Couverture de RAI_046

Article de revue

Du droit au consentement. Sur quelques figures contemporaines du paternalisme, des sadomasochistes aux Témoins de Jéhovah

Pages 79 à 94

Notes

  • [1]
    Le « paternalisme sexuel » est ici défini comme l'imposition par la justice et la loi de normes touchant aux pratiques sexuelles de majeurs, au nom du bien des sujets concernés et contre leur volonté expresse.
  • [2]
    Le « paternalisme médical » est ici défini comme l'imposition par le corps médical de décisions concernant la santé des majeurs, au nom du bien de ces majeurs, et contre leur volonté expresse.
  • [3]
    CEDH, Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002. Diane Pretty, patiente atteinte d'une sclérose latérale amyotrophique, demandait à pouvoir bénéficier d'une assistance au suicide, en la personne de son mari, et reprochait à l'État britannique de ne pas respecter, en refusant cette demande, son droit à disposer librement de son corps.
  • [4]
    Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003 ; La liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.
  • [5]
    Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, Paris, Flammarion, 2002 ; Qu'avez-vous fait de la libération sexuelle ?, Paris, Flammarion, 2002.
  • [6]
    Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, trad. de l'angl. par Flora Bolter et Christophe Broqua, Paris, EPEL, 2010.
  • [7]
    Texte intégral disponible en ligne : http://www.france.qrd.org/texts/Europe/spanner.html.
  • [8]
    Texte intégral disponible en ligne : http://www.rtdh.eu/pdf/20050217_ka-ad_c_belgique.pdf.
  • [9]
    Oliver Cayla, « Le plaisir de la peine et l'arbitraire pénalisation du plaisir », in Daniel Borrillo et Danièle Lochak (dir.), La liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005, p. 89-105.
  • [10]
    G. Rubin, Surveiller et jouir..., op. cit.
  • [11]
    Voir les débats autour de l'arrêt Commune de Morsang sur Orge, du 27 octobre 1995???

1 L'IMPORTANCE ACCORDÉE AU CONSENTEMENT dans la saisie jurisprudentielle des pratiques sadomasochistes (SM) peut permettre de se tenir à distance du paternalisme sexuel [1], que notre société promeut bien volontiers, parfois sous couvert de féminisme, alors même qu'elle lutte contre le paternalisme médical [2], en particulier en France, au moyen de lois consacrées aux droits des malades (loi du 4 mars 2002, loi du 22 avril 2005). Le champ des pratiques sexuelles « extrêmes » a d'ailleurs vocation à croiser régulièrement celui de l'action médicale, comme l'a montré l'affaire Diane Pretty [3] qui a conduit la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à reconsidérer, par souci de cohérence, sa jurisprudence en matière de pratiques SM, ne voulant pas retirer au consentement des uns ce qu'elle venait de consacrer pour les autres. Le dispositif d'ensemble est complexe : tandis que les « victimes » des pratiques SM sont bien plus informées que les patients ne le sont par les médecins, que le formalisme contractuel de ces « contrats » érotiques (qui n'en sont pas, sur le plan de la technique et du statut juridique) est même plus marqué que celui des consentements à l'action médicale, encore empreints d'une forte dissymétrie des statuts entre malade et praticien, les magistrats continuent à craindre le surgissement de la violence dans le monde très codifié du « Bondage, Domination, Sado-Masochisme » (BDSM) alors qu'ils peinent à admettre, comme on le verra avec le sort des Témoins de Jéhovah transfusés contre leur volonté, qu'il puisse y avoir un mauvais traitement des patients, dès lors qu'on les a sauvés, y compris en méprisant leur volonté expresse et explicite. Certes, comme l'ont fait remarquer des auteurs comme Ruwen Ogien [4], Marcela Iacub [5] ou Gayle Rubin [6], le champ des pratiques sexuelles fait l'objet d'un contrôle beaucoup plus exigeant que n'importe quel autre champ de l'action humaine et on est toujours enclin à voir surgir un vice du consentement dans les pratiques sexuelles, a fortiori celles qui jouent sur la mise en scène de la domination, de la différence des rôles et sur la souffrance. Mais il est faux de voir la sexualité comme le seul domaine traversé par la tentation paternaliste : la maladie et de manière générale, le champ médical et pharmaceutique (car il y a un fort paternalisme à l' uvre aussi à propos de l'assistance au suicide par médicaments) sont tout aussi atteints par ce phénomène. Il s'agit ici de démontrer que la question du consentement ne peut pas être appréhendée sans inscrire celui-ci dans le contexte qui le détermine et le borne ­ un paternalisme, soit médical, soit sexuel, dont la puissance et la persistance sont volontiers inaperçues.

1. De la liberté d'obéir

2 L'article 222-1 du Code pénal dispose que « Le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie est puni de quinze ans de réclusion criminelle. » Torturer le corps d'autrui est constitutif à la fois d'une faute sur le plan civil, appelant réparation du préjudice par l'attribution de dommages et intérêts à la victime, et constitutif d'une infraction pénale, entraînant une peine d'emprisonnement. Dans le cadre d'un jeu érotique SM, si le partenaire « torturé » est satisfait, on reste loin du monde du droit. Si, pour une raison ou une autre, il est insatisfait ou veut se venger de son « maître », il peut saisir un juge pour la maltraitance dont il a été victime alors même que le maître pensait traiter la « victime » selon les termes d'un contrat qui les engageait tous les deux. Sur le plan civil, le juge est tout à fait capable de minorer le préjudice que la victime prétend avoir subi en s'appuyant sur les preuves que l'avocat du maître donnera de son consentement, de l'habitude de ces rituels SM entre eux, etc. Le juge appréciera l'ampleur du dommage à l'aune de la réalité d'un préjudice dont on ne voit pas pourquoi il serait constitué un jour alors qu'il était inexistant la veille. Ce qui caractérise un contentieux sur le plan civil, c'est le déséquilibre qui naît d'une situation préjudicielle ­ si ce déséquilibre est extérieur à l'action du défendeur, et provient du seul mouvement d'humeur du plaignant, alors le déséquilibre est aussi ténu que la dette qu'on prétend faire naître. Sur le plan pénal, la situation est plus complexe : le droit pénal est d'interprétation stricte et il suffit que l'action condamnable soit précisément décrite par le Code pénal pour qu'il y ait matière à poursuite et condamnation. Si le Code pénal interdit les coups et blessures volontaires, et qu'il y a effectivement eu des coups et blessures volontaires, l'auteur des coups est pénalement répréhensible. Le droit pénal protège la société dans son ensemble, et nullement les victimes ­ d'où l'indifférence à la question du consentement et à celle des habitudes érotiques des partenaires. Autrement dit : même si, jusqu'ici, le maître n'a jamais eu d'ennuis pour avoir blessé son partenaire, qui s'en trouvait heureux, il n'en commettait pas moins une série d'infractions et si la « victime » trouve soudainement à s'en plaindre, alors que jusqu'ici elle trouvait à s'en louer, sa plainte sera entendue comme celle de n'importe quelle victime. Le « contrat », implicite ou explicite, qui a été passé entre les deux partenaires, et qui indiquait que c'était d'un commun accord que l'un se livrait à des actes pénalement condamnables sur l'autre, ne protège en rien contre une action en justice en matière pénale. Une grande précarité juridique caractérise la situation des partenaires de pratiques SM : la « victime » peut à tout moment transformer son amant ou sa maîtresse en criminel. Les engagements réciproques raffinés consignés dans des « contrats » sont dépourvus de toute valeur juridique contractuelle puisqu'ils contiennent des dispositions contraires à l'ordre public qui les rendent donc nuls ; ils ne sont pas en revanche dénués de valeur d'usage processuelle, puisqu'on pourra les faire valoir, dans un contexte juridictionnel, évidemment dans le domaine civil, mais aussi, pour atténuer la condamnation, au titre de circonstances atténuantes de l'espèce, dans le domaine pénal. Cette dernière option n'est cependant pas sans risque, puisque la culture BDSM étant diversement appréciée et comprise, il ne va pas de soi que la spécificité (et surtout la réalité) de la liberté d'être soumis, torturé, avili, soit reconnue comme élément d'atténuation des crimes éventuels. La réprobation morale, l'état des bonnes m urs, risquent de rendre délicat le maniement d'un tel élément, comme on le voit avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme : arrêt du 19 février 1997, Laskey, Jaggard et Brown c/ Royaume-Uni[7] et arrêt du 17 février 2005, K.A. et A.D. c/ Belgique[8]. Dans aucun des deux cas, il n'y a eu de « plainte » des supposées « victimes » ­ la seule différence entre les deux affaires touche à l'homosexualité des premiers protagonistes et à l'hétérosexualité des seconds.
Dans l'arrêt Laskey, Jaggard et Brown, les faits sont ainsi résumés :

3 En 1987, plusieurs vidéocassettes enregistrées lors de réunions à caractère sadomasochiste impliquant les requérants et quarante-quatre autres homosexuels tombèrent entre les mains de la police alors que celle-ci procédait à des enquêtes de routine sur d'autres questions. Les requérants, avec plusieurs autres hommes, furent en conséquence inculpés de différentes infractions, notamment de coups et blessures intervenus lors de pratiques sadomasochistes qui s'étaient déroulées sur une dizaine d'années. (...). Ces actes consistaient essentiellement en mauvais traitements infligés sur les parties génitales (à l'aide de cire chaude, de papier de verre, d'hameçons et d'aiguilles par exemple) et en rituels de flagellation soit à mains nues soit au moyen de divers objets tels que des orties, des ceintures à pointes ou des martinets. Dans certains cas, le marquage au fer rouge ou les lésions infligées provoquèrent des saignements et laissèrent des cicatrices. Ces activités étaient librement consenties et menées en privé, apparemment sans autre but que la recherche du plaisir sexuel. Les souffrances étaient infligées selon certaines règles, dont un mot de code qui permettait à la « victime » de mettre un terme à l'« agression », et ne donnèrent lieu en aucun cas à des infections ou à des lésions permanentes ni ne nécessitèrent l'assistance d'un médecin. Ces pratiques se déroulèrent en divers lieux, dont des locaux aménagés en chambres de torture. Les séances étaient enregistrées à l'aide de caméras vidéo ; les cassettes étaient copiées et distribuées aux membres du groupe. Les poursuites se fondèrent essentiellement sur la teneur de ces vidéocassettes. Nul ne prétendit qu'elles avaient été vendues ou utilisées par d'autres personnes que les membres du groupe. Les requérants plaidèrent coupables des chefs de coups et blessures après que le juge du fond eut déclaré qu'ils ne pouvaient invoquer le consentement des « victimes » comme moyen de défense.

4Il était reproché par les requérants au Royaume-Uni d'avoir porté atteinte à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui protège le respect de la vie privée. Ce même article prévoit qu'une ingérence de l'État est possible dans la vie privée, à la condition qu'elle soit « prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la Protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. » Autrement dit, il était demandé à la Cour de mesurer la proportionnalité de l'action engagée par le Royaume-Uni à l'endroit de pratiques qui relevaient, ce que nul ne conteste, de la vie privée.

5La Cour estime que l'un des rôles incontestablement dévolu à l'État est la régulation, par le jeu du droit pénal, des pratiques qui entraînent des dommages corporels. Que ces actes soient commis dans un cadre sexuel ou autre n'y change rien. Le choix du niveau de dommage que la loi doit tolérer lorsque la victime est consentante revient en premier lieu à l'État concerné car l'enjeu est lié, d'une part, à des considérations de santé publique et à l'effet dissuasif du droit pénal en général et, d'autre part, au libre arbitre de l'individu. Les requérants soulignent qu'en l'espèce, les pratiques litigieuses relevaient de la morale privée, qui échappe à la sphère d'intervention de l'État. Selon eux, les chefs de poursuite et condamnation concernaient exclusivement le comportement sexuel privé. La Cour n'est pas convaincue par cette thèse. Il ressort à l'évidence des faits établis par les juridictions internes que les pratiques sadomasochistes des requérants ont entraîné des lésions ou blessures d'une gravité certaine et non pas seulement légères ou passagères (...). La Cour ne souscrit pas non plus à l'argument des requérants selon lequel ils n'auraient pas dû faire l'objet de poursuites puisque leurs blessures n'étaient pas graves et qu'ils n'avaient pas eu besoin d'un traitement médical. Pour décider d'entamer ou non des poursuites, les autorités de l'État étaient en droit de prendre en compte non seulement la gravité des dommages réellement causés ­ jugée importante comme indiqué plus haut (...) mais aussi le préjudice potentiel inhérent aux actes en question.

6Comme Oliver Cayla l'a remarquablement démontré [9], la Cour a été obligée de s'appuyer sur un critère de « santé publique » pour justifier l'action du Royaume-Uni faute de pouvoir affirmer que les « victimes » n'étaient pas consentantes, puisqu'elles l'étaient. Il s'agissait de reconnaître que l'État a une faculté d'ingérence dès lors que des dommages corporels graves sont possibles ­ la difficulté étant que, par définition, toute pratique SM peut entraîner, selon la formule de la Cour, un « préjudice potentiel » grave. L'intervention de l'État se justifiant par les risques qu'on fait courir aux citoyens en tolérant des pratiques dangereuses, quand bien même ces pratiques font l'objet d'un consentement par ceux qui les subissent.

7Quel peut être dans ce contexte le consentement à un dommage corporel qui, dans un autre contexte, ferait l'objet d'une sanction pénale ? Autrement dit : quel droit possède l'État de passer outre le respect de la vie privée pour protéger, y compris contre eux-mêmes, les sujets des dommages corporels qu'ils sont susceptibles d'endurer ? Dans l'affaire discutée, la question du consentement est donc contournée, dans la mesure où le seul élément pris en considération est la dangerosité objective des pratiques et leur qualification pénale.

8La même Cour, saisie d'une affaire semblable, huit ans plus tard, infléchit sensiblement sa position puisqu'elle se demande si la « victime » était véritablement consentante, semblant ainsi faire du consentement un critère d'opportunité de l'action de l'État. Les requérants reprochaient à la Belgique de ne pas avoir respecté l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

9Les prévenus ont tout simplement ignoré que la victime criait « pitié ! », le mot par lequel il aurait été convenu entre les intéressés que la victime pouvait immédiatement mettre fin aux opérations en cours. Ainsi, par exemple, quand la victime suspendue, se voyait planter des aiguilles dans les seins (au moins sept aiguilles dans chaque sein), les mamelons, le ventre et le vagin, elle se voyait ensuite introduire une bougie dans le vagin, puis fouetter les mamelons. Quand elle hurlait de douleur et criait « pitié ! » en pleurant, les prévenus continuaient de lui planter d'autres aiguilles dans les seins et dans les cuisses, au point qu'un des seins se mit à saigner. Peu après, la victime, qui était alors suspendue par les pieds, se voyait administrer cinquante coups de fouet, pendant qu'on lui faisait couler de la cire brûlante sur la vulve puis qu'on lui introduisait des aiguilles dans les seins et les lèvres vulvaires. Même si ces faits n'ont pas laissé de séquelles durables, à part quelques cicatrices, ils étaient, de l'avis de la Cour d'appel, d'une particulière gravité et susceptibles de provoquer des blessures et lésions sérieuses, en raison de la violence utilisée à cette occasion ainsi que de la douleur, de l'angoisse et de l'humiliation infligée à la victime. La Cour d'appel releva en outre que pendant leurs ébats, et contrairement à la norme en ce domaine, les requérants buvaient toujours de grandes quantités d'alcool, ce qui leur faisait rapidement perdre tout contrôle de la situation.

10 Dans sa décision finale, la Cour reconnaît que l'action de la Belgique était légitime et proportionnée, mais elle assortit cette décision de considérations qui donnent un sens fondamentalement différent à sa jurisprudence, en se démarquant très nettement de la décision de 1997 :

11L'article 8 de la Convention protège le droit à l'épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 11 juillet 2002) ou sous l'aspect de l'autonomie personnelle qui reflète un principe important qui sous-tend l'interprétation des garanties de l'article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002). Ce droit implique le droit d'établir et entretenir des rapports avec d'autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par ex. Burghartz c. Suisse et Friedl c. Autriche), y compris dans le domaine des relations sexuelles, qui est l'un des plus intimes de la sphère privée et est à ce titre protégé par cette disposition (Smith et Grady c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1999). Le droit d'entretenir des relations sexuelles relève du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d'autonomie personnelle. À cet égard, « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l'entend peut également inclure la possibilité de s'adonner à des activités perçues comme étant d'une nature physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d'autres termes, la notion d'autonomie personnelle peut s'entendre au sens du droit d'opérer des choix concernant son propre corps » (Pretty, précité, § 66).

12L'arrêt Pretty discutait la demande d'une femme, Diane Pretty, atteinte d'une sclérose latérale amyotrophique (SLA), et qui demandait à pouvoir bénéficier d'une aide au suicide. Il s'agissait de savoir si le Royaume-Uni ne portait pas atteinte à sa vie privée en lui interdisant de souhaiter une action médicale qui entraînerait des dommages corporels allant jusqu'à la mort. Sans accorder sur le fond à Diane Pretty un droit au suicide assisté, elle lui reconnaissait un droit de regard sur son propre destin. Ce faisant, la Cour s'est mise en situation de devoir infléchir sa jurisprudence en matière de SM. On voit mal, en effet, comment on pourrait, au nom de l'autonomie, pouvoir légitimement choisir de mourir et, au nom de la même autonomie, ne pas pouvoir choisir d'être blessé, a fortiori superficiellement. Ou alors cela signifie que la mort est moins grave qu'un simple dommage corporel passager. Ou que la mort d'une personne handicapée est moins grave que la blessure d'un bien portant masochiste. Le critère central devient donc le respect de l'autonomie personnelle, autrement dit, d'une autonomie dont je suis moi-même le juge. La Cour en déduit :

13Si une personne peut revendiquer le droit d'exercer des pratiques sexuelles le plus librement possible, une limite qui doit trouver application est celle du respect de la volonté de la « victime » de ces pratiques, dont le propre droit au libre choix quant aux modalités d'exercice de sa sexualité doit aussi être garanti. Ceci implique que les pratiques se déroulent dans des conditions qui permettent un tel respect, ce qui ne fut pas le cas. En effet, à la lumière notamment des éléments requis par la Cour d'appel, il apparaît que les engagements des requérants visant à intervenir et arrêter immédiatement les pratiques en cause lorsque la « victime » n'y consentait plus n'ont plus été respectées. De surcroît, au fil du temps, toute organisation, tout contrôle de la situation étaient devenus absents. Il y a eu une escalade de la violence et les requérants ont eux-mêmes avoué qu'ils ne savaient pas où elle se serait terminée.

14La Cour reconnaît ainsi que les pratiques BDSM doivent être tolérées par les États dès lors qu'elles sont des pratiques BDSM telles que les amateurs de BDSM les entendent. Cette sexualité est d'ailleurs caractérisée par son caractère normé, contrôlé, contractuel et elle facilite la reconnaissance de standards tels que les magistrats les affectionnent. Sans consentement et sans formalisme, sans confiance aussi, il n'y a pas de BDSM. Comme l'explique Gayle Rubin [10] dans tous ses travaux sur le milieu « cuir » et sur les pratiques SM, ces mondes sont organisés par des règles bien plus précises, des codes de bonnes pratiques bien plus explicites (et des sanctions sociales très fortes pour ceux qui ne les respectent pas) que ce qu'on rencontre dans la sexualité dite « normale ».

2. De la liberté de refuser

15 Le droit français reconnaît le droit pour les patients, au nom de l'autonomie de leur volonté, de « refuser un soin » (en réalité, un traitement), parce que tout traitement nécessite le consentement du patient dans la mesure où il s'agit d'un geste invasif. C'est ce qu'indique explicitement l'article 16-3 du Code civil :
Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps humain qu'en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l'intérêt thérapeutique d'autrui. Le consentement de l'intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n'est pas à même de consentir.

16 Dans le même temps, le Code de déontologie médicale, qui reprend le serment hippocratique, oblige le médecin à faire tout ce qui est en son pouvoir pour « soigner » les malades. La situation du « refus de soin » est alors délicate, en particulier dans le cas de patients qui ne sont pas en fin de vie, qu'un geste médical simple peut sauver, mais qui le refusent. Que doit faire le médecin face au danger d'une personne en situation d'urgence qui refuse un traitement ? Lui sauver la vie ou la laisser mourir ?

17Par le passé, des Témoins de Jéhovah ont réclamé des indemnisations au titre d'un préjudice moral lorsqu'ils avaient été transfusés en dépit de leur refus, même s'il n'existait pas d'autre moyen de les sauver. Le Conseil d'État a statué sur cette demande le 21 octobre 2001, en procédant en deux temps. En premier lieu, il a annulé une décision de la Cour administrative d'appel de Paris qui avait refusé l'indemnisation, au motif que cette juridiction avait « entendu faire prévaloir de façon générale l'obligation pour le médecin de sauver la vie sur celle de la volonté du malade ». Puis le Conseil d'État a, lui aussi, rejeté la requête des Témoins de Jéhovah, estimant que l'hôpital n'avait pas commis de faute de nature à engager sa responsabilité du fait que les médecins avaient choisi, dans le seul but de sauver un malade dans une situation extrême, d'accomplir un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état. Après cet échec et l'adoption de la loi du 4 mars 2002 consacrant les droits du malade, les Témoins de Jéhovah ont mobilisé les tribunaux administratifs au moyen d'une autre procédure, d'urgence, le référé-injonction ou « référé-liberté ». Cette procédure permet à tout justiciable de saisir le juge des référés, si une décision prise à son encontre par une administration ou un service public porte une atteinte grave et manifestement illégale à l'une de ses libertés fondamentales. En l'espèce, l'hôpital se voit reprocher de porter une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de refuser un traitement que décrit la loi du 4 mars 2002. La difficulté principale pour les Témoins de Jéhovah est que l'urgence judiciaire (décision rendue dans les 48 heures) ne correspond pas à l'urgence médicale (quelques heures) et que la transfusion sanguine est malgré tout accomplie. Le juge des référés se retrouve ainsi en position d'ordonner de « ne pas transfuser » alors même que la transfusion vient d'être faite.

18Une première affaire a opposé une jeune femme Témoin de Jéhovah au CHU de Saint-Étienne où elle avait été transfusée à la suite d'un traumatisme et d'une intervention chirurgicale hémorragique. Le tribunal administratif de Lyon a ordonné à cet hôpital de ne pas transfuser la jeune femme si elle le refusait, conformément à la loi du 4 mars 2002. Mais, l'hôpital ayant précisé la gravité de la situation, il a assorti cette injonction d'une exception au cas où la vie de la patiente serait en danger. L'affaire a été portée devant le juge des référés du Conseil d'État qui a confirmé cette décision, en apportant la précision suivante :

19Avant de recourir, le cas échéant, à une transfusion dans les conditions indiquées [situation extrême mettant en jeu un pronostic vital], il incombe aux médecins du Centre hospitalier universitaire de Saint-Étienne d'une part d'avoir tout mis en  uvre pour convaincre la patiente d'accepter les soins indispensables, d'autre part de s'assurer qu'un tel acte soit proportionné et indispensable à la survie de l'intéressée.

20On retrouve les termes de la loi du 4 mars 2002, sans qu'il y ait de revirement de jurisprudence par rapport à l'arrêt du Conseil d'État du 21 octobre 2001. La décision a été prononcée le 16 août 2002. Une seconde affaire a débuté quelques jours plus tard. Transférée d'une clinique vers le Centre hospitalier de Valenciennes en raison d'un saignement sévère faisant suite à un accouchement, une jeune mère a été transfusée malgré son refus, au nom de ses convictions religieuses. Une procédure de « référé-liberté » a été engagée un vendredi et la décision a été rendue dans les deux jours. L'audience a eu lieu le dimanche 25 août : l'hôpital n'était ni présent ni représenté et n'avait pas fait parvenir ses arguments quant à l'existence d'un risque vital. Comme le tribunal de Lyon, celui de Lille a ordonné de ne pas transfuser contre son gré la patiente. Mais, contrairement à l'affaire jugée à Lyon, il n'a pas été fait d'exception au titre de l'urgence vitale puisque le juge ne disposait d'aucun argument en ce sens : il n'a pu que mentionner cette carence. Là-aussi, la patiente avait néanmoins déjà été transfusée.

21L'obligation d'assistance à personne en péril, définie par l'article 223-6 du Code pénal (et le Code Pénal s'impose à l'ordre administratif comme à l'ordre judiciaire) et le droit à refuser des soins sont inscrits dans la loi, imposant au médecin le devoir de les respecter. La question initiale reste donc entière : que faire si ces deux devoirs s'opposent ? Quand il y a urgence vitale (et alors, il faut que l'équipe médicale songe à pouvoir en apporter la preuve devant la juridiction compétente), l'obligation de porter assistance peut s'imposer au médecin, comme à n'importe qui d'ailleurs. Soutenir que le médecin a un devoir de laisser mourir le patient conformément à sa volonté reviendrait à faire du médecin une catégorie de la population exonérée du devoir de porter secours à qui risque de mourir ­ mais le droit pénal, qui est d'interprétation stricte, ne prévoit ce régime dérogatoire que dans les cas relevant de ce qu'on appelle un « fait justificatif », autrement dit une autorisation donnée par la loi d'agir contrairement à la lettre du Code pénal (ainsi, quand existait encore la peine de mort, il allait de soi qu'on ne pouvait pas inculper pour « homicide volontaire avec préméditation » le bourreau en charge des exécutions, alors même qu'il tuait volontairement et avec préméditation). La loi du 4 mars 2002 pourrait tout à fait jouer ce rôle de « fait justificatif » et il serait singulier qu'on puisse reprocher à un médecin ayant laissé mourir un Témoin de Jéhovah, de ne pas avoir porté assistance à une personne en péril. Sur ce point, la jurisprudence fait défaut, puisque le contentieux a jusqu'ici porté sur des transfusions non désirées et non pas sur des défauts de transfusion, ayant entraîné la mort des patients et la plainte de proches susceptibles de s'étonner non pas d'un mépris de la volonté exprimée par le patient, mais du respect de sa volonté, jusque dans la mort. Cet état de fait peut changer dans l'avenir avec la multiplication des établissements de santé prévoyant un accueil spécifique pour les Témoins de Jéhovah et s'engageant à ne pas les transfuser ­ peut-être que certains membres de leur famille, ne partageant pas leurs convictions religieuses, reprocheront un jour à ces établissements d'avoir respecté les convictions de leur parent, en assumant leur décès.

22Il est intéressant, pour comprendre la portée de la théorie du « fait justificatif », de comparer le rôle que la loi du 4 mars 2002 pourrait jouer (mais qu'elle ne joue pas, du fait du traitement paternaliste qui est fait de la situation des Témoins de Jéhovah) avec le rôle que joue effectivement la loi du 22 avril 2005 dans le domaine de l'arrêt de traitements devenus vains pour les patients en fin de vie. Le code de déontologie interdit désormais l'acharnement thérapeutique, qui porte le nom d'obstination déraisonnable. Est maintenu par ailleurs le refus, via le Code pénal, de toute mise à mort volontaire. Certaines personnes estiment qu'il n'y a sur le fond aucune différence entre laisser mourir quelqu'un en lui injectant une dose de morphine pour soigner sa douleur, mais avec une quantité telle qu'elle possèderait un effet létal, ou injecter directement un produit létal pour mettre fin à la vie de la personne. Cette interprétation se heurte pourtant à la lettre de l'article 2 de la loi du 22 avril 2005 :

23Si le médecin constate qu'il ne peut soulager la souffrance d'une personne, en phase avancée ou terminale d'une affection grave ou incurable, quelle qu'en soit la cause, qu'en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d'abréger sa vie...

24Pour qu'il y ait un « effet secondaire » éventuel, assumé, il faut qu'il y ait un premier effet visé, une première intention ­ soigner la douleur. Il s'agit en tout état de cause d'un « traitement » : l'injection d'un produit létal n'est pas un « traitement » et a une seule fin, la mort. Les formules « donner la mort » et « abréger les souffrances » ne peuvent être synonymes qu'à la condition de négliger le rôle de l'anesthésie et de la prise en charge de la douleur dans les processus médicaux.

25Si l'on revient à la situation des Témoins de Jéhovah, la conclusion qui s'impose alors est que l'on considère qu'ils sont des citoyens moins dignes de jouir de leurs droits que les autres. Il est d'ailleurs fréquent qu'on considère cela à propos de certains citoyens ­ ceux qui relèvent de la catégorie des « majeurs protégés », sous tutelle ou curatelle. Or les Témoins de Jéhovah ne sont pas, en tant que Témoins de Jéhovah, des « majeurs protégés » ­ et ce mouvement religieux n'est pas non plus frappé d'une quelconque interdiction, pour les dangers qu'il pourrait faire courir à ses adeptes. Un traitement leur est proposé. Ils le refusent explicitement, comme la loi le permet. Une équipe médicale passe outre ce refus, contrairement à ce que la loi prévoit. Les tribunaux ne reconnaissent pas ce refus d'appliquer la loi comme une faute de nature à engager la responsabilité de l'hôpital. Les décisions de la justice administrative n'ont d'ailleurs en soi rien de scandaleux car on comprendrait mal que sauver la vie d'un patient puisse être une « faute » et que, par ailleurs, ces décisions définissent de manière scrupuleuse les conditions de possibilité d'un tel contournement du consentement du patient. Il n'en demeure pas moins qu'on substitue, pour des personnes majeures, la volonté du médecin à leur volonté exprimée très clairement et de manière réitérée ­ geste incontestable de paternalisme médical.

26 Les pratiques sadomasochistes comme le refus de soin des Témoins de Jéhovah mettent à l'épreuve nos intuitions en matière de consentement. Il va de soi pour la plupart des citoyens que « ce qui se passe dans les lits » ne nous regarde pas et qu'entre « adultes consentants » tout est acceptable. Et il suffit pourtant de décrire avec précision certaines pratiques SM pour effrayer les plus libéraux et faire naître un diagnostic d'indignité et d'inhumanité (les mêmes esprits libéraux effrayés par le lancer de nains parfaitement consentants [11]), justifiant la prohibition. Il va de soi pour la plupart des citoyens qu'on ne saurait intervenir médicalement sur le corps d'autrui, s'il est conscient et s'il manifeste son refus de consentir à l'intervention. Mais si l'on parle de médecins qui interviennent pour sauver la vie, même contre leur volonté, des personnes concernées, l'indignation décroît et elle est même susceptible de s'inverser au bénéfice des médecins si le patient s'avise de faire un procès au praticien qui lui a sauvé la vie, comme dans le cas des Témoins de Jéhovah transfusés contre leur gré. On voit qu'il est facile de trouver de bonnes justifications au mépris du consentement ­ et il convient, en effet, parfois, de mépriser la justification par le consentement car des limites sont socialement nécessaires. On imagine mal ainsi que le consentement de la personne concernée suffise à rendre acceptable la mutilation puis l'assassinat d'une autre personne, suivies d'actes d'anthropophagie, comme dans l'affaire du « cannibale de Rotenbourg » en Allemagne en 2001. Dans un contexte laissant moins de place à la fascination morbide, le développement du droit du travail tel que nous le connaissons suppose qu'on aille au-delà d'un certain consentement à la servitude ou à l'esclavage : quand bien même un salarié voudrait ne pas prendre de congés et travailler 23 heures sur 24 heures, l'employeur ne pourrait rédiger un contrat contenant de telles dispositions, qui seraient contraires à la loi. Il convient donc de reconnaître la nécessité de certaines limitations légales à l'empire du consentement, en constatant que l'évidence de ces limites ne s'impose pas de la même manière à toute pensée politique : celles issues du droit du travail peuvent sembler légitimes à ceux qui s'indigent des limites en matière sexuelle, et, a contrario, on rencontrera facilement un libéralisme économique hostile à tout encadrement institutionnel du contrat de travail consensuel conjugué à un ordre moral cherchant à pénaliser ce qui se passe dans les chambres à coucher. On remarquera que même une question comme celle du consentement à l'assassinat n'est pas consensuelle si l'on fait intervenir la question dite de l'euthanasie. Il n'en demeure pas moins, au-delà de ces débats, que le droit a reconnu, par la loi (Témoins de Jéhovah) ou par la jurisprudence (pratiques SM) que le consentement devait produire certains effets de droit pour les citoyens. Quel est alors le sens du mépris qui subsiste alors vis-à-vis de ces droits ?

Notes

  • [1]
    Le « paternalisme sexuel » est ici défini comme l'imposition par la justice et la loi de normes touchant aux pratiques sexuelles de majeurs, au nom du bien des sujets concernés et contre leur volonté expresse.
  • [2]
    Le « paternalisme médical » est ici défini comme l'imposition par le corps médical de décisions concernant la santé des majeurs, au nom du bien de ces majeurs, et contre leur volonté expresse.
  • [3]
    CEDH, Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002. Diane Pretty, patiente atteinte d'une sclérose latérale amyotrophique, demandait à pouvoir bénéficier d'une assistance au suicide, en la personne de son mari, et reprochait à l'État britannique de ne pas respecter, en refusant cette demande, son droit à disposer librement de son corps.
  • [4]
    Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003 ; La liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.
  • [5]
    Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, Paris, Flammarion, 2002 ; Qu'avez-vous fait de la libération sexuelle ?, Paris, Flammarion, 2002.
  • [6]
    Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, trad. de l'angl. par Flora Bolter et Christophe Broqua, Paris, EPEL, 2010.
  • [7]
    Texte intégral disponible en ligne : http://www.france.qrd.org/texts/Europe/spanner.html.
  • [8]
    Texte intégral disponible en ligne : http://www.rtdh.eu/pdf/20050217_ka-ad_c_belgique.pdf.
  • [9]
    Oliver Cayla, « Le plaisir de la peine et l'arbitraire pénalisation du plaisir », in Daniel Borrillo et Danièle Lochak (dir.), La liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005, p. 89-105.
  • [10]
    G. Rubin, Surveiller et jouir..., op. cit.
  • [11]
    Voir les débats autour de l'arrêt Commune de Morsang sur Orge, du 27 octobre 1995???
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