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Article de revue

Ninon Grangé, L'urgence et l'effroi. L'état d'exception, la guerre et les temps politiques, Lyon, ENS Éditions, 2018, 406 pages

Pages 163 à 166

Notes

  • [1]
    Giorgio Agamben, État d'exception. Homo Sacer, trad. fr. Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003.
  • [2]
    Voir notamment Michel Troper, « L'état d'exception n'a rien d'exceptionnel », in Spyros Théodorou (dir.), L'exception dans tous ses états, Paris, Éditions Parenthèses, 2007, p. 163-175 et Jef Huysmans, « The jargon of exception ­ On Schmitt, Agamben and the absence of political society », International Political Sociology, no 2, 2008, p. 165-183.
  • [3]
    Ninon Grangé, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d'une disparition, Paris, Vrin-Éditions de l'EHESS, 2015.
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1 Après le 11 septembre 2001, puis avec la répétition des attentats sur le sol européen, une large littérature scientifique s'est emparée de la question de l'état d'exception. Législations de crise, procédures dérogatoires, pratiques policières semi-légales ou extra-légales, la plupart des phénomènes visés par le concept d'état d'exception aujourd'hui expliquent largement que ces travaux se situent de manière centrale dans les champs de la sociologie et du droit. Certes, rares sont les écrits qui ne discutent pas la thèse du philosophe Giorgio Agamben [1] ; mais là encore, c'est de façon récurrente pour invalider une approche jugée trop abstraite et loin de la réalité [2]. L'immense stimulation intellectuelle provoquée par l' uvre de Giorgio Agamben suffirait peut-être à semer le doute sur l'infertilité d'une approche ouvertement philosophique autour de l'état d'exception. Mais le problème est implicitement posé : la philosophie a-t-elle quelque chose à dire d'un concept qui ne semble pouvoir être cerné que par une étude précise des normes et des pratiques données ? C'est ce défi ouvert d'une pensée proprement philosophique de l'état d'exception que le dernier ouvrage de Ninon Grangé relève avec une véritable audace intellectuelle et une grande érudition.

2 L'urgence et l'effroi. L'état d'exception, la guerre et les temps politiques est un livre ardu, qui met en  uvre une sorte d'enquête philosophique progressant au fil de discussions serrées avec une vaste littérature, qui ne se réduit nullement aux ouvrages innombrables sur l'état d'exception, et qui va du droit à la littérature, en passant par la philosophie, l'histoire, l'histoire du droit et la linguistique. D'un point de vue formel, l'écriture est littéraire et élégante, mais aussi souvent aride et extrêmement exigeante en raison de la rigueur des analyses produites. L'ensemble étant à la mesure de ce à quoi la pensée de l'exception invite selon Ninon Grangé : un questionnement sur le politique dans son essence (p. 222). Le mot est jeté : peut-on (faut-il ?) encore chercher l'essence du politique aujourd'hui ? On oserait même penser que le livre de Ninon Grangé pose un défi plus large, qui concerne la place et le sens de la philosophie politique aujourd'hui, alors que les sciences sociales et le droit semblent parfois avoir remplacé l'analyse philosophique du fait politique.

Temporalité de l'exception et temporalité du politique

3L'ouvrage se construit donc d'emblée autour du « rapatriement » du concept d'état d'exception vers la philosophie (p. 15), qui vise à « désenfouir » des enjeux politiques laissés dans l'ombre par les travaux juridico-politiques dominants. Les deux premiers chapitres s'emploient effectivement à montrer que toutes les approches juridico-politiques de l'exception tendent à développer une vision spatialisée de l'état d'exception, dominée par les métaphores du dedans et du dehors ­ et ce, en premier lieu chez Agamben lui-même qui thématise l'état d'exception à partir du concept de seuil (p. 225). Cette vision spatialisée repose selon Ninon Grangé sur une pensée classique de la souveraineté héritée de la modernité, et qui continue encore aujourd'hui de structurer les analyses dominantes du droit et du politique, au-delà des oppositions méthodologiques et disciplinaires ­ ce qui ferait d'ailleurs de la philosophie à la fois une discipline historiquement constituée et une pensée irréductible à toute disciplinarisation, capable de questionner les fondements des disciplines historiquement données. Sans invalider ces approches ni renverser complètement la pensée classique sous-jacente, Ninon Grangé en dégage néanmoins peu à peu les limites : à s'en tenir à cette approche juridico-politique, la définition de l'état d'exception demeure en fait introuvable et la pensée de la souveraineté qui l'assoie sombre dans d'inextricables cercles vicieux (chap. 1 et chap. 2). En revanche, ces limites et ces contradictions logiques conduisent à chaque fois au même constat : l'état d'exception laisse apparaître une temporalité propre, qui rompt avec la temporalité « ordinaire » ou avec la temporalité « historique » : une temporalité politique. Cette temporalité proprement politique, largement ignorée ou recouverte par l'analyse spatialisée, se donne d'abord simplement à comprendre en tant que « temporalité heurtée » (p. 19), dont la rupture avec l'expérience ordinaire du temps est le signe (p. 140) ­ et ici, Ninon Grangé s'inscrit dans une tradition intellectuelle notamment marquée par la pensée de Reinhart Koselleck. Mais cette temporalité de rupture ne se laisse pas saisir sans tenir compte d'une dimension imaginaire essentielle, liée à l'effroi, ou à cette crainte politique fondamentale qui en constitue à la fois le déclencheur et le moteur.

Temporalité et fiction : le sens de l'effroi

4Ninon Grangé renoue alors avec d'autres travaux plus anciens autour de la stasis[3]. L'effroi qui se donne à voir en situation d'exception dans tous les phénomènes d'anticipation protectrice relève d'une crainte originaire et en quelque sorte structurante du politique : la crainte de la guerre civile, que l'état d'exception conjure et/ou exploite. Cette crainte, bien sûr, a déjà fait l'objet d'une longue tradition de pensée qui, de Hobbes à Schmitt, trouve une large place dans l'ensemble des écrits de Ninon Grangé. Au sein de son dernier ouvrage néanmoins, l'effroi devant la possibilité de la guerre civile est analysé sous deux aspects originaux, qui constituent la chair de l'ouvrage : l'effroi est d'abord ce qui ouvre sur cette temporalité à la fois accélérée et ouverte sur l'événement qui constitue le propre de la situation d'exception. Mais l'effroi n'est pas une émotion simple, s'il en est. Il est toujours en même temps investi par la fiction : que ce soit comme « spectre » ou comme « alibi », il demeure toujours un « fantasme à haute effectivité politique » (p. 13). De telle sorte que la temporalité politique se dévoile comme étant toujours d'emblée investie d'un imaginaire difficile à contrôler.

5C'est dans cette articulation que réside l'une des clefs de cette enquête philosophique : la temporalité propre du politique est un temps accéléré et abruptement ouvert par l'effroi que provoque une situation de chaos ou de crise, et qui en appelle immédiatement à des fictions politiques visant à réinstaurer une forme de permanence perdue ou brutalement menacée. C'est pourquoi, il s'agit d'une temporalité toujours à la fois fictive et performative (p. 263) ­ l'analyse de la fiction politique, à l'ombre de la pensée de Yan Thomas, constituant l'une des parties les plus captivantes de l'ouvrage.

L'essence non essentialisée du politique

6L'ouvrage conduit alors à une pensée du politique de portée métaphysique. Derrière le prisme ­ toujours en partie fantasmé ­ de la guerre civile, s'exprime la peur d'un « vide » inhérent à la vie dans la cité : l'effroi devant la possibilité de la rupture dans la permanence de l'unité politique. C'est ce « vide », lorsqu'il devient manifeste, que les politiques d'exception tentent tant bien que mal de colmater avec des législations d'exception ­ la loi rétroactive constituant la figure paradigmatique d'un tel effort (p. 245). C'est lui encore, plus généralement, que le politique se trouve en quelque sorte aspiré à remplir par une  uvre fictionnelle à la fois indépassable et périlleuse. Indépassable, l' uvre fictionnelle l'est car il n'est d'unité et de permanence en politique que grâce à la puissance performative de cette  uvre fictionnelle ­ c'est pourquoi d'ailleurs l'unité politique, tout comme l'identité nationale, est toujours en partie (et même très largement !) fantasmée (p. 313). Le « vide » ouvert par l'état d'exception constitue donc l'ouverture d'un possible en politique, ou l'espace d'un imaginaire instituant (étrangement, Ninon Grangé ne dialogue pas avec Cornelius Castoriadis sur cet aspect) dont l'ouvrage semble dresser dans une certaine mesure les conditions de possibilité et les risques. Car, à n'en pas douter, cette  uvre fictionnelle est aussi éminemment périlleuse, en situation d'exception. Et ce, non seulement parce que sa puissance créatrice est immense et difficile à contrôler ; mais plus radicalement encore, parce qu'elle laisse la possibilité de voir se brouiller la distinction entre littéralité et métaphore, ce qui constitue pour Ninon Grangé, à la suite de Walter Benjamin, le véritable péril de la « catastrophe », c'est-à-dire celui du fascisme.

7L'ouvrage exige ainsi d'être lu dans son intégralité pour saisir à travers son foisonnant cheminement comment quelque chose de l'essence du politique se donne à voir dans le lien entre la temporalité politique et le caractère performatif et instituant de la fiction. Par un amusant pied de nez philosophique, le politique dans son essence se dévoile donc comme non essentialiste : il est, oserait-on, en son essence fiction, quoique fiction performative. Le politique fantasme sa propre unité, comme il fantasme son identité (p. 26), qu'il performe toujours en partie par des fictions, qui ne recouvrent que de manière fragile, instable, le « manque d'unité » et le péril de l'im-permanence de la cité. En période de crise, ce fantasme doit se faire entendre plus bruyamment, comme en témoigne on ne peut mieux notre présent, qui semble en effet bien courir après une « identité politique introuvable » (p. 361). Il risque surtout alors de s'accompagner de cette confusion périlleuse portée par ceux qui croient qu'un discours performatif est la réalité, en menaçant toujours de se donner les moyens de forcer la réalité à se conformer à leur fiction ­ et ici, c'est peut-être les travaux de Hannah Arendt sur le totalitarisme que l'on eut attendu. On ne saurait mieux souligner la brûlante actualité de ce livre de philosophie dense et exigeant, mais qui jamais, à y bien regarder, ne perd de vue notre présent.

Notes

  • [1]
    Giorgio Agamben, État d'exception. Homo Sacer, trad. fr. Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003.
  • [2]
    Voir notamment Michel Troper, « L'état d'exception n'a rien d'exceptionnel », in Spyros Théodorou (dir.), L'exception dans tous ses états, Paris, Éditions Parenthèses, 2007, p. 163-175 et Jef Huysmans, « The jargon of exception ­ On Schmitt, Agamben and the absence of political society », International Political Sociology, no 2, 2008, p. 165-183.
  • [3]
    Ninon Grangé, Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d'une disparition, Paris, Vrin-Éditions de l'EHESS, 2015.
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