Notes
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[1]
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, GF Flammarion, 1983, p. 162. Dorénavant abrégé DSV. Voir aussi p. 132.
-
[2]
Voir ibid., p. 133.
-
[3]
« Appellerons-nous cela lâcheté ? Dirons-nous que ceux qui servent soient couards et recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d'un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra-l'on dire, à bon droit, que c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d'un seul, ne dira-l'on pas qu'ils ne veulent point, non qu'ils n'osent pas se prendre à lui, et que c'est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? » (ibid., p. 134).
-
[4]
Ibid., p. 133.
-
[5]
Miguel Abensour, dans son article « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? » (Réfractions, no 17, Paris, hiver 2006, p. 65-84), fait justement remarquer que la caractéristique essentielle de ce vice est son illimitation (p. 76).
-
[6]
« C'est chose étrange d'ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ; mais ce qui se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours, qu'un homme mâtine cent mille et les prive de leur liberté, qui le croirait, s'il ne faisait que l'ouïr et non le voir ? » (ibid., p. 136).
-
[7]
« D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? » (ibid., p. 138).
-
[8]
« Quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l'homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le désir de le reprendre ? » (ibid., p. 143). Cette idée de dénaturation n'implique cependant pas dans ce texte l'hypothèse d'un état de nature, auquel l'état civil succéderait suite à un événement de l'ordre d'une chute. Cette dénaturation est pour ainsi dire en permanence renouvelée, et c'est la raison pour laquelle c'est la phénoménalité même du vouloir qui se trouvera mise en cause.
-
[9]
Voir ibid., p. 140-141.
-
[10]
Ibid., p. 153.
-
[11]
Ibid., p. 156.
-
[12]
Il faut « qu'ils forcent leur complexion, qu'ils dépouillent leur naturel » (ibid., p. 165).
-
[13]
Hannah Arendt, La Vie de l'esprit, vol. 2 : Le Vouloir, trad. fr. Lucienne Lotringer, Paris, PUF, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », 1983, p. 103-112.
-
[14]
Voir DSV, op. cit., p. 133.
-
[15]
« (...) ils veulent servir pour avoir des biens : comme s'ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu'ils ne peuvent pas dire de soi qu'ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir rien de propre sous un tyran, ils (...) ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu'on puisse dire être à personne » (DSV, op. cit., p. 165).
-
[16]
Ibid., p. 165.
-
[17]
Voir Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Bruno Bernardi (dir.), livre I, chap. 4, « De l'esclavage », Paris, GF Flammarion, p. 50-54.
-
[18]
Voir la préface de Bruno Bernardi, ibid., p. 28-34.
-
[19]
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, Presses Pocket « Agora », 1961 et 1983, p. 45, note 1.
-
[20]
Rien n'est antérieur aux conditions, comme en témoigne le caractère inaugural de la triade travail- uvre-action et de l'exposition des conditions fondamentales de l'existence humaine dans Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 41. Voir la lecture que nous en proposons dans notre Préface à Qu'est-ce que la politique ?, Carole Widmaier (dir.), Paris, Seuil, coll. « L'ordre philosophique », 2014, p. 11-13.
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[21]
Ce que nous nommons la philosophie arendtienne des capacités se distingue cependant de celle que nous pouvons trouver chez Ricœur, pour qui le sujet capable est essentiellement un sujet éthique, ce qui présuppose que l'être excède toujours ce qu'il manifeste : car Arendt précisément ne postule pas de sujet en-deçà de son existence phénoménale. L'idée est que le sujet ne saurait receler les origines de nos actions, paroles ou attitudes. Celles-ci relèvent de capacités qui ne s'activent pas à l'occasion de la rencontre avec l'extériorité mondaine, mais qui viennent plutôt à l'existence dans la relation même. De ce point de vue, la relation au monde la plus à même d'ouvrir à la reconnaissance de la capacité est celle qui reconnaît la possibilité de l'émergence de la nouveauté. Par où la philosophie des capacités est intimement liée à la pensée de l'événement. Si nous voulons identifier une éthique arendtienne, elle se définit comme ouverture à la capacité d'inauguration de toute existence au sein du monde.
-
[22]
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, trad. fr. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, p. 224.
-
[23]
Voir ibid., p. 205-211.
-
[24]
Hannah Arendt, « Qu'est-ce que l'autorité ? », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, trad. fr. Patrick Lévy (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 131-132.
-
[25]
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, trad. fr. Anne Guérin, rév. Michelle-Irène Brudny de Launay, Paris, Gallimard, 1966 (« Folio », 1991). Voir notamment tout l'Épilogue, p. 409-448.
-
[26]
Voir Hannah Arendt, « Socrate », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 49-90.
-
[27]
Hannah Arendt, « De la Révolution », trad. fr. Marie Berrane et Johan-Frédérik Hel-Guedj, in Hannah Arendt, L'Humaine Condition, Philippe Raynaud (dir.), Paris, Gallimard, « Quarto », 2012.
-
[28]
Ibid., chap. 2, « La question sociale », p. 376-425.
-
[29]
Hannah Arendt, « Sur la violence », in Hannah Arendt, Du Mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, coll. Presses Pocket « Agora », p. 142. Concernant la distinction du pouvoir et de violence, ainsi que de la force, de la puissance et de l'autorité, voir ibid., p. 144-147.
-
[30]
Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. Myriam Revault d'Allonnes, suivi de deux essais de Myriam Revault d'Allonnes et Ronald Beiner, Paris, Seuil, « Libre Examen », 1991.
-
[31]
Ibid., Deuxième conférence, p. 26-35.
-
[32]
Voir Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, trad. fr. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, p. 185-189, et la lecture qu'en fait Arendt, dans Juger, Septième conférence, op. cit., p. 68-75.
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[33]
« Je lui permets qu'il aime mieux je ne sais quelle sûreté de vivre misérablement qu'une douteuse espérance de vivre à son aise. Quoi ? Si pour avoir liberté il ne faut que la désirer, s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l'estime encore trop chère, la pouvant gagner d'un seul souhait, et qui plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il devrait racheter au prix de son sang, et lequel perdu, tous les gens d'honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ? » (DSV, op. cit., p. 137). On comprend ici que l'énigme de la servitude volontaire ne saurait être résolue par le recours à une rationalité économique, même de forme extrême.
-
[34]
Sur le lien entre culture et exercice du jugement et sur la définition de la culture comme forme de compagnonnage, voir Hannah Arendt, « La crise de la culture. Sa portée sociale et politique », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 281-288.
-
[35]
DSV, op. cit., p. 137-138.
-
[36]
Ibid., p. 170.
-
[37]
« Il est bel à voir que ce leur est plus languir que vivre, et qu'elles continuent leur vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour se plaire en servitude » (ibid., p. 142). Il faut cependant reconnaître, comme nous l'a fait remarquer Frédéric Brahami que nous remercions ici que Rousseau de son côté n'appartient pas exclusivement à ce que l'on peut appeler la tradition volontariste, la volonté pouvant être considérée à certains égards comme l'autre nom de l'amour de soi. Dans le second Discours, on lit d'ailleurs ces lignes, très proches des propos de La Boétie : « Comme un Coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu'un cheval dressé souffre patiemment la verge et l'éperon, l'homme barbare ne plie point la tête au joug que l'homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n'est donc pas par l'avilissement des Peuples asservis qu'il faut juger des dispositions naturelles de l'homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu'ont faits tous les Peuples libres pour se garantir de l'oppression. Je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant : mais quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance, et la vie même à la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l'ont perdu ; quand je vois des Animaux nés libres et abhorrant la captivité se briser la tête contre les barreaux de leur prison ; quand je vois des multitudes de Sauvages tout nus mépriser les voluptés Européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n'est pas à des Esclaves qu'il appartient de raisonner de liberté » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, GF Flammarion, 2008, p. 132-133).
-
[38]
Arendt s'intéresse particulièrement à la définition kantienne de la volonté comme capacité de commencer, pour en faire émerger une dimension proprement politique et non morale. Voir, entre autres textes, Hannah Arendt, La Vie de l'esprit, vol. 2 : Le Vouloir, op. cit., p. 21.
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[39]
Sur « la substitution traditionnelle du faire à l'agir », voir Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 282-295. Sur le caractère dominant de la question de savoir qui gouverne qui, voir Hannah Arendt, « Sur la violence », in Hannah Arendt, Du Mensonge à la violence, op. cit., p. 138.
-
[40]
« La Tradition et l'âge moderne », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 28-57. Pour une lecture de ce chapitre, nous renvoyons à notre ouvrage : Carole Widmaier, Fin de la philosophie politique ? Hannah Arendt contre Leo Strauss, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 143-181.
-
[41]
À cet égard, il est étonnant de voir Arendt établir, au début du Système totalitaire, le constat de l'oubli rapide des figures de Hitler et de Staline derrière le mouvement déchaîné par le totalitarisme : « Rien ne caractérise mieux les mouvements totalitaires en général, et la gloire de leurs chefs en particulier, que la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et la facilité surprenante avec laquelle on les remplace » (Le Système totalitaire, op. cit., p. 27). Car les chefs totalitaires sont bien sûr restés dans les mémoires, en dépit de leur différence par rapport au tyran.
-
[42]
DSV, op. cit., p. 132.
-
[43]
« Il semble que [les rois de France] ont été non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant, avant que naître, pour le gouvernement et la conservation de ce royaume ; et encore, quand cela n'y serait pas (...) » (ibid., p. 160).
-
[44]
« Il y a trois sortes de tyrans : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race » (ibid., p. 143). Aucun mode de désignation de l'un ne saurait donc constituer de rempart contre la tyrannie.
-
[45]
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 30.
-
[46]
Selon Miguel Abensour, La Boétie offre ainsi, par la différence entre le politique et l'étatique, un critère de distinction entre les bons et les mauvais régimes (Miguel Abensour, « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? », art. cité, p. 83).
-
[47]
Sur cette persistance, voir notamment le texte d'Arendt « La révision de la tradition par Montesquieu », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 121-129.
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[48]
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 201-202. Arendt a par ailleurs montré comment l'existence du totalitarisme est favorisée par la croyance en la neutralité des masses dépourvues de reconnaissance politique (ibid., p. 33).
-
[49]
C'est ce que dit Arendt dans son article « Compréhension et politique », in Hannah Arendt, La Nature du totalitarisme, trad. fr. Michelle-Irène Brudny de Launay, Paris, Payot, 1990, p. 33, à propos de l'absurdité de l'idée selon laquelle on ne peut combattre ou juger sans comprendre : car si l'on accepte cette formule, aucun combat contre le totalitarisme ne sera jamais possible, parce que nous n'épuiserons jamais sa compréhension.
-
[50]
DSV, op. cit., p. 158.
-
[51]
Ibid., p. 159.
-
[52]
« Le sujet idéal du règne totalitaire n'est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l'homme pour qui la distinction entre fait et fiction (i.e. la réalité de l'expérience) et la distinction entre le vrai et le faux (i.e. les normes de la pensée) n'existent plus » (Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 224).
-
[53]
C'est ainsi que Miguel Abensour défend la thèse de la pluralité comme ressort essentiel du Discours : La Boétie identifie le « paradoxe de la pluralité humaine » et fait jouer le « tous uns » contre le « tous Un », appelant ainsi à l'« auto-émancipation du peuple ». Car le « nom d'Un » est un « double opérateur, à la fois de déliaison et de coagulation » (Miguel Abensour « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? », art. cité, p. 82-83).
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[54]
Anne Gléonec a remarquablement mis en valeur l'oubli arendtien du corps ; en suivant la piste de Merleau-Ponty, elle ouvre le chemin d'une refondation phénoménologique du pouvoir politique à partir de la pluralité des corps. Voir Anne Gléonec, « Pour une autre approche de la biopolitique : une refonte phénoménologique de l'analogie du corps politique », in Le Moment du vivant, actes du colloque de Cerisy (16-23 août 2012), Paris, PUF, à paraître.
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[55]
Sur cette question de la différence entre foule et peuple, voir l'article extrêmement éclairant de Frédéric Brahami, « Le temps de la foule. Les effets dévastateurs de l'expérience révolutionnaire française », in Elena Bovo (dir.), La Foule, Besançon, PUFC, coll. « Agon », 2015, p. 29-54.
-
[56]
DSV, op. cit., p. 136. Voir aussi, juste avant ce passage : « Encore ce seul tyran, il n'est pas besoin de le combattre, il n'est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ». En effet, « c'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d'être serf ou d'être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse » (p. 137).
-
[57]
Ibid., p. 139.
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[58]
Miguel Abensour, « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? », art. cité, p. 84.
-
[59]
« (...) n'ayant vu seulement l'ombre de la liberté et n'en étant point avertis, ils ne s'aperçoivent pas du mal que ce leur est d'être esclaves » (DSV, op. cit., p. 149-150).
-
[60]
Ibid., p. 150.
-
[61]
Ibid., p. 144.
-
[62]
DSV, op. cit., p. 135.
-
[63]
Ibid., p. 151.
-
[64]
Hannah Arendt, « Le désert et les oasis », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 291-295.
-
[65]
C'est l'expression dont use Arendt lors de l'allocution qu'elle prononce en hommage à Lessing, à l'occasion du prix qui lui est décerné en 1959 par la ville libre de Hambourg (Vies politiques, trad. fr. Éric Adda, Jacques Bontemps, Barbara Cassin, Didier Don et al., Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 11-41).
-
[66]
« En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains (...) une personne cultivée devait être : quelqu'un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé » (« La crise de la culture. Sa portée sociale et politique », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 288).
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[67]
Voir DSV, op. cit., p. 168. Voir aussi p. 151-152 : « Or, communément, le bon zèle et affection de ceux qui ont gardé malgré le temps la dévotion à la franchise, pour si grand nombre qu'il y en ait, demeure sans effet pour ne s'entreconnaître point : la liberté leur est toute ôtée, sous le tyran, de faire, de parler et quasi de penser ; ils deviennent tous singuliers en leurs fantaisies. » L'enjeu est ici celui de la communication entre personnes ayant le souvenir de la liberté : en situation de strict isolement, en l'absence de monde, c'est-à-dire en l'absence d'une réalité commune à regarder selon des points de vue différents, l'imagination se trouve rapportée à une simple idiosyncrasie. Comme l'a montré Arendt, la solitude mais non l'isolement est une condition de la pensée. Quant à la désolation, elle empêche l'apparition de toute activité humaine (Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 224-229).
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[68]
Nous appliquons ici aux situations les plus actuelles la distinction arendtienne entre le social et le politique : la société vit de son propre mouvement et de sa propre reproduction et exige des individus qu'ils se soumettent à ses lois : la politique constitue au contraire l'espace où advient la liberté comme capacité à la nouveauté (voir notamment Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 59-121). Quant à la différence entre flexibilité et plasticité, elle est remarquablement identifiée et déployée par Catherine Malabou : voir son ouvrage Que faire de notre cerveau ? (Paris, Bayard, 2011 [2004]), où elle expose les sens pluriels de la plasticité pour en faire émerger la puissance politique, de formation et de destruction. La manière dont la société reprend à son compte l'idée de plasticité pour la banaliser en flexibilité indique la réduction de l'espace de liberté (politique) à un espace d'adaptation (social).
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[69]
Sur la différence entre préjugés et jugement, voir Hannah Arendt, « Préjugés et jugement », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 167-181. Sur la recherche, en temps de crise, de la question fondamentale masquée par les préjugés, voir notamment Hannah Arendt, « La crise de l'éducation », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 223-225, ainsi que la lecture que nous en proposons dans Carole Widmaier, Fin de la philosophie politique ? Hannah Arendt contre Leo Strauss, op. cit., p. 62-72.
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[70]
Hannah Arendt, « La question de la guerre », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 237-278.
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[71]
Notre article prend sa source dans la conférence que nous avons prononcée à Strasbourg le 10 avril 2013, dans le cadre du « Printemps des philosophes » de Ribeauvillé, à l'invitation de Philippe Choulet et Christian Langenfeld.
1La liberté est-elle une affaire de volonté ? Pour être libre, faut-il le vouloir ? Et suffit-il de le vouloir ? Pour que des hommes soient libres ensemble, ou forment une véritable communauté politique, doivent-ils unir leurs volontés individuelles pour vouloir ensemble ? Pas de meilleure méthode, peut-être, pour apporter des éléments de réponse à ces questions et appréhender les rapports entre individu et communauté, que de creuser, encore et toujours, le revers de la médaille : cette servitude volontaire que La Boétie avait dès l'origine décrite comme une énigme. Peut-on vouloir être serf, ou bien, pour être serf, suffit-il de ne pas vouloir être libre ? La servitude peut-elle être conçue comme l'objet d'un vouloir positif, ou doit-elle être toujours considérée comme entrave (extériorité de la contrainte) ou comme manque (intériorité du défaut) ? Mais alors, selon cette dernière hypothèse, comment le même élément peut-il faire défaut, au même moment, au plus grand nombre ?
2Nous proposons de mettre le concept de servitude volontaire à l'épreuve d'un nouveau cadre, constitué par des expériences d'asservissement de la multitude inconnues de La Boétie, qui font partie des objets singuliers de l'approche phénoménologique de Hannah Arendt : la Terreur dans laquelle a plongé la Révolution française et qui selon elle prend racine sur la définition du peuple comme peuple de volontés ; et, plus encore, le « cas Eichmann », celui de l'apparition du mal politique sur fond de « banalité », c'est-à-dire de défaut de jugement et d'absence de pensée. Si la servitude est un fait, c'est sur la volonté elle-même que devra porter le soupçon : est-elle une condition nécessaire pour l'appréhension de la spécificité du domaine politique et de la singularité des formes de servitude susceptibles d'y prendre place ? Ne serait-elle pas plutôt ce dont il s'agit de nous déprendre pour tenter de saisir les manières dont le pouvoir politique vient à l'existence ?
La quête de « ce qui fait défaut »
3Face à ce qui lui apparaît comme le fait de la servitude volontaire, La Boétie se met en quête d'un vice singulier, pour lequel nous ne disposons d'aucun nom, qui permettrait de rendre compte d'une forme particulière de tyrannie : non pas la tyrannie fondée sur le rapport de force entre un homme et d'autres hommes, mais une tyrannie qui se présente comme la soumission consentante du très grand nombre à l'individu unique. Postulant le caractère naturel du désir de liberté, il se demande comment celui-ci peut en venir à manquer. Il exclut successivement trois hypothèses explicatives : l'hypothèse de la force du tyran ou de l'usage, réel ou potentiel, de la violence (car « ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran [1] ») ; l'hypothèse de l'autorité du tyran (son pouvoir en effet ne vient aucunement de sa légitimité [2]) ; l'hypothèse de la lâcheté, du manque de courage ou du manque de moyens susceptibles de rendre le courage efficient, c'est-à-dire au fond du défaut de pouvoir [3].
4L'énigme réside en ce que le rapport de soumission ici décrit, et dont l'expérience est réelle, ne peut constituer l'objet d'aucune théorie des vertus. Alors que La Boétie cherchait un « malheureux vice [4] », il se heurte finalement à l'impossibilité de penser l'expérience dans un cadre moral : cette servitude-là n'est pas une affaire de vice ou de vertu ; elle se dissout si l'on cherche à la saisir à travers les catégories morales, que celles-ci relèvent d'une morale du devoir, d'une morale du bonheur ou, même, de la seule description des caractères humains typiques [5].
5Dans l'abandon de la liberté politique, c'est, en-deçà de toute considération morale, une pure détermination de la volonté qui fait défaut. Le fait est, nous dit La Boétie, qu'il suffirait que les hommes désirent la liberté pour l'avoir, fait auquel nous accorderions difficilement crédit si nous ne l'avions en permanence sous les yeux [6]. Comment comprendre cette absence de vouloir, qui a pour revers actif une contribution dynamique de chacun à sa propre servitude ? Le tyran en effet nous fait serfs par nos propres mains et nous surveille par nos propres yeux : son pouvoir est un pouvoir que nous exerçons par nous-mêmes [7].
6La Boétie formule l'hypothèse d'un passage à la servitude, d'un « malencontre », d'un asservissement pensé sur le mode de l'événement : celui de la dénaturation [8]. Car la servitude ne peut être de nature : la naturalité de la liberté est ici affirmée comme une évidence, attestée par le fait que l'idée même de servitude implique la sensation immédiate d'un tort. Cette dénaturation signifie la perversion des finalités naturelles de trois qualités humaines logiques la multiplicité, la différence et la possession de la parole qui, dans leur développement libre, favorisent l'émergence de trois qualités humaines morales le compagnonnage, la reconnaissance mutuelle et la communion des volontés [9]. L'oubli de la liberté et de l'amitié constitue ainsi la contribution positive à l'aliénation et à la défiance permanente. La Boétie identifie deux raisons susceptibles d'expliquer la production d'un tel état. La première est la non-expérience de la liberté effective, autrement dit la coutume ou la « naissance sous le joug [10] ». La seconde réside dans un certain usage des passions de la crainte, de l'ambition et de l'avarice et une réorientation de nos intérêts, autrement dit un ensemble de procédés visant à abêtir les sujets : ces jeux, ces divertissements qui « étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie [11] ».
7Ces éléments participent à l'émergence et à la durabilité du phénomène, mais ils ne sauraient épuiser son sens. La dimension d'énigme persiste résiste à même le fait. Il convient en effet de distinguer entre les instruments de la tyrannie et son fondement. C'est alors que le tyranneau apparaît comme la figure-clé de la servitude volontaire, la figure de celui qui doit forcer sa complexion [12] et incarne ainsi une intime servitude. Celle-ci n'est pas une simple affaire d'habitude, d'éducation, de conditionnement, car elle apparaît sur fond d'une spontanéité pour ainsi dire négative, et toujours renouvelée. À cet égard, le texte de La Boétie relève moins de l'élaboration d'une théorie politique ou morale que de la découverte d'un phénomène. Mais quelle est sa nature ?
8Le second volume de La Vie de l'esprit, qu'Arendt consacre au Vouloir, permet de nous en approcher. Arendt y présente saint Augustin comme le découvreur du phénomène intérieur du vouloir, dans l'expérience singulière du « je veux mais je ne peux pas ». En effet, seule l'expérience de l'écart entre vouloir et pouvoir peut nous mettre sur la voie de l'indépendance de la volonté [13]. Dans une perspective semblable, nous pouvons dire que La Boétie se fait le découvreur du phénomène du vouloir-servir, dans l'expérience du « je peux mais je ne veux pas », révélée par la différence entre obéir et servir [14] ; l'indépendance de la volonté apparaît ici aussi, mais dans sa face négative : dans son absence même. Mieux encore, la question n'est plus seulement « comment se fait-il que je ne veuille pas alors que je sais que je peux ? » (énigme de l'autonomie du vouloir), mais, plus fondamentalement, « comment se fait-il que je ne voie pas que je peux, alors que mon pouvoir relève de la pure spontanéité ? » (énigme du défaut de vouloir comme défaut d'accès minimal au pouvoir). L'aliénation, la perte du propre [15] produit la sidération : « Est-il au monde rien moins supportable que cela, je ne dis pas à un homme de cœur, je ne dis pas à un bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d'homme [16] ? » La question pourrait être encore ainsi formulée, dans une terminologie chère à Arendt : comment comprendre la perte du sens commun lui-même ?
9La servitude volontaire, en tant qu'expérience, nous conduit en-deçà de la volonté. C'est ainsi que, de manière tout à fait paradoxale, elle mène en réalité à une critique de la volonté en tant que concept politique.
10Plusieurs lectures de l'expression même de servitude volontaire sont en effet possibles. Selon la première, les hommes dans la tyrannie veulent la servitude, c'est-à-dire que la servitude se trouve constituée en objet du vouloir. Le vouloir est ici compris comme un ensemble d'actes fondés sur la volonté définie comme une faculté qui se distingue essentiellement du désir. Vouloir, c'est alors se tourner vers un objet que l'on a déterminé en toute liberté et en toute rationalité comme utile pour soi. Une telle lecture ouvre deux directions interprétatives possibles. La première est la piste de l'erreur : on croit savoir alors qu'en réalité on ignore, on croit être dans le vrai alors qu'en réalité on est dans le faux ; le sujet est pris dans une illusion que la connaissance objective est à même d'identifier en tant qu'erreur. La seconde piste est celle de la contradiction interne du concept. C'est la voie qu'emprunte Rousseau lorsqu'il rejette l'idée même de servitude volontaire [17]. La détermination de la volonté est un acte de liberté : vouloir être asservi est donc contradictoire. Par conséquent, la servitude ne peut être qu'imposée. La formule même de « servitude volontaire » ne peut donc être qu'idéologique : le sentiment du consentement cache la réalité de la domination. La réponse au discours et à cette réalité qu'il prétend exprimer au moment même où il vise à la masquer consiste alors à produire les conditions institutionnelles d'existence d'une volonté unique comme garante de la liberté politique : telle est la volonté générale du Contrat social. La servitude volontaire est ainsi critiquée, comme concept, au nom d'une philosophie politique de la volonté.
11La première thèse pêche par son intellectualisme, se fondant sur une conception de la connaissance comme maîtrise des affects et des passions. Quant à la deuxième, elle pose deux ordres de problèmes. Le premier est interne à la théorie rousseauiste : comment les hommes peuvent-ils se déterminer à vouloir la volonté générale ? Cette question, comme le met au jour Bruno Bernardi, est ce dont le Contrat social « s'occupe en secret », et qui conduit Rousseau aux hypothèses de la religion naturelle et de l'éducation en tant que ciments de l'unité de la volonté [18]. L'autre attaque est externe : la qualité de l'existence politique tient-elle fondamentalement à la rationalité des citoyens ou aux qualités intrinsèques de l'objet de leur volonté ? Bref, sommes-nous bien certains que la liberté politique soit une affaire de volonté(s) ?
12En réalité, le concept de servitude volontaire tel qu'il est développé dans le texte de La Boétie autorise une seconde lecture, à nos yeux plus féconde. Nous avons établi que, dans la tyrannie, font défaut à la fois la liberté politique et le sens commun (que l'on peut aussi définir comme la détermination élémentaire du vouloir), c'est-à-dire en quelque sorte un au-delà et un en-deçà de la volonté. En conséquence, nous sommes autorisés, dans la droite ligne de ce concept, à formuler les hypothèses suivantes : d'une part, que la liberté politique ne doit pas être pensée sur le modèle de la liberté de la volonté ; d'autre part, que la rationalité politique ne doit pas être pensée sur le modèle de la rationalité scientifique ou même philosophique. L'enjeu est ici d'éviter un usage réducteur, voire trompeur, de l'expression, qui se déploie d'ailleurs, tel un cliché, face aux formes les plus contemporaines d'aliénation : cet usage est celui qui, dans la servitude volontaire, entend un vice de la volonté, un repli de la volonté sur elle-même, ou encore un effet de la manipulation, confondant de la sorte outils et fondement de la servitude, et sombrant ainsi dans les travers de la première thèse que nous avons envisagée (les hommes se trompent d'objet, et leur faire connaître leur erreur reviendrait à les faire sortir de leur état). Il nous faut donc poursuivre la recherche de « ce qui fait défaut », en évitant à la fois la tentation de la déresponsabilisation par l'identification de processus nécessaires qui échappent au sujet, et la tentation de la psychologisation par l'affirmation d'une permanence des comportements humains indépendamment des situations politiques réelles dans lesquelles ils s'inscrivent. Car si La Boétie précisément met au jour une contribution effective du sujet à la domination qu'il subit, cette domination n'a pas pour autant sa source dans un sujet qui existerait hors de la réalité des rapports. Hannah Arendt va nous aider dans cette quête.
Condition et jugement
13Avec elle, il convient d'abord de comprendre que penser la politique et la forme de liberté qu'elle permet et manifeste suppose d'abandonner la problématique de la nature humaine pour celle de la condition. En effet, définir l'homme par la nature qui est la sienne, par les caractéristiques qui lui sont propres, c'est tenter de penser l'homme de l'extérieur, en s'extrayant du monde. Dans les conceptions antiques de la nature humaine, les modes de vie sont jugés comme les réalisations plus ou moins parfaites de finalités préexistantes dans l'ordre même de la nature ; dans les conceptions modernes, les relations en viennent à être vues comme des comportements. Dans les deux cas, on manque la pluralité des manières d'être au monde, qui sont toujours une affaire de relations entre des singularités situées. On manque aussi le sens, qui réside précisément dans la dimension relationnelle des activités, au bénéfice d'une prétendue vérité surplombante. On manque encore la nouveauté, car tout serait déjà présent, d'une manière ou d'une autre, dans cette nature de l'homme, à laquelle les événements se trouvent rapportés au titre d'expressions variées de constantes naturelles. Les conceptions modernes manquent enfin la spécificité des domaines : car ceux-ci risquent tous d'être pensés comme de simples prolongements de l'individu défini en tant que tel. En particulier, la voie y est ouverte pour une fondation de la philosophie politique sur une théorie du sujet.
14Cet abandon implique de critiquer la prétention de la philosophie à répondre à la question « qu'est-ce que l'homme ? » C'est une question théologique, nous dit Arendt, mais non pas une question humaine. La seule réponse valide à la question « que suis-je ? » est celle que nous ferait Dieu lui-même en déclarant « tu es un homme [19] ». La question « qui suis-je ? » en revanche autorise une pluralité indéfinie de réponses, en fonction des activités, des pratiques, des modalités d'inscription dans le monde, ou encore des formes de correspondances aux conditions fondamentales d'existence.
15Car la manière dont l'homme existe dans le monde est la manière dont il vient correspondre à ses conditions fondamentales : ainsi du travail, qui entre en correspondance avec la condition de la vie biologique ; de l' uvre, qui entre en correspondance avec la condition de l'habitation du monde ; ainsi de l'action, qui entre en correspondance avec la condition de pluralité. Ces activités correspondent en outre toutes les trois aux conditions élémentaires de la natalité et de la mortalité, et l'action a une affinité particulière avec la natalité [20]. L'idée de condition humaine se montre donc plastique : les conditions effectives d'existence des communautés humaines se modifient, en prenant forme et en donnant forme. Il existe en effet de nombreuses manières pour les correspondances de se structurer, et les différentes sociétés pourraient être décrites comme différentes structurations des correspondances ainsi des représentations du travail, des conditions d'exercice de la pensée, ou encore de la ligne de partage entre le domaine privé et le domaine public. Mais cela signifie aussi que tout ce que l'homme rencontre est susceptible de se transformer en condition de son existence : autrement dit, que rien n'est neutre.
16Cette non-neutralité des éléments du monde s'exprime notamment dans le passage qu'opère Arendt d'une théorie des facultés à ce que nous pouvons appeler une pensée des capacités [21] : l'homme n'est pas un être générique défini par un certain nombre de facultés, mais il est un être singulier dont la singularité peut être décrite comme la rencontre et l'expression singulières de capacités plurielles, c'est-à-dire de modalités de l'entrée en relation.
17 Par conséquent, la réalité événementielle de tel régime politique ne se réduit jamais à un système de pure contrainte sur le grand nombre ou, inversement, à l'expression d'une potentialité inhérente à la nature humaine. Il y a toujours correspondance entre la forme événementielle et la disposition collective ; et les dispositions sont toujours relatives à une expérience. Dans le cas d'un régime, il s'agit d'une « expérience fondamentale de la communauté humaine [22] » ; c'est ainsi que la démocratie correspond à l'expérience collective de la liberté, tandis que le totalitarisme correspond à l'expérience collective de la désolation. C'est ce rapport qui permet de comprendre en quoi l'événement n'est jamais réductible à un ensemble de causes ou d'explications ; c'est lui qui vient mettre en lumière ce que nous pouvons appeler les « capacités » de l'homme. Celles-ci peuvent alors être définies de la manière suivante : elles sont les possibilités inscrites dans la plasticité même de notre condition.
18Il s'agit donc de résister à la tentation de réduire la réalité de la servitude volontaire en l'intégrant à une psychologie des facultés. La reconnaissance par Arendt du caractère inédit du totalitarisme, sa confrontation à un ensemble d'expériences elles-mêmes inédites en tant qu'expériences de la communauté humaine, est un outil puissant pour éviter un tel écueil, et tenter de saisir le mouvement dans lequel l'espace collectif se constitue, à distance du schéma de la pure manipulation de volontés par d'autres volontés. Ainsi, le totalitarisme ne saurait être assimilé à une forme extrême de tyrannie. Arendt, qui reprend la terminologie de Montesquieu et prolonge sa typologie, identifie la terreur comme la nature du gouvernement totalitaire, et l'idéologie comme son principe d'action. Or la terreur se distingue de la crainte, qui inspire selon Montesquieu les gouvernements despotiques, et l'idéologie ne relève en aucun cas d'une aspiration serve à la satisfaction des désirs individuels du tyran. Dans le mouvement propre au totalitarisme, la terreur a d'ailleurs vocation à se dissoudre : elle n'est qu'un moyen provisoire dont le régime abouti se passerait au profit d'une intériorisation définitive et stable de l'idée même qui le fonde, à savoir le postulat d'une loi de l'Histoire ou de la Nature, nécessaire, au sein de laquelle les comportements des hommes ne sont que des occasions de ralentissement ou d'accélération [23]. Par ailleurs, Arendt décrit la structure du totalitarisme comme une « structure en oignon », aux multiples couches, en nombre indéfini et indéfiniment extensible, chaque couche étant constituée par sa face double, à savoir d'une part son rapport au monde extérieur et d'autre part son inscription dans le mouvement ; la polarisation propre de chaque catégorie d'individus détermine donc sa vision du réel, son articulation entre le monde et l'idéologie. Or une telle organisation se distingue nettement de la structure pyramidale, dans lesquelles toutes les couches intermédiaires sont supprimées, qui caractérise les régimes tyranniques [24].
19Arendt, dans Eichmann à Jérusalem [25], invalide plusieurs explications au zèle remarquable dont fait preuve Eichmann. Il n'est pas un monstre, habité par une méchanceté ontologique. Son attitude n'est pas non plus déterminée par le choix qu'il aurait fait de suivre ses penchants égoïstes et de désobéir ainsi à la loi morale : on sait au contraire qu'il se voit comme un homme de devoir, sacrifiant sa personne à la loi. Il n'agit ni dans l'ignorance du contexte dans lequel ses actes prennent place, ni dans l'ignorance de leurs conséquences concrètes. Eichmann n'est pas un idéologue, et il n'est pas davantage un acteur par contrainte, vivant sous la menace perpétuelle de la sanction et de la mort. Enfin, l'hypothèse de la condition native de servitude volontaire est invalidée par le simple fait qu'il n'a pas vécu toute sa vie d'homme sous le régime qui lui a confié la responsabilité de la déportation. La « banalité du mal » est plutôt corrélative à l'« absence de pensée », à cette conscience qui n'a de cesse de se fuir elle-même, qui refuse le dialogue de soi avec soi dont Socrate a fait à la fois la condition de la pensée et la condition de l'existence collective [26]. La substitution récurrente du cliché au jugement et l'incapacité à éprouver le moindre rapport à l'autre sont les manifestations les plus significatives de sa manière d'être ou plutôt de ne pas être au monde. Le mal politique ne relève pas de la combinaison de psychologies individuelles ; mais le rapport de l'individu à lui-même, sa psychologie propre, n'est pas non plus le produit d'un système politique qui se construit d'abord en son dehors. Le phénomène totalitaire, qui est indissociablement politique, moral et intellectuel, met au jour, par la négative, c'est-à-dire par l'effectivité de la destruction, le mystère de la constitution du collectif. C'est que la puissance conditionnante de la condition, sa plasticité même, se trouve révélée par la possibilité d'une condition destructrice.
20Quel est l'événement susceptible de mettre en valeur, à l'opposé, l'existence d'une condition novatrice ? C'est la Révolution, la Révolution moderne, inconnue de La Boétie, et à laquelle Arendt a consacré l'un de ses plus grands essais [27]. Elle compare les Révolutions américaine et française et analyse les raisons pour lesquelles cette dernière n'a pas permis la formation d'un véritable espace politique. La Révolution française se présente essentiellement comme un processus de libération de la misère sociale et économique, à distance des enjeux de la liberté proprement politique. Son mouvement prend appui sur la reconnaissance de la souffrance réelle des misérables et sur la valorisation de la vertu morale, définie comme partage compassionnel de la souffrance d'autrui. La pitié se trouve ainsi élevée au rang de vertu politique. La représentation du peuple, du corps politique, est celle d'une communauté de volontés, caractérisée par l'identité de la fin visée et l'accord quant aux moyens à mettre en uvre pour la réaliser [28]. La Révolution américaine quant à elle contribue à faire émerger les conditions de l'autonomie du domaine politique. Elle se fonde en effet sur une conception très différente du peuple : celle d'une multiplicité réelle et d'une infinie variété, d'une pluralité d'hommes, dont l'existence politique tient à la publicité et au dialogue. Le fait est que la pluralité des opinions permet, et même exige, la présence de médiations, tandis que la multitude des volontés l'interdit.
21À la fondation du peuple sur l'association des volontés et à l'ancrage de l'expression politique sur la possession de qualités morales, Arendt oppose l'idée d'une spécificité des capacités politiques. Les vertus politiques ne sont pas les vertus morales. C'est ainsi que, dans Condition de l'homme moderne, elle montre que l'espace public n'est pas le lieu d'exercice de la bonté : car, dans la bonté, les hommes sont considérés soit en fonction de leur humanité générique, soit en fonction de leurs qualités morales spécifiques ; ils ne sont jamais envisagés en fonction de la position propre qu'ils occupent dans le monde. La condition spécifique de l'activité politique, comme nous l'avons vu, est la pluralité : les hommes vivent dans une même réalité, et leur singularité tient essentiellement à la singularité de leur position, c'est-à-dire de leur point de vue sur le monde. À cet égard, toute fondation de l'action sur la faculté de la volonté relève de deux confusions, qui sont d'ailleurs constitutives de la tradition de la philosophie politique. La première est la confusion entre la liberté politique et la liberté de la volonté, qui est l'effet de la soumission de la liberté politique à un modèle de liberté qui lui est étranger, celui de la liberté du sujet, qui selon Arendt est dominant dans la théorie rousseauiste de la volonté générale, dotant le corps politique d'une volonté qui lui serait propre. La seconde confusion est entre l'agir et le faire, ou entre le pouvoir et la violence, qui est l'effet de l'importation, dans le domaine de l'action, d'un schème moyens-fins qui lui est étranger et relève du domaine de la fabrication. Tandis que la violence peut d'être d'un seul homme, le pouvoir est toujours collectif : « "Tous contre un", telle est la forme extrême du pouvoir, alors que celle de la violence est "un contre tous". Et cette dernière a toujours besoin d'instruments [29]. » Ainsi, la communauté politique n'est pas une communauté de volontés, mais une communauté d'acteurs et, plus fondamentalement encore, une communauté de spectateurs. À la représentation de l'espace politique comme espace de volontés, Arendt oppose la réalité de l'espace politique comme espace d'opinions.
22Car le jugement politique a des caractéristiques propres, qu'Arendt analyse à l'occasion de sa lecture de la Critique de la faculté de juger de Kant [30]. En tant que correspondance à la condition humaine de pluralité, il n'est ni le pur repli sur l'intériorité (l'opinion politique n'est pas individuelle et privée), ni le jugement de connaissance (qui procède par subsomption du particulier sous le général), ni le jugement moral (qui prend la forme de l'impératif dicté par la loi morale). Dans le premier cas, la représentation implicite est celle de la non-existence de la communauté ; le deuxième cas n'implique aucune représentation spécifique de l'humanité, mais se fonde sur une idée de la nature ; dans le troisième cas, la représentation implicite est celle de la communauté des êtres intelligibles [31] . L'humanité comme pluralité n'apparaît dans aucun cas. Le jugement politique est un jugement de type réfléchissant et non déterminant : il procède du singulier à l'universel et s'affronte ainsi par définition au nouveau ; sa représentation implicite est celle des hommes au pluriel ; à la manière du jugement de goût, il s'exprime comme approbation ou désapprobation et l'universalité qu'il mobilise est sans concept. Pour dire les choses autrement, il se fonde sur le sens commun et sur les trois maximes qui sont les siennes : penser par soi-même (maxime de la pensée sans préjugés) ; penser à la place de tout autre (maxime de la pensée élargie) ; penser en accord avec soi-même (maxime de la pensée conséquente) [32].
23Le sens commun est précisément ce qui fait défaut à tous les tyranneaux de la servitude volontaire. L'absence de pensée par soi-même est chez eux évidente, puisque leur existence semble régie par l'habitude, le conditionnement et l'enracinement dans la servitude (première maxime) ; l'absence d'accord avec soi est également manifeste, dans la mesure où les tyranneaux semblent faire le « choix » de souffrir de l'abandon de leur liberté plutôt que de contredire le tyran (troisième maxime) ; mais surtout, ils se montrent incapables de penser à la place de tout autre, et c'est le cas Eichmann, dans sa négativité absolue, qui permet de le voir (deuxième maxime). S'inscrire dans une pensée des capacités permet cependant d'identifier mieux ce manque, qui entrave toute constitution d'un espace politique et conduit même à la destruction de l'espace entre les hommes : car c'est au fond l'imagination qui fait défaut, qu'il ne faut cependant pas appréhender comme une faculté, mais bien plutôt comme une capacité. L'absence d'imagination du semblable est le ressort essentiel de la servitude dite volontaire. L'idée selon laquelle toute situation serait in fine justifiée par l'avantage, explicite ou non, que chacun y trouverait, brille alors par son insuffisance, pour deux raisons majeures : il est d'une part connu que l'on peut se tromper et que l'on se trompe souvent quant à l'identification de l'utile propre ; d'autre part, et c'est le point essentiel, le prisme de l'intérêt personnel ainsi que la logique rationnelle de l'échange habitant la volonté [33] laissent entièrement de côté la question de l'imagination politique.
Du phénomène à l'événement
24Arendt vient donc éclairer La Boétie, comme si avec elle se trouvaient explorés des éléments qui chez lui gardaient le statut d'énigme. Arendt, devant l'événement du totalitarisme, essaie de déployer ce que La Boétie a affronté dans l'ordre de la simple expérience et au sein de la tyrannie. Toute dimension d'énigme ne disparaît pas pour autant, mais c'est comme si le moment était arrivé de remettre en uvre le processus infini de compréhension. Il ne s'agit donc plus d'essayer de résoudre une énigme, mais de continuer à y faire droit face à de nouvelles expériences.
25De nombreuses idées majeures du texte de La Boétie trouvent des échos dans l' uvre d'Arendt. Ainsi du constat de l'insuffisance radicale des théories politiques et morales disponibles pour appréhender une chose que le langage lui-même peine à nommer ; ainsi de l'éloge du compagnonnage, qui prend chez Arendt la forme d'un éloge de la bonne distance entre les hommes, celle qui permet le dialogue, et d'un éloge de la culture comme fondement de ce que l'on pourrait appeler des amitiés transgénérationnelles [34]. Quant au personnage d'Eichmann, il offre des similitudes frappantes avec la figure laboétienne du tyranneau : oubli de soi, préférence accordée à la souffrance sur la contradiction, inaptitude des arguments de la nature et de la force extérieure pour rendre raison d'une attitude qui produit le mal dans une sorte d'inconscience consentante. Le tyranneau n'est pas exactement stupide, mais il lui manque cependant une forme particulière d'intelligence. Nous affirmons que cette intelligence-là n'est autre que la pratique du jugement politique dont Arendt a élaboré la pensée en se référant à la philosophie kantienne.
26 Les analyses arendtiennes acquièrent ainsi un statut particulier : elles peuvent être mobilisées comme des outils critiques, ou plutôt des outils rectificateurs de la pensée laboétienne. À la lumière de la problématique de la condition, le processus d'asservissement ne peut plus être compris exactement comme une dénaturation. Car encore faudrait-il qu'existe quelque chose comme une nature susceptible de se dégrader, de se pervertir ou de se détériorer. L'idée de condition, bien mieux que celle de nature, permet de circonscrire le problème dit de la « servitude volontaire » comme celui de la liberté politique, par différence avec d'autres formes de liberté. Elle est le concept par lequel peut être véritablement saisie l'insuffisance du modèle de la liberté de la volonté pour penser les conditions d'apparition, ou plutôt d'émergence de la liberté proprement politique.
27 Il convient de noter cependant que les qualités que La Boétie identifie comme naturelles aux hommes sont elles-mêmes des qualités relationnelles (multiplicité, différence et possession de la parole). En situant le défaut de tendance pour la liberté comme étant, paradoxalement, l'affaire d'un vouloir qui engage et s'engage en deçà de la volonté, La Boétie nous met sur la voie des caractéristiques spécifiques de la rationalité politique. Celle-ci relève au fond davantage du désir que de la volonté. La relation émerge dans le désir, à distance de l'affinité de la volonté avec le modèle technique et le couple conceptuel moyens-fins. C'est cette relation qui prend la forme phénoménale du « ça-me-plaît » ou du « ça-me-déplaît » à la source de l'exercice du jugement politique. La Boétie ne reste pas prisonnier du schème de la volonté : le phénomène qu'il découvre est décrit comme l'absence de ce « désir » de liberté, désir qui est si élémentaire qu'il est antérieur aux vices et aux vertus et donc indifférent à la présence ou à l'absence de toute qualité morale particulière. Ainsi, « une seule chose est à dire, en laquelle je ne sais comment nature défaut aux hommes pour la désirer ; c'est la liberté [35] ». Plus profondément, la rationalité politique est impensable indépendamment des affects : et c'est précisément la dimension affective de l'existence que la servitude volontaire finit par détruire, produisant le tyranneau, incapable de toute émotion, qui, « ayant toujours le visage riant et le cœur transi, ne [peut] être joyeux, et n'[ose] être triste [36] ». L'expérience de la servitude volontaire est celle d'une entrave politique à tout affect. Pour La Boétie, c'est en quelque sorte la tendance vitale qui vient à manquer, celle que, sous le nom de désir naturel de liberté, il observe chez les bêtes : elles-mêmes en effet, nous dit-il, ont le souvenir de leur aise lorsqu'elles sont capturées, et c'est ce qui leur confère l'énergie nécessaire à la simple vie [37]. La Boétie a donc vu que la politique ne saurait se construire sur la base d'actes de volonté dans leur opposition aux composantes irrationnelles de la nature humaine : le vouloir sollicite le désir, l'affect et la sensation dans le mouvement même de son apparition phénoménale.
28 Derrière l'énigme du vouloir se trouve donc chez La Boétie un mystère de la spontanéité, qui se révèle dans l'étonnement sidéré devant sa mystérieuse absence. C'est que l'émergence de la liberté politique implique d'appréhender la liberté comme initiative, comme capacité à commencer. Dans la capacité à commencer collectivement prend place le mystère de la constitution dynamique de l'espace politique [38]. La présence ou l'absence de la tendance spontanée à la liberté, le vouloir-être-libre ou le vouloir-servir deviennent alors les jalons d'une polarisation de l'espace et du temps politiques, les repères phénoménaux de l'inscription dans le monde ou de la désinscription du monde, à mille lieux de toute approche dialectique. L'énigme se transforme en mystère : le mystère du mal indialectisable. Et c'est sans doute la plus grande force du concept arendtien de condition que de nous permettre de penser la plasticité non dialectique de nos vies. C'est dans les sources mêmes de la liberté des sources qui ne sont pas des racines que se dessine l'alternative entre vie dans le monde et acosmisme. C'est ici que se décide la non-neutralité fondamentale de toute existence.
29De cette non-neutralité, le langage porte la trace. Devant tout phénomène sans concept, il peine d'abord à nommer, mais il peut favoriser la sédimentation, dans les mots mêmes, des expériences collectives auxquels il fait face. Ainsi de la « servitude volontaire » de La Boétie et de la « banalité du mal » d'Arendt, expressions puissantes d'expériences collectives de la perte en monde qu'il faut impérativement pouvoir transmettre, dans leur négativité non dialectique, à la postérité.
30 Comment saisir à présent ce nouveau passage, ce saut de la servitude volontaire à la banalité du mal ? Voici notre thèse : la transformation qui a lieu est celle du phénomène à l'événement.
31 La Boétie a bien conscience de la résistance spécifique qu'oppose le fait qu'il observe, relate et tente d'expliquer, à toute théorie disponible. La force révolutionnaire de son texte tient notamment à cette résistance, qui est aussi une résistance de la pensée : ne pas dissoudre l'étonnement suscité par le fait brut au sein d'une théorie morale ou politique constituée, mais résister également à la tentation de théoriser d'emblée un fait qui est justement à peine découvert. Le phénomène, en tant que tel, si l'on veut bien être à son écoute, c'est-à-dire si l'on a l'audace de le considérer comme une véritable expérience, est susceptible de faire voler en éclats toute fondation de la politique sur la morale, toute fondation de la politique sur la volonté, toute pensée de l'institution du politique sur le modèle contractualiste, toute pensée de la domination comme pure contrainte extérieure. La proximité avec la critique arendtienne de la philosophie politique est ici patente : refus de toute position de surplomb, attachement à ne pas dissoudre l'espace politique, le temps politique ainsi que les activités qui s'y inscrivent dans des espaces, des temps et des activités qui leurs sont étrangers, attention à la spécificité des expériences politiques. Le texte de La Boétie peut être alors relu comme une contribution d'un type particulier au renouvellement arendtien de la pensée politique, à la redécouverte de la politique comme une réalité qui échappe au cadre traditionnel établi par la théorie de la souveraineté, la question de la légitimité ou de l'illégitimité de la domination et la mise en rapport des moyens et des fins [39]. La différenciation entre obéir et servir, entre vouloir-obéir et vouloir-servir met au jour une dissymétrie radicale entre ces deux phénomènes : tandis que le premier peut être en partie expliqué par une théorie de la volonté, de sa détermination et de ses objets, le second nous met sur la voie d'une pensée de la constitution du politique, de l'institution même du pouvoir qui tienne compte de la part créatrice des affects et de l'imagination.
32 La Boétie est ainsi, comme nous l'avons vu, le découvreur d'une capacité « négative » du vouloir comme Augustin a pu en être le découvreur d'une faculté « positive ». En mobilisant la grille fournie par le texte d'Arendt « La tradition et l'âge moderne », qui expose les conditions d'une émancipation de la pensée vis-à-vis de la tradition [40], nous pouvons affirmer que grâce à La Boétie le phénomène a été découvert, mais que, en-dehors de La Boétie et également en lui, même si c'est dans une moindre mesure, la tradition s'est maintenue. Arendt montre que, jusqu'à la fin de la tradition, marquée par Kierkegaard, Marx et Nietzsche, toute émancipation est impossible et que les plus grands penseurs, habités par le désir de rendre compte des expériences de leur temps, restent prisonniers des grands concepts traditionnels et ne peuvent dans ce cadre aller au-delà d'un renversement de la tradition renversement dans lequel la tradition est encore effective et pour ainsi dire palpable. La raison de cette persistance du cadre traditionnel, attestée chez La Boétie par l'association explicite de la volonté comme faculté à la servitude comme fait, est que l'événement n'a pas encore eu lieu, qui contraint et autorise à sortir du cadre figé de la tradition, et permet d'écouter le passé en étant dégagé de son emprise. La puissance ici de l'acte de La Boétie tient à ce que, devant l'évidence d'une expérience apte à bouleverser toute la tradition, il ne cède pas à la tentation du renversement, mais préfère se situer à même le phénomène, à même son énigme.
33 L'événement malheureux qui autorise, c'est bien sûr le totalitarisme, qui impose de mettre en uvre le processus de compréhension et de sortir de toute intention de théorisation et de totalisation. Il impose également de secouer le langage et de le faire correspondre, le mieux possible, aux nouveautés de l'existence collective. Si Arendt vient éclairer La Boétie, si le personnage d'Eichmann vient lester de réalité partagée la figure du tyranneau, c'est parce que l'événement a eu lieu. Cet événement avère que les capacités, et parmi elles les capacités « négatives », sont de tout temps. Et c'est exactement en ce sens que le mal politique résiste à toute dialectisation. La capacité négative, le phénomène du vouloir-servir indique la part d'indialectisable de la négativité politique. La permanence des capacités n'est pas celle d'un quelconque substrat : leur permanence est plastique, rendant possible l'événement. L'événement révèle donc cette plasticité même. Concernant l'avenir de la servitude volontaire, quelle est au juste la nature de l'événement ? Elle réside dans la deuxième maxime du sens commun, et son importance est rendue manifeste par l'un des aspects du totalitarisme en tant que régime, à savoir la disparition de la figure du tyran derrière des lois prétendument nécessaires et derrière le mouvement censé les animer en propre. La disparition du tyran ce qui ne signifie pas la disparition du chef [41] révèle le tyranneau. Ce que La Boétie a senti mais n'a pas directement envisagé parce que l'absence de l'événement rendait une telle analyse impossible, c'est le rôle politique de l'imagination du semblable.
34 Il a souvent été noté que La Boétie, dans son Discours, mettait intentionnellement de côté la question du bon régime politique ainsi que celle de la classification même des régimes. On trouve dans le texte des éléments de critique de la monarchie, « pour ce qu'il est malaisé de croire qu'il y ait rien de public en ce gouvernement, où tout est à un [42] », et tout particulièrement de la monarchie de droit divin [43]. Mais il s'agit surtout de montrer que la tyrannie n'est pas une question de stricte illégitimité juridique ou même morale, mais bien plutôt une affaire de dynamique constitutive, de principe d'action : ainsi, la tyrannie est une menace du gouvernement de l'un, quelle que soit l'origine objective de son pouvoir [44]. Il est possible d'avancer que la tyrannie dont parle La Boétie est la menace inhérente à tout régime ; il ne fait aucun doute, et c'est bien tout le problème, que chacun, ou presque, peut devenir tyranneau, et c'est la raison même pour laquelle, selon Arendt, « les mouvements totalitaires dépendent de la seule force des nombres [45] ». La servitude volontaire est un phénomène spécifiquement politique, qu'il ne convient pas de voir partout, mais ce phénomène politique n'est pas pour autant étatique [46]. La tyrannie de La Boétie ne désigne pas un régime particulier par différence avec les autres régimes : elle dit essentiellement la possibilité du tyranneau. En ce sens, le totalitarisme est le régime qui vient correspondre à la capacité collective à la servitude volontaire. Celle-ci s'y radicalise en désolation et ne peut être repérée que dans l'extrême contraste entre la faiblesse des intentions individuelles et l'ampleur des effets c'est précisément ce que signifie la « banalité du mal ». L'innovation conceptuelle arendtienne et l'abandon de toute référence à la volonté, abandon paradoxalement préfiguré par le sens laboétien de servitude volontaire, conduisent à une modification du cadre traditionnel, et notamment de la typologie des régimes, jusque-là inchangée, et même étonnamment persistante [47]. Le travail du langage est maintenant autorisé, et, dans le droit fil de La Boétie un fil d'un genre nouveau, distinct du fil de la tradition qui, lui, s'est irrémédiablement rompu , le totalitarisme, chez Arendt, ne désigne pas seulement un régime particulier : « Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d'une manière qui soit digne de l'homme [48]. »
Aux sources de l'impuissance politique
35Ce qui donc fait défaut dans l'expérience de la servitude volontaire décrite par La Boétie, mais qui n'a accédé que maintenant au statut d'événement et donc d'expérience véritablement collective, c'est l'imagination proprement politique : celle qui contribue à l'émergence de la politique comme espace d'actions et de paroles, comme espace de liberté. Il importe que cette forme d'imagination se distingue fondamentalement de plusieurs autres manières d'imaginer, qui toutes sont susceptibles de jouer un rôle en politique, mais qui ne peuvent en être constitutives, sous peine de favoriser au contraire sa pure et simple disparition. En ce sens, l'imagination politique n'est ni l'imagination utopique, qui nous projette hors de ce monde même si cette projection a vocation à n'être que provisoire et à fournir des outils critiques , ni l'imagination idéologique, qui, en nous fermant à la multiplicité des faits et au surgissement de l'inédit, constitue une autre modalité de la fuite loin d'une réalité qui exige d'être partagée ou, tout au moins, regardée.
36 La Boétie et Arendt tous les deux regardent, affrontent, évitent toute fuite. Ils ne cherchent jamais à réduire la réalité qui se trouve sous leurs yeux, n'écartent jamais un fait sous prétexte qu'il serait producteur d'incohérence. Ils acceptent que l'énigme persiste, que tout ne soit pas absolument saisi, mais en revanche ils refusent que rien ne soit fait. Si un phénomène n'est pas totalement saisissable, il convient malgré tout d'y répondre. Fort heureusement, la compréhension totale n'est pas un préalable nécessaire au combat [49].
37 C'est cet écart entre l'impossible compréhension totale et l'impérative reconnaissance du fait qui situe la réponse au niveau de ce que l'on pourrait appeler une résistance minimale. Et celle-ci relève pour une grande part de l'imagination. Toute imagination bien sûr n'est pas bonne. La Boétie montre bien d'ailleurs que le tyran utilise la mauvaise imagination comme un outil de captation de ses sujets. Ainsi, « les rois d'Assyrie, et encore après eux ceux de Mède, ne se présentaient en public que le plus tard qu'ils pouvaient, pour mettre en doute ce populas s'ils étaient en quelque chose plus qu'hommes, et laisser en cette rêverie les gens qui font volontiers les imaginatifs aux choses desquelles ils ne peuvent juger de vue [50] » ; car « le peuple sot fait lui-même ses mensonges, pour puis après y croire [51] ». Quant à Arendt, elle analyse de très près la manière dont le mouvement totalitaire s'empare de l'appétit de fiction ou de cohérence des masses, sans lequel l'idéologie n'aurait aucune prise [52].
38 Il s'agit donc de jouer une imagination contre une autre, dans une démarche véritablement critique : la capacité d'imagination se distingue fondamentalement de l'appétit de fiction. À distance de tout projet de maîtrise des passions et de captation des intérêts, porté par l'irrationnel désir d'un contrôle des cœurs, elle prend naissance dans la représentation du point de vue de tout autre, c'est-à-dire dans cet accès à la pluralité humaine à même le sens commun [53]. Celui-ci est paradoxalement ce qui demande à s'exercer mais ne peut être produit ; il ne peut être produit mais il peut s'oublier. L'imagination politique ne procède ni par abstraction des différences individuelles ou des singularités, ni par adoption compassionnelle ; elle est le lieu d'émergence de cette rationalité politique empreinte d'affects, c'est-à-dire finalement aussi de corps [54]. Elle est cette rationalité issue des corps sentants.
39 Ce sont donc les modes d'imaginer qui produisent la différence entre le peuple et la foule, ou entre le peuple et la masse. Les mauvais modes d'imaginer font émerger la foule, puis la masse. La bonne imagination politique permet l'émergence du peuple [55]. Le pouvoir est affaire d'imagination : non pas le pouvoir des uns sur les autres, mais le pouvoir-ensemble, si tant est que chacun contribue dynamiquement à sa propre liberté ou à sa propre impuissance. C'est en quoi la résistance minimale relève de la phénoménalité même du vouloir, hors de toute détermination par la volonté en tant que faculté d'objet. Pour résister au tyran, « il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n'est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi [56] », écrit La Boétie. « Vous pouvez vous en délivrer, si vous l'essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus à ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre [57]. » La réponse réside dans le seul « arrêt du don [58] ».
40 Le revers de l'énigme de la servitude volontaire n'est autre que le mystère de la constitution du pouvoir, qui est d'emblée collective ou qui n'est pas. De même que l'institution de la sujétion implique les deux dimensions de la disposition de chacun à la soumission et de la production de cette disposition par le régime, de même l'institution du pouvoir suppose à la fois la disposition de chacun à la liberté et la production de cette disposition par le régime. Cette corrélation de deux sources qui ne sont pas des origines est ce qui fonde la thèse arendtienne des conditions fondamentales d'existence collective : il n'est pas de structure étatique donnée sans expérience de la communauté humaine à laquelle elle vient correspondre. Et tout le paradoxe réside en ce que l'expérience n'est pas nécessairement antérieure à la réalité politique qui lui fait écho. Rappelons que La Boétie envisage sérieusement, pour montrer ensuite ses limites, l'hypothèse de la servitude native. Il est bien sûr particulièrement difficile de se souvenir d'une chose dont on n'a jamais fait l'expérience : c'est le cas des peuples nés serfs [59]. Mais si la coutume est la « première raison de la servitude volontaire [60] », elle ne saurait en constituer le fondement ni l'énigme. L'enracinement de la servitude est en effet possible même si la mémoire de la liberté est fraîche [61].
41 Une critique de l'imagination ne consiste donc en aucun cas à vilipender le règne de l'image au nom d'une prétendue authenticité ou d'une rationalité prétendument pure. Pour empêcher à sa source l'émergence de la condition destructrice, il convient plutôt de nous confronter aux éléments producteurs d'impuissance, entraves à la formation même du pouvoir, à cet « agir de concert » selon l'expression de Burke qu'affectionne Arendt. Or si l'enracinement de la servitude est un oubli de la liberté, la réponse à son institutionnalisation relève nécessairement de la mémoire.
42 C'est ainsi que les hommes qui se battent pour la liberté « ont toujours devant les yeux le bonheur de la vie passée, l'attente de pareil aise à l'avenir ; il ne leur souvient pas tant de ce peu qu'ils endurent le temps que dure une bataille, comme de ce qu'il leur conviendra à jamais endurer, à eux, à leurs enfants et à toute la postérité [62] ». Au milieu même du peuple serf, les hommes capables de résistance sont ceux qui, « ayant l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas comme le gros populas, de regarder ce qui est devant leurs pieds, s'ils n'avisent et derrière et devant et ne remémorent encore les choses passées pour juger de celles du temps à venir et pour mesurer les présentes [...]. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent, et la servitude ne leur est de goût, pour tant bien qu'on l'accoutre [63] ». Autrement dit, l'inscription dans le monde suppose la mémoire du monde : le jugement politique, manifestation du goût pour la liberté, consiste essentiellement en une ouverture au passé et à l'avenir, ouverture qui seule nous permet de nous situer. Nous comprenons alors que l'espace proprement politique est un espace de mémoire, c'est-à-dire au fond un espace de récit. La mémoire en effet n'est collective que dans la vitalité des récits qui la composent : le récit devient l'expression par excellence de la pluralité humaine, tournée vers une communauté qui n'est pas celle de l'unité (fantasmatique) des volontés, mais de la corrélation (imaginaire) des mémoires. Ce n'est que par la mémoire des expériences de la liberté que la liberté reste pensable pour l'avenir ; ce n'est que par la mémoire des expériences de la servitude volontaire que celle-ci reste présente, comme capacité humaine négative, comme menace de la condition destructrice.
43 L'affrontement à l'énigme devient alors une contribution à la mémoire du monde, si tant est que l'expérience de la servitude exige de nous, comme une urgence de tout instant, d'être capables de nous ressaisir des expériences de la liberté. La permanence de la condition humaine n'est en effet que celle des capacités humaines. Cette mémoire relève certes d'un exercice individuel, de la pratique personnelle de la pensée et du jugement, mais elle se fonde sur le partage contemporain et la transmission transgénérationnelle des expériences. L'enjeu est de l'ordre de l'attention : l'attention à ce que le monde ne se transforme pas en désert. La mémoire vivante des capacités plurielles de l'homme est ce qu'il nous faut entretenir, en nous gardant, comme le montre Arendt, de faire des oasis les destinations d'une fuite (escapisme) ou, pire, de nous adapter aux conditions du désert [64]. Car l'adaptation au désert implique la non-souffrance dans les conditions du désert, la disparition de tout affect, cette disparition que La Boétie a identifiée comme l'un des traits caractéristiques de la figure du tyranneau.
44 Le récit est d'une importance cruciale lorsque la servitude est native, lorsque le peuple est né serf et n'a jamais rien connu d'autre que la servitude, mais aussi plus généralement dans les « sombres temps [65] » où la servitude native devient la plus grande menace. C'est sans doute la raison pour laquelle La Boétie comme Arendt sont si sensibles à l'amitié, à ce « compagnonnage » qui peut nous éviter l'acosmisme (comme expérience aussi bien que comme tentation). L'amitié le plus souvent ne nous conduit pas hors du monde comme l'amour ; elle est le plus bel exemple de ce lien entre personnes singulières qui n'a pas vocation à se dissoudre dans une unité fictive et destructrice. Elle est le sentiment auquel vient s'associer la culture en tant que pratique mémorielle et transmissive, en tant que quête infinie de compagnons de pensée [66]. C'est pourquoi le tyran la considère comme son pire ennemi [67] : l'amitié tend en effet à réinstaurer l'espace-entre-les-hommes aboli par l'amour de l'un.
Imagination et mémoire du monde
45L'événement de la banalité du mal dit la vérité du passage, du malencontre de la servitude volontaire. Actuellement, acquièrent aussi le statut d'événements les multiples tentatives de destruction intentionnelle de l'imagination, symbolisées, au sein du langage, par la substitution de la flexibilité (sociale) à la plasticité (à haut potentiel politique) [68]. Ainsi, ce qui fait défaut et constitue une entrave à l'émergence de l'espace politique, c'est d'une part l'imagination de toute extériorité à notre société du lieu et du moment, comme si la société était apte à nous signifier, dans son existence même, la nature de l'homme. L'imagination n'est ici rien d'autre que le sens historique, celui qui met devant nos yeux les expériences politiques du passé en tant qu'elles sont les manifestations de la capacité humaine à la liberté comme à la servitude : le défaut d'images du passé engendre le défaut d'images de nos possibles avenirs. Il y a d'autre part l'ensemble des formes inédites d'organisation institutionnelle du défaut d'imaginer, dans l'uniformisation effective des modes de vie et des modes d'asservissement au travail (le management, le protocole, le formulaire). Ces stratégies visent au fond à entraver l'amitié, qui apparaît ici moins comme la communication entre raisons que comme le partage des (bonnes) images.
46L'oubli de la liberté peut être interprété comme l'oubli de la politique au profit de la domination de la société. En ce sens, le phénomène du vouloir-servir ou, inversement, celui du vouloir-être-libre relèvent d'une question politique et non sociale : une question politique oblitérée par le social. Car la politique est mémoire, tandis que la société, elle, est sans mémoire : pour preuve, précisément, la hâte avec laquelle elle s'empare de questions pour en faire des problèmes, et la hâte avec laquelle elle s'empare de concepts pour les réduire à son propre usage. Il nous faut donc être vigilants, être attentifs à ce que l'identification, fondamentale, des nouvelles formes de servitude volontaire, ne se trouve pas elle-même accaparée par la société. Or cet accaparement l'oubli du politique comme constitution s'exprime dans la force du cliché. Si la société n'a pas de mémoire, c'est parce que son rapport au passé n'est pas dynamique. Elle ne juge pas, elle préjuge ; elle n'imagine pas, elle se reproduit. Or l'idée de servitude volontaire est tout particulièrement exposée à la transformation sociale : elle est justement devenue un cliché. Parmi les éléments qui composent le cliché de la servitude volontaire, nous trouvons l'oubli du vouloir comme phénomène au profit de la volonté comme faculté ; c'est alors que l'expression persiste indépendamment de son phénomène. La sortie de la servitude est ainsi vue comme un acte de volonté, alors qu'elle suppose bien plutôt l'exercice de l'imagination, c'est-à-dire en l'occurrence du jugement.
47 Il s'avère d'ailleurs que cette réduction au cliché est également ce dont a souffert le concept de « banalité du mal », utilisé socialement pour banaliser le mal que la société produit elle-même. Le rôle de la pensée devient ici de lutter contre la transformation (la dénaturation) des concepts en clichés. Laisser aller au cliché est une autre manière d'oublier. La puissance de La Boétie tient à ce que, sans surcharger notre mémoire, il nous fait retrouver le pur questionnement à la source du concept : c'est le travail même du penseur profane en temps de crise tel qu'Arendt l'a défini, à savoir faire ressurgir la question à laquelle les préjugés ont été à l'origine des réponses [69]. Il s'agit d'entrer dans le jugement, c'est-à-dire dans la politique, de reconnaître la paradoxale capacité collective à la vie dans le désert et à sa mise en mouvement, et de se situer sur un plan autre, qui ne fait pas droit à la destruction, mais cherche les conditions d'un monde.
48 Ce sont les grandes épopées antiques qui constituent le meilleur modèle pour nous représenter le rôle de l'imagination dans l'apparition de l'espace politique. Ainsi, dans son texte consacré à la guerre d'anéantissement [70], Arendt montre comment Homère et Virgile produisent chacun un support mémoriel constitutif de l'identité politique de leur peuple. La guerre de Troie, en tant que guerre d'anéantissement, est un événement antipolitique, dans la mesure où elle n'est que violence et non pouvoir, et où elle conduit immanquablement à la destruction de l'inter-esse, de l'espace-entre-les-hommes. Homère, qui rend compte de cet événement dans l'Iliade, fait son uvre de poète : il produit une réalité durable, qui a vocation à devenir un objet du monde. Cette nouvelle réalité, résultat de la poiésis, permet aux actions glorieuses qui se sont déroulées pendant la guerre de quitter leur registre de départ, à savoir la fragilité et l'évanescence, pour accéder au registre de l'immortalité et de la mémoire. En sauvant ces actes de l'oubli, Homère les inscrit dans l'ordre de la transmission et leur permet d'être des sources permanentes d'identité politique à travers le temps, grâce aux appropriations que pourront opérer les générations successives. Cette uvre relève de l'embellissement poétique, c'est-à-dire d'un ensemble de procédés qui rendront possible l'appropriation : l'enjeu est davantage de permettre la mémoire et de rendre justice aux hommes de l'événement que de produire un récit fidèle en tout point à une supposée « réalité objective ». Par conséquent, sa vertu n'est pas l'actuelle « neutralité axiologique », maître-mot des pratiques des sciences sociales et historiques, mais l'impartialité : il ne s'agit pas de chercher la conformité à une réalité absolue qui existerait indépendamment des acteurs, mais bien plutôt de s'élever à une pluralité de points de vue sur une même réalité en refusant de prendre parti, mais en refusant également d'être neutre. C'est ainsi que les hauts faits d'un Hector sont tout autant relatés que ceux d'un Achille. Une telle uvre en effet ne doit pas neutraliser, mais au contraire produire du sens, c'est-à-dire de la différence, c'est-à-dire aussi du lien. C'est ainsi que l' uvre épique, par l'imagination, par l'embellissement, représente la réponse politique à un état de fait antipolitique. Car c'est avec elle que le peuple grec se constitue comme tel par l'invention du nomos, de la loi en tant que circonscription d'un espace politique défini par l'égalité dans la liberté. Dans l'Enéide, Virgile, par des procédés semblables, fait de la guerre de Troie une autre origine : celle du peuple romain, qui prend sa source dans la défaite des Troyens. Comme dans le cas de l'Iliade, l'épopée contribue à la reconnaissance d'un peuple ; elle produit un autre concept de loi, la lex romaine, le traité, dont l'essence n'est plus la circonscription d'un espace mais l'instauration même du lien entre peuples ennemis. L'acte de Virgile est un authentique acte de fondation dans la mesure où il produit l'identité du peuple par son attachement à un événement posé comme fondateur, c'est-à-dire considéré comme la source, à l'avenir, de toute autorité politique. Pour ainsi dire, Homère institue la politique dans l'espace tandis que Virgile l'institue dans le temps, préfigurant ainsi la fondation révolutionnaire.
49 Dans les deux cas, ce sont trois composantes de l'imagination le fictionnement, l'exhaussement vers la gloire et l'extraction du regard hors du seul point de vue idiosyncrasique qui instituent proprement le pouvoir ; le récit devient constitutif de la mémoire de la politique. L'exercice du pouvoir la paradoxale appropriation de ce que l'on possède déjà est donc aussi un exercice du souvenir. L'Iliade et l'Enéide témoignent, en tant qu'archétypes du récit, dans l'avenir qui est le leur, de la possibilité de la liberté. Quant à l'énigme de la servitude volontaire, elle n'est donc autre que celle de la destruction de la pluralité des mémoires collectives [71].
Notes
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[1]
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, GF Flammarion, 1983, p. 162. Dorénavant abrégé DSV. Voir aussi p. 132.
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[2]
Voir ibid., p. 133.
-
[3]
« Appellerons-nous cela lâcheté ? Dirons-nous que ceux qui servent soient couards et recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d'un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra-l'on dire, à bon droit, que c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d'un seul, ne dira-l'on pas qu'ils ne veulent point, non qu'ils n'osent pas se prendre à lui, et que c'est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? » (ibid., p. 134).
-
[4]
Ibid., p. 133.
-
[5]
Miguel Abensour, dans son article « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? » (Réfractions, no 17, Paris, hiver 2006, p. 65-84), fait justement remarquer que la caractéristique essentielle de ce vice est son illimitation (p. 76).
-
[6]
« C'est chose étrange d'ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ; mais ce qui se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours, qu'un homme mâtine cent mille et les prive de leur liberté, qui le croirait, s'il ne faisait que l'ouïr et non le voir ? » (ibid., p. 136).
-
[7]
« D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? » (ibid., p. 138).
-
[8]
« Quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l'homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le désir de le reprendre ? » (ibid., p. 143). Cette idée de dénaturation n'implique cependant pas dans ce texte l'hypothèse d'un état de nature, auquel l'état civil succéderait suite à un événement de l'ordre d'une chute. Cette dénaturation est pour ainsi dire en permanence renouvelée, et c'est la raison pour laquelle c'est la phénoménalité même du vouloir qui se trouvera mise en cause.
-
[9]
Voir ibid., p. 140-141.
-
[10]
Ibid., p. 153.
-
[11]
Ibid., p. 156.
-
[12]
Il faut « qu'ils forcent leur complexion, qu'ils dépouillent leur naturel » (ibid., p. 165).
-
[13]
Hannah Arendt, La Vie de l'esprit, vol. 2 : Le Vouloir, trad. fr. Lucienne Lotringer, Paris, PUF, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », 1983, p. 103-112.
-
[14]
Voir DSV, op. cit., p. 133.
-
[15]
« (...) ils veulent servir pour avoir des biens : comme s'ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu'ils ne peuvent pas dire de soi qu'ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir rien de propre sous un tyran, ils (...) ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu'on puisse dire être à personne » (DSV, op. cit., p. 165).
-
[16]
Ibid., p. 165.
-
[17]
Voir Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Bruno Bernardi (dir.), livre I, chap. 4, « De l'esclavage », Paris, GF Flammarion, p. 50-54.
-
[18]
Voir la préface de Bruno Bernardi, ibid., p. 28-34.
-
[19]
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, Presses Pocket « Agora », 1961 et 1983, p. 45, note 1.
-
[20]
Rien n'est antérieur aux conditions, comme en témoigne le caractère inaugural de la triade travail- uvre-action et de l'exposition des conditions fondamentales de l'existence humaine dans Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 41. Voir la lecture que nous en proposons dans notre Préface à Qu'est-ce que la politique ?, Carole Widmaier (dir.), Paris, Seuil, coll. « L'ordre philosophique », 2014, p. 11-13.
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[21]
Ce que nous nommons la philosophie arendtienne des capacités se distingue cependant de celle que nous pouvons trouver chez Ricœur, pour qui le sujet capable est essentiellement un sujet éthique, ce qui présuppose que l'être excède toujours ce qu'il manifeste : car Arendt précisément ne postule pas de sujet en-deçà de son existence phénoménale. L'idée est que le sujet ne saurait receler les origines de nos actions, paroles ou attitudes. Celles-ci relèvent de capacités qui ne s'activent pas à l'occasion de la rencontre avec l'extériorité mondaine, mais qui viennent plutôt à l'existence dans la relation même. De ce point de vue, la relation au monde la plus à même d'ouvrir à la reconnaissance de la capacité est celle qui reconnaît la possibilité de l'émergence de la nouveauté. Par où la philosophie des capacités est intimement liée à la pensée de l'événement. Si nous voulons identifier une éthique arendtienne, elle se définit comme ouverture à la capacité d'inauguration de toute existence au sein du monde.
-
[22]
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, trad. fr. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, p. 224.
-
[23]
Voir ibid., p. 205-211.
-
[24]
Hannah Arendt, « Qu'est-ce que l'autorité ? », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, trad. fr. Patrick Lévy (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 131-132.
-
[25]
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, trad. fr. Anne Guérin, rév. Michelle-Irène Brudny de Launay, Paris, Gallimard, 1966 (« Folio », 1991). Voir notamment tout l'Épilogue, p. 409-448.
-
[26]
Voir Hannah Arendt, « Socrate », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 49-90.
-
[27]
Hannah Arendt, « De la Révolution », trad. fr. Marie Berrane et Johan-Frédérik Hel-Guedj, in Hannah Arendt, L'Humaine Condition, Philippe Raynaud (dir.), Paris, Gallimard, « Quarto », 2012.
-
[28]
Ibid., chap. 2, « La question sociale », p. 376-425.
-
[29]
Hannah Arendt, « Sur la violence », in Hannah Arendt, Du Mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, coll. Presses Pocket « Agora », p. 142. Concernant la distinction du pouvoir et de violence, ainsi que de la force, de la puissance et de l'autorité, voir ibid., p. 144-147.
-
[30]
Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. Myriam Revault d'Allonnes, suivi de deux essais de Myriam Revault d'Allonnes et Ronald Beiner, Paris, Seuil, « Libre Examen », 1991.
-
[31]
Ibid., Deuxième conférence, p. 26-35.
-
[32]
Voir Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, trad. fr. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, p. 185-189, et la lecture qu'en fait Arendt, dans Juger, Septième conférence, op. cit., p. 68-75.
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[33]
« Je lui permets qu'il aime mieux je ne sais quelle sûreté de vivre misérablement qu'une douteuse espérance de vivre à son aise. Quoi ? Si pour avoir liberté il ne faut que la désirer, s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l'estime encore trop chère, la pouvant gagner d'un seul souhait, et qui plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il devrait racheter au prix de son sang, et lequel perdu, tous les gens d'honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ? » (DSV, op. cit., p. 137). On comprend ici que l'énigme de la servitude volontaire ne saurait être résolue par le recours à une rationalité économique, même de forme extrême.
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[34]
Sur le lien entre culture et exercice du jugement et sur la définition de la culture comme forme de compagnonnage, voir Hannah Arendt, « La crise de la culture. Sa portée sociale et politique », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 281-288.
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[35]
DSV, op. cit., p. 137-138.
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[36]
Ibid., p. 170.
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[37]
« Il est bel à voir que ce leur est plus languir que vivre, et qu'elles continuent leur vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour se plaire en servitude » (ibid., p. 142). Il faut cependant reconnaître, comme nous l'a fait remarquer Frédéric Brahami que nous remercions ici que Rousseau de son côté n'appartient pas exclusivement à ce que l'on peut appeler la tradition volontariste, la volonté pouvant être considérée à certains égards comme l'autre nom de l'amour de soi. Dans le second Discours, on lit d'ailleurs ces lignes, très proches des propos de La Boétie : « Comme un Coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu'un cheval dressé souffre patiemment la verge et l'éperon, l'homme barbare ne plie point la tête au joug que l'homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n'est donc pas par l'avilissement des Peuples asservis qu'il faut juger des dispositions naturelles de l'homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu'ont faits tous les Peuples libres pour se garantir de l'oppression. Je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant : mais quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance, et la vie même à la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l'ont perdu ; quand je vois des Animaux nés libres et abhorrant la captivité se briser la tête contre les barreaux de leur prison ; quand je vois des multitudes de Sauvages tout nus mépriser les voluptés Européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n'est pas à des Esclaves qu'il appartient de raisonner de liberté » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, GF Flammarion, 2008, p. 132-133).
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[38]
Arendt s'intéresse particulièrement à la définition kantienne de la volonté comme capacité de commencer, pour en faire émerger une dimension proprement politique et non morale. Voir, entre autres textes, Hannah Arendt, La Vie de l'esprit, vol. 2 : Le Vouloir, op. cit., p. 21.
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[39]
Sur « la substitution traditionnelle du faire à l'agir », voir Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 282-295. Sur le caractère dominant de la question de savoir qui gouverne qui, voir Hannah Arendt, « Sur la violence », in Hannah Arendt, Du Mensonge à la violence, op. cit., p. 138.
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[40]
« La Tradition et l'âge moderne », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 28-57. Pour une lecture de ce chapitre, nous renvoyons à notre ouvrage : Carole Widmaier, Fin de la philosophie politique ? Hannah Arendt contre Leo Strauss, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 143-181.
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[41]
À cet égard, il est étonnant de voir Arendt établir, au début du Système totalitaire, le constat de l'oubli rapide des figures de Hitler et de Staline derrière le mouvement déchaîné par le totalitarisme : « Rien ne caractérise mieux les mouvements totalitaires en général, et la gloire de leurs chefs en particulier, que la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et la facilité surprenante avec laquelle on les remplace » (Le Système totalitaire, op. cit., p. 27). Car les chefs totalitaires sont bien sûr restés dans les mémoires, en dépit de leur différence par rapport au tyran.
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[42]
DSV, op. cit., p. 132.
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[43]
« Il semble que [les rois de France] ont été non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant, avant que naître, pour le gouvernement et la conservation de ce royaume ; et encore, quand cela n'y serait pas (...) » (ibid., p. 160).
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[44]
« Il y a trois sortes de tyrans : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race » (ibid., p. 143). Aucun mode de désignation de l'un ne saurait donc constituer de rempart contre la tyrannie.
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[45]
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 30.
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[46]
Selon Miguel Abensour, La Boétie offre ainsi, par la différence entre le politique et l'étatique, un critère de distinction entre les bons et les mauvais régimes (Miguel Abensour, « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? », art. cité, p. 83).
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[47]
Sur cette persistance, voir notamment le texte d'Arendt « La révision de la tradition par Montesquieu », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 121-129.
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[48]
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 201-202. Arendt a par ailleurs montré comment l'existence du totalitarisme est favorisée par la croyance en la neutralité des masses dépourvues de reconnaissance politique (ibid., p. 33).
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[49]
C'est ce que dit Arendt dans son article « Compréhension et politique », in Hannah Arendt, La Nature du totalitarisme, trad. fr. Michelle-Irène Brudny de Launay, Paris, Payot, 1990, p. 33, à propos de l'absurdité de l'idée selon laquelle on ne peut combattre ou juger sans comprendre : car si l'on accepte cette formule, aucun combat contre le totalitarisme ne sera jamais possible, parce que nous n'épuiserons jamais sa compréhension.
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[50]
DSV, op. cit., p. 158.
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[51]
Ibid., p. 159.
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[52]
« Le sujet idéal du règne totalitaire n'est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l'homme pour qui la distinction entre fait et fiction (i.e. la réalité de l'expérience) et la distinction entre le vrai et le faux (i.e. les normes de la pensée) n'existent plus » (Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 224).
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[53]
C'est ainsi que Miguel Abensour défend la thèse de la pluralité comme ressort essentiel du Discours : La Boétie identifie le « paradoxe de la pluralité humaine » et fait jouer le « tous uns » contre le « tous Un », appelant ainsi à l'« auto-émancipation du peuple ». Car le « nom d'Un » est un « double opérateur, à la fois de déliaison et de coagulation » (Miguel Abensour « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? », art. cité, p. 82-83).
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[54]
Anne Gléonec a remarquablement mis en valeur l'oubli arendtien du corps ; en suivant la piste de Merleau-Ponty, elle ouvre le chemin d'une refondation phénoménologique du pouvoir politique à partir de la pluralité des corps. Voir Anne Gléonec, « Pour une autre approche de la biopolitique : une refonte phénoménologique de l'analogie du corps politique », in Le Moment du vivant, actes du colloque de Cerisy (16-23 août 2012), Paris, PUF, à paraître.
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[55]
Sur cette question de la différence entre foule et peuple, voir l'article extrêmement éclairant de Frédéric Brahami, « Le temps de la foule. Les effets dévastateurs de l'expérience révolutionnaire française », in Elena Bovo (dir.), La Foule, Besançon, PUFC, coll. « Agon », 2015, p. 29-54.
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[56]
DSV, op. cit., p. 136. Voir aussi, juste avant ce passage : « Encore ce seul tyran, il n'est pas besoin de le combattre, il n'est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ». En effet, « c'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d'être serf ou d'être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse » (p. 137).
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[57]
Ibid., p. 139.
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[58]
Miguel Abensour, « Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ? », art. cité, p. 84.
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[59]
« (...) n'ayant vu seulement l'ombre de la liberté et n'en étant point avertis, ils ne s'aperçoivent pas du mal que ce leur est d'être esclaves » (DSV, op. cit., p. 149-150).
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[60]
Ibid., p. 150.
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[61]
Ibid., p. 144.
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[62]
DSV, op. cit., p. 135.
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[63]
Ibid., p. 151.
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[64]
Hannah Arendt, « Le désert et les oasis », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 291-295.
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[65]
C'est l'expression dont use Arendt lors de l'allocution qu'elle prononce en hommage à Lessing, à l'occasion du prix qui lui est décerné en 1959 par la ville libre de Hambourg (Vies politiques, trad. fr. Éric Adda, Jacques Bontemps, Barbara Cassin, Didier Don et al., Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 11-41).
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[66]
« En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains (...) une personne cultivée devait être : quelqu'un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé » (« La crise de la culture. Sa portée sociale et politique », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 288).
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[67]
Voir DSV, op. cit., p. 168. Voir aussi p. 151-152 : « Or, communément, le bon zèle et affection de ceux qui ont gardé malgré le temps la dévotion à la franchise, pour si grand nombre qu'il y en ait, demeure sans effet pour ne s'entreconnaître point : la liberté leur est toute ôtée, sous le tyran, de faire, de parler et quasi de penser ; ils deviennent tous singuliers en leurs fantaisies. » L'enjeu est ici celui de la communication entre personnes ayant le souvenir de la liberté : en situation de strict isolement, en l'absence de monde, c'est-à-dire en l'absence d'une réalité commune à regarder selon des points de vue différents, l'imagination se trouve rapportée à une simple idiosyncrasie. Comme l'a montré Arendt, la solitude mais non l'isolement est une condition de la pensée. Quant à la désolation, elle empêche l'apparition de toute activité humaine (Hannah Arendt, Le Système totalitaire, op. cit., p. 224-229).
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[68]
Nous appliquons ici aux situations les plus actuelles la distinction arendtienne entre le social et le politique : la société vit de son propre mouvement et de sa propre reproduction et exige des individus qu'ils se soumettent à ses lois : la politique constitue au contraire l'espace où advient la liberté comme capacité à la nouveauté (voir notamment Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 59-121). Quant à la différence entre flexibilité et plasticité, elle est remarquablement identifiée et déployée par Catherine Malabou : voir son ouvrage Que faire de notre cerveau ? (Paris, Bayard, 2011 [2004]), où elle expose les sens pluriels de la plasticité pour en faire émerger la puissance politique, de formation et de destruction. La manière dont la société reprend à son compte l'idée de plasticité pour la banaliser en flexibilité indique la réduction de l'espace de liberté (politique) à un espace d'adaptation (social).
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[69]
Sur la différence entre préjugés et jugement, voir Hannah Arendt, « Préjugés et jugement », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 167-181. Sur la recherche, en temps de crise, de la question fondamentale masquée par les préjugés, voir notamment Hannah Arendt, « La crise de l'éducation », in Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 223-225, ainsi que la lecture que nous en proposons dans Carole Widmaier, Fin de la philosophie politique ? Hannah Arendt contre Leo Strauss, op. cit., p. 62-72.
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[70]
Hannah Arendt, « La question de la guerre », in Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, op. cit., p. 237-278.
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[71]
Notre article prend sa source dans la conférence que nous avons prononcée à Strasbourg le 10 avril 2013, dans le cadre du « Printemps des philosophes » de Ribeauvillé, à l'invitation de Philippe Choulet et Christian Langenfeld.