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Article de revue

Homonationalisme et impérialisme sexuel : politiques néolibérales de l'hégémonie

Pages 75 à 93

Notes

  • [1]
    David L. Eng, Judith Halberstam, José E. Muñoz, « What's Queer about Queer Studies Now ? », Social Text, vol. 23, no 3-4, 2005, p. 1-18.
  • [2]
    Ibid., p. 1.
  • [3]
    LGBTQI renvoie ici à Lesbiennes, Gays, bisexuel-le-s, Transgenre, Queer et Intersexes.
  • [4]
    Les ouvrages récents de Martin Manalansan de 2003, et de Gayatri Gopinath de 2005, par exemple, explorent comment les communautés queer en diaspora arrivent à se construire des repères culturels et identitaires spécifiques pour résister et faire face aux adversités de la vie quotidienne souvent teintées d'exclusion, d'orientalisation, et de racialisation. Ces deux auteurs insistent sur le fait que pour comprendre les contextes de diaspora, à côté des questions de la nationalité et de l'ethnicité, la sexualité demeure un des facteurs principaux. Martin Manalansan, Global Divas. Filippino Gay Man in the Diaspora, Durham, Duke University Press, 2003 ; Gayatri Gopinath, Impossible Desire : South Asian Public Cultures, Durham, Duke University Press, 2005.
  • [5]
    Lisa Duggan, The Twilight of Equality ? Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack on Democracy, Boston, Beacon Press, 2003.
  • [6]
    Jasbir K. Puar, Terrorist Assemblages. Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007.
  • [7]
    Seuls les deux premiers chapitres ont été traduits : « La sexualité du terrorisme » et « Abu Ghraib et l'exceptionnalisme sexuel américain ». On regrettera notamment l'absence de traduction de l'introduction et de la conclusion qui, dans la version originale, posent les bases théoriques principales et expliquent plus clairement les concepts utilisés dans le livre. Dans cet article, on se référera plus spécialement à l'édition en français, à laquelle renverront donc les références des citations, sauf quand indiqué différemment. Jasbir K. Puar, Homonationalisme. Politiques queer après le 11-Septembre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.
  • [8]
    Les formes de nationalisme sexuel spécifiques aux nations européennes existent aussi, mais nous pensons que les politiques homonationalistes en Europe sont largement redevables de l'hégémonie américaine en ce domaine. Pour une meilleure compréhension des enjeux théoriques, nous nous limiterons ici au cas des États-Unis d'Amérique. Pour le contexte européen voir, entre autres, Jin Haritaworn, Tamsila Tauquir, Esra Erdem, « Gay Imperialism : Gender Sexuality Discourse in the "War on Terror" », in Adi Kuntsman et Esperanza Miyake, Out of Place : Interrogating Silences in Queerness/Raciality, York, Raw Nerve Books, 2008, p. 71-96.
  • [9]
    Éric Fassin a introduit le concept de « démocratie sexuelle » qui recouvre en partie, mais en quelque sorte le déborde aussi, le sens de l'exceptionnalisme sexuel proposé par Jasbir K. Puar. Le concept de démocratie sexuelle n'est, en fait, pas entendu d'une façon foncièrement négative. Seule l'instrumentalisation de cette démocratie et les modalités pour y accéder sont critiquées quand elles se font complices d'un nationalisme sexuel spécifique. Voir à ce propos, Éric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, no 26, 2006, p. 123-131.
  • [10]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 8.
  • [11]
    Dans une note du premier chapitre du texte français, Jasbir Puar explique son usage « ambigu » du mot queer, désignant les subjectivités de l'altérité et des sexualités alternatives et contestataires, mais qui sont parfois « engagées et impliquées dans des pratiques et espaces homonormatifs », ibid., p. 113. Pourtant, elle utilise ce terme, comme ici, pour désigner des subjectivités radicalement alternatives au projet nationaliste, notamment des subjectivités queer non blanches. Pour une meilleure compréhension, nous appellerons donc subjectivités LGBTQI quand elles sont décrites comme homonormatives et utiliserons le terme « queer » pour indiquer les sujets et les subjectivités non normatives.
  • [12]
    Ibid., p. 8.
  • [13]
    Ibid., p. 10.
  • [14]
    Pour une analyse à partir de la culture visuelle concernant l'opposition entre les politiques LGBTQI et les politiques ethno-raciales et pour une critique de l'homonormativité en France, voir Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts, Homoexoticus. Race, classe et critique queer, Paris, Armand Colin, 2010.
  • [15]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 10.
  • [16]
    Gilles Deleuze et Felix Guattari, L'anti-dipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972.
  • [17]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 11.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Jasbir Puar, Terrorist Assemblages..., op. cit., p. 166 et suiv.
  • [20]
    Ibid., p. 212.
  • [21]
    Ibid., p. 21 et suiv.
  • [22]
    Voir entre autres, Edward Said, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980.
  • [23]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
  • [24]
    Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York/Londres, Routledge, 1990.
  • [25]
    Giorgio Agamben, Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1998.
  • [26]
    Tournant affectif.
  • [27]
    Voir particulièrement, Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, New York, Routledge, 2004 et Sara Ahmed, Queer Phenomenology : Orientations, Objects, Others, Durham, Duke University Press, 2006.
  • [28]
    Jasbir Puar, Terrorist Assemblages..., op. cit., p. 166 et suiv.
  • [29]
    Voir Derek Gregory, The Colonial Present : Afghanistan, Palestine, Iraq, Oxford, Blackwell, 2004.
  • [30]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 11-12.
  • [31]
    Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, op. cit.
  • [32]
    Voir particulièrement Michel Foucault, « La généalogie de l'individu moderne. Questions et réponses », in Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984.
  • [33]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
  • [34]
    Ibid., p. 24.
  • [35]
    À ce propos, il faut souligner le parallèle saisissant avec les thèses de Judith Butler sur le « tabou de l'homosexualité » dans la construction des sujets hétérosexuels et de la norme du genre. Voir sur ce point, Judith Butler, Gender Trouble..., op. cit.
  • [36]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
  • [37]
    C'est de cette façon que Jasbir Puar définit l'époque de l'après-11 Septembre. Elle joue sur la double signification du mot « queer » comme « bizarre, étrange, suspect » et comme étant presque synonyme de « gay et lesbien » comme il est utilisé aujourd'hui dans les études queer (Queer Studies) aux États-Unis notamment.
  • [38]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
  • [39]
    Ibid., p. 25.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Voir à ce propos, Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit.
  • [42]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 68.
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit.
  • [46]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 70.
  • [47]
    Ibid., p. 110.
  • [48]
    Ibid., p. 73.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Formule d'Edward Said tirée de son livre sur l'orientalisme : L'Orientalisme, op. cit., p. 167.
  • [51]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 79.
  • [52]
    Ibid., p. 85.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid., p. 84.
  • [55]
    Rey Chow, The Protestant Ethnic and the Spirit of Capitalism, New York, Columbia University Press, 2002.
  • [56]
    Ibid., p. 107, cité par Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 85.
  • [57]
    Voir Homi Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
  • [58]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 86.
  • [59]
    Edward Said, L'Orientalisme, op. cit.
  • [60]
    Ramon Grosfoguel, Colonial Subjects : Puerto Rican Subjects in a Global Perspective, Berkeley, University of California Press, 2003.
  • [61]
    Avec ce terme Joseph Massad désigne tous les associations, groupes d'activistes, et chercheur-e-s universitaires qui défendent ou soutiennent les politiques de reconnaissance sexuelle, et qui insistent, ouvertement ou implicitement, sur l'universalité des identités homosexuelles (occidentales).
  • [62]
    Joseph Massad, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
  • [63]
    Ibid., p. 41 et p. 47-49.
  • [64]
    Dans le prolongement des travaux de Michel Foucault, Gayatri Spivak utilise le concept de « violence épistémique » pour décrire la destruction des épistémologies non occidentales par imposition de l'épistémologie occidentale. En raison de la destruction de la culture des subalternes (il est question pour Spivak d'analyser la position des femmes dans le contexte coloniale indien) par la puissance coloniale, et la marginalisation de leur épistémologie, la « violence épistémique » décrit ainsi le fait que les subalternes se voient toujours considérées en traduction et ne peuvent jamais s'exprimer par elles-mêmes. Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
  • [65]
    David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.
  • [66]
    Si on s'hasardait à une analyse du problème de l'État d'un point de vue gramscien et matérialiste, ce que nous ne pouvons faire ici qu'en esquisse, nous pourrions dire que les acteurs sociaux (organisations, groupes, associations et universitaires), non seulement travaillent en synergie avec l'État, mais également qu'ils en font partie. Selon la conception de l'État proposée par Antonio Gramsci, la distinction entre l'État et la « société civile » (distinction que l'on rencontre apparemment ici) est pour le moins ambiguë. En effet, dans la lutte pour l'hégémonie, une partie de la société civile fait souvent « bloc social » avec l'État, entendu comme « société politique » (les formations institutionnelles, administratives et juridiques de contrôle et de commande), pour former ce que Gramsci appelle l'« État intégral ». Avec cette lecture de l'État intégral, nous pouvons comprendre comment et pourquoi par exemple les intérêts des groupes LGBTQI et de l'État peuvent se retrouver sur les politiques homonationalistes ou impérialistes dans la lutte pour l'hégémonie. Sur la question de l'État chez Gramsci voir Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l'État. Pour une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard, 1975 ; pour une analyse plus contemporaine de Gramsci voir Peter D. Thomas, The Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, Leiden, Brill, 2009 et Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011.
  • [67]
    David Harvey, Le nouvel impérialisme, op. cit., p. 165-210.
  • [68]
    Ibid., p. 167.
  • [69]
    Ibid., p. 166.
  • [70]
    Ibid., p. 169.
  • [71]
    Ibid.
  • [72]
    Ibid., p. 174.
  • [73]
    Ibid., nos italiques.
  • [74]
    Voir Lisa Duggan, The Twilight of Equality ?, op. cit., p. 1 et suiv.
  • [75]
    Pour une lecture matérialiste de la « question raciale » en France voir Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France : de De Gaulle à Sarkozy, Paris, La Fabrique, 2009.
  • [76]
    Pour une définition et aussi une analyse des la masculinité hégémonique en relation au capitalisme, notamment globalisé, voir Raewyn Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995 et Raewyn Connell et James Messerschmidt, « Hegemonic Masculinity : Rethinking the Concept », Gender & Society, vol. 19, no 829, 2005, p. 829-859.
  • [77]
    Pour avoir une idée de comment cette masculinité hégémonique fonctionne avec les « pyramides culturelles » du système capitaliste, voir par exemple la composition du groupe des PDGs des entreprises du CAC40 en France, 100 % masculin, d'âge moyen, presque exclusivement blanc. Il est en revanche impossible de déterminer l'appartenance à une catégorie identitaire sexuelle ­ considérée comme relevant uniquement de la sphère privée.
  • [78]
    Cela ne veut pas dire que les identités sexuelles LGBTQI ne servent aussi et encore en tant que marqueurs de stratification sociale dans les sociétés capitalistes, mais seulement que le processus d'intégration de ces identités au système capitaliste déplace son « dehors » vers les formes qui résistent de façon plus nette à son emprise directe.
  • [79]
    Pour une analyse marxienne des processus historiques de l'accumulation du « capital central » (Occident) au détriment du « capital périphérique » (pays non occidentaux) et pour une étude de la question de la dépendance voir Enrique Dussel, La production théorique de Marx. Un commentaire des Grundrisse, Paris, L'Harmattan, 2009, en part. p. 331 et suiv.

Introduction

1 Dans un numéro de 2005 de la revue Social Text (« What's Queer about Queer Studies Now [1] ? »), les coordinateurs suggèrent que les études queer de la dernière décennie mettent en évidence et se confrontent avec « les crises globales de la fin du 20e siècle, qui ont façonné une série de relations historiques entre les économies politiques, la géopolitique de la guerre et de la terreur, et les manifestations nationales des hiérarchies sexuelles, de race et de genre [2] ». En d'autres termes, on a vu l'apparition de recherches et d'études qui ont pris en compte les transformations et les effets du capitalisme globalisé sur des identités complexes s'organisant désormais dans un cadre transnational. Plus spécifiquement, ce cadre théorique queer s'est profondément renouvelé en prenant en compte, entre autres, les conséquences de la lutte contre le terrorisme, de la culture de consommation de masse et des batailles pour la reconnaissance des droits LGBTQI [3]. En Occident, ces phénomènes nouveaux ont contribué à une nouvelle segmentation de la population, avec la production de groupes « culturels » spécifiques qui ne se retrouvent pas dans la « bonne » configuration normative et identitaire. Les sujets non normatifs, par leur genre, par leur sexualité, par leur race, et/ou par l'intersection de plusieurs de ces axes, peuvent se retrouver ainsi à l'extérieur du « corps national » et de la nouvelle citoyenneté de cette ère globalisée [4].

2 Cette nouvelle vague queer s'intéresse aussi et particulièrement aux relations complexes qui existent entre les minorités sexuelles et les formes

3 changeantes et mouvantes de l'hétéronormativité ainsi que de la citoyenneté. La question est dorénavant de savoir si les minorités sexuelles en Occident, plutôt que de s'opposer aux oppressions de genre, de race et de sexualité, n'en deviennent pas complices, en les encourageant. C'est en répondant à cette question que Lisa Duggan a conçu le terme « homonormativité [5] ». Cette auteure a analysé les mécanismes pour lesquels des pans entiers de la culture gay et lesbienne sont passés d'une condition de contestation à une croissante « normalisation ». C'est le cas, notamment, du travail d'une population gay largement blanche, de classe moyenne, avec des capacités de mobilité (dans l'espace et socialement) élevées centrée de plus en plus sur la seule revendication de droits civiques, et particulièrement sur l'accession au mariage. Selon Duggan, cette normalisation s'inscrit dans une volonté d'intégration toujours plus forte à la société de consommation néolibérale. Les demandes s'éloignent ainsi d'une volonté d'émancipation et visent le plus souvent un droit à l'indifférence dans la masse de consommateurs. C'est ainsi que les politiques homosexuelles de revendication deviennent de plus en plus proches et se confondent presque avec la norme hétérosexuelle. Cette homonormativité rejoint donc les politiques mainstream des droits humains, qui dans une large mesure, sous couvert d'universalité, masquent les oppressions, les inégalités et la violence du capitalisme néolibéral et expansionniste.

Homonormativité et production de la nation

4 Le livre de Jasbir Puar, Terrorist Assemblages[6], récemment et partiellement traduit en français par les éditions Amsterdam sous le titre de Homonationalisme. Politiques queer après le 11-Septembre[7], s'inscrit dans le sillage de ce nouveau cadre théorique queer. L'auteure développe les théories de Lisa Duggan, en montrant comment l'homonormativité s'inscrit maintenant, dans l'ère de l'après-11 Septembre, dans le champ d'une construction d'un nationalisme sexuel spécifique aux États-Unis [8] qui la conduit à proposer le concept d'« exceptionnalisme sexuel [9] ». Ainsi, les politiques de revendication LGBTQI sont à la fois utilisées pour délimiter une nouvelle citoyenneté américaine, mais aussi volontairement travaillées pour s'intégrer à cette configuration nationaliste. La citoyenneté nationale américaine se veut donc exceptionnelle parce que, à la différence des autres citoyennetés, elle serait conçue sur la base de l'inclusion des subjectivités LGBTQI normalisées. La figure du terroriste, construite par opposition avec celle de patriote, est ainsi fondée sur des « opérations parallèles de normalisation et d'exclusion [10] ». De sorte que, selon Jasbir Puar, « dans le contexte de l'après-11 Septembre, l'invocation du terroriste en tant que figure de l'étranger, de l'altérité queer [11] et de la perversion raciale joue désormais un rôle essentiel dans le scénario normatif de la "guerre contre le terrorisme" menée par les États-Unis [12] ».

5 C'est justement pour décrire ces opérations d'exclusion de la nouvelle figure du terroriste par l'inclusion du patriote LGBTQI normalisé que Jasbir Puar introduit le concept d'homonationalisme. Ce concept provient, en effet, de la contraction du terme « homonormativité » de Lisa Duggan avec le terme « nationalisme ». Selon elle, « l'homonationalisme est ainsi la manifestation d'une collusion entre homosexualité et nationalisme aussi bien générée par les sujets gays, lesbiens et queer eux-mêmes que par la rhétorique de l'inclusion patriotique dans la Nation. La production de corps gays, lesbiens et queer joue un rôle crucial dans le déploiement du nationalisme et du patriotisme états-uniens, dans la mesure où ces corps pervers entérinent la norme hétérosexuelle, mais également en ce que certains corps homosexuels domestiqués approvisionnent en munitions les projets nationalistes [13]. »

6 La normalisation des sujets LGBTQI permet alors de constituer un nouvel espace de l'altérité [14]. Si les sujets LGBTQI blancs sont maintenant jugés digne d'être réhabilités et de s'intégrer à la norme hétérosexuelle, c'est parce que, par contraste, « la déviance sexuelle participe du processus de distinction, d'altérisation et de mise en quarantaine des corps terroristes [15] ». À partir de là, à travers un processus de sexualisation et de racialisation, c'est le groupe entier des personnes perçues comme moyen-orientales, arabes ou musulmanes qui est identifié à la figure du terroriste et donc expulsé du périmètre de la citoyenneté.

7 C'est ce processus double d'inclusion dans la citoyenneté des corps LGBTQI blancs et d'exclusion des corps racialisés comme arabes ou musulmans que Jasbir Puar analyse comme la conséquence de l'homonationalisme. Ce dernier est ainsi constitué autant par des politiques étatiques de reconnaissance et de cooptation des sujets LGBTQI, qui les englobent dès lors dans un cadre hétéronormatif, que par une adhésion des groupes LGBTQI blancs au projet de redéfinition des frontières de la nation.

Les assemblages. Une méthode deleuzienne

8 Jasbir Puar utilise une méthode originale pour détecter les occurrences et les foyers de l'homonationalisme aux États-Unis. Elle s'intéresse à la fois à des phénomènes culturels qui peuvent sembler anodins, comme la série de dessins animés South Park (très populaire et destinée aussi à un public adulte), et à certains phénomènes et événements culturels liés aux guerres d'invasion d'Afghanistan et d'Irak, et construit ce qu'elle appelle des assemblages. En fait, ces « agencements » (assemblages en anglais), concept que l'auteure emprunte à Gilles Deleuze et Felix Guattari [16], se réfèrent à des mises en réseaux, à des compositions de parties de discours apparemment désarticulées, mais qui prises ensemble dévoilent une cohérence critique très convaincante. Ses analyses ne ciblent pas par exemple les politiques conservatrices du mouvement LGBTQI, parce qu'elle les considère comme « effroyablement xénophobes », « peu surprenant[e]s et (...) déjà (...) bien documentées » [17]. Ce qui l'intéresse c'est de dévoiler les discours du camp progressiste qui, sous l'universalisme des droits humains et des droits civiques, cachent des foyers d'homonationalisme soutenant l'exceptionnalisme sexuel américain, bien que de façon moins évidente que les discours conservateurs.

9 Dans le premier chapitre du livre, qui fait partie des trois traduits en français, Jasbir Puar se concentre sur trois sources d'homonationalisme : « les analyses des corporalités terroristes telles qu'elles ont été conduites par certains et certaines universitaires, notamment féministes ou queer [LGBTQI] ; les habitudes de consommation au sein de l'industrie touristique gay et lesbienne, qui se présente ouvertement comme un secteur progressiste visant le changement social par la reconfiguration des "espaces hétérosexuels" ; et enfin les appels libéraux et multiculturels à la tolérance ou les plaidoyers en faveur de la diversité, tels qu'ils ont notamment été dépeints dans la série animée South Park[18] ». Ces agencements se déploient à travers des liens parfois insoupçonnés, mais qu'elle arrive à mettre à jour pour en démontrer une cohérence fluctuante et dont la vitesse et les modes de transmission ainsi que de formation sont tout aussi décisifs que les résultats. Une attention particulière est portée à la mise en relation des différentes parties de ces agencements dans la formation des sujets. Il ne s'agit pas de restituer un sujet qui est déjà là, mais plutôt de montrer les mécanismes à l' uvre dans sa construction. Les éléments des agencements qu'elle considère peuvent sembler anodins, sans un poids démonstratif important. Le lecteur peut aussi avoir parfois la sensation de superficialité, de flou, et de redondance, mais l'originalité et la force des arguments ne résident pas tant dans le déploiement d'éléments de démonstration, que dans le processus qui lie ces éléments les uns aux autres. Ainsi, par exemple, dans le quatrième chapitre du livre en anglais (non présent dans la version française) intitulé « The turban is not a hat [19] », l'auteur explique que les épisodes fréquents de « dévoilement » des hommes sikh dans les aéroports américains, mettent en évidence les réponses de crainte et panique que les Américains éprouvent face au « corps du terroriste ». Elle fait valoir que l'anxiété autour du turban et l'impossibilité de confinement d'un sujet ambigu (on ne sait pas en effet si les Sikhs sont véritablement autre chose que des musulmans, leur turban est un signe qui renvoie à cette altérité dangereuse), ont conduit à la création d'une fiction sur un objet, le turban, et d'un corps « terroriste » redouté, le Sikh enturbanné. Dans ce climat de peur et d'affectivité exacerbée, le turban acquiert en quelque sorte le statut d'arme. Le turban, assemblé au corps de son porteur, devient comme la bombe attachée au corps du kamikaze. De cette façon, le turban cesse d'être un simple couvre-chef, un outil utilisé par le corps, mais devient un agencement, une partie intégrante et potentiellement mortelle du corps du « terroriste » ainsi produit. Le sujet sikh devient donc un sujet « terroriste ». Contrairement à l'intersectionnalité, qui suppose que les composantes de genre, de sexualité, de classe et de race se croisent les unes aux autres mais peuvent être séparées, le concept d'agencement prend en considération « les forces entrelacées qui fusionnent et font disparaître le temps, l'espace et le corps contre la linéarité, la cohérence et la permanence [20] ». Au lieu de privilégier la nomination, la signification et la visualité, l'agencement met l'accent sur l'ontologie, le sentir et le toucher ce qui nous permettrait de comprendre les rouages du pouvoir au-delà des modèles disciplinaires [21].

Trois points théoriques majeurs

10 Les sources théoriques de Terrorist Assemblages ne se limitent pas à l' uvre de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une part importante des analyses avancées par Jasbir Puar s'appuie, en effet, sur des auteurs comme Edward Said [22], Michel Foucault [23], Judith Butler [24], ou Giorgio Agamben [25]. Pourtant, par son utilisation du corpus et de la terminologie deleuziens, ce livre relève sans doute du cadre théorique queer de ce qu'on appelle désormais l'affective turn[26]. Les liens théoriques avec les travaux sur les émotions de Sara Ahmed [27] par exemple sont évidents. En effet, toujours dans le quatrième chapitre de l'édition anglaise, « The turban is not a hat [28] », Jasbir Puar analyse les réactions et les productions « affectives » des sujets nationaux et terroristes, utilisant la méthode par agencement dont nous avons déjà parlé. Elle utilise amplement les théories dites de l'affective turn pour mettre en évidence de quelle façon la formation de sujets dans le monde contemporain est redevable d'une production d'affects, de sentiments, de besoins et d'émotions qui structurent désormais les identités culturelles.

11 Du point de vue des analyses, Terrorist Assemblages se concentre sur au moins trois points théoriques cruciaux. Le premier est la cartographie d'une « géographie imaginaire » des États-Unis qui définit le cadre des discours déployés par la rhétorique homonationaliste. Cette géographie imaginaire, concept repris de Derek Gregory [29] qui lui-même retravaille les théories d'Edward Said, est un artefact performatif qui fait passer certains désirs pour des réalités et en « produit ainsi des preuves et traces matérielles en dépit d'éléments discordants. (...) La géographie imaginaire s'efforce de réconcilier des réalités autrement inconciliables. (...) C'est par exemple au travers de la géographie imaginaire produite par les homonationalismes que peuvent rester en tension les contradictions inhérentes à l'idéalisation des États-Unis en tant que société multiculturelle hétéronormative mais néanmoins gay-friendly, tolérante et sexuellement libérée. Malgré l'évidente distribution inégale de la tolérance sexuelle et raciale parmi les topographies de l'identité états-unienne, celle-ci constitue néanmoins l'un des principaux systèmes de croyance relatifs aux m urs libérales telles que définies au sein de et par-delà les frontières des États-Unis [30]. » Cette géographie imaginaire et cette cartographie des foyers et des expressions des homonationalismes traversent le livre de part et d'autre et sont les idées les plus productives de l'ouvrage. Si l'auteure la mobilise pour étudier les agencements spécifiques à la construction de l'exceptionnalisme sexuel américain, cette cartographie d'une géographie imaginaire peut aussi être un outil heuristique pour étudier des contextes culturels différents. Ce point théorique entre en résonance avec le travail sur l'orientalisme d'Edward Said. Mais la particularité de la reprise des thèses d'Edward Said par Jasbir Puar est probablement d'avoir repéré une temporalité spécifique, une rupture, dans les rhétoriques orientalistes : à partir de l'après-11 Septembre, on a assisté aux États-Unis à la résurgence et l'accélération des politiques racistes et nationalistes soutenues par une rhétorique de l'orientalisme. Néanmoins, les analyses de Jasbir Puar, parce qu'elles mettent peut-être trop en avant cette rupture temporelle, donnent parfois l'impression de laisser de côté les continuités réelles avec les périodes précédentes, ce qui est accentué par les éléments choisis pour élaborer et analyser les agencements sous-jacents aux politiques homonationalistes. Les exemples culturels qu'elle traite s'inscrivent en effet dans une temporalité courte et tous dans l'après-11 Septembre. Même si elle les inscrit dans le processus plus général de l'orientalisme, les généalogies avec le temps long du colonialisme sont par exemple difficiles à repérer.

12 Le deuxième point théorique saillant du livre est l'abondante utilisation de concepts foucaldiens, notamment du pouvoir et de la gouvernementalité des corps et des identités. En effet, Jasbir Puar considère la construction de la nation en Occident comme essentiellement fondée sur l'hétérosexualisation de la société. En utilisant les thèses de Foucault [31] sur l'émergence des identités homosexuelles, elle montre comment le projet national a eu besoin de (et repose encore aujourd'hui sur) une mise en valeur de l'hétéronormativité. Pourtant, ce processus d'hétérosexualisation de la nation ne s'est fait, ni ne se fait, sans que l'on retrouve en même temps les conditions de possibilité d'une contestation et d'une résistance à celui-ci. C'est dans le sillage des théories du pouvoir de Michel Foucault [32] que Jasbir Puar remarque comment dans un premier temps « le binarisme (occidental) homosexuel/hétérosexuel constitue ainsi non pas une dimension secondaire, mais première du projet nationaliste [33] ». Et pourtant, « les formalisations théoriques du nationalisme et de la sexualité se doivent en outre de prendre en charge la multiplicité des alternatives à l'hétéronormativité [34] ». Dans ce contexte, l'homosexualité agit comme une « ombre d'instabilité [35] » de ces formalisations, parce qu'elle est à la fois nécessaire dans la dyade conceptuelle homosexualité/hétérosexualité, et résistante, par sa seule existence, à l'hétéronormativité complète de la nation. C'est pourquoi dans les processus de gouvernementalité de la nation « l'injonction à la stabilité hétéronormative, à la sécurité, vient souligner la possibilité de l'instabilité : l'ombre est à la fois extérieure et intérieure, la discipline interne opère de concert avec l'exclusion et la mise en quarantaine des corps étrangers [36] ». Mais dans les trois dernières décennies, notamment à l'ère des queer times[37] de l'après-11 Septembre, avec l'inclusion nouvelle et la cooptation au projet national des sujets LGBTQI dignes, avec l'homonormativité fondée notamment sur les revendications du mariage, d'intégration et d'invisibilité, l'homosexualité en tant que telle perd son caractère d'instabilité. Au contraire, « lorsque la nation y trouve son intérêt, l'homosexualité ­ en tant que forme historique et géographique spécifique ­ est assimilée et administrée » de telle sorte que « l'homonormativité est disciplinée par la nation et ses fondements hétéronormatifs, aussi bien qu'elle surveille et discipline à son tour les corps sexuellement pervers qui tentent d'échapper à son emprise. (...) En d'autres termes, la nation est non seulement hétéronormative, mais également homonormative »  [38]. Selon l'auteure, l'homonormativité agit d'au moins trois façons différentes pour soutenir le projet national. Premièrement, elle renforce l'hétéronormativité en indiquant l'hétérosexualité comme la seule norme acceptable. Les revendications pour le mariage gay par exemple se fondent sur le concept d'égalité. Mais l'égalité qui est invoquée, bien que « dans la différence », est une égalité qui se mesure à la norme monogame de l'hétérosexualité. Ensuite, « à travers des modèles de parenté normatifs, aussi bien que des pratiques de consommation qui reproduisent la dichotomie entre État et marché, elle encourage des formes de nationalisme homosexuel redevables du libéralisme, qui participent de la surveillance panoptique des sexualités non normatives et non nationalistes [39] ». Et pour finir, l'homonormativité permet l'émergence d'un discours transnational de mission civilisatrice, soutenu par la promotion de l'exceptionnalisme sexuel américain. Ce discours, en partant de la croyance des États-Unis foncièrement gay friendly et tolérants, contribue à créer des lignes de fractures entre un « nous civilisés » et un « eux les barbares ». De surcroît, il construit « certains corps [qui] apparaissent racialement pervers et certaines nationalités, aussi bien sur le sol états-unien qu'en dehors, [qui] apparaissent [sexuellement] pathologiques [40] ». Mais comme l'inclusion de sujets queer normalisés (LGBTQI) apparaît de plus en plus dans le projet national comme un des piliers de la modernité accomplie et de l'exceptionnalisme sexuel, les autres nationalités (qui ne partagent pas cette norme) sont rejetées du côté de la tradition et du passée. Seraient-elles, selon les critères de l'homonormativité, homophobes ? N'ont-elles pas ou ne peuvent-elles pas intégrer la modernité ? Elles seraient foncièrement « arriérées ».

13 Le troisième point théorique est développé plus particulièrement dans le deuxième chapitre traduit en français sous le titre de « Abou Ghraib et l'exceptionnalisme sexuel américain ». Jasbir Puar y fait une étude serrée des cas de torture et d'humiliation sexuelle de la part de soldat-e-s américain-e-s sur les détenus de cette prison en Irak et étudie les discours qui ont circulé aux États-Unis à la suite de la diffusion des images de torture. À travers une analyse des réactions et des discours médiatiques américains, elle considère que la rhétorique prétendant que c'est l'« état d'exception [41] » de la guerre et de l'occupation qui serait à l'origine des tortures infligées aux prisonniers, cacherait en réalité la caractère systémique des actes de torture dans les politiques d'occupation et de conquête de l'impérialisme américain. De la sorte, les humiliations d'Abou Ghraib ne seraient pas des actes isolés et exceptionnels comme le voudraient les commentateurs institutionnels et certains médias américains, mais « elles fonctionne[raie]nt au contraire de concert avec les modalité multiples de l'usage de la force indispensables à la campagne "choc et effroi", dont les premières ébauches ont été esquissées par les Israéliens sur des cadavres palestiniens. La torture corporelle n'est qu'un élément parmi d'autres dans un répertoire de techniques d'occupation et d'assujettissement qui inclut assassinats de dirigeants, traques conduites maison par maison, souvent assorties d'interrogatoires sans interprète, mises à sac ou fermetures forcées d'hôpitaux et d'autres infrastructures, usages de tanks et de bulldozers dans des zones résidentielles densément peuplées, attaques à l'hélicoptère et autres violences allant à l'encontre du droit international », répertoire qui a été déployé en Palestine par l'armée israélienne, comme en Afghanistan et en Irak par les Américains [42]. Il est intéressant de noter dans les réactions américaines à l'éclatement du scandale d'Abou Ghraib, qu'au travers de la rhétorique de l'état d'exception et de l'exceptionnalisme de ces actes (la torture « ne reflète pas la nature du peuple américain [43] » comme a déclaré le président Georges W. Bush) le gouvernement des États-Unis a pu instaurer une distinction fondamentale entre « la supposée dépravation d'Abou Ghraib et la "liberté" en cours de construction en Irak [44] ». Mais parce que les violences commises sur les détenus avaient un caractère sexuel, Jasbir Puar montre que c'est la sexualité, notamment gay, qui est au centre de ce dispositif d'exceptionnalisme américain. En fait, les tortures infligées se voulaient efficaces parce qu'elles reposaient sur le postulat culturaliste du rejet de l'homosexualité et de l'attachement à la pudeur de la culture « arabo/musulmane/islamique ». Dans le sillage des travaux de Giorgio Agamben sur l'homo sacer[45] elle « affirme que l'homonationalisme occupe une fonction biopolitique qui permet de transformer la pratique dévitalisante de la torture infligée à une population qu'on destine à la mort en un événement revitalisant d'optimisation de la vie des citoyens américains qu'elle prétend sécuriser [46] ». Ainsi, c'est au travers de la construction d'une subjectivité sexuelle musulmane distincte de la subjectivité sexuelle américaine que l'on arrive à une « perversité (...) réservée au corps du terroriste queer musulman renvoyée avec insistance vers l'extérieur. Cet extérieur est en train de se figer rapidement, avec précision et intensité, pour consolider la population de ceux que Giorgio Agamben appelle homo sacer, ceux que l'on "peut tuer sans commettre d'homicide" puisque leurs vies ne s'inscrivent pas dans le domaine du statut légal [47]. »

14 Ainsi, la différence culturelle dans le champ des sexualités a été avancée par les conservateurs et par les progressistes blancs « pour commenter la honte particulièrement intense que ressentent les musulmans vis-à-vis des actes homosexuels et féminisants [48] ». Cette interprétation culturaliste est l'héritage d'« une tradition orientaliste séculaire [49] » selon laquelle « l'Orient [serait aussi le], territoire du "sexe dangereux et illicite [50]", (...) le lieu d'instincts animaux, pervers, homo- et hypersexuels soigneusement refoulés [51] ». En ce sens, si d'un côté l'Orient serait le lieu de la répression sexuelle, de la honte et du refoulement vis-à-vis de la sexualité queer, de l'homophobie et du sexisme, de l'autre côté, il serait aussi et en même temps le lieu d'une sexualité débridée. Ce paradoxe orientaliste alimente, de la sorte, une vision de l'Orient et des musulmans comme particulièrement sensibles à la sexualité, ce qui les distingue de la culture occidentale qui aurait un rapport plus mûr et réfléchi avec le sexe. Il semble donc que la question de la sexualité et notamment de l'homosexualité est utilisée, dans ces discours, de façon à marquer une hiérarchie culturelle entre un « nous les civilisé » et un « eux les barbares ».

15 Mais ces notions orientalistes de la sexualité musulmane ne sont pas le domaine exclusif des commentateurs blancs ou non musulmans aux États-Unis. Jasbir Puar montre en effet comment même certains groupes « au croisement entre des identités queer et de l'arabité [52] », comme le groupe Al-Fatiha, sont « soumis[s] à une forte pression, [et] contraint[s] à authentifier les paradigmes orientalistes (...) reprodui[san]t par là même les récits de l'exceptionnalisme sexuel américains [53] ». En effet, Al-Fatiha, dans un de ses communiqués de presse commentant les faits de torture à Abou Ghraib a déclaré que « "l'humiliation sexuelle est peut-être la pire forme de torture pour toute personne musulmane". Le communiqué poursuit : "l'islam accorde une place majeure à la pudeur et à l'intimité sexuelle. L'Irak, comme le reste du monde arabe, accorde beaucoup d'importance à la notion de masculinité. Forcer des hommes à se masturber devant d'autres hommes et à mimer des actes homosexuels ou entre personnes de même sexe est pervers et sadique aux yeux de nombreux musulmans" [54]. » Ce discours entérine de la sorte la croyance orientaliste d'une sensibilité particulière des sujets musulmans (pris dans leur totalité et de façon monolithique) vis-à-vis de la sexualité et des frontières du genre. Pour rendre compte de cette situation paradoxale, Jasbir Puar emprunte un concept particulièrement heuristique de Rey Chow [55] : le « mimétisme coercitif ». Ce dernier est « un processus (identitaire, existentiel, culturel ou textuel) par lequel les personnes en marge de la culture majoritaire occidentale sont encouragées (...) à adopter et reproduire les modèles préconçus et les poncifs qui leur ont été associés, et à offrir une représentation d'elles-mêmes en concordance avec ces a priori pour cautionner les représentations de l'imaginaire commun [56] ». Ce qui est copié ici ne serait plus l'image de l'homme blanc ou de sa culture comme chez Homi Bhabha [57], mais plutôt l'image stéréotypée du sujet ethniquement produit. De ce fait, Al-Fatiha s'est trouvé dans une situation de contrainte. Si ce groupe avait essayé de prendre une position plus complexe vis-à-vis des rapports entre islam et sexualité, il aurait été inaudible face aux médias qui raisonnent en termes orientalistes. De surcroît, parce qu'ils sont toujours en position de suspects et en danger permanent d'expulsion selon les lois du Patriot Act, les membres de ces groupes ne disposent que d'une très faible liberté d'action et d'expression. Ainsi, selon Jasbir Puar, « la performance par Al-Fatiha d'une allégeance particulière à l'exceptionnalisme sexuel américain répond à une exigence, et non pas à une simple invitation. La reproduction des sujets états-uniens de la diversité, tels que l'Américain musulman et même l'Américain musulman queer, et leur conditions épistémologiques d'existence sont entérinées par les politiques de sécurité intérieure, qui produisent et régulent l'homonationalisme [58] ». En effet, la position de ces groupes est foncièrement différente des groupes queer blancs qui épousent de manière a-critique la vision orientaliste et homonationaliste du rapport de l'islam à la sexualité. Les groupes queer arabes sont dans une situation de contrainte dictée par leur position particulière de minorité raciale soupçonnée et attaquée en permanence par les politiques islamophobes, homonationalistes ou nationalistes au sens large, tandis que les groupes blancs queer ne peuvent que tirer un avantage et un privilège épistémologico-existentiel de cette distinction culturelle. Ils sont en effet du bon côté de la distinction.

16 Une des conséquences majeures de cette vision culturaliste et orientaliste de la sensibilité musulmane à la sexualité est qu'elle contribue à invisibiliser complètement la présence de musulman-e-s s'identifiant comme gays ou lesbiennes dans les sociétés islamiques. Elle rend aussi et surtout invisibles les autres subjectivités sexuelles de tous ceux et celles qui ont des pratiques érotiques avec des personnes du même genre sans que cela entérine pour eux et pour elles une subjectivité fondée sur l'identité homosexuelle.

Homonationalisme et impérialisme

17 Le livre de Jasbir Puar fait la part belle aux phénomènes de déterritorialisation et de reterritorialisation à l' uvre dans les politiques homonationalistes, et la généalogie de ses analyses sur l'homonationalisme semble en partie ancrée dans les manifestations de l'impérialisme et de l'orientalisme colonial. Pourtant, il nous semble que ses analyses restent dans leur grande majorité redevables d'une étude des politiques culturelles et de surcroît spécifiquement américaines. La part des analyses économiques ou de système de l'impérialisme occidental et du colonialisme est assez restreinte. Par exemple, il apparaît, si notre lecture est correcte, que Jasbir Puar se limite à décrire les phénomènes d'intégration dans le corps de la nation (une nationalisation) des subjectivités LGBTQI en évitant fondamentalement de se poser la question des causes structurelles de tels phénomènes. Les concepts principaux avancés dans ce livre mériteraient, au contraire, de se confronter au cadre plus large des politiques impérialistes et coloniales menées dans le contexte du capitalisme globalisé et néolibéral. Tandis que l'auteure reconnaît dans le discours orientaliste un des foyers principaux des discours homonationalistes, elle ne pousse pas plus loin son analyse. Comme Edward Said [59] l'a montré et comme des auteurs tels que Ramon Grosfoguel [60] l'ont développé, les discours orientalistes s'insèrent dans le contexte plus général de la modernité occidentale de l'époque coloniale. C'est le colonialisme, ou la colonialité des rapports de pouvoir pour parler également des phénomènes sociaux distincts des politiques strictement territoriales, qui ont créé les conditions de possibilité des discours orientalistes. Ce sont ensuite les rapports inégaux et hiérarchiques propres à l'impérialisme qui alimentent la reproduction et la réactivation de ces éléments culturels de distinction et de minorisation. C'est donc dans une histoire longue de la colonialité et de l'impérialisme que l'on doit inscrire les politiques homonationalistes. Sans nier la spécificité de l'après-11 Septembre aux États-Unis, il nous semble important d'opérer une recontextualisation de l'homonationalisme, de manière à ce que l'on puisse l'utiliser, en tant que concept heuristique, pour comprendre d'autres situations socio-culturelles.

18 Il nous semble alors que, même s'il ne l'utilise pas le terme lui-même, Joseph Massad décrive un processus similaire à l'homonationalisme quand il parle de la mission civilisatrice de ce qu'il appelle l'« Internationale gay » (Gay International) [61]. Ce qui fait l'originalité de son livre, Desiring Arabs[62], par rapport au travail de Jasbir Puar, est qu'il se concentre spécifiquement sur les politiques internationales de l'impérialisme américain et décrit comment des franges importantes des mouvements mais aussi des universitaires, américains et occidentaux en général, ont servi au projet impérialiste américain notamment à partir de l'ère Reagan. Joseph Massad propose une autre temporalité courte, mais il la relie fermement à la temporalité plus longue du colonialisme. Il explique ainsi qu'après l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan, et encore plus après l'effondrement du bloc soviétique à la fin des années 1980, les politiques expansionnistes américaines se sont concentrées sur les pays islamiques et arabes en particulier. Dans ce mouvement expansionniste, l'Internationale gay a pris une part importante, en réactivant les discours orientalistes sur le rapport « particulier » des Arabes vis-à-vis des sexualités et des questions de genre. Les groupes pour la défense des droits de l'homme, comme des droits des LGBT, se sont évertués à promouvoir des campagnes de « défense des homosexuels arabes » qui seraient menacés dans leur propre pays. Ces campagnes, outre qu'elles renforcent les croyances sur une plus grande homophobie culturellement structurelle aux sociétés islamiques, alimentant par ricochet la croyance en une plus grande liberté sexuelle en Occident (similaire en cela au processus d'exceptionnalisme sexuel de Jasbir Puar), se caractérisent par une forte « incitation au discours » dans les sociétés arabes. Cela veut dire que les campagnes internationales contre l'homophobie ou pour la défense des identités sexuelles cherchent à imposer les catégories identitaires d'homosexualité et d'hétérosexualité qui, dans les pays arabes, ne sont opératoires que pour une partie infime de la population, les élites économiques et intellectuelles occidentalisées. Selon Joseph Massad, l'Internationale gay aurait un intérêt spécifique à cet impérialisme culturel. En effet, pour cet auteur, au fondement des politiques de reconnaissance typiques des groupes mainstream en Occident repose la conviction et la nécessité de l'universalité de l'homosexualité. Pour que leurs revendications puissent avoir une légitimité certaine, il leur est nécessaire d'imposer la catégorie identitaire de l'homosexualité comme universelle [63]. C'est à partir de là que les groupes et les universitaires de l'Internationale gay se font les hérauts d'un impérialisme spécifique. À la différence de l'homonationalisme de Jasbir Puar, qui est, nous l'avons vu, un produit de l'homonormativité combiné avec le projet nationaliste, l'impérialisme gay dont parle Joseph Massad se déploie et trouve ses origines dans une critique plus générale de l'impérialisme. Le mouvement est celui de l'imposition des catégories sexuelles aux pays arabes pour justifier les politiques internes de revendication. L'auteur de Desiring Arabs met donc en lumière un processus culturel de « violence épistémique », comme l'écrirait Gayatri Spivak [64]. Cette violence épistémique dessert politiquement le plus souvent les sujets qu'elle voudrait « sauver ». La croyance en l'homosexualité (et l'hétérosexualité) comme catégorie universelle, qui demeure implicite dans le travail de Jasbir Puar, est fermement critiquée par Joseph Massad, qui en fait d'ailleurs le point théorique fondamental des logiques impérialistes concernant les sexualités. Les politiques impérialistes, par l'imposition des seules catégories identitaires liées à l'homosexualité, parce qu'elles les élident et les invisibilisent complètement en les substituant, d'une part ne font que renforcer les croyances en l'inexistence d'autres subjectivités sexuelles existantes, et d'autre part empêchent l'apparition et l'expression des subjectivités qui ne se conforment pas à l'épistémologie sexuelle et au modèle identitaire occidentaux.

Dépossessions « culturelles » et accumulation de capital

19 Les analyses de Jasbir Puar et de Joseph Massad sur l'impérialisme sexuel semblent par conséquent complémentaires, même si politiquement très différentes. Si Puar s'attache aux foyers de l'homonationalisme dans le cadre de la seule société américaine, Joseph Massad étudie les phénomènes de l'impérialisme culturel des politiques missionnaires internationales. Ce caractère double de l'impérialisme a notamment été mis en lumière David Harvey dans son livre Le nouvel impérialisme[65]. Les politiques expansionnistes du capitalisme de l'après-chute du bloc communiste, mais surtout l'avènement depuis lors des politiques néolibérales, se sont reconfigurées à l'échelle globale. Ces politiques continuent de jouer sur un double tableau, national et international, comme auparavant, mais désormais ces deux tableaux deviennent encore plus strictement synergiques. Les politiques internationales soutiennent et renforcent les politiques de l'impérialisme interne, et vice versa. Ce sont maintenant les mêmes types de politiques qui sont menées à l'intérieur comme à l'extérieur.

20 Les analyses respectives de Jasbir Puar et de Joseph Massad ont aussi le mérite de comprendre les politiques homonationalistes et d'impérialisme sexuel comme une combinaison de forces où les États demeurent déterminants. Pas d'homonationalisme sans les pouvoirs étatiques de sécurité intérieure, de cooptation et de normalisation des populations queer aux États-Unis. Et pas d'impérialisme gay sans les subventions et les incitations du gouvernement et des universités américaines aux groupes d'activistes et aux universitaires. Les impérialismes ainsi décrits ont besoin d'une territorialisation précise. Les États sont parties prenantes de toutes ces politiques. Ils  uvrent en synergie avec les acteurs sociaux qui ne sont pourtant pas simplement instrumentalisés, mais travaillent volontairement avec les pouvoirs étatiques parce qu'ils en tirent un bénéfice certain en termes de privilèges, de reconnaissance, de pouvoir [66].

21 La particularité et la nouveauté de ces travaux résident aussi dans le dévoilement de nouvelles politiques impérialistes fondées sur (et utilisant) les questions de sexualité. Ils soulignent, en outre, les effets de structure de la mondialisation néolibérale sur les rapports de genre et de sexualité et insistent sur les effets des politiques « culturelles » de reconnaissance qui demandent l'intégration au corps national. Ils éclairent enfin un cadre de co-formation et d'imbrication des savoirs et des pratiques, entre les acteurs situés dans des contextes socio-politiques et culturels précis et les institutions dont ils font partie ou avec lesquelles ils sont connectés.

22 À partir d'une lecture matérialiste, nous pouvons suggérer que ces deux auteurs mettent en lumière, du point de vue culturel, un processus de l'impérialisme que David Harvey appelle l'« accumulation par dépossession [67] ». En effet, une des caractéristiques principales du système capitaliste est de se développer à travers « l'accès à des marchés toujours plus étendus pour maintenir des opportunités d'investissement rentables. Cela signifie que les territoires non capitalistes doivent être ouverts par la force, non seulement aux activités commerciales (ce qui peut se révéler utile), mais aussi au capital, pour s'investir dans des projets rentables, bénéficiant d'une main-d' uvre et de matières premières moins chères, des terres à bon marché, et de tout ce qui s'en suit [68] ». Mais pour que ce système de dépossession ne s'épuise pas dans le même mouvement, « les territoires non capitalistes doivent être maintenus (par la contrainte si nécessaire) dans un état non capitaliste [69] » ­ au sens où « le capitalisme requiert effectivement quelque chose "en dehors de lui-même" pour accumuler [70] » et pour se stabiliser. De surcroît, « le capitalisme peut soit utiliser un "dehors" préexistant (des formations sociales non capitalistes ou un secteur particulier au sein du capitalisme ­ comme l'éducation ­ qui n'a pas encore été prolétarisée) soit le confectionner activement lui-même [71] ». Cette dialectique du « dedans-dehors » est donc nécessaire à ce que Marx appelait le processus de l'« accumulation primitive », qui peut aussi être décrit comme « un processus de prolétarisation [72] ». Ce dernier nécessite alors « une combinaison de contraintes et d'appropriations de compétences précapitalistes, de relations sociales, de connaissances, de tournures d'esprit et de croyances, au détriment des prolétaires en devenir. Les structures de parenté, l'organisation des familles et des foyers, les relations de genre et d'autorité (...) ont toutes un rôle à jouer. Dans certains cas, les structures préexistantes doivent être violemment détruites, parce qu'incompatibles avec le travail sous le capitalisme ; en même temps, de multiples observations suggèrent aujourd'hui qu'elles peuvent aussi être cooptées afin de tenter de forger une base consensuelle, plutôt que coercitive, pour la formation de la classe ouvrière [73] ».

23 Il nous semble possible de mettre en parallèle cette analyse de l'accumulation par dépossession et les politiques d'impérialisme culturel étudiées par Jasbir Puar et Joseph Massad. Comment ces politiques et ces phénomènes de dépossession culturelle s'insèrent-ils dans le contexte plus vaste de l'impérialisme du système capitaliste ? Pourquoi le capital a-t-il besoin de ces politiques spécifiques, notamment liées à la sexualité ? En fait, l'imposition des catégories et d'une épistémologie sexuelle dans les pays arabes ou à des populations non blanches en Occident, correspond, au niveau « culturel », à l'ouverture des territoires non capitalistes au capital (en créant par exemple des nouveaux marchés fondés sur les identités LGBTQI) et à une nouvelle prolétarisation de ces populations. En effet, selon David Harvey, une des caractéristiques principales du modèle impérial américain a été de substituer aux politiques de supériorité biologique raciale des empires coloniaux européens, une supériorité culturelle fondée sur la propriété privée et les droits individuels. De surcroît, comme le dit Lisa Duggan [74], la rhétorique néolibérale qui s'est imposée ces trois dernières décennies a réactivé et institutionnalisé la fausse séparation entre l'ordre du culturel et l'ordre l'économique de la théorie politique libérale. Lisa Duggan explique que cette séparation empêche de voir comment, dans les sociétés capitalistes, les identités dites culturelles, comme la race, le genre, l'ethnicité, et la sexualité ne sont rien d'autre que différents vecteurs par lesquels l'argent et les avantages matériels, symboliques et sociaux circulent. L'instauration d'une sphère « culturelle » autonome (le modèle du multiculturalisme des pays anglo-saxons et le modèle républicain français en sont des exemples parlants) ne serait alors qu'une autre façon de faire marcher la machine capitaliste par l'accumulation de capital, sous couvert d'une supposée neutralité du système économique en rapport à ces questions. Nous pouvons avancer en revanche que le néolibéralisme organise les identités culturelles justement comme des marqueurs de la stratification sociale pour l'accumulation du capital. Il s'agit là d'un phénomène de « prolétarisation » par la culture qui crée les conditions d'une hiérarchisation sociale de redistribution vers le haut des pyramides « culturelles ». Dans la sphère « autonome » des cultures et des identités nous pouvons aussi avancer un double mouvement de l'accumulation. D'une part, la création de chaque pyramide « culturelle » permet l'extraction des ressources de la base vers le haut. Ainsi, nous pouvons voir comment marche la pyramide des sexualités où l'hétérosexualité conserve le sommet en rapport aux subjectivités LGBTQI ou queer, en termes d'avantages matériels, sociaux et symboliques. Dans la pyramide raciale par contre nous verrons le sommet occupé par les sujets « blancs » et la base par les sujets non-blancs [75]. D'autre part, dans la pyramide de toutes les identités et les subjectivités « culturelles » (le corps national), on assiste à un phénomène de stratification sociale par laquelle les identités LGBTQI sont misent en concurrence avec les identités et les subjectivités de race. L'ascension par l'intégration (toujours inachevée, et inachevable (?)) des identités LGBQTI vers le sommet de la pyramide occupé par la masculinité hégémonique [76] (hétérosexuelle, blanche, d'âge moyen, de classe supérieure) [77] se fait au détriment des subjectivités de race, comme les phénomènes d'homonationalisme et d'impérialisme sexuel le montrent. Pour reprendre la méthode de Jasbir Puar, nous pouvons dire que l'agencement et les processus simultanés de ce double mouvement de stratification sociale, à la fois sexuelle et raciale, est l'instrument du corps national qui fonctionne comme une machine « culturelle » puissante d'accumulation de capital. Cette accumulation, qui marche par dépossession, si elle impose une nouvelle territorialisation culturelle (intégration) aux sujets « résistants », doit en même temps en garder au moins une partie dans l'extériorité, c'est-à-dire en dehors du corps national.

Conclusion

24 Le renvoi des populations musulmanes ou non blanches à un état de « barbarie sexuelle » culturellement originel les maintient dans une position d'extériorité et d'infériorité constante, (on peut donc continuellement les déposséder), et stabilise par opposition le système des « valeurs » culturelles hégémoniques des sociétés capitalistes (le corps national). Si les identités sexuelles LGBTQI sont désormais intégrées (ou intégrables) au corps national (capitaliste) [78], parce qu'elles sont « dignes » d'en faire partie comme nous le rappelle Jasbir Puar, le « dehors » du capitalisme se trouve de plus en plus du côté d'autres identités culturelles que sont les identités de race, sexuelles ou non d'ailleurs. Ce dehors se trouve soit déjà à l'extérieur du corps national, comme les formes et les subjectivités sexuelles qui ne se sont pas conciliables avec son épistémologie sexuelle (Joseph Massad), soit il est créé par ses soins en opposition, à l'instar de la figure du terroriste, queer ou pas (Jasbir Puar). Si la logique de dépossession culturelle pour l'accumulation de capital a toujours existé dans le système capitaliste [79] (la « violence épistémique » peut donc être analysée comme un moyen de dépossession matérielle), la nouveauté tient à ce que cette logique s'intéresse aujourd'hui, et de plus en plus, aux questions de sexualité, notamment à l'homosexualité. Il semble alors que la séquestration contemporaine des discours sur les sexualités soit la nouvelle étape d'un long processus d'imposition de l'hégémonie capitaliste à l'échelle nationale et globale pour soutenir l'expansionnisme et l'accumulation du capital. Les phénomènes de dépossession matérielle par le biais de politiques « culturelles » rentrent ainsi dans la logique plus ample du système capitaliste néolibéral et d'un nouvel impérialisme.


Date de mise en ligne : 09/04/2013

https://doi.org/10.3917/rai.049.0075

Notes

  • [1]
    David L. Eng, Judith Halberstam, José E. Muñoz, « What's Queer about Queer Studies Now ? », Social Text, vol. 23, no 3-4, 2005, p. 1-18.
  • [2]
    Ibid., p. 1.
  • [3]
    LGBTQI renvoie ici à Lesbiennes, Gays, bisexuel-le-s, Transgenre, Queer et Intersexes.
  • [4]
    Les ouvrages récents de Martin Manalansan de 2003, et de Gayatri Gopinath de 2005, par exemple, explorent comment les communautés queer en diaspora arrivent à se construire des repères culturels et identitaires spécifiques pour résister et faire face aux adversités de la vie quotidienne souvent teintées d'exclusion, d'orientalisation, et de racialisation. Ces deux auteurs insistent sur le fait que pour comprendre les contextes de diaspora, à côté des questions de la nationalité et de l'ethnicité, la sexualité demeure un des facteurs principaux. Martin Manalansan, Global Divas. Filippino Gay Man in the Diaspora, Durham, Duke University Press, 2003 ; Gayatri Gopinath, Impossible Desire : South Asian Public Cultures, Durham, Duke University Press, 2005.
  • [5]
    Lisa Duggan, The Twilight of Equality ? Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack on Democracy, Boston, Beacon Press, 2003.
  • [6]
    Jasbir K. Puar, Terrorist Assemblages. Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007.
  • [7]
    Seuls les deux premiers chapitres ont été traduits : « La sexualité du terrorisme » et « Abu Ghraib et l'exceptionnalisme sexuel américain ». On regrettera notamment l'absence de traduction de l'introduction et de la conclusion qui, dans la version originale, posent les bases théoriques principales et expliquent plus clairement les concepts utilisés dans le livre. Dans cet article, on se référera plus spécialement à l'édition en français, à laquelle renverront donc les références des citations, sauf quand indiqué différemment. Jasbir K. Puar, Homonationalisme. Politiques queer après le 11-Septembre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.
  • [8]
    Les formes de nationalisme sexuel spécifiques aux nations européennes existent aussi, mais nous pensons que les politiques homonationalistes en Europe sont largement redevables de l'hégémonie américaine en ce domaine. Pour une meilleure compréhension des enjeux théoriques, nous nous limiterons ici au cas des États-Unis d'Amérique. Pour le contexte européen voir, entre autres, Jin Haritaworn, Tamsila Tauquir, Esra Erdem, « Gay Imperialism : Gender Sexuality Discourse in the "War on Terror" », in Adi Kuntsman et Esperanza Miyake, Out of Place : Interrogating Silences in Queerness/Raciality, York, Raw Nerve Books, 2008, p. 71-96.
  • [9]
    Éric Fassin a introduit le concept de « démocratie sexuelle » qui recouvre en partie, mais en quelque sorte le déborde aussi, le sens de l'exceptionnalisme sexuel proposé par Jasbir K. Puar. Le concept de démocratie sexuelle n'est, en fait, pas entendu d'une façon foncièrement négative. Seule l'instrumentalisation de cette démocratie et les modalités pour y accéder sont critiquées quand elles se font complices d'un nationalisme sexuel spécifique. Voir à ce propos, Éric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, no 26, 2006, p. 123-131.
  • [10]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 8.
  • [11]
    Dans une note du premier chapitre du texte français, Jasbir Puar explique son usage « ambigu » du mot queer, désignant les subjectivités de l'altérité et des sexualités alternatives et contestataires, mais qui sont parfois « engagées et impliquées dans des pratiques et espaces homonormatifs », ibid., p. 113. Pourtant, elle utilise ce terme, comme ici, pour désigner des subjectivités radicalement alternatives au projet nationaliste, notamment des subjectivités queer non blanches. Pour une meilleure compréhension, nous appellerons donc subjectivités LGBTQI quand elles sont décrites comme homonormatives et utiliserons le terme « queer » pour indiquer les sujets et les subjectivités non normatives.
  • [12]
    Ibid., p. 8.
  • [13]
    Ibid., p. 10.
  • [14]
    Pour une analyse à partir de la culture visuelle concernant l'opposition entre les politiques LGBTQI et les politiques ethno-raciales et pour une critique de l'homonormativité en France, voir Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts, Homoexoticus. Race, classe et critique queer, Paris, Armand Colin, 2010.
  • [15]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 10.
  • [16]
    Gilles Deleuze et Felix Guattari, L'anti-dipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972.
  • [17]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 11.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Jasbir Puar, Terrorist Assemblages..., op. cit., p. 166 et suiv.
  • [20]
    Ibid., p. 212.
  • [21]
    Ibid., p. 21 et suiv.
  • [22]
    Voir entre autres, Edward Said, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980.
  • [23]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
  • [24]
    Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York/Londres, Routledge, 1990.
  • [25]
    Giorgio Agamben, Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1998.
  • [26]
    Tournant affectif.
  • [27]
    Voir particulièrement, Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, New York, Routledge, 2004 et Sara Ahmed, Queer Phenomenology : Orientations, Objects, Others, Durham, Duke University Press, 2006.
  • [28]
    Jasbir Puar, Terrorist Assemblages..., op. cit., p. 166 et suiv.
  • [29]
    Voir Derek Gregory, The Colonial Present : Afghanistan, Palestine, Iraq, Oxford, Blackwell, 2004.
  • [30]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 11-12.
  • [31]
    Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, op. cit.
  • [32]
    Voir particulièrement Michel Foucault, « La généalogie de l'individu moderne. Questions et réponses », in Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984.
  • [33]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
  • [34]
    Ibid., p. 24.
  • [35]
    À ce propos, il faut souligner le parallèle saisissant avec les thèses de Judith Butler sur le « tabou de l'homosexualité » dans la construction des sujets hétérosexuels et de la norme du genre. Voir sur ce point, Judith Butler, Gender Trouble..., op. cit.
  • [36]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
  • [37]
    C'est de cette façon que Jasbir Puar définit l'époque de l'après-11 Septembre. Elle joue sur la double signification du mot « queer » comme « bizarre, étrange, suspect » et comme étant presque synonyme de « gay et lesbien » comme il est utilisé aujourd'hui dans les études queer (Queer Studies) aux États-Unis notamment.
  • [38]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
  • [39]
    Ibid., p. 25.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Voir à ce propos, Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit.
  • [42]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 68.
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit.
  • [46]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 70.
  • [47]
    Ibid., p. 110.
  • [48]
    Ibid., p. 73.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Formule d'Edward Said tirée de son livre sur l'orientalisme : L'Orientalisme, op. cit., p. 167.
  • [51]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 79.
  • [52]
    Ibid., p. 85.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid., p. 84.
  • [55]
    Rey Chow, The Protestant Ethnic and the Spirit of Capitalism, New York, Columbia University Press, 2002.
  • [56]
    Ibid., p. 107, cité par Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 85.
  • [57]
    Voir Homi Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
  • [58]
    Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 86.
  • [59]
    Edward Said, L'Orientalisme, op. cit.
  • [60]
    Ramon Grosfoguel, Colonial Subjects : Puerto Rican Subjects in a Global Perspective, Berkeley, University of California Press, 2003.
  • [61]
    Avec ce terme Joseph Massad désigne tous les associations, groupes d'activistes, et chercheur-e-s universitaires qui défendent ou soutiennent les politiques de reconnaissance sexuelle, et qui insistent, ouvertement ou implicitement, sur l'universalité des identités homosexuelles (occidentales).
  • [62]
    Joseph Massad, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
  • [63]
    Ibid., p. 41 et p. 47-49.
  • [64]
    Dans le prolongement des travaux de Michel Foucault, Gayatri Spivak utilise le concept de « violence épistémique » pour décrire la destruction des épistémologies non occidentales par imposition de l'épistémologie occidentale. En raison de la destruction de la culture des subalternes (il est question pour Spivak d'analyser la position des femmes dans le contexte coloniale indien) par la puissance coloniale, et la marginalisation de leur épistémologie, la « violence épistémique » décrit ainsi le fait que les subalternes se voient toujours considérées en traduction et ne peuvent jamais s'exprimer par elles-mêmes. Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
  • [65]
    David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.
  • [66]
    Si on s'hasardait à une analyse du problème de l'État d'un point de vue gramscien et matérialiste, ce que nous ne pouvons faire ici qu'en esquisse, nous pourrions dire que les acteurs sociaux (organisations, groupes, associations et universitaires), non seulement travaillent en synergie avec l'État, mais également qu'ils en font partie. Selon la conception de l'État proposée par Antonio Gramsci, la distinction entre l'État et la « société civile » (distinction que l'on rencontre apparemment ici) est pour le moins ambiguë. En effet, dans la lutte pour l'hégémonie, une partie de la société civile fait souvent « bloc social » avec l'État, entendu comme « société politique » (les formations institutionnelles, administratives et juridiques de contrôle et de commande), pour former ce que Gramsci appelle l'« État intégral ». Avec cette lecture de l'État intégral, nous pouvons comprendre comment et pourquoi par exemple les intérêts des groupes LGBTQI et de l'État peuvent se retrouver sur les politiques homonationalistes ou impérialistes dans la lutte pour l'hégémonie. Sur la question de l'État chez Gramsci voir Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l'État. Pour une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard, 1975 ; pour une analyse plus contemporaine de Gramsci voir Peter D. Thomas, The Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, Leiden, Brill, 2009 et Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011.
  • [67]
    David Harvey, Le nouvel impérialisme, op. cit., p. 165-210.
  • [68]
    Ibid., p. 167.
  • [69]
    Ibid., p. 166.
  • [70]
    Ibid., p. 169.
  • [71]
    Ibid.
  • [72]
    Ibid., p. 174.
  • [73]
    Ibid., nos italiques.
  • [74]
    Voir Lisa Duggan, The Twilight of Equality ?, op. cit., p. 1 et suiv.
  • [75]
    Pour une lecture matérialiste de la « question raciale » en France voir Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France : de De Gaulle à Sarkozy, Paris, La Fabrique, 2009.
  • [76]
    Pour une définition et aussi une analyse des la masculinité hégémonique en relation au capitalisme, notamment globalisé, voir Raewyn Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995 et Raewyn Connell et James Messerschmidt, « Hegemonic Masculinity : Rethinking the Concept », Gender & Society, vol. 19, no 829, 2005, p. 829-859.
  • [77]
    Pour avoir une idée de comment cette masculinité hégémonique fonctionne avec les « pyramides culturelles » du système capitaliste, voir par exemple la composition du groupe des PDGs des entreprises du CAC40 en France, 100 % masculin, d'âge moyen, presque exclusivement blanc. Il est en revanche impossible de déterminer l'appartenance à une catégorie identitaire sexuelle ­ considérée comme relevant uniquement de la sphère privée.
  • [78]
    Cela ne veut pas dire que les identités sexuelles LGBTQI ne servent aussi et encore en tant que marqueurs de stratification sociale dans les sociétés capitalistes, mais seulement que le processus d'intégration de ces identités au système capitaliste déplace son « dehors » vers les formes qui résistent de façon plus nette à son emprise directe.
  • [79]
    Pour une analyse marxienne des processus historiques de l'accumulation du « capital central » (Occident) au détriment du « capital périphérique » (pays non occidentaux) et pour une étude de la question de la dépendance voir Enrique Dussel, La production théorique de Marx. Un commentaire des Grundrisse, Paris, L'Harmattan, 2009, en part. p. 331 et suiv.

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