Notes
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[1]
Pour une histoire de cette discipline relativement récente, remise en perspective par rapport à d'autres manières plus anciennes de réfléchir sur l'avenir, voir Bernard Cazes, Histoire des futurs. Les figures de l'avenir de saint Augustin au 21e siècle, Paris, L'Harmattan, 2008.
-
[2]
Dont on laissera la délimitation et la définition à d'autres, tant cette tâche peut être compliquée et interminable. Voir par exemple Irène Langlet, La science-fiction. Lecture et poétique d'un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006.
-
[3]
1984 de Georges Orwell et Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley servent de références classiques. Voir par exemple Claude Lefort, « Le corps interposé : 1984, de Georges Orwell », in Claude Lefort, Écrire, à l'épreuve du politique, Paris, Agora Pocket, 1995. Sur la force philosophique de ces œuvres dans l'évocation du totalitarisme, voir Michel Freitag, « Totalitarismes : de la terreur au meilleur des mondes », Revue du MAUSS, vol. 1, no 25, 2005, p. 145-146.
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[4]
Cf. Hartmut Rosa, « Social Acceleration : Ethical and Political Consequences of a Desynchronized High-Speed Society », Constellations, vol. 10, no 1, 2003, p. 3-33.
-
[5]
Cf. Nicholas Gane, « Speed Up or Slow Down ? Social Theory in the Information Age », Information, Communication & Society, vol. 9, no 1, février 2006, p. 20-38.
-
[6]
Comme le fait remarquer Cynthia Selin : « les outils sociologiques équipent aisément les chercheurs pour aborder le futur à partir de la manière dont diverses personnes du monde d'aujourd'hui parlent de celui de demain, mais ils ne leur permettent pas de prendre au sérieux la réalité sociale des futurs », notre traduction (« The Sociology of the Future : Tracing Stories of Technology and Time », Sociology Compass, vol. 2, no 6, 2008, p. 1882).
-
[7]
Sur la (juste) distance comme élément de méthode, voir « Distance et perspective : Deux métaphores », in Carlo Ginzburg, A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001.
-
[8]
Sur l'utilisation du film Blade Runner, inspiré du romancier américain Philip K. Dick, comme source de réflexion sur la nature humaine et comme incitation à un passage de la théorie politique par le cinéma, voir par exemple Douglas E. Williams, « Ideology as Dystopia : An Interpretation of Blade Runner », International Political Science Review, vol. 9, no 4, 1988, p. 381-394.
-
[9]
Pensons par exemple aux philosophes qui abordent la question du gouvernement en partant d'un « état de nature ».
-
[10]
Pour une mise en perspective de ce genre d'approche, voir Gavriel Rosenfeld, « Why Do We Ask "What If ?" Reflections on the Function of Alternate History », History and Theory, vol. 41, no 4, décembre 2002, p. 90-103. Pour une défense de l'extension de la pensée historique vers le futur, voir également David J. Staley, « A History of the Future », History and Theory, vol. 41, no 4, p. 72-89.
-
[11]
Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Lausanne, L'Âge d'homme, 2000 [1972].
-
[12]
Notamment le classique Neuromancien (Paris, J'ai Lu, 1998), qui préfigure le développement d'un réseau électronique permettant d'accéder à une réalité virtuelle (le « cyberspace »).
-
[13]
Les mailles du réseau, Paris, Denoël, 1990 ; Schismatrice +, Paris, Gallimard, coll. « Folio-SF », 2002.
-
[14]
L'âge de diamant, Paris, Rivages/Futur, 1996 ; Le samouraï virtuel, Paris, Robert Laffont/Ailleurs et Demain, 1996.
-
[15]
Pour une réinterprétation de la planification urbaine à cette aune, voir par exemple Robert Warren, Stacy Warren, Samuel Nunn, Colin Warren, « The Future of the Future in Planning : Appropriating Cyberpunk Visions of the City », Journal of Planning Education and Research, vol. 18, no 1, 1998, p. 49-60. Pour une présentation plus large, voir Sabine Heuser, Virtual Geographies. Cyberpunk at the Intersection of the Postmodern and Science Fiction, New York, Rodopi, 2003.
-
[16]
« Le monde à l'épreuve de l'imagination. Sur "l'expérimentation mentale" », Tracés, septembre 2005, no 9, p. 37-51.
-
[17]
Jacques Bouveresse, La connaissance de l'écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Marseille, Agone, 2008, p. 116.
-
[18]
Hans Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Champs Flammarion, 1995, p. 71.
-
[19]
Voir Clifford Geertz, « La description dense : vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, no 6, 1998, p. 73-105. Comme l'expliquait Clifford Geertz dans un autre travail : « L'aptitude des anthropologues à nous persuader de prendre au sérieux ce qu'ils disent tient moins à l'apparence empirique et à l'élégance conceptuelle de leurs textes qu'à la capacité à nous convaincre que leurs propos reposent sur le fait qu'ils ont pénétré (ou, si l'on préfère, qu'ils ont été pénétré par) une autre forme de vie, que, d'une façon ou d'une autre, "ils ont vraiment été là-bas" » (Ici et Là-bas, l'anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996, p. 12).
-
[20]
Michel Foucault, « Le souci de la vérité », in Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, t. 2 (1976-1988), Paris, Gallimard, 1994, p. 1489.
-
[21]
Voir Diana M. Bowman, Graeme A. Hodge et Peter Binks, « Are We Really the Prey ? Nanotechnology as Science and Science Fiction », Bulletin of Science, Technology & Society, vol. 27, no 6, 2007, p. 435-445.
-
[22]
Voir Nick Bostrom, « Technological Revolutions : Ethics and Policy in the Dark », in Nigel M. de S. Cameron and M. Ellen Mitchell (dir.), Nanoscale. Issues and Perspectives for the Nano Century, Londres, John Wiley, 2007, p. 129-152.
-
[23]
Voir par exemple Sylvie Catellin, « Le recours à la science-fiction dans le débat public sur les nanotechnologies : anticipation et prospective », Quaderni, no 61, automne 2006, p. 13-24.
-
[24]
Cf. Ernest J. Yanarella, The Cross, the Plow and the Skyline. Contemporary Science Fiction and the Ecological Imagination, Parkland, Brown Walker Press, 2001 ; Brian Stableford, « Science Fiction and Ecology », in David Seed (dir.), A Companion to Science Fiction, Malden, Blackwell, 2005.
-
[25]
Franck Herbert, Dune, Londres, New English Library, 1965 (Dune, trad. de l'angl. par Michel Demuth, Paris, Robert Laffont, 1972).
-
[26]
John Brunner, Stand on Zanzibar, Garden City, Doubleday, 1968 ; Tous à Zanzibar, Paris, LGF/Livre de Poche, 1995.
-
[27]
Andreu Domingo, « "Demodystopias" : Prospects of Demographic Hell », Population and Development Review, vol. 34, no 4, décembre 2008, p. 725-745.
-
[28]
Walter Jon Williams, Hardwired, San Francisco, Night Shades Books, 1986 (Câblé, trad. de l'angl. par Jean Bonnefoy, Paris, Denoël, 1999).
-
[29]
Voir Axel Guïoux, Evelyne Lasserre et Jérôme Goffette, « Cyborg : approche anthropologique de l'hybridité corporelle bio-mécanique : note de recherche », Anthropologie et Sociétés, vol. 28, no 3, 2004, p. 187-204.
-
[30]
Paris, Gallimard, coll. « Folio-SF », 2008 (Down and Out in the Magic Kingdom, New York, Tor Books, 2003).
-
[31]
Ce n'est pas pour rien que Fredric Jameson, un des analystes majeurs du « post-modernisme », s'est intéressé à la science-fiction. Voir par exemple Fredric Jameson, Archéologies du Futur. Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo Editions, 2007.
-
[32]
Paris, Gallimard, coll. « Folio-SF », 2005 (Blood Music, New York, Arbor House, 1985). Pour des éléments d'interprétation, voir Jérôme Goffette, « De Claude Bernard à La musique du sang de Greg Bear : voir et savoir l'intérieur du corps », Alliage, no 62, avril 2008.
-
[33]
Neal Stephenson, The Diamond Age, New York, Bentam Books, 1995 ; L'âge de Diamant, trad. de l'angl. par Jean Bonnefoy, Paris, Payot et Rivages, 1996.
-
[34]
Sylvie Catellin, « Nanomonde : entre science et fiction. Quelles visions du futur ? », Alliage, no 62, avril 2008, p. 67-78.
-
[35]
Voir Roger Burrows, « Virtual Culture, Urban Social Polarisation and Social Science Fiction », in Brian Loader (dir.), The Governance of Cyberspace. Politics, Technology and Global Restructuring, Londres, Routledge, 1997.
-
[36]
Voir Matthew Gandy, « Cyborg Urbanization : Complexity and Monstrosity in the Contemporary City », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 29, no 1, mars 2005, p. 26-49.
-
[37]
Voir Mark Hamilton, « Intergalactic Relations and The Politics of Outer Space : Lessons from Science Fiction », in Michael Sheehan et Natalie Bormann (dir.), Securing Outer Space. International Relations Theory and the Politics of Space, Londres, Routledge, 2008.
-
[38]
Cf. Charles E. Gannon, Rumors of War and Infernal Machines. Technomilitary Agenda-Setting in American and British Speculative Fiction, Lanham, Rowman and Littlefield, 2005.
-
[39]
Ash Amin et Nigel Thrift, « What's Left ? Just the Future », Antipode, vol. 37, no 2, 2005, p. 222, notre traduction.
-
[40]
Censée garantir la scientificité d'une démarche, si on l'on suit la perspective de Karl R. Popper. Voir La logique de la découverte scientifique, trad. de l'angl. par Philippe Devaux, Paris, Payot, 1995 [1973].
1 LE PASSÉ EST SOUVENT UTILISÉ pour éclairer le présent. Mais le futur semble l'être beaucoup moins. L'exercice paraît effectivement plus périlleux. Évidemment, nul ne peut savoir ce que sera exactement le futur. Le besoin d'en avoir une connaissance, et même de le maîtriser, n'a pas cessé pour autant. Dans l'espoir d'arriver à appréhender et traiter plus facilement des enjeux actuels, les tentatives ont continué à se développer en cherchant des garanties scientifiques et en ébauchant des méthodes, comme celles de la prospective et de son travail sur scénarios [1].
2 Cette contribution propose d'explorer une autre voie, celle de la science-fiction, et de montrer les apports qui peuvent en être dégagés pour la pensée politique. Ce serait facile d'écarter la proposition d'un geste condescendant. Il suffirait de ramener les œuvres et productions de ce domaine [2] à un simple exercice d'imagination débridée. Mais ce serait ignorer ce que des œuvres puissantes ont pu apporter aux débats et aux réflexions sur l'évolution du monde [3]. Ce serait aussi croire que ces écrits n'ont d'autre ambition que celle de l'imaginaire.
3 Sortis des clichés, les écrits de science-fiction peuvent en effet trouver d'autres résonances. De manière significative, les interrogations, mais aussi les manifestations d'anxiété, montent sur l'accélération du changement technique et social, et a fortiori sur ses effets [4]. Ces interrogations nourrissent de plus en plus de doutes sur l'adaptation des outils intellectuels actuellement disponibles [5]. Dans des écrits plus ou moins proches de la sphère académique, quantité d'indices sont mis en avant pour signaler qu'un autre monde est en train de se construire. Sauf que, devant la rapidité apparente des évolutions, la réflexion risque aussi d'être en retard par rapport à leur potentiel de transformation sociale [6].
4 Pour appréhender le monde qui vient, il peut donc être utile de réfléchir à d'autres approches et opérations intellectuelles. La première peut être tout simplement de prendre de la distance dans la manière de percevoir le monde et son fonctionnement [7]. La science-fiction offre un matériau propice à ce type d'attitude et il va s'agir ici de montrer que ce matériau peut aussi être incorporé dans un processus de production de connaissance. Ces potentialités ont été pour partie entrevues [8], mais elles méritent d'être pleinement développées.
5 L'hypothèse centrale fondant et nourrissant cette contribution est que la science-fiction représente une façon de ressaisir le vaste enjeu du changement social, et derrière lui celui de ses conséquences et de leur éventuelle maîtrise. Autrement dit, que ce soit sur le versant utopique ou dystopique, ce qui se construit aussi dans ces productions culturelles, c'est un rapport au changement social. La science-fiction offre, certes plus ou moins facilement, des terrains et des procédés pour s'exprimer sur des mutations plus ou moins profondes, plus précisément sur les trajectoires que ces mutations pourraient suivre. Elle constitue une voie par laquelle le changement social se trouve réengagé dans une appréhension réflexive.
6 C'est parce que le présent contient les conditions de fabrication du futur que l'enjeu est aussi d'être capable de développer une réflexion à rebours, c'est-à-dire partant de projections dans l'avenir pour remonter vers des enjeux présents. Science et technique ont évidemment des implications politiques, et leurs évolutions potentielles demandent non seulement de maintenir l'attention, mais aussi de garder des prises réflexives sur le champ des possibles. D'où l'intérêt des œuvres de science-fiction pour la pensée politique, ce que ce texte essaiera d'exposer et d'expliquer en trois étapes. La première permettra de mettre en évidence le potentiel heuristique de la science-fiction (1). La deuxième visera à montrer en quoi les récits proposés constituent aussi des dispositifs de problématisation (2). En soulignant que le changement social transparaît ainsi comme un motif latent, la troisième cherchera enfin à préciser comment il est possible de tirer parti des idées avancées sous forme fictionnelle et de les rendre productive du point de vue de la théorie politique (3).
1. La science-fiction comme voie pour élargir le champ des expériences de pensée
7 Que font les œuvres de science-fiction ? Certes, elles racontent des histoires, elles proposent des récits dans des univers plus ou moins éloignés des plans de réalité connus. Mais pas seulement. Par touches plus ou moins appuyées, elles proposent aussi des visions du futur. Il n'est pas question de les prendre pour des prédictions ou des prophéties. Il s'agit plutôt de considérer que la science-fiction est aussi une manière de poser des hypothèses. Et surtout des hypothèses audacieuses ! Les auteurs ont cet avantage : ils peuvent se permettre des explorations qu'on osera plus difficilement faire dans d'autres champs de la pensée, et spécialement dans le milieu académique.
8 Ces œuvres peuvent ainsi avoir une force heuristique. Leurs récits donnent de quoi dérouler des questionnements, en poussant potentiellement ces derniers au plus loin de leurs conséquences logiques. La base de questionnement paraît pourtant relativement simple : et si... Autrement dit, que se passerait-il si... ? Mais l'intérêt de la fiction est alors de pouvoir reprendre avec un large degré de liberté les prémisses posées de manière plus ou moins étoffée, et de suivre l'enchaînement des effets. Derrière l'apparence de simplicité, la question « Et si ? » a montré qu'elle pouvait s'avérer extrêmement féconde, y compris dans des versions plus philosophiques ou plus scientifiques, et de fait, les auteurs de science-fiction sont loin d'être les seuls à s'en être saisis [9]. Sur le versant du passé, c'est cette question qui est à la base de l'uchronie comme genre littéraire s'essayant à réécrire l'Histoire (et ainsi souvent rattaché à la science-fiction), mais certains historiens plus universitaires cherchent aussi à la travailler pour ouvrir un véritable champ de réflexion scientifique (même s'il reste encore plutôt aux marges du travail historique habituel), en reprenant certains épisodes ou événements passés pour esquisser ou développer des possibilités d'évolutions historiques différentes [10].
9 Cette simple base de questionnement pousse à la projection, ou plus exactement à l'interprétation projective. Elle peut être une incitation à repérer des tendances et à envisager ce que pourrait être leur continuation, avec des variations plus ou moins importantes. Cet exercice peut relever de la fiction, mais ne s'y réduit pas forcément et pas complètement. La science-fiction l'exploite dans le registre de la « conjecture romanesque rationnelle », pour reprendre l'expression de l'écrivain Pierre Versins [11].
10 Ces œuvres de science-fiction construisent ainsi ce qu'on peut appeler des champs d'expériences. L'indétermination des horizons futurs permet de faire varier les conditions socio-historiques que pourraient rencontrer les collectivités humaines à venir. Cette malléabilité est importante, puisque, grâce à elle, le décor et la trame des récits peuvent gagner une dimension exploratoire. Un exemple : quelle allure aurait une société où les technologies informatiques seraient omniprésentes ? C'est précisément l'univers que décrivent les écrits du courant cyberpunk : un univers, celui des œuvres de William Gibson [12], Bruce Sterling [13], Neal Stephenson [14], où une large part de la vie humaine s'avère restructurée par l'immersion quotidienne dans les flux d'une communication technologisée, au point de transformer la morphologie et l'appréhension des multiples environnements humains, à commencer par la ville [15]. Plus largement, que serait un monde où plus rien (ni les humains, ni leur environnement) n'échapperait aux modifications technologiques ?
11 La science-fiction, sous ses différentes formes, est comme un vaste magasin, en extension continue, où seraient disponibles différentes gammes d'expériences de pensée. Avec des éléments d'histoire des sciences, François-Xavier Demoures et Éric Monnet ont rappelé qu'il serait exagéré de réduire l'expérimentation à une démarche empirique et qu'elle peut être aussi mentale [16]. Comme le dit Jacques Bouveresse, davantage en philosophe et avec en perspective des exemples plus littéraires : « L'expérience de pensée est la seule forme d'expérience qui soit encore utilisable, lorsque les situations auxquelles on s'intéresse peuvent être représentées mais ne peuvent pas être réalisées, soit parce qu'elles correspondent à des conditions limites ou idéales que l'on peut penser, mais qu'il n'est pas possible de faire exister concrètement, soit parce qu'elles sont intrinsèquement impossibles, soit encore parce que des raisons de nature diverse, par exemple des raisons éthiques, interdisent de les réaliser » [17]. Avec tous les éléments qu'ils agencent (narratifs, descriptifs, etc.), on peut ajouter que les récits de science-fiction ont pour particularité d'installer des expériences de pensée comme déconstructions/reconstructions de systèmes. Le philosophe Hans Jonas en avait pressenti l'utilité : « L'aspect sérieux de la "science fiction" réside justement dans l'effectuation de telles expériences de pensée bien documentées, dont les résultats plastiques peuvent comporter la fonction heuristique visée ici (voir par exemple le Brave New World de A. Huxley) [18]. »
12 Entamer une réflexion en plaçant son point de départ dans un univers de science-fiction ne doit donc pas disqualifier automatiquement le raisonnement sous prétexte qu'il serait moins plausible. Si ces fictions ne recourent pas à des méthodologies à proprement parler, la mise en récit oblige cependant à rendre les expériences de pensée cohérentes. Le travail de l'auteur peut se rapprocher de ce qui serait considéré comme une « description dense » dans l'anthropologie interprétative [19], puisque, grâce à l'évocation de contextes culturels, techniques, sociaux, il s'agit de rendre crédible la description de systèmes censés fonctionner dans des époques futures. Bref, c'est un matériau intellectuel qui ne demande qu'à être retravaillé et l'enjeu pour la réflexion est ensuite de prolonger et de travailler les hypothèses qui ont été posées de manière fictionnelle.
2. La science-fiction comme forme de problématisation
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Répétons-le : la science-fiction est certes faite de récits, mais il serait extrêmement dommage de s'arrêter à cette seule dimension narrative. Cette forme de production intellectuelle et d'expression artistique, il peut être judicieux de la considérer aussi comme un travail de problématisation, en se rapprochant du sens dans lequel Michel Foucault pouvait entendre ce terme. Pour lui, « Problématisation ne veut pas dire représentation d'un objet préexistant, ni non plus création par le discours d'un objet qui n'existe pas. C'est l'ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l'analyse politique, etc.) [20]. » Gardons surtout ce dernier point pour le développer dans le sens qui va nous intéresser : parler de problématisation, c'est aussi envisager l'enclenchement possible d'un processus d'exploration, pas forcément linéaire d'ailleurs. Avec ce processus, ce qui paraissait évident, installé, va pouvoir être questionné, soumis au doute et à des interprétations concurrentes.
Si l'on revient à l'expression elle-même, la science-fiction est d'abord une façon de problématiser la science et ses applications. Les récits et leur cadre permettent de mettre en situation des avancées scientifiques et des innovations technologiques. La science-fiction en tant que registre d'expression permet ainsi de décrire des potentialités techniques et d'entrevoir leurs effets propres ou les effets de leur agencement. L'ambition peut aller au-delà, comme on peut le voir en partant de quelques champs (parmi d'autres) explorés dans les univers de science-fiction.
Sur la place des machines
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Les vies et activités humaines des sociétés les plus développées semblent marquées par une immersion de plus en plus profonde dans des environnements technologiques. La science-fiction, quasiment depuis ses origines, est une façon de problématiser les rapports entre les humains et les machines. Et elle l'a fait de plus en plus souvent avec une question majeure : qu'est-ce que l'humanité peut déléguer aux machines ? Le sujet est éminemment politique. Et il l'est encore plus si ces machines deviennent « intelligentes », si elles font preuve de capacités d'apprentissage, de communication, de coordination (autant de thèmes de recherche actuels dans les laboratoires universitaires ou industriels).
Avec son « cycle de la Culture », fresque mettant en scène une civilisation intergalactique basée sur des principes anarchistes, l'écossais Iain M. Banks offre dans ses romans une vision dans laquelle ce sont des intelligences artificielles (« minds » ou « mentaux » dans les traductions françaises) qui assument les tâches de gestion des affaires collectives, libérant ainsi la masse des individus pour des activités plus spirituelles ou ludiques. Le type d'organisation collective décrit par Iain M. Banks dans ses romans tient pour une large part grâce à l'appui bienveillant de ces intelligences artificielles. Cette version des relations avec les machines est plutôt optimiste, mais il y en a d'autres plus sombres. Il y a aussi dans la science-fiction toute une tradition dans laquelle ce genre de question est traité avec souvent en arrière-plan la crainte que la machine se retourne contre son créateur.
Sur les potentialités et implications des évolutions techniques
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Les œuvres de science-fiction peuvent d'ailleurs participer à des processus de problématisation plus larges, autrement dit qui ne leur sont pas propres. Sous une forme romancée, elles peuvent tester le basculement dans un autre système technique, agencer des situations permettant d'entrevoir quels pourraient être les effets induits. Difficile en effet de voir ces effets concrètement avant la pleine application des nouvelles techniques. Sans que cela soit forcément leur intention, les explorations fictionnelles peuvent en revanche contribuer à introduire des questionnements éthiques et politiques.
C'est ce qui a pu se passer à différents moments de processus de développement technoscientifique, comme récemment dans le cas des nanotechnologies [21]. En la matière, les effets de ce qui s'apparente à une révolution technique paraissent au moins aussi indéterminés que les potentialités des innovations attendues. D'où les nombreuses incertitudes de ceux qui essayent de réfléchir à ces effets [22]. Les explorations en science-fiction s'immiscent dans ces incertitudes, en imaginant à leur manière comment des technologies nouvelles pourraient restructurer les relations sociales, comme pourraient le faire les nanotechnologies si elles permettent de miniaturiser bon nombre d'appareillages plus ou moins courants. De fait, les résonances imaginaires qu'offre la science-fiction ont pu jouer un rôle non négligeable dans les débats publics sur ces nouvelles technologies [23].
Sur la transformation du monde et sa maîtrise par le pouvoir humain
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La science-fiction est une manière d'essayer de décrire comment il serait possible d'habiter les mondes en préparation. Il est logique qu'elle ait été pénétrée par les enjeux de chaque époque et qu'elle les ait traduits. Les enjeux écologiques ont ainsi donné lieu à de multiples traitements [24]. Le roman Dune de Frank Herbert et sa longue suite [25] peuvent être interprétés dans un sens écologique. Dans cette série romanesque, Dune est le nom d'une planète aride mais dotée d'une ressource particulière et convoitée pour ses propriétés psychotoniques, l'Épice. L'œuvre intègre au cœur de la trame narrative une situation de tension écologique, le récit avançant de telle sorte que se révèlent aussi au fur et à mesure les implications sociales et politiques de ce cadre particulier. Même s'il ne faut surtout pas réduire le roman à cet aspect, il permet de mettre en situation la gestion de ressources rares (l'eau, l'Épice), qui deviennent donc sources et enjeux de pouvoir. Que signifie pour des collectifs humains devoir faire face aux contraintes d'un monde devenu complètement désertique ? Quelles seraient les conditions (techniques, sociales, etc.) permettant de transformer une telle situation ?
Les enjeux démographiques ont aussi trouvé une résonance notable dans la littérature de science-fiction. La fin des années 1960 et le début des années 1970 ont plutôt été marqués par le thème de la surpopulation, comme dans Tous à Zanzibar du britannique John Brunner [26]. Andreu Domingo a repéré d'autres thèmes formant selon lui un genre à part entière mobilisant les enjeux démographiques et qu'il a qualifié de « démodystopies [27] ». Il y englobe les fictions qui traitent de vieillissement généralisé, de dépopulation, de migrations internationales massives, de technologies reproductives et eugéniques.
17 Ces thèmes activent de manière plus ou moins directe les questions de maîtrise des transformations du monde. Ils sont en quelque sorte aussi une interrogation sur la manière dont les activités humaines peuvent trouver des processus de régulation.
Sur le devenir de la condition humaine
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Le décalage dans des mondes ou des temps fictifs peut être aussi un moyen de travailler sur les figures de l'humain et sur sa condition. Le devenir post-humain est expérimenté par la science-fiction depuis déjà quelques décennies. Les récits ont été de plus en plus souvent peuplés d'individus bénéficiant de nouvelles techniques appliquées non plus seulement aux objets et aux environnements, mais aussi aux corps et aux esprits. Ces mises en situation fonctionnent là aussi en quelque sorte comme des expérimentations aidant ou invitant à se demander dans quelle mesure ces extensions, prothèses et modifications pourraient finir par changer l'être humain lui-même. La littérature cyberpunk est remplie de multiples types d'interfaces cerveau-machine, grâce auxquelles l'individu peut par exemple presque finir par faire corps avec son véhicule, comme dans Câblé de Walter Jon Williams [28]. On rejoint là la thématique du cyborg, hybride d'humain et de machine, qui a non seulement été investie par la science-fiction mais qui a aussi ouvert un champ de réflexion en plein développement [29]. Et pour cause, les implications éthiques étant profondes : dans quelle mesure l'utilisation des possibilités technologiques peut-elle affecter la définition ou la représentation de ce qu'est l'être humain ? Les possibilités d'implants psychiques et corporels ne vont-elles pas engendrer de nouvelles inégalités si certains humains peuvent se payer des améliorations personnelles et d'autres non ?
De même, comment fonctionnerait une société dont les membres seraient constamment immergés dans des flux d'informations électroniques ? C'est un type de question qu'on peut retrouver en filigrane dans les écrits de Cory Doctorow. Dans son roman intitulé Dans la dèche au Royaume Enchanté [30] par exemple, les individus sont en permanence online et peuvent par la même occasion jauger instantanément la réputation de chacun. Cory Doctorow imagine ainsi une nouvelle unité de mesure, le « whuffie », qui remplace l'argent, permet d'apprécier en temps réel cette nouvelle forme de crédit personnel (pour jouer un peu sur les mots) et intervient donc constamment dans les interactions sociales.
19 Comme le montrent ces quelques champs d'exploration, traverser une œuvre de science-fiction peut donc être une occasion de rencontrer des situations inédites, susceptibles d'ouvrir des questionnements originaux. C'est par ces mises en situation que des problématisations nouvelles peuvent s'effectuer et servir de préparation à des réflexions plus poussées sur ce qui fait l'évolution de la vie collective.
3. Le changement social comme motif sous-jacent de la science-fiction
20 Vu leur diversité, il pourrait paraître hasardeux de verser l'ensemble des récits de science-fiction dans une unité thématique. Pourtant, de manière plus ou moins directe, ces récits et les descriptions qui les tissent semblent tourner autour d'une question : celle du changement social. Pour résumer, on peut dire que la science-fiction est une forme de questionnement sur le grand récit du Progrès. Elle constitue un flux d'interrogations sur l'au-delà de la « modernité » [31]. Si l'on revient à ce qui nourrit fondamentalement ces productions fictionnelles, le principal matériau travaillé se révèle être en effet la façon dont l'humanité change du fait de ce qu'elle produit. Ce qui est aussi une manière de poser la question des conditions de maîtrise de ce changement. Même si elle n'est pas forcément la plus apparente, la dimension politique est donc loin d'être absente.
La remise en visibilité des forces du changement social
21 En passant par la forme romancée, le travail narratif permet de remettre en visibilité les forces qui animent le changement social. La science-fiction est par exemple une manière de s'intéresser à ce qui se prépare dans les laboratoires, mais d'une façon différente de la vulgarisation scientifique. Le registre fictionnel peut d'ailleurs faire écho à des préoccupations montantes quant aux effets de certaines avancées technoscientifiques. Au début des années 1980, l'américain Greg Bear s'est ainsi saisi du thème des bio-puces pour en faire le sujet d'un de ses romans : La musique du sang [32]. L'histoire est celle d'un généticien travaillant sur des sortes d'ordinateurs vivants de la taille d'une cellule. Découvrant qu'une partie de ses recherches s'avère en fait plutôt personnelles, son laboratoire décide de le renvoyer. Le « héros » choisit donc de s'injecter le résultat de son travail en espérant pouvoir le récupérer par la suite. Mais ces cellules vont se multiplier, prendre leurs propres orientations, coloniser et remodeler le corps de leur hôte, jusqu'à aller au-delà...
22
Sans que les événements soient survenus, la voie fictionnelle permet d'agencer des hypothèses de changement et de déployer, de manière plus ou moins continue, une chaîne de conséquences imaginables. À défaut de pouvoir prédire assurément des effets dans la réalité, elle donne un cadre d'expérimentation pour évaluer ce que pourraient être les répercussions techniques et sociales des nouvelles technologies. C'est ce que la littérature plus ou moins proche du courant cyberpunk fait avec les nanotechnologies, en leur attribuant souvent ce pouvoir de changement. Abordant ces dernières dans une perspective à la frontière de l'histoire culturelle et de l'analyse littéraire, Sylvie Catellin prend comme exemple L'âge de diamant (The Diamond Age) de Neal Stephenson [33], qui peut être vu effectivement comme un « roman-monde, dans lequel la nanotechnologie omniprésente a redessiné la civilisation, la géographie politique, la vie quotidienne et les relations humaines dans leurs multiples dimensions [34] ». Tous ces changements insérés dans l'intrigue peuvent être pris comme autant de pistes de questionnement, précisément sur les formes que pourrait prendre ce nouvel âge où l'humanité aurait la capacité de manipuler les atomes et donc de façonner n'importe quels substances ou matériaux, y compris la structure minérale la plus dure, pour reprendre l'image de Neal Stephenson qui pousse en effet loin la métamorphose sociale rendue possible par les avancées de la miniaturisation (pour la production des biens de consommation, la surveillance des individus, la défense des territoires, etc.).
D'une certaine manière, la science-fiction prend aussi acte de l'imbrication des enjeux technoscientifiques et des enjeux sociopolitiques. Ce n'est pas pour rien que, dans le courant cyberpunk notamment, la ville est souvent prise comme lieu révélateur, comme cadre de la concentration des transformations sociales [35]. Que serait une planète où l'espace serait devenu majoritairement urbain ? Les relations sociales en seraient-elles affectées ? Corps et machines finiraient-ils combinés tant au plan individuel qu'à l'échelle du collectif ? Est-ce la simple extrapolation d'un réel dans lequel les villes semblent de plus en plus devenir des hybrides d'organismes et d'artefacts, interconnectés dans et par des systèmes techniques [36] ?
Une interrogation sur la maîtrise des fonctionnements sociaux
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La question du changement social appelle presque logiquement celle de sa maîtrise et l'on retrouve effectivement cet enjeu corrélatif dans nombre d'œuvres majeures. C'est le c ur du cycle de Fondation, série de livres rédigés par Isaac Asimov, d'abord dans les années 1940 puis dans les années 1980. Partant de l'enjeu de la restauration d'une civilisation galactique en déclin, l'argument narratif est notamment bâti autour d'une science novatrice, la « psychohistoire », dont la vocation est de prévoir et même d'organiser les évolutions sociales à large échelle (interplanétaire en l'occurrence), en s'appuyant sur des outils mathématiques et psychosociologiques très poussés. De manière subtile, les différents volumes permettent de poser de stimulantes questions sur les possibilités de modéliser les multiples actions des groupes humains et de les orienter en fonction de plans établis à l'avance.
D'autres univers fictionnels montrent les difficultés des sociétés futures à s'adapter à leurs propres productions. Les univers mis en scène dans le courant cyberpunk sont une manière de questionner le rôle des nouvelles technologies (réseaux informatiques, nanomachines, etc.) dans les évolutions sociales. Ces fictions d'un futur saturé de technologies électroniques fonctionnent aussi comme des interrogations sur les nouveaux dispositifs de surveillance, de contrôle et de manipulation, rendus possibles par les évolutions technologiques.
24 En étirant certaines lignes d'évolutions sociales, ces productions fictionnelles questionnent aussi la possibilité de trouver des prises sur les déterminants plus ou moins repérables de ces évolutions. Que faire avec la science et la technique si on ne sait pas où elles peuvent conduire et dans quelle mesure leurs orientations pourraient être maîtrisables ? Expérimenter par des voies imaginaires les évolutions possibles des collectivités humaines peut ainsi aboutir à composer d'autres formes de questionnement sur les modes de régulation de ces collectivités, et donc à mettre aussi le politique en situation expérimentale.
Un regard sur les lieux du politique et la nature du pouvoir
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Par les mondes qu'elles mettent en scène, les œuvres de science-fiction touchent forcément au politique, même si, là aussi, c'est de manière plus ou moins directe. En dépaysant les représentations, elles peuvent offrir de nouveaux cadres, plus prospectifs, aux réflexions sur le pouvoir. Les fictions qui ont placé leurs protagonistes dans des univers numériques ont aussi été une façon de montrer que ces univers, fussent-ils « virtuels », n'étaient pas exempts de relations de pouvoirs. Le courant cyberpunk a justement contribué à décrire le « cyberespace » comme un terrain de lutte et un enjeu de pouvoir. Dans les visions produites, la maîtrise de ce « cyberespace » devient une nouvelle forme de pouvoir. Dans les récits de la mouvance cyberpunk, le pouvoir véritable est souvent attribué à de vastes organisations économiques multinationales, dont l'influence tient notamment à leur capacité à contrôler les flux d'informations. Dans les représentations proposées, les dissidences semblent atomisées et condamnées à se réfugier dans des sous-cultures urbaines aux activités souvent interlopes.
La science-fiction peut être aussi une manière de questionner les logiques de puissance et les formes de conflit dans des lieux qui ne sont plus simplement terrestres [37]. Avec le space opera, sous-genre déplaçant les récits d'aventure vers des horizons interplanétaires, elle a de fait exploré relativement tôt la militarisation de l'espace. Elle signale ainsi à sa manière que le déploiement de nouvelles armes sur de nouveaux champs de bataille peut effectivement soulever des enjeux originaux, notamment en termes d'intensité technologique. Et, dans des relations en forme d'allers-retours presque constants, cette imagination fictionnelle est d'ailleurs loin d'être sans influence sur les développements technologiques en matière militaire, même jusque dans les choix politiques et scientifiques qui les soutiennent (l'exemple le plus évident étant le programme Star Wars soutenu par Ronald Reagan) [38].
Que faire de la science fiction ? (Conclusion provisoire)
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Ni comme une prédiction, ni comme une divagation, mais comme une exploration : voilà comment peut être abordée la science-fiction si on la prend au sérieux et qu'on considère qu'elle peut devenir porteuse de réflexivité collective. Des enjeux potentiellement nouveaux peuvent réclamer des modalités de réflexion renouvelées. Les récits de science-fiction peuvent trouver là une utilité comme matière à penser. Les conjectures offertes peuvent aider à l'interprétation de questions politiques, culturelles, philosophiques, etc., en fournissant des formes d'expérimentations mentales pouvant être introduites dans les réflexions et raisonnements.
Utiliser l'opération fictionnelle permet en effet d'entrer dans des espaces de pensée moins contraints (ou en tout cas qui n'ont pas les mêmes contraintes que des espaces plus académiques). Dans un contexte aux évolutions incertaines, le recours à la science-fiction peut faciliter un effort de construction théorique. Et un tel effort a aussi sa valeur, comme le soutiennent d'une autre manière, mais avec force, Ash Amin et Nigel Thrift : « La théorie consiste à élaborer de meilleures questions qui peuvent révéler des aspects du monde jusqu'ici négligés ou non imaginés [39] ». Il ne s'agit pas de dénier tout crédit à la recherche empirique, puisque la démarche intellectuelle esquissée dans ce texte est en fait différente. Ce qui importe n'est ici pas tellement la « falsifiabilité » des hypothèses travaillées [40], mais plutôt leur caractère plausible et surtout heuristique. Les récits de science-fiction ne sont donc pas à prendre comme des tentatives pour prédire ou annoncer quoi que ce soit (même si certains ont parfois cette ambition), mais comme des dispositifs permettant de mettre à l'épreuve des éléments de futurs possibles.
27 L'exercice est ambigu, puisqu'il est à la frontière : on sait qu'il y a une part d'imaginaire, mais aussi une part de possible. C'est ce qui peut rendre un tel exercice malgré tout utile : en préparant la réflexion, il peut éviter d'arriver désorienté devant des situations problématiques (comme si elles arrivaient par surprise). De plus, cette préparation peut aussi permettre de se donner plus facilement des critères de choix. Les hypothèses fictionnelles peuvent aider à ouvrir des espaces de débat et ainsi à construire ou restaurer une forme de responsabilité collective à l'égard de ce qui n'est pas encore advenu mais qui pourrait constituer le futur.
Notes
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[1]
Pour une histoire de cette discipline relativement récente, remise en perspective par rapport à d'autres manières plus anciennes de réfléchir sur l'avenir, voir Bernard Cazes, Histoire des futurs. Les figures de l'avenir de saint Augustin au 21e siècle, Paris, L'Harmattan, 2008.
-
[2]
Dont on laissera la délimitation et la définition à d'autres, tant cette tâche peut être compliquée et interminable. Voir par exemple Irène Langlet, La science-fiction. Lecture et poétique d'un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006.
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[3]
1984 de Georges Orwell et Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley servent de références classiques. Voir par exemple Claude Lefort, « Le corps interposé : 1984, de Georges Orwell », in Claude Lefort, Écrire, à l'épreuve du politique, Paris, Agora Pocket, 1995. Sur la force philosophique de ces œuvres dans l'évocation du totalitarisme, voir Michel Freitag, « Totalitarismes : de la terreur au meilleur des mondes », Revue du MAUSS, vol. 1, no 25, 2005, p. 145-146.
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[4]
Cf. Hartmut Rosa, « Social Acceleration : Ethical and Political Consequences of a Desynchronized High-Speed Society », Constellations, vol. 10, no 1, 2003, p. 3-33.
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[5]
Cf. Nicholas Gane, « Speed Up or Slow Down ? Social Theory in the Information Age », Information, Communication & Society, vol. 9, no 1, février 2006, p. 20-38.
-
[6]
Comme le fait remarquer Cynthia Selin : « les outils sociologiques équipent aisément les chercheurs pour aborder le futur à partir de la manière dont diverses personnes du monde d'aujourd'hui parlent de celui de demain, mais ils ne leur permettent pas de prendre au sérieux la réalité sociale des futurs », notre traduction (« The Sociology of the Future : Tracing Stories of Technology and Time », Sociology Compass, vol. 2, no 6, 2008, p. 1882).
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[7]
Sur la (juste) distance comme élément de méthode, voir « Distance et perspective : Deux métaphores », in Carlo Ginzburg, A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001.
-
[8]
Sur l'utilisation du film Blade Runner, inspiré du romancier américain Philip K. Dick, comme source de réflexion sur la nature humaine et comme incitation à un passage de la théorie politique par le cinéma, voir par exemple Douglas E. Williams, « Ideology as Dystopia : An Interpretation of Blade Runner », International Political Science Review, vol. 9, no 4, 1988, p. 381-394.
-
[9]
Pensons par exemple aux philosophes qui abordent la question du gouvernement en partant d'un « état de nature ».
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[10]
Pour une mise en perspective de ce genre d'approche, voir Gavriel Rosenfeld, « Why Do We Ask "What If ?" Reflections on the Function of Alternate History », History and Theory, vol. 41, no 4, décembre 2002, p. 90-103. Pour une défense de l'extension de la pensée historique vers le futur, voir également David J. Staley, « A History of the Future », History and Theory, vol. 41, no 4, p. 72-89.
-
[11]
Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Lausanne, L'Âge d'homme, 2000 [1972].
-
[12]
Notamment le classique Neuromancien (Paris, J'ai Lu, 1998), qui préfigure le développement d'un réseau électronique permettant d'accéder à une réalité virtuelle (le « cyberspace »).
-
[13]
Les mailles du réseau, Paris, Denoël, 1990 ; Schismatrice +, Paris, Gallimard, coll. « Folio-SF », 2002.
-
[14]
L'âge de diamant, Paris, Rivages/Futur, 1996 ; Le samouraï virtuel, Paris, Robert Laffont/Ailleurs et Demain, 1996.
-
[15]
Pour une réinterprétation de la planification urbaine à cette aune, voir par exemple Robert Warren, Stacy Warren, Samuel Nunn, Colin Warren, « The Future of the Future in Planning : Appropriating Cyberpunk Visions of the City », Journal of Planning Education and Research, vol. 18, no 1, 1998, p. 49-60. Pour une présentation plus large, voir Sabine Heuser, Virtual Geographies. Cyberpunk at the Intersection of the Postmodern and Science Fiction, New York, Rodopi, 2003.
-
[16]
« Le monde à l'épreuve de l'imagination. Sur "l'expérimentation mentale" », Tracés, septembre 2005, no 9, p. 37-51.
-
[17]
Jacques Bouveresse, La connaissance de l'écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Marseille, Agone, 2008, p. 116.
-
[18]
Hans Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Champs Flammarion, 1995, p. 71.
-
[19]
Voir Clifford Geertz, « La description dense : vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, no 6, 1998, p. 73-105. Comme l'expliquait Clifford Geertz dans un autre travail : « L'aptitude des anthropologues à nous persuader de prendre au sérieux ce qu'ils disent tient moins à l'apparence empirique et à l'élégance conceptuelle de leurs textes qu'à la capacité à nous convaincre que leurs propos reposent sur le fait qu'ils ont pénétré (ou, si l'on préfère, qu'ils ont été pénétré par) une autre forme de vie, que, d'une façon ou d'une autre, "ils ont vraiment été là-bas" » (Ici et Là-bas, l'anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996, p. 12).
-
[20]
Michel Foucault, « Le souci de la vérité », in Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, t. 2 (1976-1988), Paris, Gallimard, 1994, p. 1489.
-
[21]
Voir Diana M. Bowman, Graeme A. Hodge et Peter Binks, « Are We Really the Prey ? Nanotechnology as Science and Science Fiction », Bulletin of Science, Technology & Society, vol. 27, no 6, 2007, p. 435-445.
-
[22]
Voir Nick Bostrom, « Technological Revolutions : Ethics and Policy in the Dark », in Nigel M. de S. Cameron and M. Ellen Mitchell (dir.), Nanoscale. Issues and Perspectives for the Nano Century, Londres, John Wiley, 2007, p. 129-152.
-
[23]
Voir par exemple Sylvie Catellin, « Le recours à la science-fiction dans le débat public sur les nanotechnologies : anticipation et prospective », Quaderni, no 61, automne 2006, p. 13-24.
-
[24]
Cf. Ernest J. Yanarella, The Cross, the Plow and the Skyline. Contemporary Science Fiction and the Ecological Imagination, Parkland, Brown Walker Press, 2001 ; Brian Stableford, « Science Fiction and Ecology », in David Seed (dir.), A Companion to Science Fiction, Malden, Blackwell, 2005.
-
[25]
Franck Herbert, Dune, Londres, New English Library, 1965 (Dune, trad. de l'angl. par Michel Demuth, Paris, Robert Laffont, 1972).
-
[26]
John Brunner, Stand on Zanzibar, Garden City, Doubleday, 1968 ; Tous à Zanzibar, Paris, LGF/Livre de Poche, 1995.
-
[27]
Andreu Domingo, « "Demodystopias" : Prospects of Demographic Hell », Population and Development Review, vol. 34, no 4, décembre 2008, p. 725-745.
-
[28]
Walter Jon Williams, Hardwired, San Francisco, Night Shades Books, 1986 (Câblé, trad. de l'angl. par Jean Bonnefoy, Paris, Denoël, 1999).
-
[29]
Voir Axel Guïoux, Evelyne Lasserre et Jérôme Goffette, « Cyborg : approche anthropologique de l'hybridité corporelle bio-mécanique : note de recherche », Anthropologie et Sociétés, vol. 28, no 3, 2004, p. 187-204.
-
[30]
Paris, Gallimard, coll. « Folio-SF », 2008 (Down and Out in the Magic Kingdom, New York, Tor Books, 2003).
-
[31]
Ce n'est pas pour rien que Fredric Jameson, un des analystes majeurs du « post-modernisme », s'est intéressé à la science-fiction. Voir par exemple Fredric Jameson, Archéologies du Futur. Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo Editions, 2007.
-
[32]
Paris, Gallimard, coll. « Folio-SF », 2005 (Blood Music, New York, Arbor House, 1985). Pour des éléments d'interprétation, voir Jérôme Goffette, « De Claude Bernard à La musique du sang de Greg Bear : voir et savoir l'intérieur du corps », Alliage, no 62, avril 2008.
-
[33]
Neal Stephenson, The Diamond Age, New York, Bentam Books, 1995 ; L'âge de Diamant, trad. de l'angl. par Jean Bonnefoy, Paris, Payot et Rivages, 1996.
-
[34]
Sylvie Catellin, « Nanomonde : entre science et fiction. Quelles visions du futur ? », Alliage, no 62, avril 2008, p. 67-78.
-
[35]
Voir Roger Burrows, « Virtual Culture, Urban Social Polarisation and Social Science Fiction », in Brian Loader (dir.), The Governance of Cyberspace. Politics, Technology and Global Restructuring, Londres, Routledge, 1997.
-
[36]
Voir Matthew Gandy, « Cyborg Urbanization : Complexity and Monstrosity in the Contemporary City », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 29, no 1, mars 2005, p. 26-49.
-
[37]
Voir Mark Hamilton, « Intergalactic Relations and The Politics of Outer Space : Lessons from Science Fiction », in Michael Sheehan et Natalie Bormann (dir.), Securing Outer Space. International Relations Theory and the Politics of Space, Londres, Routledge, 2008.
-
[38]
Cf. Charles E. Gannon, Rumors of War and Infernal Machines. Technomilitary Agenda-Setting in American and British Speculative Fiction, Lanham, Rowman and Littlefield, 2005.
-
[39]
Ash Amin et Nigel Thrift, « What's Left ? Just the Future », Antipode, vol. 37, no 2, 2005, p. 222, notre traduction.
-
[40]
Censée garantir la scientificité d'une démarche, si on l'on suit la perspective de Karl R. Popper. Voir La logique de la découverte scientifique, trad. de l'angl. par Philippe Devaux, Paris, Payot, 1995 [1973].