avec sa mère Thérèse.

Première rencontre de l’étudiante avec la professeure

7Au début de la rencontre, je valorise les textes écrits remis par l’étudiante, les articles choisis, révise l’examen et répond à ses questions. J’explique également la pertinence d’écrire et de critiquer de façon détaillée le compte-rendu intégral de chaque entrevue avec la famille dans le but d’améliorer de façon constante son agir systémique.

8Étudiante : Avec une attitude et une gestuelle démontrant une grande détermination. Je te disais que c’est un projet qui m’intéresse… c’est quelque chose que nous n’avons jamais fait et je suis plus intéressée à le faire que d’autres projets, je suis très intéressée de rencontrer une famille et de voir une autre approche que juste médicale.

9Professeure : Qu’aimerais-tu réaliser avec cette famille ou comment entrevois-tu ton rôle ?

10Étudiante : Premièrement, s’il y a problème d’essayer de voir des solutions avec eux comme nous avons fait lorsque nous avons joué au théâtre. Il faut qu’il y ait un problème ! Qu’est-ce que je fais s’ils n’ont pas de problèmes ?

11Professeure : Si tu y réfléchis bien, la situation de santé actuelle suscite probablement certaines inquiétudes de la part de « l’adolescent-famille ». En leur demandant de te raconter leur expérience de la maladie, tu pourras mieux comprendre et filtrer leurs besoins. As-tu l’intention de faire aussi une évaluation physique de l’adolescent ?

12Étudiante : C’est vrai, j’observerai et j’évaluerai en plus son aspect physique, car suite à l’intervention chirurgicale je sais qu’il a des séquelles physiques.

13Professeure : Tes questions sont bien. N’oublie pas que l’idée est de poser des questions en lien avec leur situation de santé, d’enchaîner, de questionner avec une intention. Il faut suivre le fil de la conversation… discuter avec eux. Te sens-tu prête pour ta 1re entrevue ?

14Étudiante : Oui, je me sens prête. Mais quand je vais arriver là, je sens que cela va être difficile. Ma peur est qu’ils ne comprennent pas ce que j’essaie de faire avec eux.

15Professeure : Tu vas leur expliquer… et tu verras tout va bien aller… je t’ai observé lors de nos activités théâtrales et je sais que tu es capable… mais sois très attentive à ce qu’ils vont te dire. Tout ne peut pas être parfait lors de cette 1re expérience. Dans ce cours j’opte beaucoup comme tu le sais sur la réflexion, l’on réfléchit et l’on se réajuste…

16Étudiante : Cette discussion m’aide beaucoup, car tu m’as fait voir ce que j’avais bien fait et ce que je dois améliorer ! Je me trouve plus en confiance pour aller les rencontrer. Les activités théâtrales que nous avons faites au début de la session sont très aidantes aussi. Je pense que nous devrions avoir plus d’activités théâtrales.

Autodialogue de la professeure

Suivre le fil de la conversation pour écouter l’incertitude et susciter l’espoir

17Dès les premiers instants de notre rencontre Barbara m’apparaît bien différente des autres étudiantes. Elle manifeste envers ce cours un vif intérêt ainsi que l’espoir d’apprendre une approche « infirmière » pour prodiguer le soin à la famille, mais elle révèle aussi son incertitude devant cette nouveauté.

18Sa gestuelle s’allie parfaitement aux mots avec une spontanéité et une authenticité déconcertantes. Nous sommes presqu’au théâtre ! Je ne comprends pas la chimie positive qu’il y a entre Barbara et moi. Résulte-t-elle de ses expériences de vie dont nous n’avons pas parlé ou de ses quelques années de plus que ses collègues ? Je ne sais pas, mais je ressens qu’accompagner Barbara me sera plus facile car elle exprime avec sincérité et volubilité ce qu’elle pense, ce qu’elle aime ou non du cours alors que mes autres étudiantes manifestent plus de retenue. Dans cette atmosphère théâtrale, il m’est plus facile de suivre le fil de la conversation, il m’est plus facile de saisir où Barbara se situe au niveau cognitif, affectif et comportemental.

19Comment ai-je accompagné l’étudiante afin de l’aider à retrouver son équilibre dans ce processus d’apprentissage, à diminuer son incertitude et répondre à son intérêt et à l’espoir d’apprendre cette nouvelle approche vers un soin plus autonome ?

20Tout en explorant la situation éducative à l’aide de questions linéaires et systémiques, j’amène Barbara à me révéler son incertitude et son espoir par rapport à cette nouvelle approche vers un soin infirmier autonome. Afin de l’aider à recadrer sa perception de sa première entrevue avec « l’adolescent-famille », je cherche à la distancier de son inquiétude en l’amenant à réfléchir sur le sens de l’entrevue. Je lui suggère, de demander à « l’adolescent-famille » de raconter l’expérience de la maladie au cours de laquelle elle pourra mieux comprendre et filtrer leurs besoins. J’insiste particulièrement sur l’importance d’enchaîner les questions et les réponses en lui expliquant l’importance de bien suivre le fil de la conversation, de questionner avec une intention. J’aime bien cette nouvelle métaphore « suivre le fil de la conversation » car elle illustre avec force la pertinence de bien écouter, d’enchaîner, d’improviser à partir des propos des interlocuteurs.

21Le fil crée un trajet sous forme de boucles qui s’entrecroisent, se réajustent et en forment des nouvelles. L’étudiante prépare des questions, mais elle doit bien comprendre que ces questions ne doivent pas être mises en application l’une après l’autre, de façon décousue et sans liens. Les questions doivent être liées aux réponses, ce qui représente souvent une difficulté pour l’étudiante. Allons voir si à son tour Barbara suit le fil de la conversation.

Première entrevue de l’étudiante avec la famille

22Avant de débuter l’entrevue pendant environ une demi-heure Barbara jase avec « l’adolescent-famille » de faits divers. Selon l’étudiante, ce préambule a beaucoup favorisé le déroulement de celle-ci. Elle débute l’entrevue en expliquant à Luc et à Thérèse son rôle et complète avec eux le génogramme et l’écocarte.

23Étudiante :…. Maintenant pouvez-vous me raconter l’expérience de santé de Luc ?

24Pendant trente minutes ils racontent les symptômes de Luc se manifestant par des douleurs atroces aux jambes et à la région lombaire, ses difficultés à marcher et les péripéties vécues avant de pouvoir consulter un spécialiste deux ans plus tard. Suite au diagnostic très inattendu Luc a subi, il y a deux mois, une intervention majeure soit la résection d’une tumeur maligne à la colonne vertébrale dans un hôpital ultra spécialisé.

25Luc : (larmes aux yeux…) Ce jour-là après avoir appris le diagnostic, je suis allé dehors, c’était une magnifique journée et j’ai regardé le ciel qui était si beau… et c’est là que j’ai réalisé et je me suis dit « Une tumeur ça tue ! »… et je me suis dit c’est peut-être la dernière fois que je regarde le ciel… et j’ai demandé à maman est-ce que je vais mourir ?

26Thérèse en étant très émue ajoute, qu’elle est très près de son fils et cette nouvelle les a bouleversés. Elle révèle qu’à plusieurs reprises ils ont pleuré longuement tous les deux, mais maintenant ils prennent cela au jour le jour et rien n’arrive pour rien avec l’espoir que la situation de santé de Luc s’améliore et qu’il puisse guérir de son cancer. Son diagnostic était le cancer de type 2 et sa rémission est de 10 ans.

27Arrêt de l’enregistrement pendant quelques minutes… Silence et pleurs…

28Étudiante : (avec des larmes dans les yeux)…Et aujourd’hui Luc comment vis-tu cela ?

29Luc : C’est un gros changement dans ma vie, je vis cela au jour le jour… mon père m’aide beaucoup… j’ai une bonne relation avec lui, mais je vis l’enfer avec sa nouvelle copine. Je peux te montrer les mouvements que je peux faire et ne pas faire.

30En même temps, avec sa permission l’étudiante procède à une évaluation physique. Après cette évaluation Luc raconte toutes les difficultés que lui fait vivre la nouvelle copine de son père. Thérèse supporte son fils et déplore cette situation difficile.

31Étudiante : Maintenant pourrais-tu me dire le plus grand défi que tu as à relever ?

32Luc : Je n’ai pas vraiment de défis. Je passe à travers mes journées sans problème. Ce qui me tanne le plus c’est le soir quand je me couche… je suis très tendu. J’essaie de me relaxer, mais je ne peux pas… mes deux plus grosses phobies c’est d’avoir l’Alzheimer et d’être torturé… je pense que si une personne veut mourir elle a le droit de choisir…

33Thérèse : On parle de la mort tous les deux. Il m’a dit quoi faire s’il meurt. Puis un jour il m’a dit : « Maman je n’aime pas cela te voir si triste… j’aimerais te voir sourire comme avant. Profitons mieux du temps que nous avons ensemble ». Cela m’a fait réaliser… il faut que tu apprennes à vivre avec cela et actuellement je le chéris encore plus que lorsqu’il était bébé. Je vois cela au jour le jour.

34Étudiante : Qu’aimeriez-vous changer ou améliorer dans la situation présente.

35Pendant une dizaine de minutes Luc raconte que Thérèse est trop stricte sur les règlements. Thérèse affirme que les règles doivent être respectées pour protéger Luc.

36Étudiante : Si vous aviez la possibilité de poser une seule question concernant la situation de santé de Luc, quelle serait votre question ? Prenez le temps de réfléchir…

37Thérèse : Moi, j’aimerais savoir comment empêcher le cancer de revenir ?

38Luc : Les médecins sont-ils vraiment là pour aider ou pour faire du profit ?

Deuxième rencontre de l’étudiante avec la professeure

39Professeure : Barbara, peux-tu me raconter ton vécu d’apprentissage de cette 1re entrevue ?

40Étudiante : Démontrant beaucoup de sincérité : En conduisant vers leur résidence, je me sentais tellement stressée que j’ai pensé rebrousser chemin ! Ils m’ont tellement bien accueillie. Ils ont été très ouverts… cela a été très émouvant par moments. Après l’entrevue, j’ai tellement réfléchi à la perception de la vie qu’ils avaient que cela a beaucoup modifié la mienne. Cela m’a fait penser à ma propre vie… m’a ouvert des portes… m’a fait voir l’essentiel de la vie… j’aimerais avoir avec ma mère une relation aussi belle que Thérèse a avec son fils… maintenant j’appelle ma mère tous les jours… au début elle était tellement surprise qu’elle me demanda ce qui se passait

41Professeure : Je crois que ta façon d’être t’a permise d’obtenir plusieurs informations importantes concernant leur situation de santé.

42Étudiante : Je ne m’attendais pas à toutes ces confidences. À l’hôpital, je questionne et j’obtiens peu d’informations. Les faire se raconter c’est vraiment plus efficace pour savoir ce qui en est. En tout cas avec eux. Professeure : Si tu le veux bien j’aimerais que nous parlions du récent message que tu m’as fait parvenir par courriel : « Madame, je suis inquiète, suite à ma 1re entrevue, je ne trouve pas de problèmes »… Maintenant prends le temps de réfléchir… si je te demandais de me dire ta perception globale de leur situation de santé que me répondrais-tu ?

43Arrêt du magnétophone pendant quelques minutes

44Étudiante : J’ai perçu qu’ils gardent toujours l’espoir que cela va aller bien… il a une rémission de 10 ans. Je pense que globalement ils vivent de l’incertitude et de l’espoir… Ils savent que la situation est grave mais ils pensent qu’ils vont s’en sortir.

45Professeure : Si je comprends bien ta réflexion, les deux principaux concepts qui guideront ton soin sont : l’incertitude et l’espoir. Au cours de l’entrevue c’est un peu un cri du cœur qu’ils t’ont exprimé… ils t’ont mentionné leurs inquiétudes, leurs craintes face à la possibilité de retour du cancer… Luc t’a mentionné le stress qu’il vivait… qu’est-ce que tu aurais souhaité qu’ils te disent de plus pour que tu puisses identifier un problème ?

46Étudiante : J’aurais aimé trouver quelque chose de plus facile… je n’ai jamais eu à faire cela lorsque je suis à l’hôpital… bien sûr nous percevons l’incertitude, le désespoir mais on n’a pas le temps de travailler là-dessus ! Je trouve plus intéressant l’approche familiale.

47Professeure : Qu’est-ce qui est plus intéressant ?

48Étudiante : À l’hôpital c’est plus comme une usine… tu passes les pilules… tu n’as pas le temps de connaître tes patients… Avec la famille tu as un contact, tu as l’impression de travailler avec quelqu’un pour atteindre un but… tu apprends à solutionner avec eux des problèmes… apprendre comment leur donner de l’espoir… je préfère cette approche.

49Professeure : Si je te comprends bien tu préfères prodiguer le soin infirmier autonome et non pas uniquement un soin centré surtout sur l’acte médical délégué ?

50Étudiante : C’est ça ! J’ai perçu qu’il y a de l’incertitude et de l’espoir, mais je ne sais pas quoi faire avec cela. Si je trouvais des techniques quelque part cela m’aiderait…

51Professeure : Des techniques ou plutôt des approches adaptées à ton « soi thérapeutique » lesquelles te guideraient dans ton soin.

52Étudiante : Je crois que j’ai fait l’erreur de trop les écouter lors de ma 1re entrevue. J’aurais probablement du intervenir davantage et parler davantage…

53Professeure : Si tu avais parlé la plupart du temps… qu’en résulterait-il de ton entrevue ?

54Étudiante :… probablement que je n’aurais rien su d’eux ou si peu…

55Professeure : En écoutant l’audiocassette de votre entrevue je ressens que tu les as vraiment écoutés avec ton cœur. Cette écoute précieuse leur a permis d’exprimer leur vécu, leurs besoins de changement.

56Étudiante : C’est vrai Thérèse m’a dit que c’était la première fois qu’elle racontait tout cela à quelqu’un à l’extérieur de la famille… je crois que cela les a aidés d’en parler… peut-être bien que mon silence a mieux interagi que de trop parler.

57Professeure : Un autre élément que tu souhaites aborder est l’incertitude reliée au cancer qui selon eux est guéri, mais qui peut revenir et l’espoir qu’ils entretiennent. Que pouvons-nous faire en tant qu’infirmière pour les aider à diminuer stress, incertitude et leur donner de l’espoir ?

58Étudiante : Je ne sais pas… où trouver la réponse à cela.

59Nous dialoguons sur comment diminuer le stress, l’incertitude et donner de l’espoir. Des suggestions retenues sont celles d’expliquer brièvement l’évolution de la cellule cancéreuse, des conditions gagnantes pour éviter son retour, de souligner les forces de « l’adolescent-famille » et d’explorer avec eux des façons de diminuer le stress de Luc. Je la réfère à des articles scientifiques portant sur l’incertitude, l’espoir et la spiritualité.

60Professeure : Réfléchis à tout cela et en écrivant ton scénario choisis ce qui t’es le plus important pour ta prochaine entrevue. Que penses-tu de notre rencontre d’aujourd’hui ?

61Étudiante : Avant notre rencontre je croyais que je n’étais pas sur la bonne voie, car je pensais que j’avais beaucoup trop écouté « l’adolescent-famille » et que je n’avais pas assez parlé et intervenu. À l’aide de notre discussion d’aujourd’hui, je me suis rendue compte que j’ai bien fait de les écouter. C’est une nouvelle approche et lorsque je la mets en application, je ne suis pas certaine de bien faire. Le fait de te parler m’a fait prendre conscience de ce que je faisais de bien, je trouve que le fait de te parler ça ouvre des portes, cela permet une réflexion en plus de celle que je fais.

Autodialogue de la professeure

Apprendre à se taire et à écouter avec son cœur pour mieux conceptualiser et donner de l’espoir

62Dans ce récit, Barbara réalise avec étonnement que le mode « Faire raconter ou narrer » lui procure les informations pertinentes pour guider le soin, lui ouvre de nouvelles portes, de nouvelles avenues, contrairement à l’hôpital où elle utilise un mode « questionnaire » et où elle obtient peu d’informations. Les membres de la famille lui racontent avec beaucoup d’émotions leur souffrance et leurs besoins de changement. Barbara les écoute avec son cœur et parle très peu. Elle respecte les moments de silence et de pleurs. Elle pleure avec eux tant l’émotion est forte. Elle entend leurs besoins de diminuer l’incertitude et de vivre l’espoir que le cancer ne revienne pas, mais elle ne croit pas qu’elle peut les aider, elle ne sait pas quoi dire ou faire. Elle croit qu’elle a fait l’erreur de trop les écouter. Nous avons ici comme avec Dorothée une étudiante qui a fait un travail valable mais qui le dévalorise parce qu’en le faisant, elle ne s’est pas sentie utile : elle ne se sent pas infirmière. Elle cherche un problème qu’elle saurait résoudre ou une technique spécifique à appliquer. Elle ajoute : « J’aurais aimé trouver quelque chose de plus facile… je n’ai jamais eu à faire cela lorsque je suis à l’hôpital… bien sûr nous percevons l’incertitude, le désespoir mais on n’a pas le temps de travailler là-dessus ». Selon Barbara, répondre à l’incertitude et donner de l’espoir ne fait pas partie de son rôle traditionnel. Elle n’a jamais appris cela et elle n’a pas à faire cela à l’hôpital. Elle m’avoue par ailleurs que les révélations de la famille l’ont beaucoup touchée. Leur conception de la vie et la tendresse de leur relation ont complètement changé la perception de sa propre vie, lui en ont fait voir l’essentiel. Elle a vécu auprès de cette famille quelque chose de complètement inattendu.

63Comment ai-je accompagné l’étudiante dans l’apprentissage de « se taire et écouter autrement » pour un accompagnement significatif ?

64Au cours de cette rencontre Barbara répond à mes questions systémiques et me raconte son vécu d’apprentissage. Je lui donne confiance en valorisant sa capacité d’écoute et reconnaît avec elle les besoins de changement révélés par « l’adolescent-famille ». Par ses révélations, je perçois chez Barbara une sorte de tension l’amenant à rechercher d’autres façons de faire et d’être avec lesquelles elle n’est pas familière. Selon moi, c’est la tension entre la mise en application d’une pensée linéaire causale, l’acte médical délégué qu’elle connaît bien et la mise en application d’une pensée systémique qu’elle est à coconstruire et à construire. Les révélations de Barbara m’amènent à métaréfléchir sur la démarche infirmière apprise et la cocréation d’une nouvelle.

65Pour utiliser les mots de Parse (2003), je perçois les agirs systémiques de l’étudiante comme une expression en puissance, ce qui m’apparaît plus fécond dans l’accompagnement que de ne prêter attention qu’aux agirs « qui ne sont pas encore là ».

66Deux autres éléments de ce récit m’apparaissent centraux, d’une part l’importance de se taire pour écouter autrement et l’importance d’écouter avec son cœur pour mieux conceptualiser. Barbara mentionne qu’elle a probablement trop écouté alors qu’elle aurait dû parler et intervenir davantage. Quelle tristesse d’entendre ces propos, mais quelle révélation empreinte d’honnêteté et d’authenticité ! Je l’accompagne en valorisant son agir, celui d’avoir pris le temps d’écouter « l’adolescent-famille » et surtout de les avoir écoutés avec son cœur. En les faisant narrer, en les écoutant avec son cœur, Barbara leur donne la possibilité d’exprimer leur vulnérabilité. Cette nouvelle façon d’être l’amène à explorer autrement la situation de santé et lui donne accès à l’essentiel. « Écouter avec le cœur » nous permet de rejoindre l’autre, d’entendre sa voix et d’entendre aussi la nôtre, comme infirmière mais aussi comme personne. Suite à ses rencontres avec la famille, Barbara a, en effet, été amenée à se questionner sur le sens de sa vie et sur ses relations avec les siens. N’est-ce pas magnifique à travers une situation d’apprentissage d’apprendre à réfléchir aussi sur le sens de la vie !

67L’autre élément significatif de cette rencontre est qu’apprendre à se taire et à écouter autrement aide l’étudiante à conceptualiser, de façon plus spécifique les besoins de changement souhaités par la famille et à choisir les concepts les plus appropriés qui la guideront dans le soin à la famille. Lors de mes sessions précédentes d’enseignement, je demandais à l’étudiante, avant sa 1re entrevue avec la « personne-famille », de choisir et de synthétiser au moins deux concepts prioritaires en vue de mieux accompagner la « personne-famille » dans la situation de santé. Mais force est de constater, que dans plusieurs cas, les concepts choisis n’étaient pas pertinents au vécu exprimé par la famille donc non aidants pour guider le soin. En procédant ainsi, je plaçais la théorie avant la pratique. Suite à ces constatations, pour la session hiver 2005, j’ai modifié le plan de cours. Je propose maintenant à l’étudiante de choisir au moins deux concepts prioritaires, suite à la première entrevue avec la « personne-famille ». Autrement dit, je me réajuste et je choisis une approche inversant la démarche d’enseignement qui part de l’expérience pour aller vers la théorisation. Cette démarche m’apparaît être plus efficace pour l’enseignement de l’approche systémique familiale.

68La réflexion entamée sur le principe d’enseignement systémique « apprendre à se taire pour écouter avec le cœur » m’a amenée à reconnaître, en toute humilité, que souvent je parlais trop dans mes rencontres avec les étudiantes et étudiants et je ne leur laissais pas assez d’espace pour exprimer leur vécu et leurs besoins d’apprentissage. Au fil des rencontres, je me suis améliorée et je suis devenue de plus en plus soucieuse d’apprendre à me taire et d’écouter ce que l’étudiante ou l’étudiant veut bien partager avec moi. Si pour moi « parler beaucoup » représentait une forme de compétence, savoir me taire et écouter m’apparaît maintenant comme une compétence fondamentale de l’accompagnement autant pour moi avec l’étudiante que l’étudiante avec la famille.

69En effet, toute situation de santé est complexe et ce n’est pas toujours facile en tant qu’intervenante de saisir les besoins de changement exprimés par la famille, de comprendre la signification donnée par la famille à la situation de santé et de relier le tout et de choisir le sens du soin à prodiguer. Mieux écouter permet de saisir les concepts majeurs ou autrement dit le nœud ou les noeuds de la situation où la partie est dans le tout et le tout dans la partie, de les décoder et de mieux organiser nos idées et mieux conceptualiser le soin vers les besoins de changement exprimés. La démarche cognitive (conceptualiser) se trouve ici nourrie, alimentée par la démarche affective (écouter avec le cœur). Les deux sphères, cognitive et affective, ne sont plus vues comme isolées l’une de l’autre mais sont vues comme des systèmes interagissants. Ce récit nous permet de constater que l’approche systémique familiale n’offre pas devant le désespoir, de recette magique.

70Son approche est celle de l’écoute, en suivant le fil de ce qui est là, écouter pour mieux saisir les nœuds, écouter pour dénouer le désespoir et pour mieux donner de l’espoir.

Deuxième entrevue de l’étudiante avec la famille

71Après les salutations d’usage Barbara débute sa rencontre en répondant aux questions posées par Luc et Thérèse lors de la dernière entrevue.

72Étudiante : Luc pour répondre à ta question, le rôle des médecins est de bien diagnostiquer les problèmes de santé, d’aider les personnes à guérir et à diminuer leurs souffrances. Comme tout le monde, ils s’attendent à être rémunérés pour leur travail.

73Thérèse : Tout dépend du médecin, il y en a qui sont plus humains que d’autres.

74Après une discussion au sujet des médecins, l’étudiante répond à la question de Thérèse. Elle résume bien les résultats de ses recherches en regard de l’évolution de la cellule cancéreuse et des habitudes à prendre pouvant diminuer les risques d’apparition ou d’évolution du cancer. Thérèse et Luc se montent attentifs questionnent et demandent à l’étudiante de leur remettre les notes à ce sujet. L’étudiante donne les notes.

75Étudiante : Maintenant, j’aimerais vous présenter sous forme d’hypothèses systémiques certaines de mes perceptions de votre situation. Il est possible que cela ne soit pas cela pour vous… alors, soyez bien à l’aise de me le dire. (Annexe 1).

76L’étudiante à l’aide d’un schéma explique en ses mots ce que signifie l’hypothèse systémique. Thérèse et Luc se montrent curieux et acceptent de collaborer.

77Étudiante : Luc aimerait que Thérèse soit moins stricte sur les règlements, il trouve cela frustrant et argumente souvent à ce sujet. Thérèse pense que les règles doivent être respectées, elle dit protéger Luc et applique les règlements stricts du coucher, des devoirs.

78Ils approuvent l’hypothèse et mentionnent à l’étudiante qu’ils souhaitent en discuter.

79Luc : Oui, maman j’aimerais cela que tu me fasses plus confiance et que tu arrêtes de me traiter comme un enfant. Par exemple, j’aimerais avoir plus de liberté dans mes devoirs.

80Étudiante : Thérèse que peux-tu faire pour que Luc sente que tu lui fais plus confiance ?

81Thérèse : C’est peut-être en le laissant apprendre de ses erreurs. Je vais essayer de ne pas vérifier ses devoirs de si près.

82Luc : J’apprécierais cela !

83Après une discussion sur l’heure du coucher et la motivation de Luc à bien réussir, l’étudiante propose une 2e hypothèse concernant la relation difficile de Thérèse et de Luc avec la nouvelle copine du père de Luc. Elle leur explique le schéma suivant.

84Étudiante : Toi, Luc tu trouves difficile le changement de maison à maison et surtout l’attitude hostile de la nouvelle copine de ton père. Tu te sens triste et impuissant devant cette situation, tu deviens plus stressé et tu visites moins souvent ton père. Les autres membres de ta famille pensent que l’on doit s’adapter à la situation, ils se sentent coupables ou impuissants. La nouvelle copine de ton père a un comportement hostile envers toi et ta mère. Ton père semble fuir la situation. Ta mère te soutient face à cette situation difficile. Cela te stresse, peut-être que je me trompe ?

85Luc : Je ne l’aime pas sa nouvelle copine, car elle nous empêche de nous voir mon père et moi ! Ça, ça me frustre !

86L’étudiante, Luc et Thérèse discutent ouvertement de la situation. Thérèse et Luc proposent des solutions pour diminuer le stress relié à cette situation.

87À titre d’exemple, discuter avec son père, expliquer pourquoi il préfère des sorties à l’extérieur et non pas au domicile paternel. L’étudiante souligne les forces de la famille, parle de leur excellente communication, le soutien qu’ils se donnent mutuellement incluant le père en plus du soutien ainsi que Luc reçoit de ses amis.

88Étudiante : Cette situation de santé a-t-elle influencé votre perception envers la vie ?

89Thérèse : Ça m’a fait réaliser à quel point ton enfant est précieux et fragile ! Ça m’a fait voir la vie et les choses autrement ! Tu es prête à tout pour aider ton enfant malade ! Je le chéris encore plus qu’avant ! Je réalise comment il est important pour moi !

90Luc : Moi, c’est pareil, je ne vois plus les choses comme avant ! Avant, j’étais beaucoup moins sensible envers les choses, envers ce qui se passe dans le monde… Pour répondre à ta question ce que j’aimerais faire plus tard… eh ! bien ! J’aimerais devenir météorologue, vivre dans une grande ville et habiter dans un condominium !

Troisième rencontre de l’étudiante avec la professeure

91Avant de commencer la rencontre, je valorise Barbara en lui mentionnant les éléments positifs et ceux à améliorer suite au déroulement de son entrevue. Je lui indique qu’elle a bien su respecter les quatre grands principes de l’approche systémique et lui avoue avoir été très touchée par la force de cette famille et sa capacité d’organisation.

92Professeure : Peux-tu me raconter ton vécu d’apprentissage suite à cette 2e entrevue ?

93Étudiante : J’ai vraiment aimé cela ! Apprendre cette nouvelle approche ce n’est pas toujours facile. Grâce à leur collaboration exceptionnelle tout s’est vraiment bien déroulé ! J’ai eu l’occasion de mieux les observer. J’ai vraiment trouvé intéressant la discussion entourant les hypothèses, ce que j’aime là-dedans c’est leur demander leur avis.

94Professeure : Vraiment Barbara, pour une 1re expérience dans ce domaine je suis fière de ta performance ! Tu as saisi l’essentiel ! Maintenant, peux-tu me parler un peu du scénario que je t’avais demandé de compléter suite à notre 2e rencontre, cela est-il aidant ?

95Étudiante : Oui, j’ai refait mon plan, en essayant de m’imaginer ce qui allait se passer et comment j’allais présenter mes hypothèses. J’ai écrit des informations sur papier afin de bien répondre à leurs questions. C’est comme si tout ça m’a aidé à structurer ma pensée et ma démarche de soins ! En écrivant mon scénario, j’ai l’impression que cela me rendait plus libre de voir comment intervenir, à réfléchir à ce que l’on peut dire ou pas… et sans avoir fait ma réflexion critique il me semble que j’aurais manqué le bateau !

96Professeure : Peux-tu me décrire ta démarche de soins, comment tu l’as vécu ?

97Étudiante : Quelques minutes de réflexion… Avec sa gestuelle théâtrale. C’est une démarche d’interrelations. C’est une démarche cyclique en réajustements continuels. C’est une démarche de continuité. Au début, tu les fais narrer, tu explores la situation avec des questions réfléchies. Si tu poses une question qui n’a pas rapport, tu risques de les perdre et de te perdre aussi. En les écoutant, tu en viens à saisir les concepts qui t’aident à comprendre la signification qu’ils donnent à toute la situation. Ça, c’était nouveau pour moi travailler avec ces concepts-là. Le choix de concepts est vraiment aidant. Pour moi, cela m’a permis de cibler mes questions, cela m’a orientée vers la structuration de mes hypothèses et ensemble l’on a trouvé des solutions. Dans cette démarche, il faut travailler ensemble sinon ça ne peut pas fonctionner. Mais il faut que tu sois motivée, curieuse et intéressée.

98Professeure : La démarche que tu as suivie est systémique.

99Étudiante : Oui, car j’étais particulièrement attentive à l’interaction que je pouvais percevoir pendant qu’ils racontaient leur situation de santé. Cela me permettait de voir les points sur lesquels je pouvais revenir pour vérifier vraiment si c’est bien cela que j’avais perçu. Il ne faut pas prendre comme acquis que ce que tu as perçu est définitif, il faut revenir avec la famille, c’est un mouvement de va-et-vient.

100Professeure : Barbara, comment en es-tu arrivée à intégrer ce nouvel agir systémique ?

101Étudiante :… après quelques moments de réflexion elle sourit et démontre une gestuelle positive et déterminée… C’est beaucoup de choses… mais c’est la première fois que l’on m’enseigne ainsi. Je l’ai intégré parce que tu m’as donné la possibilité d’être autonome. Aussi en travaillant ensemble cela me valorisait et me motivait. C’est cela qui m’a le plus aidée. Et le fait que tu saches de quoi tu parles. Par exemple, se faire dire ce que l’on fait de bien et aussi ce qui est à améliorer… dans une atmosphère relaxante et non culpabilisante c’est vraiment aidant… ce sont aussi les nombreuses questions que tu m’as posées qui m’ont amenée à réfléchir, à voir la différence, à expérimenter cette différence du soin à l’hôpital qui est physique et surtout orienté vers l’acte médical délégué et le soin selon l’approche systémique familiale qui englobe toutes les dimensions de la personne en tenant compte de son milieu, de son environnement. Je trouve que c’était beaucoup une rencontre de partage, tu me donnes tes points de vue et je te dis ce que j’en pense.

102Professeure : Oui, je crois que tu as les bons mots, c’est beaucoup une rencontre de partage.

103Étudiante : Oui, et sentir que l’on travaille vraiment ensemble… c’est valorisant et cela nous donne le goût de continuer…

Autodialogue de la professeure

Etre systémique c’est être autonome, flexible et libre

104Un moment d’émerveillement lors de la dernière partie de ce récit est la révélation par l’étudiante qu’elle a appris l’approche systémique familiale en y trouvant un sentiment d’autonomie et un sentiment de liberté, un thème qui n’avait pas été abordé dans les récits précédents. Barbara décrit ainsi l’accompagnement qui l’a amenée à se sentir autonome et libre. Elle s’est sentie traitée d’égale à égale, dans une atmosphère relaxante et non culpabilisante. On lui a dit ce qu’elle faisait de bien, ce qu’elle avait à améliorer. Elle a constaté qu’on lui donnait la possibilité de faire ses choix. L’accompagnement favorisait le partage, la possibilité de s’exprimer sur les propositions de la professeure. Le questionnement constant incitait à réfléchir, à voir des différences et aidait à structurer l’intervention. L’étudiante a pu aussi trouver dans cet accompagnement pédagogique un sentiment de sécurité parce qu’elle pouvait s’appuyer sur l’expertise de sa professeure.

105Ce sentiment d’autonomie et de liberté favorise, à mon avis, la « flexibilité systémique » de l’étudiante dans ses interventions stratégiques auprès de la « personne-famille ».

106Elle a développé la capacité de questionner ses perceptions dans la réflexion critique qu’elle fait après m’avoir rencontrée et avant de rencontrer la famille. Elle transfère cette habileté dans le cadre de son intervention stratégique avec la personne-famille : « L’interaction que tu peux percevoir pendant qu’ils racontent leur situation de santé te permet de voir les points sur lesquels tu peux revenir pour vérifier vraiment si c’est cela que tu as perçu. Il ne faut pas prendre comme acquis que ce que tu as perçu est définitif, il faut revenir avec la famille… ». Elle saisit très bien l’importance de percevoir l’effet qu’a un comportement sur les autres et vice-versa. Elle prend ainsi conscience de l’importance d’acquérir des mécanismes perceptuels et conceptuels plus circulaires qui lui permettent de percevoir la nature des interactions entre les personnes, qui la guident dans le choix de ses questions et dans la formulation des hypothèses systémiques. Barbara pense de façon systémique.

107Parallèlement, j’apprends à enseigner l’approche systémique familiale. Tout comme l’étudiante ma préparation théorique et pratique m’est essentielle pour la mise en œuvre de cet accompagnement, mais la pierre angulaire de celui-ci, est ce merveilleux sentiment d’autonomie et surtout de liberté. J’accompagne l’étudiante et je suis accompagnée dans cette quête personnelle par ma directrice de thèse qui a su favoriser grandement mon autonomie et ma liberté de pensée et d’action. L’ensemble de ce vécu d’apprentissage « fait des ronds dans l’eau ». Ma directrice de thèse favorise mon autonomie et ma liberté. Ces sentiments me rejoignent, rejoignent mon étudiante et « l’adolescent-famille », et circulent entre les parties du système, de la directrice de thèse à la professeure, de la professeure à l’étudiante, de l’étudiante à la famille, de la famille à la professeure, de la situation éducative à la situation familiale, de la situation familiale à la situation éducative. Cette circulation des sentiments d’autonomie et de liberté qui nous animent contribue à créer un contexte où chaque partie du système a des effets sur l’ensemble c’est-à-dire l’indice que l’approche systémique est devenue « vraiment », systémique.

Troisième et dernière entrevue de l’étudiante avec la famille

108Barbara : Pouvez-vous me dire si ces entrevues vous ont apporté quelque chose ?

109Luc : Ça m’a permis de mieux comprendre ma mère. Cela m’a permis de discuter avec mon père de tout cela et maintenant nous nous voyons plus souvent.

110Thérèse : Ce que j’ai apprécié est que contrairement à l’hôpital, tu ne nous a pas vu comme des numéros, mais comme une famille avec des sentiments et qui essaie de trouver des solutions pour mieux passer à travers ce qui nous est arrivé.

111Barbara : Je vous remercie beaucoup de m’avoir donné l’opportunité de vous rencontrer. Vous m’avez aidé à comprendre plusieurs choses et je vous en suis très reconnaissante.

Quatrième rencontre de l’étudiante avec la professeure

112Professeure : Barbara, peux-tu me raconter ton vécu d’apprentissage ? Qu’est-ce que tu as trouvé le plus difficile au cours de cette dernière entrevue ?

113Étudiante : Cela s’est bien passé. Ils ont évalué positivement mes rencontres… cela m’a touchée lorsque Luc a dit que cela l’avait aidé à mieux comprendre sa mère… Ce que j’ai trouvé le plus difficile c’est de les quitter… je m’étais attachée à eux…

114Professeure : Oui, je comprends !.. Je ressens que tu as vraiment créé un lien très fort avec eux. Quelques secondes de silence… En soulignant leurs forces, en leur donnant de l’information, en leur démontrant du caring, tu leur as donné, il me semble, de l’espoir. Pour une première expérience dans ce domaine je crois que tu as vraiment bien performé.

115Étudiante : J’ai adoré cela !

116Professeure : Qu’est-ce qui fait que tu as adoré cela ?

117Étudiante : J’ai mis du temps, beaucoup de temps. Et je me suis vraiment intéressée à l’approche, à ce que tu as enseigné… j’ai eu une bonne famille, cela m’a aidée… c’est un gros projet et je suis vraiment satisfaite. Dans l’approche systémique c’est surtout important de comprendre l’ensemble et pas seulement la maladie, et essayer de trouver avec eux des solutions… j’ai appris à faire des liens… ça, c’était plaisant…

118Professeure : Qu’est-ce qui t’a le plus aidé à cette mise en application très réussie ?

119Arrêt du magnétophone, réflexion de la part de l’étudiante

120Étudiante : C’est la motivation à vouloir bien faire et à aider la famille. Ensuite une bonne préparation est extrêmement importante. Les activités théâtrales avec le groupe m’ont aidée à démystifier tout cela. J’ai réussi lors de ma 1re entrevue à créer un climat de confiance, c’est la base je crois ! Le génogramme et l’écocarte sont des outils très aidants pour collecter les données et faire des liens entre elles. Ce qui est le plus important c’est la continuité entre les trois entrevues. Avant chaque entrevue, je relisais celle que j’avais fait avant… ça, ça m’a beaucoup aidée de faire le lien entre la 1re, la 2e et la 3e entrevue. Il est important de réfléchir aux questions et si tu as manqué des éléments tu peux te reprendre lors de la prochaine entrevue… garder le fil de la discussion est exigeant et demande beaucoup d’attention. Les réflexions critiques de chacune des rencontres aident beaucoup. Je me rappelle après la 1re entrevue, je l’avais moins bien fait et après l’avoir refait j’ai vu comment c’était important, car tu fais le lien avec la théorie apprise.

121Professeure : Que penses-tu de ma demande de retranscrire le compte-rendu intégral des rencontres ou autrement dit le verbatim ? Cela a-t-il été aidant dans ton apprentissage ?

122Étudiante : Le verbatim, moi au début je me demandais pourquoi écrire cela puisqu’on a l’enregistrement de toute la rencontre. Mais, en l’écrivant je me suis rendu compte immédiatement que j’aurais dû dire ou faire ceci ou cela, je pouvais directement en l’écrivant réfléchir et écrire dans la section commentaires ce que j’aurais pu dire ou faire autrement. Je faisais ma réflexion critique en retranscrivant mon entrevue. Cela me préparait pour élaborer mon scénario et pour ma prochaine entrevue. Oui, je dirais que lorsque tu comprends bien pourquoi le faire cela est très aidant, je dirais même essentiel !

123Professeure : Qu’est-ce que je pourrais améliorer dans ce cours ?

124Étudiante : Tu sais, j’ai adoré cela apprendre l’approche systémique familiale, mais pour moi, j’apprends mieux en pratiquant. Je n’ai pas lu pour aller aux ateliers… je n’étais pas motivée… C’est après le théâtre que je suis allée lire… car c’est à ce moment-là que cette nouvelle approche a vraiment piqué ma curiosité et après le théâtre, j’ai lu le livre de Wright et Leahey… j’ai trouvé que c’est une lecture ennuyante à lire…, mais quand tu réussis à l’intégrer à la pratique, c’est la meilleure théorie que tu ne peux pas trouver !

125Professeure : Est-ce que tu trouves cela ennuyant de lire Lewis en médecine-chirurgie ?

126Étudiante : Je vais te dire je n’aime pas lire… je fais mes lectures après que le professeur donne le résumé… et après cela je fais les lectures que je juge les plus importantes…

127Professeure : Pour favoriser le goût de la lecture que suggères-tu pour améliorer le cours ?

128Étudiante : Commencer toute de suite avec la pratique et intégrer la théorie au fur et à mesure en faisant plus de laboratoires audio-visuels ou de théâtre. Ensuite faire passer l’examen… moi j’aurais mieux aimé cela. C’est vraiment bien que nous allions dans le milieu naturel… dans notre programme de formation on n’y va pas assez souvent…

129Professeure : Merci de me donner ces suggestions. As-tu l’impression d’avoir fait suffisamment de recherche pour t’aider à aider « l’adolescent-famille » ?

130Étudiante : J’ai trouvé des articles reliés à l’incertitude et à l’espoir mais ils n’étaient pas complets, l’on parlait du concept sans proposer des façons de le mettre en pratique… J’aurais pu si j’avais eu plus de temps faire plus de recherches…

131Professeure : Je suis d’accord avec toi… Merci Barbara pour ton excellente collaboration et de m’aider à voir ce que je pourrais améliorer dans mon accompagnement avec vous.

132Étudiante : Nous nous aidons mutuellement, je t’aide et tu m’aides ! Merci pour tout !

Autodialogue de la professeure

Une démarche de continuité et d’interrelations

133De cette dernière rencontre émergent deux éléments importants : une démarche de continuité, d’interrelation. L’étudiante explore la situation en laissant de la place aux membres de la famille, en les invitant à narrer leur expérience de la situation, elle découvre ainsi leurs forces, la signification de la situation, l’identification de leurs besoins de changement et ensemble ils trouvent des solutions stratégiques vers l’atteinte des besoins exprimés par la famille. Barbara précise l’ensemble des éléments qui ont su favoriser l’articulation de sa démarche d’apprentissage qu’elle décrit comme « une démarche de continuité ». Elle a réalisé cette continuité en réécoutant les audiocassettes, en élaborant un scénario, en transcrivant le compte-rendu intégral de l’entrevue avec les membres de la famille et en rédigeant la réflexion critique.

134

« Suite à notre 2e rencontre, j’ai refait mon plan en le détaillant davantage, en essayant de m’imaginer ce qui allait se passer. J’ai repensé longuement à mes hypothèses systémiques et comment j’allais leur présenter. J’ai écrit des informations sur papier afin de bien répondre aux informations qu’ils m’avaient demandées. C’est important d’avoir tout cela en tête avant d’aller rencontrer la famille. C’est comme si ça m’a structurée ! À réfléchir à ce que l’on peut dire ou pas… ».

135Ces nouvelles stratégies favorisent chez l’étudiante la réflexion ou le dialogue avec elle-même. De ce dialogue avec elle-même émerge sa réflexion et sa réflexion critique qui la guident lors de l’élaboration du scénario possible pour son entrevue subséquente.

136En plus de développer son esprit critique au cours de cette phase préparatoire, j’irais même jusqu’à dire que cette phase favorise le développement d’autonomie de l’étudiante. À mon sens, cette découverte est extrêmement précieuse.

137Par ailleurs, une telle démarche me permet de recevoir la transcription du compte-rendu de la rencontre avec la famille, la réflexion critique et l’élaboration du scénario au moins 24 heures avant la rencontre avec l’étudiante.

138Cela me permet à mon tour de suivre le fil des entretiens, d’en assurer la continuité, en prenant connaissance du compte-rendu écrit, en écoutant l’audiocassette de l’entrevue, en lisant la réflexion critique de l’étudiante et le scénario découlant de sa réflexion et en écrivant un canevas pour ma prochaine rencontre avec l’étudiante. En résumé, j’explore la situation éducative à l’aide des écrits, de l’écoute des audiocassettes et de la narration du vécu d’apprentissage, j’identifie les besoins d’apprentissage et ensemble nous trouvons des solutions stratégiques afin d’y répondre. Personnellement, j’évalue cette phase de « réfléchir autrement » comme très pertinente et aidante dans le processus d’apprentissage de l’approche systémique familiale tant de la part de l’étudiante que de la professeure.

139Depuis le début de ma recherche, j’ai réalisé que lorsque je rencontrais l’étudiante et que nous discutions des éléments-clés de l’entrevue je constatais qu’elle n’avait pas réécouté l’audiocassette et ne se souvenait donc pas précisément de ce qui avait été dit. De mon côté, j’avais écouté à plusieurs reprises les enregistrements des entrevues de l’étudiante avec la famille pour en faire ressortir les éléments les plus importants. J’ai pris conscience que j’effectuais le travail à la place de l’étudiante et que cela n’était pas, à mon avis, aidant pour son apprentissage. L’écriture par l’étudiante du compte-rendu intégral de l’entrevue, de la réflexion critique et du scénario représentent de nouvelles stratégies d’enseignement et d’apprentissage élaborées au cours de ma recherche pour remédier à des lacunes observées dans mon accompagnement.

140Cette expérience de continuité s’est aussi étendue à la famille. Barbara révèle que, lors de son dernier entretien avec la famille, ce qu’elle a trouvé de plus difficile, était de les quitter. Ici, être systémique, signifie s’attacher à la famille et devoir faire un deuil en la quittant, signe qu’une relation a été établie. Souvenons-nous qu’au cours du 2e récit, l’étudiante Ariane révèle qu’en créant une relation d’égale à égale avec la famille, cela la rapproche de celle-ci et l’amène à vivre un rapport plus intime. Une approche systémique réussie rejoint tout autant le domaine affectif, que le domaine cognitif et comportemental.

141Parallèlement, selon la situation éducative vécue, je ressens un sentiment de satisfaction pour la réussite d’apprentissage vécue par l’étudiante et aussi un sentiment de tristesse en la quittant. Au cours de la mise en application de l’approche systémique familiale émerge peu à peu une démarche d’interrelations, d’interactions, de continuité et de collaboration. C’est une démarche en boucles, vivante, créative et flexible. Je deviens de plus en plus consciente que l’approche systémique familiale influence mon « agir éducatif » et cet agir influence celui de l’étudiante auprès de la « personne-famille ». L’étudiante, la professeure se retrouvent à cocréer ensemble et chacune à leur manière, une démarche systémique lesquelles se superposent, s’entrecroisent et s’interrelient. Elles sont essentielles l’une à l’autre et se complètent. Ensemble, nous favorisons la transformation de la conception du soin à la famille d’une pratique axée vers « la personne-famille dans un contexte familial » vers une pratique orientée vers « la personne-famille en tant qu’unité ». Ensemble nous cocréons la démarche de soins de nature systémique et nous cocréons une démarche d’apprentissage de l’approche systémique familiale. Comme le mentionne Barbara : « C’est une démarche d’interrelations. C’est une démarche cyclique en réajustements continuels. C’est une démarche de continuité ».

Conclusion

142Ce récit illustre une séquence de la construction d’une nouvelle pratique pour l’enseignement de l’approche systémique familiale en science infirmière. Au cours de ce récit, la professeure accompagne l’étudiante afin de lui faciliter le passage d’une démarche de soin centrée sur le client à celle d’une démarche de soin orientée vers la « personne-famille » en tant qu’unité. Pour faciliter ce passage la professeure crée un contexte positif à l’apprentissage. Elle prend soin de manifester à l’étudiante du respect, une écoute attentive et de la curiosité pour son vécu d’apprentissage.

143Quant à l’accompagnement de l’étudiante, il consiste à « être avec » ou travailler en partenariat, à savoir réfléchir ensemble lors de périodes de silence, à tâtonner ensemble dans la recherche de stratégies et, enfin, découvrir ensemble des stratégies. Cette recherche a mis en lumière la pertinence d’appliquer les principes de la communication thérapeutique de l’approche systémique familiale (Tomm et Trommel, 1986), lors de l’accompagnement des étudiantes. Ces principes systémiques sont : la circularité, la neutralité, l’élaboration d’hypothèses et de stratégies. Basé sur ces principes, l’accompagnement devient de plus en plus systémique.

144La professeure enseigne donc autrement. L’enseignement traditionnel se transforme en un accompagnement de l’étudiante. De nouvelles stratégies éducatives se créent en partenariat avec les étudiantes, grâce au dialogue favorisant un jeu constant d’interactions et d’interrétroactions. Ces stratégies novatrices sont notamment la narration, l’autodialogue, la théâtralisation, l’immersion silencieuse, l’écriture et la critique du compte-rendu intégral de l’entrevue, l’élaboration du scénario, apprendre à se taire et à écouter avec le cœur pour mieux suivre le fil de la conversation et identifier les concepts guidant le soin. Influencé par des principes humanistes, cognitivistes et systémiques, ce jeu constant d’interactions et d’interrétroactions favorise la constitution d’un état intérieur qui façonne le sens de l’agir de la professeure et de l’étudiante. L’accompagnement de la professeure et l’agir des étudiantes s’humanisent. Cette pratique éducative enrichit le savoir de l’étudiante et lui ouvre de nouvelles perspectives pour le soin de la « personne-famille » dans tous les milieux de pratique. Enfin, cette nouvelle pratique éducative peut servir de modèle dans différents contextes d’enseignement en sciences de la santé.


Annexe 1 - Hypothèse systémique de Luc et situation familliale

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Annexe 1 - Hypothèse systémique de Luc et situation familliale

Bibliographie

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