Notes
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[1]
Don Ihde (1993), Philosophy of Technology, New York, Paragon House ; p.6 ; 8.
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[2]
Son Novum Organum et sa New Atlantis.
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[3]
Dans une volumineuse anthologie Philosophy of Technology (Blackwell, 2003), les éditeurs R.C. Sharff et Val Dusek attribuent à Bachelard la paternité du terme « technoscience » que Latour lui aurait emprunté (p.85).
-
[4]
Werner Heisenberg (1901-1976) : « La nature dans la physique contemporaine » (cfr traduction de U. Karvélis et A.E. Leroy : Heisenberg (1962), La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, coll. Idées) comprend une section sur la technique et souligne de manière constante la liaison forte entre science et technique ainsi que la transformation d’une science qui vise la représentation en une science active, opératoire. La part de théorisation de cette science-technique concerne non plus le réel en soi, mais les interactions du scientifique avec le réel. Ce texte comporte une réévaluation radicale de la technique par rapport à la science.
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[5]
Voir les premiers textes repris dans Entre symboles et technosciences, Champ Vallon, 1996. Mon usage de « techno-science » est courant dès ma thèse de doctorat, L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, soutenue à Bruxelles en 1977, et publiée, abrégée, sous le même titre en 1979 aux Editions de l’Université de Bruxelles.
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[6]
D’où Le signe et la technique (La philosophie à l’épreuve de la technique), Aubier, et, aussi en 1984 : Pour une éthique dans un univers technicien, Ed. de l’Université de Bruxelles.
-
[7]
Grand Larousse Universel, 1992, et au Petit Larousse en 1993. Les titres comportant le terme « technoscience » se multiplient : Ph. Breton, Alain-Marc Rieu et F. Tinland (1990), La techno-science en question, Seyssel, Champ Vallon ; Jacques Prades ed. (1992), La technoscience, Paris, L’Harmattan ; J-C. Chirollet (1994), Esthétique et technoscience, Liège, Mardaga ; Noble, D.F. (1999), La religión de la tecnociencia, Paidós, Barcelona. Moi-même, j’y reviens avec Entre symboles et technosciences en 1996, Seyssel, Champ Vallon.
-
[8]
Publié en 1988 aux Ed. Galilée.
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[9]
Idem, p. 32 : « Mais la victoire de la technoscience capitaliste sur les autres candidats à la finalité universelle de l’histoire humaine est une autre manière de détruire le projet moderne en ayant l’air de le réaliser. »
-
[10]
Idem, p. 35. Il n’est pas exceptionnel qu’une réflexion philosophique sur la technique reconduise à la philosophie de la nature. Mais il s’agit alors d’un concept de nature profondément transformé. Du point de vue de la technoscience, « technicisation ou opérationnalisation » et « naturalisation » sont des aspects complémentaires d’un même processus.
-
[11]
(1988), aux Editions Galilée.
-
[12]
C’est dans un texte intitulé « Une fable postmoderne » que la technoscience trouve son expression culminante, cfr (1993), Moralités postmodernes, Galilée.
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[13]
Encore dans le récent (2003), La revolucion tecnocientifica de Javier Echeverria.
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[14]
New York, Routledge, p. 279-280.
-
[15]
Je me référerai à l’édition de poche assortie d’une Préface : (1995), La science en action, La Découverte et Gallimard (Folio).
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[16]
(1995), o.c., p. 79.
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[17]
Idem, p. 248.
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[18]
(2001) La Découverte. L’ouvrage paraît en anglais en 1999 : Pandora’s Hope. Essays on the Reality of Science Studies. Sous-titre précis que la traduction française rend mal. La notion de technoscience, apparue en 1987, disparaît donc au profit du retour formel de la distinction entre science et technique, avant de revenir en 1999. Dans les deux ouvrages qui suivent La science en action - Nous n’avons jamais été modernes (1991, La Découverte) et Aramis ou l’amour des techniques (1992, La Découverte) – il n’est question que de techniques et de sciences, de recherche et de développement.
-
[19]
« Avec la technoscience – que je définis ici, pour servir mes fins, comme une fusion de science, d’organisation et d’industrie – les modes de coordination appris des « réseaux de pouvoir » (voir le niveau n°9) sont étendus aux entités inarticulées. Les non-humains sont doués de parole, quoique primitive (…Cependant) les non-humains sont des automates dépourvus de droits, mais ils sont beaucoup plus que des entités matérielles ; ce sont des organisations complexes. », idem, p. 215.
-
[20]
Par exemple, Mary Tiles et Hans Oberdiek (1995), Living in a Technological Culture, Routledge : face à l’enchevêtrement des sciences et des techniques, « il y a plus de sens à parler, comme le fait Bruno Latour, de « technoscience » », p.90. Il arrive cependant qu’un doute s’exprime quant à cette paternité. Raphaël Sassower observe que dès 1982, Lyotard a utilisé le terme « dont la paternité demeure un objet de contestation. », (1995) Cultural Collisions. Postmodern Technoscience, Routledge ; p.24.
-
[21]
Fondée en 1975 et souvent désignée par l’acronyme 4S.
-
[22]
Puliée trois fois l’an, elle remonte à la fin des années 1980, peu après la publication de Science in Action. Aux dernières nouvelles, elle a été remplacée en 2004 par des informations en ligne (http://www.4sonline.org/technoscience).
-
[23]
Cfr (2002), Aircraft Stories. Decentering the Object of Technoscience, Durham, Duke University Press.
-
[24]
O.c., p. 1ss.
-
[25]
in Stanley Aronowitz, Barbara Martinsons et Michael Menser, eds, (1996), Technoscience and Cyberculture, Routledge ; p. 294.
-
[26]
Indiana University Press. Signalons aussi (1979) Technics and Praxis, Dordrecht, Reidel ; (1983) Existential Technics, Albany, State University of New York Press, et (1990) Technology and the Lifeworld, Indiana University Press.
-
[27]
Don Ihde et Evan Selinger, eds, (2003), Indiana University Press.
-
[28]
(1994), La technique, PUF ; « Chapitre 5 – Technique et science », p. 201-243.
-
[29]
Idem, p. 240.
-
[30]
Ellul qui m’aurait inspiré, puisque c’est principalement Le signe et la technique que Séris prend à parti. Mais son propos ne va pas sans ambiguïté : à un endroit, il me reconnaît la paternité du terme (« Le néologisme ‘technoscience’ forgé par G. Hottois », o.c., p.215), en un autre il semble l’attribuer à Ellul (« La « technoscience », néologisme « élégant » formé sur l’adjectif correspondant, inventé par J. Ellul […] », p.373). Il est des erreurs qui, comme le péché originel, ne vous lâchent jamais. Mon erreur est d’avoir accepté une Préface de J. Ellul pour Le signe et la technique. Celle-ci a contribué à fausser profondément la compréhension et la portée du livre, dans le sens de la technophobie. Or, je n’avais rien lu d’Ellul, dont j’ignorais même l’existence, lorsque j’ai introduis le terme « technoscience » au milieu des années 1970 (voir L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, o.c.).
-
[31]
Idem, p. 215-216.
-
[32]
(2003), Fondo de Cultura Economica, Madrid.
-
[33]
United States Government Printing Office, Washington, 1945. Je cite d’après le texte officiel imprimé à partir d’internet ; un léger décalage de pagination est probable.
-
[34]
La cotation en bourse et la création du NASDAQ, l’importance de la brevetabilité, pour les entreprises de R & D expriment cette évolution.
-
[35]
Technologies de l’Information et de la Communication.
-
[36]
Echeverria insiste beaucoup sur cet aspect qu’il juge, avec le financement privé, une caractéristique majeure de la technoscience en tant que distincte de la Big Science. Dans cette évolution, le CERN a joué un rôle précurseur important (La revolucion tecnocientifica, p.71 ; 105 ; 146).
-
[37]
Cfr (1969), The Two Cultures and A Second Look, Cambridge University Press.
-
[38]
Ou de la RDTS (Recherche et Développement Techno-Scientifiques), comme je préfère dire.
-
[39]
Profit, narcissisme médiatique, pouvoir, secret, avantages personnels divers…, en recourrant à des moyens tels que vénalité, dissimulation, trucage, tromperie, etc.
-
[40]
Intelligence Artificielle.
-
[41]
Ces conflits ne se réduisent pas toujours à des controverses et des débats : il s’agit d’oppositions et d’incompatibilités de formes de vie, d’intérêts très concrets et de projets de société qui peuvent devenir physiquement violents (cfr o.c., p.176).
-
[42]
C’est le sous-programme ELSI (Ethical, Legal, Social Implications) (o.c., p.139).
-
[43]
Je l’ai traité dans (2004) Qu’est-ce que la bioéthique ?, Vrin, Paris.
-
[44]
Matrix for Materiality est le sous-titre déjà mentionné du collectif Chasing Technoscience édité par Ihde.
-
[45]
J’ai développé ces questions en particulier dans deux ouvrages : (2002), Technoscience et sagesse ?, Nantes, Pleins Feux ; (2004), Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Paris, Odile Jacob.
1Lorsqu’on acquiert une histoire, on vous invente promptement des préhistoires, qui se perdent dans la nuit des temps. Ainsi, récemment encore ai-je lu qu’on faisait remonter la technoscience à l’Ecole d’Alexandrie [1]... Mais pourquoi pas, me suis-je dit alors, aux tout premiers philosophes, à Thalès lui-même, ingénieur-philosophe, penseur-technicien, comme le rappelle Gilbert Simondon...
2La plupart du temps, l’on se contente, plus modestement, de remonter à Francis Bacon (1561-1626) [2], associant dès lors étroitement la naissance de la technoscience et celle de la science moderne.
3Le nouvel esprit scientifique (1934) de Gaston Bachelard (1884-1962) est-il celui de la technoscience ? Beaucoup en sont convaincus à tel point qu’on lui a récemment attribué la création du terme. [3] Car l’esprit de la technoscience semble être celui de la physique quantique, inspiratrice de Bachelard, efficace opératoirement, mais rebelle, malgré les efforts de Bernard d’Espagnat et de beaucoup d’autres, à une interprétation réaliste ontologique.
4Il n’est donc pas surprenant que le célèbre texte de Heisenberg sur « La nature dans la physique contemporaine » (1955) évoque, lui aussi, bien des traits de la technoscience [4]. Et, bien sûr, il y a Heidegger…
5Aucun de ces auteurs n’utilise le terme, mais l’idée de technoscience avec ses implications pour la représentation de la science et de l’être humain cherche chez eux son expression.
Contexte de création du terme « techno-science » et sens premier
6J’ai commencé à utiliser le mot « techno-science » au milieu des années soixante-dix [5]. Je l’ai fait figurer dans le titre d’un article dès 1978 : « Ethique et Techno-Science », publié dans une revue belge de « Philosophie et de morale laïque » : La pensée et les hommes. Le titre est significatif, car il suggère que si la science est technoscience, elle soulève inévitablement des questions morales.
7A l’époque cependant, je ne m’étendais guère sur ces questions-là. Par le mot « technoscience », je voulais désigner ce que je pensais être le foyer des problèmes dont les philosophies dominantes de l’époque me semblaient ne rien vouloir savoir. Ces philosophies se plaçaient quasi exclusivement sous le signe du langage.
8Je voulais réagir contre cette inflation du langage, décrochée de la réalité. Une réalité non plus fondamentalement naturelle, substantielle et à représenter, mais processuelle, opérable, interactive, technique… Mon insatisfaction concernait aussi les philosophies des sciences qui ne concevaient l’entreprise scientifique que comme théorique et discursive. « Technoscience » entendait souligner les dimensions opératoires - technique et mathématique - des sciences contemporaines. Mon insatisfaction s’adressait encore aux « philosophies de l’Histoire » dont les histoires me paraissaient aveugles et sans ressources face aux défis des temporalités cosmique et biologique des technosciences contemporaines. Ces philosophies de l’Histoire comprenaient les philosophies politiques et sociales - marxismes et gauchismes divers - qui dominaient aussi la scène intellectuelle des années soixante et soixante-dix.
9En somme, « technoscience » a cristallisé, pour moi, dans le creuset d’une profonde insatisfaction à l’égard de la philosophie de l’époque, et en opposition à la conception philosophique traditionnelle de la science.
10Au cours des années 1980, mon usage du terme « technoscience » est devenu réservé, hésitant ; j’ai souvent préféré parler de « technique », même si je pensais « technoscience » [6]. L’utilisation de ce terme suscitait, en effet, quasi automatiquement l’incompréhension, l’ironie et les foudres critiques de la part des philosophes et des scientifiques, la plupart du temps sur la base de malentendus mais aussi en raison de résistances profondes.
11Cela se vérifiait particulièrement en France où la technoscience était devenue – et demeure d’ailleurs largement - le symbole du mal absolu, concentrant tous les fléaux de l’époque : technicisme et technocratie, capitalisme multinational, néo-libéralisme économique, pollution, épuisement des ressources naturelles, effet de serre, impérialisme américain, globalisation, injustice mondiale, disparition des valeurs humanistes, etc.
12Au cours des années quatre-vingt-dix, le terme s’est cependant banalisé, notamment en entrant au Larousse [7].
Diffusion du terme et évolutions du sens
« Technoscience » chez Jean-François Lyotard
13Il y a eu deux relais – français - à la diffusion du terme : Jean-François Lyotard et Bruno Latour.
14Lyotard utilisera le terme « technoscience » après l’avoir rencontré dans L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine (1979). Le postmoderne expliqué aux enfants [8] recueille les textes, à ma connaissance, les plus anciens, où Lyotard parle de la « technoscience » : le premier date de 1981 (en italien ; 1982 en français). Il s’agit de « Réponse à la question : Qu’est-ce que le postmoderne ? ». Lyotard y dénonce le lien entre capitalisme et technoscience [9] ainsi qu’une transformation inquiétante de la modernité : « La technoscience actuelle accomplit le projet moderne : l’homme se rend maître et possesseur de la nature. Mais en même temps elle le déstabilise profondément : car sous le nom de « nature », il faut compter aussi tous les constituants du sujet humain : son système nerveux, son code génétique, son computer cortical, ses capteurs visuels, auditifs, ses systèmes de communication, notamment linguistiques, et ses organisations de vie en groupe, etc. » [10]
15Lyotard continuera d’utiliser occasionnellement le terme de « technoscience », notamment dans L’inhumain : causeries sur le temps [11] et dans Moralités postmodernes. [12]
16Toutefois, il ne puise dans cette perspective rien qui puisse l’aider à vivre et à espérer. Aussi est-ce dans un postmodernisme esthétisant, largement imperméable aux technosciences, qu’il cherchera refuge.
« Technoscience » chez Bruno Latour
17La rumeur, entretenue de livre en livre, attribue à Bruno Latour l’introduction du terme « technoscience » [13].
18Par exemple, Dona Haraway, qui utilise abondamment « technoscience », écrit dans Modest Witness @ Second Millenium. Female Man Meets Oncomouse (1997) [14] : « Bruno Latour (Science in action, 1987) est responsable de l’adoption commune du mot « technoscience » dans les science studies. […] Latour a mobilisé ‘technoscience’ pour attaquer la distinction entre ce qui revient à la « science » et à la « société » ».
19Latour a facilité la diffusion du terme « technoscience » dans le monde francophone, et surtout anglo-américain. C’est dans son ouvrage de 1987 – Science in action – qui paraît en français (La science en action) [15] deux ans plus tard, qu’il introduit le terme de « technosciences ».
20La première occurrence dans ce livre précise toutefois : « Le mot technoscience étant malheureusement pris par ceux qui, à la suite de Heidegger, ont oublié qu’il fallait étudier les productions scientifiques et techniques avant de gémir sur leur absence d’être, de valeur, de beauté et de vérité, je ne l’utilise qu’au pluriel et sans aucune connotation ontologique profonde. » [16]
21Les technosciences désignent « la science en action », celle qui se fait et comment elle se fait, non une construction idéalisée ou diabolisée de philosophes. Elles se caractérisent sommairement par les traits suivants :
- Les technosciences sont une rhétorique, une éristique même. Le vainqueur est celui qui impose ses énoncés comme vrais ou factuels, et donc sa réalité. [17]
- Elles sont des entreprises complexes mobilisant en réseaux des acteurs humains divers mais également des acteurs non humains, comme des machines, des moyens de transports, des capitaux, des animaux d’expérimentation, des textes, etc. L’histoire des technosciences est, en grande partie, celle de l’extension de ces réseaux.
- Elles sont, de manière prépondérante, américaines et se pratiquent comme des entreprises militaires, quelquefois au sens propre du terme.
Succès et évolutions dans les courants constructivistes et postmodernistes américains
22Au cours de la décennie quatre-vingt-dix, la technoscience est devenue le prétexte à une littérature considérable [20], dans la mouvance du socio-constructivisme et du postmodernisme. La Society for Social Studies of Science (américaine) [21] a intitulé sa Newsletter : Technoscience [22].
23Que signifie « technoscience » au sein de ces « technoscience studies » (pour reprendre l’expression du sociologue philosophant John Law [23]) ?
24Je dirais que « technoscience » est devenu le mot-symbole de l’enchevêtrement contemporain, un enchevêtrement de processus. Dona Haraway en fournit une des expressions les plus colorées : « le monde férocement physique, sémiotique, de la technoscience […] excède la distinction entre nature et société, sujets et objets, naturel et artificiel, qui structurait l’imaginaire appelé modernité » [24]. L’enchevêtrement concerne autant les discours ou les disciplines que les réalités représentées, ainsi que les rapports entre les discours et leurs référés. « Science studies, cultural studies, text studies, narrative studies, etc. » glissent les unes dans les autres et sont collectivement requises pour référer à et agir sur le réel enchevêtré des sciences, des techniques, des économies, des cultures, des politiques, des arts, etc. « Bref, il n’y a rien qui soit clairement et distinctement descriptible soit comme science soit comme culture soit comme technologie. » écrit Menser [25].
25La reconnaissance de la technoscience comme enchevêtrement n’est pas sans pertinence, en tant qu’invitation à analyser la complexité. L’enchevêtrement ne devrait pas suggérer qu’on fait de la science comme on fait de la littérature ou de la politique. Il réfère seulement à l’existence, au sein de notre civilisation, d’interactions fortes, multiples et incessantes entre le symbolique et le technoscientifique. Qu’il s’agisse de fusion nucléaire, d’OGM ou de clonage, d’une certaine manière et dans une certaine mesure – mais qui peut être décisive – l’avenir des technosciences dépend bien de leur propre image, une image construite et manipulée qui mêle les informations et les fantasmes. Une image publique : or, on sait toute l’importance de la perception du public – citoyens et consommateurs – dans les sociétés démocratiques à économie de marché.
26Le philosophe américain Don Ihde anime depuis plusieurs années un séminaire et un groupe de recherche nommé « Technoscience » à l’université SUNY à Stony Brook (Long Island). C’est dans un livre de 1991 consacré à la question de l’articulation de la philosophie des sciences et de la philosophie des techniques, qu’il reprend le terme de « technoscience » : Instrumental Realism. The Interface between Philosophy of Science and Philosophy of Technology [26]. Don Ihde vient de la tradition phénoménologique à partir de laquelle il critique la philosophie des sciences anglo-saxonnes qui ne voit la science que comme langage et théorie, en ignorant totalement le caractère incorporé physiquement et, éventuellement, techniquement, de toute perception et de toute expérience. Il rejette cependant le privilège phénoménologique accordé à une quelconque expérience fondamentale parce que plus originelle ou plus naturelle, privilège associé à la tendance technophobe ou techno-indifférente de la phénoménologie.
27Dans ce livre, Don Ihde encourage une philosophie de la technique qui aurait, en quelque sorte, absorbé la philosophie des sciences en dévoilant le corps technique de la science et en montrant que nous sommes passés d’une « technologie-conduite-par-la-science (science-driven technology) » à une « science-conduite-par-la-technologie (technology-driven science) » qui transforme et produit le monde dans lequel nous vivons, tout en y étant insérée concrètement et institutionnellement.
28Récemment, Ihde a édité un ouvrage collectif intitulé Chasing Technoscience (Matrix for Materiality) [27] en marge de son séminaire, comprenant des interviews et des articles de quatre figures représentatives de la technoscience : Ihde lui-même, Latour, Haraway et Andrew Pickering (qui n’utilise cependant guère le terme « technoscience »).
29Leur background est très divers : philosophe phénoménologue herméneuticien, philosophe anthropologue sociologue, biologiste historienne critique des sciences, physicien sociologue… Ils partagent un air de famille qui s’appuie à la fois sur ce qu’ils rejettent et sur des références et des traits plus ou moins communs.
30Ils rejettent les divisions et hiérarchies conceptuelles modernes, traditionnellement humanistes, ainsi que la conception de la science qui s’y rattache.
31Ils partagent une référence philosophique vague à Whitehead, moins constamment à quelques autres (Nietzsche, Deleuze, Foucault, plus rarement les pragmatistes américains…).
32Ils ont une approche qui tend à être intégralement matérialiste, mais sans réductionnisme. Les phénomènes de sens, les signes, sont aussi matériels, et les objets, les techniques, les artefacts matériels sont signifiants. Bref, leur matérialisme est sémiotique et leur sémiotique est matérielle.
33Ils pensent en termes de relations, de réseaux, de fonctions, de processus, d’interactions, de construction, de complexité, de plurivocité ouverte, et accordent une grande importance au social, à l’activité collective.
34Leur grille de lecture ultime paraît politique. Mais l’oscillation ou l’hésitation entre approches descriptive et normative est assez constante.
35Tous ces traits sont inégalement présents ; certains ne se retrouvent pas explicitement chez chacun. Et Ihde lui-même est le plus singulier, peut-être parce qu’il reste le plus traditionnellement philosophe.
36En somme, le terme « technoscience » ne fonctionne pas comme un concept, mais plutôt – ai-je envie de dire – comme un symbole, un signe de reconnaissance, sinon un « cri de ralliement ».
Critiques et usages actuels
La critique de Jean-Pierre Séris
37Dans son ouvrage sur La technique, Jean-Pierre Séris (1941-1994) consacre au terme « technoscience » un chapitre [28] où il dit ses réserves à l’égard de ce néologisme qui n’exprimerait qu’« amalgame, agglutination, confusion, collusion » : une « fusion » des concepts, intellectuellement indéfendable, car « grossière et intéressée » [29]. « Technoscience » serait tantôt le signe de la technophobie inspirée par Ellul [30], tantôt l’expression d’une dévalorisation de la science comme purement instrumentale, utilitariste et technocratique.
38A suivre Séris, l’insoluble problème est qu’il faudrait insuffler la science – et son idéalisme, sa référence à l’infini – dans la technique, et pas simplement insuffler la technique – et son opérativité instrumentale – dans la science. « La techno-science retient bien l’idée d’une tâche, à l’échelle de l’humanité, mais celle-ci ne peut être infinie dans la mesure où elle ne porte pas sur des idéalités […] » [31]. Séris craint qu’avec la technoscience, on réussisse seulement à détruire l’esprit et l’entreprise scientifiques en l’asservissant à des tâches finies et subalternes. Il ne considère pas comme possible que la technoscience puisse exiger l’internalisation du souffle infini de la science dans l’opérativité technique. Il met ainsi le doigt sur un enjeu essentiel de notre civilisation technoscientifique.
La description de la science contemporaine par Javier Echeverria
39Avec La revolucion tecnocientifica [32], le philosophe espagnol Javier Echeverria nous offre de la technoscience une conception tout à la fois plus nuancée et plus systématique.
La technoscience du milieu du XXe siècle : le modèle linéaire encore moderne de la Big Science
40Echeverria situe la technoscience dans le prolongement de la « macrociencia » – la Big Science – qui trouve son expression archétypique dans le célèbre Rapport « Science, the Endless Frontier » [33] rédigé à la demande de F.D. Roosevelt (1944) par Vannevar Bush, Président de l’Office de la Recherche Scientifique et du Développement, et remis en 1945 au Président Truman. Texte fondateur de la politique américaine de la science durant les premières décennies de la seconde moitié du XXe siècle, il a inspiré également la politique de la science en dehors des Etats-Unis. Il propose un modèle linéaire du progrès :
- La recherche fondamentale s’effectue dans les universités ; son progrès est imprévisible et elle doit être libre et financée par l’Etat.
- Elle permet de découvrir les lois de la nature.
- Ces lois conduisent à l’invention de nouvelles techniques et produits.
- Ceux-ci poussent au développement compétitif des entreprises.
- Les entreprises assurent le plein emploi en même temps qu’une vie meilleure pour tous (santé, confort, épanouissement physique et psychique).
Les technosciences au tournant du millénaire : modèles complexes
41Le passage de la Big Science à la technoscience proprement dite a pour facteurs :
- la critique et la contestation des idéaux et valeurs de la modernité, y compris la collusion entre l’Etat et la Big Science (mouvement qui se développe dès les années 1960) ;
- le développement de la doctrine néo - et ultralibérale ;
- la privatisation croissante de la R & D et de son mode structurel de financement, qui dépend des industries et donc du marché (au cours des années Reagan) ; [34]
- la prise au sérieux de toutes les conséquences de la réalité essentiellement opératoire, active, productrice de la science moderne, conduisant à la subordination et à l’instrumentalisation de sa finalité cognitive et des valeurs qui s’y associaient (vérité, universalité, objectivité, désintéressement, etc.) ;
- le développement des TIC [35] qui constituent « le formalisme de la technoscience ». [36]
42La technoscience, ses actions et ses produits, sont le fait de la collaboration d’une foule d’agents : des chercheurs de nombreuses disciplines, des techniciens et des entrepreneurs, des bailleurs de fonds et des actionnaires, des juristes et des économistes, des commerciaux et des publicistes, etc. Un aspect essentiel est que le sujet, - acteur, moteur et, même, concepteur - de la technoscience est devenu irréductiblement pluriel, complexe, interactif, et inévitablement conflictuel. Le sujet réel de la technoscience est très différent du sujet (cartésien, kantien) supposé rationnel, universel, animé par l’intention purement cognitive, typique de la science moderne. Ce sujet classique de la science moderne était encore perçu comme relayant le sujet du savoir théorique (contemplatif) et discursif de la philosophie.
43D’une certaine manière, les sciences ou les scientifiques sont victimes de leur succès : ce qu’ils permettent de réaliser intéresse tout le monde. Et avec la mondialisation, ce « tout le monde » tend à coïncider, en effet, avec toute l’humanité, dont l’immense diversité des cultures et l’inégalité des conditions font apparaître comme très simplificatrice la formulation classique du problème des « deux cultures » par C.P. Snow [37]. Ni la culture technoscientifique ni la culture traditionnelle, symbolique, ne sont unitaires.
44La pluralité du sujet de la technoscience [38] contemporaine est plus ou moins étendue, suivant la diversité des intéressés dont on veut tenir compte : soit le noyau de ceux qui sont directement associés à la R & D (chercheurs et techniciens, bailleurs de fonds publics et privés avec leurs experts en politique scientifique, en économie et en droit) ; soit l’ensemble de tous les intéressés potentiels, les destinataires plus ou moins lointains de la R & D, dont une multitude peuvent ne pas partager certains choix technoscientifiques dans la mesure où ceux-ci tirent la société dans une direction qu’ils ne veulent pas emprunter, sur la base de valeurs et d’intérêts, de peurs et d’espoirs raisonnés ou fantasmés. Le sujet-moteur de la technoscience ne s’identifie plus simplement à la classique « communauté scientifique ».
45Et, comme le dit Echeverria, dans ce sujet pluriel de la technoscience, dominent, selon la situation et le cours des événements, les phases subjectives, intersubjectives et objectives ; et elles ne sont pas toujours aisées à distinguer (o.c., p. 225). Le sujet de la technoscience n’est axiologiquement ni neutre ni univoque : il est au plan des valeurs irréductiblement pluriel et, très souvent, conflictuel. Le financement de la recherche, lorsqu’il est privé impose de tenir compte d’une axiologie capitaliste, avec le profit comme valeur dominante et le marché comme norme (le citoyen achète ou non) ; lorsque le financement est public, il introduit une axiologie inspirée par le bien public, mais largement dictée par la perception du public, l’importance des lobbies et les stratégies des partis.
La communauté scientifique au sein du sujet pluriel et conflictuel des technosciences
46Au sein de cette subjectivité plurielle, les communautés scientifiques avec leurs valeurs (rigueur, objectivité, probité, vérité, communication, etc.) continuent de revêtir une importance déterminante. Car si les chercheurs et experts scientifiques se laissaient contaminer exagérément et dans la confusion par des valeurs, des croyances ou des intérêts étrangers ou contraires à la science [39], tout le système s’effriterait rapidement. Mais il n’est pas difficile de comprendre, dans un tel contexte, le profond malaise d’une ample fraction de la communauté scientifique.
47Comme cette communauté fait partie d’un sujet pluriel hétérogène qu’elle ne contrôle pas ni ne finalise, les intentions et les valeurs cognitives et créatives qui l’animent en même temps que le travail qu’elle produit sont instrumentalisés au profit de valeurs et d’intérêts étrangers, dans lesquels le chercheur ne se retrouve pas ou fort peu. Cette situation correspond à la définition même de l’aliénation. Elle est vécue de manière très inégale ; un certain nombre de chercheurs ont ainsi réussi leur conversion en chefs d’entreprise, gestionnaires et actionnaires. Mais tous sont obligés de tenir compte des valeurs, normes, attentes, intérêts, craintes et espoirs, des autres membres du sujet pluriel de la R & D, s’ils veulent obtenir un financement pour leurs projets de recherche. La justification de ceux-ci en termes de valeurs et de visées purement cognitives convainc souvent plus difficilement que la proclamation d’objectifs et d’utilités économiques et/ou thérapeutiques, par exemple. Ce n’est que sous le couvert d’une semblable rhétorique et d’un « marketing » soigneux - certes pas nécessairement abusifs, mais en tous cas indispensables - qu’un projet de recherche à visée aussi cognitive a des chances de trouver preneur. La brevetabilité des résultats devient ainsi une condition quasi nécessaire de nombreux projets.
48Il ne faut toutefois pas perdre de vue que le système est riche en interactions et en boucles de rétroaction, de telle sorte que la présentation séduisante d’un projet par des chercheurs désireux avant tout de faire avancer la connaissance, permet également une instrumentalisation à rebours des bailleurs de fonds privés et publics. Beaucoup de chercheurs comprennent vite comment remplir les formulaires et satisfaire les valeurs, intérêts, désirs et fantasmes des autres membres du sujet pluriel de la technoscience.
49Que n’ont-ils pas promis, au cours de ces toutes dernières décennies, dans le domaine des biotechnologies et de la biomédecine, par exemple. Mais cela est de bonne guerre, aussi longtemps du moins que ces stratégies ne diminuent pas la qualité intrinsèque du travail de recherche et des résultats obtenus, anticipés ou non. Ces stratégies négociées peuvent même rendre le travail et les résultats meilleurs, car plus conscients et soucieux de la complexité du monde où ils sont produits.
50Les problèmes de choix posés par la R & D contemporaine ne procèdent pas seulement de la pluralité culturelle et axiologique du sujet de la technoscience qui fait interagir chercheurs, industriels, financiers, politiques, utilisateurs-consommateurs (y compris des citoyens de traditions très différentes). Ils trouvent aussi leur source dans la surabondance du possible technoscientifique : tant de pistes intéressantes de recherche, tant de développements techniques créateurs ou innovants sont envisageables ; mais la plupart supposent des investissements financiers et humains qui dépassent de loin les moyens disponibles.
51Que l’on songe seulement à la conquête spatiale, à la robotique, à l’IA [40], aux grands accélérateurs ou à la fusion nucléaire, mais aussi à la chimie douce ou aux nanotechnosciences, et bien sûr aux sciences humaines et à la nécessité de découvrir et de préserver les immenses richesses culturelles (et pas seulement naturelles) dont nous avons hérité… L’explosion du possible technoscientifique est une autre conséquence du succès, de l’immense fécondité, des sciences et des techniques modernes.
52Comme la pluralité du sujet de la R & D se caractérise par l’absence de critères de choix communs, la nécessité de décider parmi la surabondance du possible technoscientifique est inévitablement conflictuelle. Echeverria souligne la nature structurellement conflictuelle du sujet de la technoscience. [41]
53Si le Projet Manhattan constitue l’exemple paradigmatique de la Big Science, le Projet Génome Humain joue, dans les années quatre-vingt-dix un rôle similaire pour la technoscience. En effet, on y trouve tous les caractères de celle-ci : financement public et privé ; enjeux cognitifs largement instrumentalisés par les enjeux économiques, politiques, juridiques (brevets), etc. ; sujet pluriel, complexe et conflictuel au plan des valeurs et des intérêts ; informatisation.
54Echeverria rappelle qu’au départ du Projet Génome Humain, son premier directeur James Watson, décida de consacrer 5 % du budget à des recherches sur les implications éthiques, juridiques et sociales du Projet [42].
Conclusions
55Le monde décrit par les technoscience studies n’est guère réjouissant, si ce n’est, peut-être, à bonne distance esthétique postmoderne. Il apparaît comme un chaos de forces matérielles polymorphes, en interaction plus ou moins violente, présentant des îlots et des phases imprévisibles d’organisation et de création éphémères.
56Le sujet pluriel et conflictuel de la technoscience paraît matériel et inconscient.
57Ce constat me conduit à deux réflexions en guise de conclusion.
58(1). Le sujet de la technoscience a besoin d’une conscience. Non pas une conscience-miroir simplement descriptive : une conscience morale, capable de délibérer et de juger. Mais à sujet pluriel, conscience plurielle. Je fais l’hypothèse que ce besoin profond d’une conscience plurielle de la technoscience se cherche – notamment : il n’y a ici nul monopole – à travers la multiplication de comités d’éthique (spécialement, de bioéthique) au cours de ces dernières décennies. A l’appui de cette hypothèse, je soulignerai deux aspects de ce développement : (a) les comités d’éthique ont été progressivement institués à tous les échelons de complexité et d’extension : comités locaux, nationaux, plus ou moins internationaux (Union Européenne, Conseil de l’Europe), mondial (Unesco) ; (b) ces comités sont ou en tous cas devraient être à la fois authentiquement pluridisciplinaires et pluralistes, et inclure des représentants des associations d’intérêts qui composent la société.
59Cette pluridisciplinarité pluraliste inclut les sciences humaines contribuant à informer le sujet pluriel de la technoscience sur lui-même ; elle inclut aussi des disciplines telles la philosophie, la théologie ou le droit, invitant le sujet pluriel à s’expliciter et à discuter à propos de valeurs et de normes, et à formuler un avis. La composition très pluraliste du comité entraîne que l’avis lui-même ne sera souvent que partiellement consensuel.
60Mais les divergences irréductibles auront pu au moins s’exprimer en explicitant leurs présupposés, les croyances, les soucis, les valeurs et les raisons qui les sous-tendent. Un tel résultat constitue un progrès important par rapport au conflit aveugle de forces et de désirs dépourvus de conscience autre que celle de la volonté de vaincre et ne percevant autrui que comme un moyen ou un obstacle.
61Le comité d’éthique en tant que conscience est l’instance où le sujet pluriel de la technoscience discute au lieu de se déchirer. L’instance aussi où il peut acquérir une « transculture » technoscientifique et une « métaculture » du multiculturalisme, sensibilisant aux autres et à la diversité. Il y aurait beaucoup à dire sur la méthodologie appropriée aux comités d’éthique, mais c’est un sujet qu’il faudrait développer pour lui-même [43].
62Le phénomène institutionnel complexe des comités d’éthique n’est pas la panacée. J’y vois cependant un espace important de conscientisation morale du sujet, largement inconscient et structurellement conflictuel de la technoscience.
63Conscience et conscientisation sont à comprendre comme des processus accompagnateurs, évolutifs, susceptibles d’infléchir prudemment les dynamiques technoscientifiques. Ce serait un contresens d’y chercher le retour d’une quelconque conscience substantielle et monologique ou d’un point de survol dictant des normes transcendantes et immuables.
64(2). Les technosciences et les technoscience studies sont le symbole d’une approche de plus en plus intégralement matérialiste et opératoire [44]. Il ne s’agit pas d’un matérialisme métaphysique, qui se fonderait sur une définition univoque de la matière et entreprendrait une réduction ontologique de toute réalité à la matière ainsi définie. Il s’agit d’un matérialisme méthodologique dont la visée principale n’est pas de représenter, mais d’agir et d’opérer, de produire et de transformer. « Tout est matériel » veut dire en l’occurrence que tout est indéfiniment opérable et résultat d’opération, et que cette opérabilité indéfiniment ouverte est sinon sans règles, en tous cas sans métarègles.
65Elle est empirique et non soumise à des contraintes métaphysiques ou transcendantales du genre de celles affirmées a priori par les théologies et les philosophies idéalistes.
66Le matérialisme méthodologique est réflexif : il concerne aussi l’être humain (toute une tendance des technoscience studies gomme la différence entre humain et non-humain). Mais il n’est pas systématiquement anti-spiritualiste : ce serait encore une position métaphysique. Il prend seulement au sérieux le constat empirique que nous n’avons - en tous cas je n’ai - pas d’expérience d’esprit indépendamment de l’existence de cerveaux humains en interaction communicationnelle. Il peut en tirer l’hypothèse de travail que l’extension ou l’intensification de l’esprit et de la conscience sont aussi dépendantes de l’opération de leurs conditions empiriques matérielles. Ceci engage la question éthique à dimensions politique, religieuse et philosophique de l’anthropotechnique, c’est-à-dire de l’auto-transcendance opératoire et progressive de fractions de l’espèce humaine. Cette question est au foyer passionnel de l’inconscient et de la conscience du sujet pluriel de la technoscience, sujet à ce propos violemment divisé. Il s’agit de la question de l’homme posée pour un futur (déjà engagé) au cours duquel son exploration pourrait être moins exclusivement symbolique, affaire de discours, d’interprétation herméneutique et de représentation, et de plus en plus techno-physique, expérimentale et opératoire. L’horizon n’en est plus l’ordre créationniste ou ontologique, mais une évolution - éventuellement multiple - indécidée et inanticipable par la narration ou la spéculation.
67Sa portée n’est plus mesurée par le monde (l’horizon de la Terre) ni par l’Histoire (les eschatologies millénaristes religieuses ou sécularisées). Elle relève d’espaces et de durées cosmiques. C’est pourquoi l’humanité - le sujet pluriel de la technoscience - devrait à cet égard cultiver la conscience qu’elle a devant elle tout le temps (accident cosmique mis à part) et que la plus grande prudence s’impose. [45]
68Ces perspectives vertigineuses sont rarement évoquées comme telles dans les technoscience studies dont l’horizon est socio-politique et rapproché. Elles répondent cependant à l’inquiétude légitime exprimée par Jean-Pierre Séris lorsqu’il craint qu’avec la technoscience on n’encourage exclusivement qu’un matérialisme utilitariste myope pour une société ayant perdu le sens de l’infini qui animerait encore l’idée de la science.
69Mais Séris aurait très probablement reculé devant l’invitation à insuffler le désir infini de la science, de la religion et de la philosophie dans l’opération technique progressive du réel et de l’espèce humaine.
70Mes deux points de conclusion - conscience morale et opérativité matérielle - sont complémentaires : en effet, l’auto-transcendance opératoire du sujet pluriel de la technoscience doit s’accompagner d’une conscience très prudente.
Mots-clés éditeurs : constructivisme, sujet de la science, valeurs, big science, philosophie, matérialisme, post moderne, science, technoscience, éthique, technique
Date de mise en ligne : 11/01/2014.
https://doi.org/10.3917/rsi.086.0024Notes
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[1]
Don Ihde (1993), Philosophy of Technology, New York, Paragon House ; p.6 ; 8.
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[2]
Son Novum Organum et sa New Atlantis.
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[3]
Dans une volumineuse anthologie Philosophy of Technology (Blackwell, 2003), les éditeurs R.C. Sharff et Val Dusek attribuent à Bachelard la paternité du terme « technoscience » que Latour lui aurait emprunté (p.85).
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[4]
Werner Heisenberg (1901-1976) : « La nature dans la physique contemporaine » (cfr traduction de U. Karvélis et A.E. Leroy : Heisenberg (1962), La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, coll. Idées) comprend une section sur la technique et souligne de manière constante la liaison forte entre science et technique ainsi que la transformation d’une science qui vise la représentation en une science active, opératoire. La part de théorisation de cette science-technique concerne non plus le réel en soi, mais les interactions du scientifique avec le réel. Ce texte comporte une réévaluation radicale de la technique par rapport à la science.
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[5]
Voir les premiers textes repris dans Entre symboles et technosciences, Champ Vallon, 1996. Mon usage de « techno-science » est courant dès ma thèse de doctorat, L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, soutenue à Bruxelles en 1977, et publiée, abrégée, sous le même titre en 1979 aux Editions de l’Université de Bruxelles.
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[6]
D’où Le signe et la technique (La philosophie à l’épreuve de la technique), Aubier, et, aussi en 1984 : Pour une éthique dans un univers technicien, Ed. de l’Université de Bruxelles.
-
[7]
Grand Larousse Universel, 1992, et au Petit Larousse en 1993. Les titres comportant le terme « technoscience » se multiplient : Ph. Breton, Alain-Marc Rieu et F. Tinland (1990), La techno-science en question, Seyssel, Champ Vallon ; Jacques Prades ed. (1992), La technoscience, Paris, L’Harmattan ; J-C. Chirollet (1994), Esthétique et technoscience, Liège, Mardaga ; Noble, D.F. (1999), La religión de la tecnociencia, Paidós, Barcelona. Moi-même, j’y reviens avec Entre symboles et technosciences en 1996, Seyssel, Champ Vallon.
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[8]
Publié en 1988 aux Ed. Galilée.
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[9]
Idem, p. 32 : « Mais la victoire de la technoscience capitaliste sur les autres candidats à la finalité universelle de l’histoire humaine est une autre manière de détruire le projet moderne en ayant l’air de le réaliser. »
-
[10]
Idem, p. 35. Il n’est pas exceptionnel qu’une réflexion philosophique sur la technique reconduise à la philosophie de la nature. Mais il s’agit alors d’un concept de nature profondément transformé. Du point de vue de la technoscience, « technicisation ou opérationnalisation » et « naturalisation » sont des aspects complémentaires d’un même processus.
-
[11]
(1988), aux Editions Galilée.
-
[12]
C’est dans un texte intitulé « Une fable postmoderne » que la technoscience trouve son expression culminante, cfr (1993), Moralités postmodernes, Galilée.
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[13]
Encore dans le récent (2003), La revolucion tecnocientifica de Javier Echeverria.
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[14]
New York, Routledge, p. 279-280.
-
[15]
Je me référerai à l’édition de poche assortie d’une Préface : (1995), La science en action, La Découverte et Gallimard (Folio).
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[16]
(1995), o.c., p. 79.
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[17]
Idem, p. 248.
-
[18]
(2001) La Découverte. L’ouvrage paraît en anglais en 1999 : Pandora’s Hope. Essays on the Reality of Science Studies. Sous-titre précis que la traduction française rend mal. La notion de technoscience, apparue en 1987, disparaît donc au profit du retour formel de la distinction entre science et technique, avant de revenir en 1999. Dans les deux ouvrages qui suivent La science en action - Nous n’avons jamais été modernes (1991, La Découverte) et Aramis ou l’amour des techniques (1992, La Découverte) – il n’est question que de techniques et de sciences, de recherche et de développement.
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[19]
« Avec la technoscience – que je définis ici, pour servir mes fins, comme une fusion de science, d’organisation et d’industrie – les modes de coordination appris des « réseaux de pouvoir » (voir le niveau n°9) sont étendus aux entités inarticulées. Les non-humains sont doués de parole, quoique primitive (…Cependant) les non-humains sont des automates dépourvus de droits, mais ils sont beaucoup plus que des entités matérielles ; ce sont des organisations complexes. », idem, p. 215.
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[20]
Par exemple, Mary Tiles et Hans Oberdiek (1995), Living in a Technological Culture, Routledge : face à l’enchevêtrement des sciences et des techniques, « il y a plus de sens à parler, comme le fait Bruno Latour, de « technoscience » », p.90. Il arrive cependant qu’un doute s’exprime quant à cette paternité. Raphaël Sassower observe que dès 1982, Lyotard a utilisé le terme « dont la paternité demeure un objet de contestation. », (1995) Cultural Collisions. Postmodern Technoscience, Routledge ; p.24.
-
[21]
Fondée en 1975 et souvent désignée par l’acronyme 4S.
-
[22]
Puliée trois fois l’an, elle remonte à la fin des années 1980, peu après la publication de Science in Action. Aux dernières nouvelles, elle a été remplacée en 2004 par des informations en ligne (http://www.4sonline.org/technoscience).
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[23]
Cfr (2002), Aircraft Stories. Decentering the Object of Technoscience, Durham, Duke University Press.
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[24]
O.c., p. 1ss.
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[25]
in Stanley Aronowitz, Barbara Martinsons et Michael Menser, eds, (1996), Technoscience and Cyberculture, Routledge ; p. 294.
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[26]
Indiana University Press. Signalons aussi (1979) Technics and Praxis, Dordrecht, Reidel ; (1983) Existential Technics, Albany, State University of New York Press, et (1990) Technology and the Lifeworld, Indiana University Press.
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[27]
Don Ihde et Evan Selinger, eds, (2003), Indiana University Press.
-
[28]
(1994), La technique, PUF ; « Chapitre 5 – Technique et science », p. 201-243.
-
[29]
Idem, p. 240.
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[30]
Ellul qui m’aurait inspiré, puisque c’est principalement Le signe et la technique que Séris prend à parti. Mais son propos ne va pas sans ambiguïté : à un endroit, il me reconnaît la paternité du terme (« Le néologisme ‘technoscience’ forgé par G. Hottois », o.c., p.215), en un autre il semble l’attribuer à Ellul (« La « technoscience », néologisme « élégant » formé sur l’adjectif correspondant, inventé par J. Ellul […] », p.373). Il est des erreurs qui, comme le péché originel, ne vous lâchent jamais. Mon erreur est d’avoir accepté une Préface de J. Ellul pour Le signe et la technique. Celle-ci a contribué à fausser profondément la compréhension et la portée du livre, dans le sens de la technophobie. Or, je n’avais rien lu d’Ellul, dont j’ignorais même l’existence, lorsque j’ai introduis le terme « technoscience » au milieu des années 1970 (voir L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, o.c.).
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[31]
Idem, p. 215-216.
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[32]
(2003), Fondo de Cultura Economica, Madrid.
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[33]
United States Government Printing Office, Washington, 1945. Je cite d’après le texte officiel imprimé à partir d’internet ; un léger décalage de pagination est probable.
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[34]
La cotation en bourse et la création du NASDAQ, l’importance de la brevetabilité, pour les entreprises de R & D expriment cette évolution.
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[35]
Technologies de l’Information et de la Communication.
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[36]
Echeverria insiste beaucoup sur cet aspect qu’il juge, avec le financement privé, une caractéristique majeure de la technoscience en tant que distincte de la Big Science. Dans cette évolution, le CERN a joué un rôle précurseur important (La revolucion tecnocientifica, p.71 ; 105 ; 146).
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[37]
Cfr (1969), The Two Cultures and A Second Look, Cambridge University Press.
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[38]
Ou de la RDTS (Recherche et Développement Techno-Scientifiques), comme je préfère dire.
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[39]
Profit, narcissisme médiatique, pouvoir, secret, avantages personnels divers…, en recourrant à des moyens tels que vénalité, dissimulation, trucage, tromperie, etc.
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[40]
Intelligence Artificielle.
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[41]
Ces conflits ne se réduisent pas toujours à des controverses et des débats : il s’agit d’oppositions et d’incompatibilités de formes de vie, d’intérêts très concrets et de projets de société qui peuvent devenir physiquement violents (cfr o.c., p.176).
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[42]
C’est le sous-programme ELSI (Ethical, Legal, Social Implications) (o.c., p.139).
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[43]
Je l’ai traité dans (2004) Qu’est-ce que la bioéthique ?, Vrin, Paris.
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[44]
Matrix for Materiality est le sous-titre déjà mentionné du collectif Chasing Technoscience édité par Ihde.
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[45]
J’ai développé ces questions en particulier dans deux ouvrages : (2002), Technoscience et sagesse ?, Nantes, Pleins Feux ; (2004), Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Paris, Odile Jacob.