Couverture de RAI_076

Article de revue

Judith Butler : une politique du sensible

Pages 5 à 11

Notes

  • [1]
    Ce dossier constitue l'aboutissement d'une réflexion engagée en 2016 dans le cadre de l'organisation de la cinquième conférence internationale de jeunes chercheurs en Théorie politique qui eut lieu les 28 et 29 juin 2017 avec le soutien de l'École doctorale de Sciences Po et du CEVIPOF. Il n'aurait pas pu voir le jour sans l'implication constante d'Adrien Estève, Vincent Milou et Thomás Zicman De Barros, doctorants en Théorie politique à Sciences Po. Parties intégrantes de l'organisation de cette conférence, ils ont également grandement participé à la constitution de ce dossier. Nous tenons à remercier vivement chacun d'entre eux pour leur travail, leur soutien, et leur amitié.
  • [2]
    Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche : Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2017.
  • [3]
    C'est en particulier le cas dans Judith Butler, Senses of the Subject, New York, Fordham University Press, 2015.
  • [4]
    Voir, par exemple Judith Butler, Giving an Account of Oneself, New York, Fordham University Press, 2005, p. 58.
  • [5]
    Ibid., p. 63.
  • [6]
    Ibid., p. 88.
  • [7]
    Judith Butler, Rassemblement : pluralité, performativité et politique, trad. fr. Christophe Jaquet, Paris, Fayard, 2016, p. 184.
  • [8]
    Ibid., p. 278.
  • [9]
    Notre expression.
  • [10]
    Samuel Chambers et Terrell Carver, Judith Butler and Political Theory, Londres/New York, Routledge, 2008.
  • [11]
    Voir par exemple : Bernard Andrieu, « Entretien avec Marie-Hélène Bourcier », Corps, vol. 4, no 1, 2008, p. 5-11.
  • [12]
    Moya Lloyd, « Towards a Cultural Politics of Vulnerability », in Terrell Carver et Samuel A. Chambers, Judith Butler's Precarious Politics ­ Critical Encounters, Londres/New York, Routledge, 2008, p. 92-105.
  • [13]
    Lois McNay, The Misguided Search for the Political. Social Weightlessness in Radical Democratic Theory, Cambridge, Polity Press, 2014.
  • [14]
    Lois McNay, Gender and Agency: Reconfiguring the Subject in Feminist and Social Theory, Cambridge, Polity, 2000.
  • [15]
    L'article proposé par Estelle Ferrarese poursuit cette critique. Voir également Christophe Bouton, Les apories de la lutte pour la reconnaissance. Hegel, Kojève, Butler, Paris, PUF, 2009.
  • [16]
    Nous remercions l'ensemble des jeunes chercheur.ses ayant participé à la conférence, et notamment celle.ux qui, pour des raisons thématiques, n'ont pas pu voir leurs contributions publiées dans ce dossier. La qualité de leurs travaux respectifs et la vivacité des échanges intellectuels auxquels ils ont pris part ont largement stimulé ce projet de publication. Nous remercions bien sûr chacun.e de ses contributeur.rices, pour leur travail et pour la patience dont ils ont fait preuve tout au long du processus d'édition de ce numéro. Enfin et surtout, nous remercions chaleureusement Judith Butler pour sa philosophie engagée et inspirante, ainsi que pour la confiance qu'elle nous a accordée.
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1Autrice de l'ouvrage de référence Trouble dans le Genre, Judith Butler est, en France, connue comme une théoricienne majeure des rapports entre sexes, sexualités, expressions et identités de genre. Elle est ainsi principalement lue et commentée dans le champ des études de genre. Ses travaux pourtant, et notamment les plus récents, dépassent très largement ce cadre d'analyse. S'y expose une théorie politique originale, caractérisée par une critique de l'imaginaire de la souveraineté et de ses effets tant au niveau collectif qu'individuel. Depuis Vie précaire, Butler construit une pensée politique alternative organisée autour des concepts de vulnérabilité et d'interdépendance. Dans Ce qui fait une vie, Senses of the Subject, Dépossession (avec Athena Athanasiou) ou encore Rassemblement, la philosophe s'essaie à une reformulation des enjeux politiques et éthiques du vivre ensemble. Elle cherche à repenser les rapports entre le sujet politique et le monde dans lequel il vit et agit, de façon à promouvoir des relations plus égalitaires entre les individus et avec leur environnement. Ce dossier [1] se propose de revenir sur l'originalité et la force critique de ce projet philosophique, tout en interrogeant son potentiel politique à l'aune des instruments conceptuels offerts par la théorie politique, en particulier de son « hémisphère gauche [2] » (théorie critique, post-marxisme, études post-coloniales, théories queer) avec lequel Butler entre en dialogue.

2Insistant depuis la parution de Ces corps qui comptent (2009) sur la dimension incarnée du sujet, Butler s'extrait en effet des dichotomies classiques des théories de la démocratie libérale, pour lesquelles seul relève des affaires publiques le sujet compris comme individualité souveraine, maîtresse d'elle-même, indépendante et rationnelle. Elle juge pour sa part que cette vision est fausse et produit des effets politiques et sociaux dévastateurs puisqu'elle nie le réseau d'interdépendances qui permet la survie et le bien-être de tout sujet, et qui définit par là-même les contours relationnels de son individualité. C'est pourquoi elle met au c ur de son projet de démocratie radicale une pensée de la « précarité » existentielle des corps. Ce concept, principalement développé dans Vie précaire, met en évidence la fragilité et l'incertitude des vivants en tant qu'ils doivent être soutenus pour se perpétuer et se développer. Il lui permet en outre de montrer comment cette fragilité se trouve sans cesse remaniée au sein de rapports de force politiques qui participent à redéfinir les frontières des formes de vie socialement acceptables et à préserver. Ainsi, la précarité s'actualise différemment et différentiellement selon le statut économique, social et politique que les individus occupent dans la société.

3Empruntant tour à tour à Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Lévinas et Baruch Spinoza, Judith Butler pense plus spécifiquement la sensibilité de ces corps ­ dont la précarité est un enjeu social et politique qui touche aux normes et aux cadres définissant les contours de la vie convenable, de la vie utile et de la vie réussie ­ comme ce qui les rend potentiellement agissants [3]. La sensibilité, comme propriété de réactivité propre au vivant, renvoie à la fois à la possibilité d'être affecté par son environnement (par les autres, leurs discours et les normes qui les traversent) et de répondre à cette affectation en agissant dans et sur celui-ci. C'est parce que les corps vivants sont réceptifs qu'ils sont affectés par les relations qu'ils entretiennent avec les autres et qu'ils affectent autrui en retour. En ce sens, la sensibilité est ce qui permet à Butler d'articuler d'une manière inédite les liens entre normativité, performativité, vulnérabilité et viabilité. Elle implique en effet, que les vies des individus, leurs modalités et leurs styles, mais aussi ce qui fait qu'elles deviennent vivables ou invivables, plus ou moins précaires, dépendent dans une large mesure des formes de vie valorisées dans une société donnée, et de la place occupée en conséquence par les individus à l'intérieur de l'ensemble normé de relations et d'institutions qui les protège.

4À travers les différents termes d'« impressionabilité [4] », d'« affectabilité [5] » et de « susceptibilité [6] », Judith Butler propose ainsi une conception du corps comme lieu de « réflexion », tel qu'on entend ce terme en sciences physiques. D'autres corps se pressent contre lui, le touchent, entrent en contact avec lui. La zone de contact n'enregistre pas passivement la pression, elle en intègre une partie et renvoie sous un angle différent ce qu'elle n'a pas retenu, absorbé, affectant dans une relation aux modalités semblables un ou d'autres corps, humains ou non humains.

5En redéfinissant le politique au prisme de la relationnalité et de l'exposition du vivant, l'ontologie sociale du sujet « précaire », « vulnérable », ou encore ici « sensible », ouvre une double voie critique en théorie politique.

6Premièrement, cette ontologie sociale fait voir que l'exploitation généralisée de la vulnérabilité qui caractérise les sociétés contemporaines, repose sur le déni du caractère structurel de notre dimension relationnelle. C'est au contraire en faisant de cette constitution relationnelle le cadre normatif depuis lequel juger la valeur des vies, qu'il faudrait procéder selon elle, pour non seulement redistribuer de manière égalitaire le souci de la vulnérabilité, mais pour que la vulnérabilité elle-même s'actualise selon des caractéristiques qui ne rendent pas toutes les vies invivables. Le politique, en d'autres termes, doit prendre en considération comme une obligation éthique ce que le fait d'être vivant implique pour l'organisation du vivre ensemble et de la vie ordinaire.

7Deuxièmement, dans Rassemblement, la question se pose de la publicisation et de la diffusion de ce nouveau cadre normatif du politique. Une fois compris qu'il était politiquement juste de reconnaître notre constitution relationnelle, le problème est de concevoir les moyens permettant de généraliser une telle conception. Analysant les mouvements des places, qu'elle conçoit comme des rassemblements matérialisant l'inégale distribution des ressources de soutien et d'accès aux infrastructures, Judith Butler remarque que les participant·e·s font valoir leurs revendications en mettant en  uvre des relations « horizontales [7] », égalitaires et non-violentes. Ces relations visent à assurer la viabilité du mouvement et démontrent par la même occasion la possibilité d'un autre régime de relationnalité que celui produit par le tournant néolibéral dans nos sociétés : mise en place d'une cantine autonome, d'installations visant à protéger des intempéries, lits de camps, feu, protection et solidarité contre les violences policières, etc. En se conduisant ainsi, les manifestant·e·s « exemplifient » et « communiquent [8] », de manière puissante parce que relayée par les médias, la possibilité de se mettre en relation sans nier notre précarité existentielle. Ils mettent ainsi en  uvre une politique de transformation des représentations, qui passe par l'actualisation d'un imaginaire dans lequel des modes de relationnalité compatibles avec une vie vivable sont articulés à l'impératif d'égalité et de liberté propre à la démocratie.

8L'article inédit de Judith Butler, « Bodies That Still Matter », proposé en introduction de ce dossier, conjugue ces deux projets. En s'arrêtant sur les nécropolitiques du genre et de la migration qui assurent le partage entre les vies « endeuillables » ou non, la philosophe expose d'abord les modalités biopolitiques de précarisation des femmes à travers l'exemple du féminicide et des réfugié·e·s (en exposant les drames humains causés par les politiques migratoires européennes). Mais s'arrêtant sur la symbolique des manifestations organisées aux frontières européennes par les réfugié·e·s syrien·ne·s en 2015, elle démontre très vite que la performance corporelle de cette vulnérabilité peut, une fois rendue « visible », subvertir en partie les cadres qui participent de cette précarisation. En d'autres termes, la précarité existentielle de ces corps devient le lieu d'émergence de formes de résistance et d'agentivité politiques spécifiques. Ainsi, après avoir souligné la nécessité politique d'embrasser une éthique de la non-violence qui passerait par la reconnaissance de l'égale endeuillabilité des vies, Judith Butler rappelle dans cet article que sa philosophie politique se fonde sur la matérialité de ces corps, avant tout caractérisés par leur sensibilité au monde social.

9À l'appui de ce texte, Guillaume Le Blanc resitue historiquement les enjeux politiques et sociaux de cette philosophie de la vulnérabilité. En distinguant les « vulnérables » des « misérables » du 19e siècle, il souligne le changement de paradigme des politiques sociales affiliées à ces concepts, des « technologies réparatrices du social » à un gouvernement des conduites des vies dites « fragiles ». Il cherche par là à désamorcer le risque lié à la polysémie de ce concept, en réaffirmant que la vulnérabilité mise en avant dans la philosophie de Judith Butler, fait avant tout référence à une qualité de l'être « qui peut être affecté », de l'être compris ici comme « sensible » et non comme intrinsèquement fragile. Guillaume Le Blanc se distancie en particulier d'une compréhension « capacitaire » de la vulnérabilité qui aurait pour effet de réinsérer des formes hiérarchisation entre les vulnérables et les fragiles (les second.e.s finissant par être appréhendé.e.s selon une lecture déficitaire). Dans le prolongement de l'article de Butler, il éloigne donc ce concept de sa compréhension néolibérale, pour mettre en avant une vulnérabilité qui, d'un point de vue politique, n'a pas vocation à être « conduite » ni même dépassée, mais qui aspire à être rendue visible, non pas par l'État paternaliste, mais par les « vulnérables ».

10Au regard de ces textes, qui synthétisent efficacement cette philosophie politique, les autres contributions de ce dossier se proposent de saisir selon une perspective critique les fondements, effets et enjeux, des « politiques du sujet sensible [9] » proposées par Judith Butler. Soit d'interroger cette vision du politique fondée sur une prise en considération de la sensibilité des individus, qui vise à altérer ou bouleverser structurellement les régimes dans lesquels nous vivons. Si l'on en croit Samuel Chambers et Terrell Carvers, la théorie politique déployée par cette philosophe, participe en effet tant à instiguer du trouble en politique qu'à déployer « une politique du trouble [10] » à partir des outils conceptuels qu'elle propose (au titre desquels, son ontologie sociale du sujet sensible, la notion de cadre d'intelligibilité ou sa théorie de la performativité). Les contributions rassemblées dans ce dossier partagent cette intuition. Elles cherchent à évaluer les potentialités politiques offertes par sa philosophie, et entrent dans ce but en dialogue avec la littérature critique produite sur son  uvre depuis la fin des années 2000.

11En effet, à en croire les principales critiques adressées à son corpus, fonder une philosophie politique sur une conception ontologique du sujet s'avère questionnable à plusieurs égards. Sur le plan épistémologique tout d'abord, la démarche ontologique développée par Butler dans ses récents travaux est remise en question à la fois par les approches queers, qui regrettent que la philosophe se soit détournée du projet déconstructionniste radical de Trouble dans le Genre[11], et par des théoricien·ne·s du politique d'inspiration foucaldienne, qui soulignent les difficultés politiques conditionnées par son niveau d'abstraction. Comment, par exemple, prendre en compte les conditions historiques de formation des corps et des subjectivités avec de tels outils philosophiques [12] ? Comment approcher les expériences spécifiques de vulnérabilisation, parfois à l'intersection de plusieurs formes de discriminations, avec le niveau de généralité qu'implique la démarche ontologique [13] ? Comment surtout envisager l'émergence de formes concrètes d'agentivité en s'en tenant à une compréhension si abstraite du sujet politique [14] ? La critique du « manque de sociologisme » de Judith Butler, partagée par un certain nombre de théoricien·ne·s féministes et de la démocratie radicale, est également investie par des penseurs et penseuses inspiré·e·s par l'École de Francfort, qui regrettent plus particulièrement que la philosophe recoure à une compréhension lévinassienne du processus de reconnaissance des corps dans sa conceptualisation des cadres d'intelligibilité du vivant [15]. Ces premières critiques qui ont trait aux points aveugles de l'épistémologie butlérienne sont mobilisées, interrogées et parfois relativisées par les contributions d'Arto Charpentier, Lucile Richard et Estelle Ferrarese, rassemblées dans la première moitié de ce dossier.

12L'article d'Arto Charpentier retrace l'évolution qui conduit Judith Butler d'une critique de l'ontologie à l'élaboration d'une ontologie alternative. Cette évolution soulève un problème de cohérence de l' uvre (en formulant des thèses ontologiques, Butler ne s'expose-t-elle pas aux critiques qu'elle avait elle-même formulées dans ses travaux de jeunesse ?) ainsi qu'un problème proprement philosophique (la critique de l'ontologie est-elle compatible avec l'élaboration d'une ontologie ?). Charpentier montre en réponse que le tournant ontologique de Judith Butler provient d'une nécessité interne à la critique, au sens où celle-ci comportait, elle aussi, des affirmations ontologiques implicites. C'est pourquoi l'ontologie sociale de Butler, à la fois relationnelle et processuelle, ne contredit pas selon lui sa critique ontologique initiale.

13La contribution de Lucile Richard poursuit cette réflexion épistémologique en replaçant la philosophie politique de Butler au sein du débat qui oppose les théoricien·ne·s de la démocratie radicale qui s'ancrent dans cette démarche ontologique (à l'image de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau) à celles et ceux qui leur préfèrent une approche phénoménologique (ici représenté·e·s par Lois McNay). D'après cette dernière, la démarche ontologique ne prendrait pas suffisamment en compte les expériences corporelles de la domination, et leurs effets de subjectivation, ce qui la rendrait impropre à penser les conditions matérielles de l'émancipation. Même si Lucile Richard considère cette critique justifiée, elle suggère que l'ontologie du sujet sensible proposée par Judith Butler y échappe puisqu'elle renvoie à un sujet qui est avant tout caractérisé par ses expériences corporelles, et dont l'agentivité n'est pas présumée, mais résulte plutôt du réseau d'interdépendance qui le soutient. Par cette contribution, elle démontre que l'ontologie du sujet sensible illustre la complémentarité des approches ontologiques et phénoménologiques pour les théories de la démocratie radicale.

14À l'inverse, Estelle Ferrarese déploie une véritable critique de la théorie de l'agir politique issue de la philosophie butlérienne de la vulnérabilité, à partir d'outils conceptuels hérités des penseurs et penseuses de l'École de Francfort. Mettant en cause la notion de « cadres d'appréhension » censée instituer la scène de l'intersubjectivité et de la reconnaissance des corps avant tout en termes cognitifs, elle lui préfère celle d'« attentes normatives », plus à même de replacer le contenu moral sous-jacent dans l'institution de la vulnérabilité. Selon Estelle Ferrarese, l'échec potentiel des attentes normatives du sujet sensible peut en effet devenir la condition d'établissement d'un « être-en-commun » nécessaire à l'émergence d'une politique de la vulnérabilité, à condition qu'il passe pour cela par l'épreuve de la contestation.

15Si les apports des trois dernières contributions de ce dossier s'entendent avant tout en termes empiriques, leurs auteur·e·s proposent des recadrages théoriques convergents. Approchant dans un premier élan théorique les cadres d'intelligibilité spécifiques à leurs terrains sous le prisme butlérien, Josemaría Beccerril Aceves, Katherine Howard et Hannah Voegele expérimentent en effet les limites de sa théorie de la performativité et de son éthique.

16Josemaría Beccerril Aceves met ainsi la philosophie du deuil de Butler à l'épreuve d'une lecture anthropologique des narratives mobilisées pour qualifier les pertes humaines dans la guerre mexicaine contre la drogue. S'appuyant sur une analyse des discours médiatiques et officiels qui forgent les cadres différentiels d'endeuillabilité séparant les civil·e·s des narcos et sicarios, il démontre qu'ils ne participent pas tant à invisibiliser les pertes humaines (comme c'est le cas dans les travaux de Judith Butler sur la guerre) qu'à les exposer dans une dimension sacrificielle. Sous l'effet de cette politique performative de visibilisation des sacrifices déjà endurés par la communauté des citoyen·ne·s mexicain·e·s, la souveraineté et la légitimité de l'usage de la violence étatique, se trouvent paradoxalement réaffirmés. Au contraire des conclusions de Judith Butler sur la mélancolie, Josemaría Becerril Aceves souligne les logiques politiques de cette posture, davantage apte selon lui à ébranler ces cadres d'appréhension que les entreprises morales de victimisation.

17À partir d'une analyse des ressorts affectifs des manifestations américaines de 2006 contre la réforme de la loi sur l'immigration et de la Marche internationale des salopes de 2011, Katherine Howard interroge quant à elle la théorie performative du rassemblement déployée par Judith Butler dans ses travaux les plus récents. Pour cela, elle met en avant l'héritage arendtien de cette philosophie en soulignant la centralité de la notion d'« apparence » dans l'approche butlérienne de l'action collective. Si elle s'aligne avec la critique articulée par Judith Butler du manque de prise en compte des corps dans cette approche arendtienne de l'action politique, Katherine Howard souligne pour autant le fait que Butler n'appréhende pas pleinement le rôle des émotions dans sa propre théorie du rassemblement. Elle propose pour y remédier de remplacer la notion d'« espace d'apparence » mobilisée par Butler par celle d'« espace d'apparition », qui lui permet d'intégrer dans cette théorie du rassemblement le rôle performatif des émotions, en tant que celles-ci n'interviennent pas seulement parce qu'elles sont « visibles », mais en tant qu'elles peuvent véritablement constituer ou redéfinir le politique.

18S'appuyant sur la lecture que Judith Butler fait du classique de Sophocle dans Antigone : la parenté entre vie et mort, Bonnie Honig souligne dans Antigone, Interrupted, le caractère agonistique de l'interprétation faite par Butler du politique. Informée par les thématiques de la guerre, de la violence, de la précarité, du deuil et de la mort, la philosophie politique de Butler constituerait ici le négatif de son éthique de la vulnérabilité. Or, pour certaines critiques, ce remplacement du politique par l'éthique, fondé sur une compréhension dualiste et biaisée du politique, minerait le potentiel critique de la philosophie butlérienne de la vulnérabilité.

19C'est sur cette dernière critique, qui complique manifestement l'intégration de cette approche relationnelle du vivant dans le champ de la théorie politique, que l'article de Hannah Voegele se concentre. À partir de la théorie butlérienne de la précarité, il revient sur les procédés de désubjectivation des migrant·e·s qui se déployèrent en Allemagne depuis les agressions sexuelles du Nouvel An colonais 2016. Si cette contributrice souligne l'utilité de cette philosophie pour retracer les ressorts affectifs de la reconnaissabilité différentielle de ces corps précaires, elle met en doute son potentiel émancipateur. Pour Hannah Voegele, l'éthique de la non-violence proposée par Judith Butler ne prend pas assez en compte la dimension sociale et historique (notamment impérialiste) des affects qui informent les biopolitiques migratoires. En conséquence, elle court le risque de dépolitiser la politique des affects qui se joue autour de ces enjeux. D'après Voegele, le geste lévinassien de reconnaissance de la vulnérabilité des corps défendu par Butler, s'avère de plus insuffisant s'il ne se traduit pas en actes. Une politique émancipatrice des affects ne peut s'entendre selon elle qu'à condition qu'elle soit informée sur ses conditions sociales et historiques de réalisation, et surtout, qu'en tant qu'elle favorise un sentiment de responsabilité et de solidarité menant les individus à agir non pas « pour » mais « aux côtés » des sujets précarisés par ces biopolitiques.

20À l'image de ces dernières conclusions, ce dossier de Raisons politiques tend avant tout à prolonger le geste critique de Judith Butler. Par leurs éclairages et par les recadrages conceptuels qu'ils proposent, ses contributeurs et contributrices cherchent à favoriser l'intégration de cette approche sensible du vivant et du social dans le champ de la théorie politique, et à s'assurer de la viabilité des politiques du sujet sensible qui en résultent [16].


Date de mise en ligne : 02/12/2019

https://doi.org/10.3917/rai.076.0005

Notes

  • [1]
    Ce dossier constitue l'aboutissement d'une réflexion engagée en 2016 dans le cadre de l'organisation de la cinquième conférence internationale de jeunes chercheurs en Théorie politique qui eut lieu les 28 et 29 juin 2017 avec le soutien de l'École doctorale de Sciences Po et du CEVIPOF. Il n'aurait pas pu voir le jour sans l'implication constante d'Adrien Estève, Vincent Milou et Thomás Zicman De Barros, doctorants en Théorie politique à Sciences Po. Parties intégrantes de l'organisation de cette conférence, ils ont également grandement participé à la constitution de ce dossier. Nous tenons à remercier vivement chacun d'entre eux pour leur travail, leur soutien, et leur amitié.
  • [2]
    Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche : Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2017.
  • [3]
    C'est en particulier le cas dans Judith Butler, Senses of the Subject, New York, Fordham University Press, 2015.
  • [4]
    Voir, par exemple Judith Butler, Giving an Account of Oneself, New York, Fordham University Press, 2005, p. 58.
  • [5]
    Ibid., p. 63.
  • [6]
    Ibid., p. 88.
  • [7]
    Judith Butler, Rassemblement : pluralité, performativité et politique, trad. fr. Christophe Jaquet, Paris, Fayard, 2016, p. 184.
  • [8]
    Ibid., p. 278.
  • [9]
    Notre expression.
  • [10]
    Samuel Chambers et Terrell Carver, Judith Butler and Political Theory, Londres/New York, Routledge, 2008.
  • [11]
    Voir par exemple : Bernard Andrieu, « Entretien avec Marie-Hélène Bourcier », Corps, vol. 4, no 1, 2008, p. 5-11.
  • [12]
    Moya Lloyd, « Towards a Cultural Politics of Vulnerability », in Terrell Carver et Samuel A. Chambers, Judith Butler's Precarious Politics ­ Critical Encounters, Londres/New York, Routledge, 2008, p. 92-105.
  • [13]
    Lois McNay, The Misguided Search for the Political. Social Weightlessness in Radical Democratic Theory, Cambridge, Polity Press, 2014.
  • [14]
    Lois McNay, Gender and Agency: Reconfiguring the Subject in Feminist and Social Theory, Cambridge, Polity, 2000.
  • [15]
    L'article proposé par Estelle Ferrarese poursuit cette critique. Voir également Christophe Bouton, Les apories de la lutte pour la reconnaissance. Hegel, Kojève, Butler, Paris, PUF, 2009.
  • [16]
    Nous remercions l'ensemble des jeunes chercheur.ses ayant participé à la conférence, et notamment celle.ux qui, pour des raisons thématiques, n'ont pas pu voir leurs contributions publiées dans ce dossier. La qualité de leurs travaux respectifs et la vivacité des échanges intellectuels auxquels ils ont pris part ont largement stimulé ce projet de publication. Nous remercions bien sûr chacun.e de ses contributeur.rices, pour leur travail et pour la patience dont ils ont fait preuve tout au long du processus d'édition de ce numéro. Enfin et surtout, nous remercions chaleureusement Judith Butler pour sa philosophie engagée et inspirante, ainsi que pour la confiance qu'elle nous a accordée.

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