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Article de revue

Le libertarisme de gauche : l'égalité sous condition de la propriété de soi

Pages 23 à 46

Notes

  • [1]
    Robert Nozick, Anarchie, État, Utopie, trad. de l’anglais par Evelyne d’Auzac de Lamartine, Paris, PUF, 1988.
  • [2]
    Peter Vallentyne, Hillel Steiner et Michael Otsuka, « Why Left-libertarianism Is Not Incoherent, Indeterminate, or Irrelevant: A Reply to Fried », Philosophy and Public Affairs, vol. 33, n° 2, 2005, p. 201-215.
  • [3]
    Peter Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », in P. Vallentyne et H. Steiner (dirs.), Left-Libertarianism and its Critics, New York, Palgrave Macmillan, 2000, p. 1-20.
  • [4]
    Michael Otsuka, Libertarianism without Inequality, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 23 ; Peter Vallentyne, « Robert Nozick », in John Shand (dir.), Central Works of Philosophy, vol. 5, The XXth century, Quine and after, Londres, Acumen, 2006.
  • [5]
    Mathias Risse, « Can there be “Libertarianism without inequality” ? Some worries about the coherence of left libertarianism », Kennedy School of Government, Harvard University, working paper RWP 03-044, novembre 2003, disponible sur Social Science Research Network (SSRN) : http://ssrn.com/abstract=478442.
  • [6]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 31.
  • [7]
    Peter Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », art. cité.
  • [8]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 24 ; Hillel Steiner, « How Equality Matters », Social philosophy and policy, n° 19, 2002, p. 342-356.
  • [9]
    P. Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », art. cité, p. 10-11.
  • [10]
    Henry George, « The Injustice of Private property in Land », in P. Vallentyne et H. Steiner, The Origins of Left-Libertarianism : An Anthology of Historical Writings, New York, Palgrave, 2000, p. 193-216.
  • [11]
    P. Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », art. cité, p. 19 ; M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 37-38 ; François Huet, Le règne social du christianisme, Paris, F. Didot, 1853, p. 266-275.
  • [12]
    P. Vallentyne, « Self Ownership and Equality : Brute Luck, Gifts, Universal Domination and Leximin », Ethics, vol. 107, n° 2, 1997, p. 321-343 ; Hillel Steiner, « How Equality Matters », art. cité.
  • [13]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 25 ; Richard J. Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », Philosophical Studies, vol. 56, n° 1, 1989, p. 77- 93.
  • [14]
    P. Vallentyne, « Brute Luck, Option Luck, and Equality of Initial Opportunities », Ethics, vol. 112, 2002, p. 529-557 ; P. Vallentyne, « Brute Luck, Equality and Desert », in Serena Olsaretti (dir.), Desert and Justice, Oxford, Oxford University Press, 2003.
  • [15]
    Peter Vallentyne, « Self Ownership and Equality… », art. cité.
  • [16]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 32.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid., p. 35.
  • [19]
    Gerald A. Cohen, Self-Ownership, Freedom and Equality, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 102-111.
  • [20]
    Ibid., chap. 1.
  • [21]
    Ibid., chap. 9-10.
  • [22]
    Ibid.

1On connaît l’objection libertarienne à toute politique de redistribution : dans la mesure où il n’y a pas de distinction entre la propriété de soi et la propriété des choses auxquelles j’ai mélangé ma personne par mon travail, toute tentative pour redistribuer une partie de ce qui m’appartient dans le but de pourvoir aux besoins des tiers ou de promouvoir une politique d’égalité équivaut à une forme de travail forcé ou d’esclavage [1]. Cette attitude est intuitivement séduisante car, à la différence de la thèse rawlsienne, elle tient compte de l’idée que les individus sont propriétaires d’eux-mêmes et qu’ils ont un droit primitif et exclusif sur leur propre personne et sur leurs propres facultés ou talents ; elle prend donc pour point de départ un principe de justice de l’acquisition qui permet de dire qui possède quoi avant d’entrer dans le processus de coopération et indépendamment de lui, et elle permet dès lors de surmonter une difficulté qui paraît hanter nombre de théories égalitaristes de la justice aujourd’hui, en particulier la théorie rawlsienne. Cette dernière en effet, paraît ne pas tenir compte de la question des contributions individuelles au processus de coopération sociale et se contenter de considérer les ressources matérielles et personnelles (les talents et les capacités) comme faisant partie du stock global créé par la coopération ; la question sur laquelle elle se concentre porte dès lors exclusivement sur la manière dont il convient de procéder à la répartition de l’ensemble des ressources pour que la structure sociale mérite d’être qualifiée de juste [2]. Or, cette démarche paraît contre intuitive car le sens commun est plutôt disposé à considérer que la coopération sociale est un processus dans lequel les individus entrent avec des ressources qui leur appartiennent – en particulier leur personne, avec toutes les qualités qu’elle comporte – et qu’il est injuste que les principes de répartition sociale ne tiennent pas compte de ces apports initiaux.

2Mais si, dans la thèse rawlsienne, le point de vue structural – l’exigence de réciprocité dans la distribution des avantages de la coopération sociale – semble prêt à engloutir le point de vue de la personne, dans la thèse libertarienne, c’est à l’inverse le point de vue normatif de la personne qui paraît exclure toute considération structurelle : le respect intangible des droits qui lui sont attachés exclut toute considération structurelle ; il exclut en particulier toute approche de la question de la justice qui consisterait à se demander si les membres de la société sont réellement situés les uns par rapports aux autres d’une manière qui permette leur coopération mutuelle selon la forme de réciprocité exigée par l’échange entre agents libres et égaux.

3Dans la période récente, le courant de pensée que l’on appelle « libertarisme de gauche » a cherché des manières de combiner la reconnaissance d’un droit de la personne sur elle-même (et éventuellement sur les choses sans la propriété desquelles ce droit demeure vide de toute substance) avec la possibilité de légitimer une exigence structurelle d’égalité [3].

4Les auteurs qui ont donné naissance à ce courant sont partis d’une intuition initiale qui est au fond très simple : les personnes sont inégales, et il paraît clair que si la théorie de la justice sociale a pour unique objet de garantir le principe de la propriété de soi, ce principe va déterminer la simple transposition de l’inégalité entre les personnes en inégalité sociale. Mais ce résultat n’a lieu que si le droit que chacun possède sur soi s’étend aussi, comme le veut Nozick, aux choses que l’individu acquiert et auxquelles il mêle pour ainsi dire sa propre personne. Si l’on fait l’hypothèse que le droit que chacun possède sur soi ne gouverne pas nécessairement un droit sur ce que l’on acquiert par l’usage de sa personne, ce résultat fondamentalement inégalitaire ne se produit pas nécessairement, ou pas nécessairement dans les mêmes proportions. Bien entendu, cela exige que l’appropriation des choses par les individus soit assujettie à une condition structurelle de partage mais, après tout, Nozick lui-même admet que la légitimité de l’acquisition des ressources extérieures est subordonnée au respect d’une structure de droits préalables et que, en cela, le droit sur les choses extérieures diffère essentiellement du droit inconditionnel que chacun possède sur sa propre personne (et sur son activité, dans l’hypothèse où cette activité est menée sans recourir à une quelconque ressource extérieure). Certes, Nozick interprète cette clause conditionnelle d’une manière si faible que toute appropriation exclusive d’une partie des ressources extérieures la satisfait nécessairement. Il soutient en effet que l’appropriation est légitime si elle n’a pas pour effet de mettre les tiers dans une position plus mauvaise que celle dans laquelle ils se trouveraient si aucune appropriation privée n’avait jamais eu lieu [4]. Il suffit donc d’établir que tous les membres de la société sont mieux lotis dans une économie fondée sur la propriété privée qu’ils ne le seraient dans un état de nature où aucune propriété privée n’existe, pour prouver que cette dernière est légitime et qu’elle ne saurait avoir de limites. Pour Nozick, toute interprétation égalitariste de la condition structurelle de légitimité de l’appropriation privée (c’est à dire toute condition qui exigerait que l’acte d’appropriation exclusive ne procure pas à celui qui le réalise un avantage par rapport à ceux qui ne sont pas en mesure d’en réaliser un de même étendue et de même qualité) soumettrait l’appropriation des ressources extérieures à une approbation unanime de tous les membres de la société et détruirait la réalité du principe de propriété de soi, qui ne peut avoir d’effectivité que s’il existe un droit de s’approprier les moyens de lui donner une substance qui ne soit pas ainsi subordonné à l’approbation unanime des tiers.

5C’est bien le défi que les libertariens « de gauche » tentent de relever en affirmant qu’il est possible de donner une substance égalitaire à la condition structurelle de la légitimité de l’appropriation exclusive sans pour autant vider le principe de la propriété de soi de toute son effectivité. Ils tentent ainsi de capitaliser les avantages de la position libertarienne sans en accepter les conséquences inégalitaires qui, en matière de théorie de la justice, s’ensuivent inévitablement de l’idée que les droits attachés à la personne individuelle sont premiers par rapport à toute exigence structurelle portant sur la nature des rapports entre les individus. Ils proposent donc une forme de synthèse entre le principe individuel et le principe collectif, entre une déontologie fondée sur les droits et une forme de théorie structurelle qui prend en compte cette structure des rapports individuels et exige qu’elle se conforme à un principe d’égalité dans le partage des ressources extérieures.

6Ce courant de pensée emprunte donc au libertarisme l’idée que chacun est propriétaire de soi-même et il assigne ainsi des limites à ce que les autres peuvent faire à une personne sans l’accord de cette dernière. En particulier, il assigne des limites infranchissables à ce que peut une politique de l’égalité et il souligne que l’exigence déontologique du respect de la propriété de soi est une source de revendications morales indépendantes de l’exigence structurelle d’égalité. Inversement, les auteurs qui se réclament de ce courant entendent montrer que le droit que chacun de nous possède sur sa propre personne ne peut pas s’étendre aux choses que nous nous approprions, car toute appropriation de ressources extérieures transforme les conditions dans lesquelles les individus peuvent exercer le droit qu’ils ont sur leur propre personne. En d’autres termes, le droit sur soi ne donne pas un droit sur les choses extérieures et, contrairement à l’affirmation du libertarisme classique, les deux droits ont des fondements différents : chacun possède un droit exclusif et inconditionnel sur soi mais le droit sur les choses est conditionnel et subordonné à une exigence structurelle d’égalité. L’idée centrale du libertarisme de gauche est ainsi que les deux considérations sont compatibles, que le droit inconditionnel sur soi n’est pas détruit par le caractère conditionnel du droit sur les choses extérieures et que, inversement, le droit égalitaire sur les ressources extérieures n’est pas annulé par le droit inconditionnel et exclusif sur soi même.

7Cette théorie entend donc avancer l’idée que, les ressources extérieures étant communes, nul ne peut se les approprier que sous condition de respect d’un impératif structurel qui vérifie que les droits de toutes les personnes humaines ne sont ni enfreints ni annulés par l’acte d’appropriation. On va voir que la teneur de cet impératif structurel peut varier, mais que l’idée demeure la même : si chacun peut user librement de sa personne sans respecter aucune condition liée au droit des autres, il n’en va pas de même des ressources externes, et l’on a ainsi une théorie de la justice qui prétend associer un principe non-structurel en première personne et un principe structurel d’appropriation des choses matérielles.

8On suggérera, pour finir, que cette tentative de synthèse échoue et qu’elle dérive soit vers une affirmation de la propriété de soi s’étendant inconditionnellement aux choses (c’est l’hypothèse du libertarisme classique), soit vers une affirmation du caractère conditionnel de l’appropriation des choses qui aboutit à vider le principe de la propriété de soi de toute réalité (et l’on se rapproche alors à nouveau de l’hypothèse rawlsienne). Elle est donc essentiellement instable [5].

1 – Le principe de la propriété de soi

9Commençons par tenter de définir le principe de la propriété de soi. On pourrait le résumer par les deux caractéristiques suivantes :

10Un plein droit de contrôle sur l’usage de ma propre personne (avec un plein droit de transmettre à autrui ce droit que je détiens sur moi-même, la plupart des libertariens de gauche ne fuyant pas devant cette conséquence honteuse qui légitime l’esclavage volontaire)

11Une immunité de ce droit que je possède sur moi-même contre toute condition, et en particulier contre toute redevance ou taxation : j’ai le droit d’user librement de ma propre personne sans avoir à acquitter quoi que ce soit à qui que ce soit.

12Il convient de souligner que, formulé de cette manière, le principe de la propriété de soi ne donne pas droit à des ressources extérieures, ni pour en user ni pour se les approprier ; il ne garantit pas non plus que je pourrai librement disposer des fruits de mon travail puisque, dans la plupart des cas, y compris lorsqu’il s’agit d’une activité intellectuelle, la manifestation de ce travail requiert l’utilisation de ressources extérieures [6]. Le principe de la propriété de soi ne fournit donc par lui-même aucune base à la manifestation en acte de la liberté puisqu’il ne comporte pas de garantie que je pourrai user de ma personne ; il comporte seulement une garantie négative que les autres ne pourront pas user de ma personne sans ma permission.

13Une conséquence de ce principe de la propriété de soi – outre la possibilité de l’esclavage volontaire – semble être que je n’ai jamais l’obligation de mettre ma personne à la disposition des autres dans le cas où ils en ont besoin. Il faut bien distinguer cette idée de l’obligation éventuelle de mettre mes ressources matérielles à la disposition des autres car il est possible – et l’on va voir que les libertariens de gauche adoptent une variante de cette position – que je ne possède ces ressources matérielles que sous la condition implicite de les mettre à disposition des autres lorsqu’ils en ont un besoin extrême (et que je n’ai pas moi même vitalement besoin pour donner un contenu effectif au principe de la propriété de moi même). Ces ressources matérielles sont alors dues à ceux qui en ont besoin parce que ce besoin n’est que la traduction du droit qu’ils ont à une part des ressources extérieures égale à celle que je me suis moi même appropriée. Mais ceci ne s’applique pas, par définition, à ma personne que je possède de manière inconditionnelle. Cette dernière thèse peut paraître scandaleuse, mais si l’on remarque qu’il existe un très grand nombre de gens que je pourrais soulager en mettant ma personne à leur disposition, on en conclut qu’il ne peut exister aucune obligation d’agir de cette manière [7].

2 – La répartition égale des ressources extérieures

14Touchant les ressources extérieures, le postulat est en revanche qu’elles sont communes et que chaque individu a droit à une part égale [8]. Cette communauté peut prendre deux formes très distinctes : soit on dit que les choses demeurent nécessairement communes en sorte que je ne peux jamais me servir du stock commun sans le consentement unanime des autres. On voit immédiatement que cette solution est peu réaliste car elle enlève toute portée au principe de la propriété de soi : étant admis qu’il est impossible d’agir sans utiliser des ressources extérieures, le fait que toute utilisation des ressources extérieures requiert l’accord de la communauté place ma personne à la discrétion de cette dernière et détruit la composante personnelle que l’on avait cru préserver en posant le principe de la propriété de soi. C’est donc nécessairement la seconde solution qui doit prévaloir, si l’on ne veut pas que la composante égalitaire de la théorie engloutisse la normativité autonome du droit que la personne possède sur elle-même : chacun a le droit d’user des ressources externes pourvu qu’il ne fasse pas obstacle au droit des autres d’en user dans la même proportion. C’est en quelque sorte un principe de partage égalitaire. Un bon exemple serait celui d’un banc ou d’une chaise dans un jardin public : j’ai le droit de m’y asseoir sans rien demander à personne, mais je ne peux pas empêcher les autres de s’y asseoir lorsque je n’y suis pas moi même assis [9].

15Bien évidemment, cette solution de l’usage est imparfaite, car le droit des autres de s’asseoir sur le banc n’a plus aucune réalité si le banc est déjà occupé. Il faut donc que, d’une manière ou d’une autre, l’occupant du banc donne une compensation à ceux qui ne sont pas en mesure de s’y asseoir en leur versant une redevance qui matérialise le droit de propriété qu’ils ont sur ce banc mais qu’ils ne peuvent exercer parce qu’il est occupé. On accède donc à l’idée que chacun peut s’approprier privativement une partie des ressources extérieures communes à la condition de respecter une règle structurelle qui manifeste le fait que chacun a un droit égal de réaliser une telle appropriation ; cette règle structurelle prescrit le versement d’une compensation financière à un fonds commun, déterminée par la valeur marchande de ce que l’acte d’appropriation exclusive soustrait à la communauté. Dans la mesure où le problème des générations futures est sans cesse présent, cette redevance ne peut avoir que la forme d’une rente qui transforme la propriété en une location, en un droit d’user en échange d’une contrepartie [10]. Cette rente est versée dans un fonds, et c’est ce fonds – géré publiquement – qui doit être utilisé pour donner à chaque individu qui arrive lorsque le monde est déjà entièrement occupé une somme d’avantages initiaux dont la valeur est égale à la part égale des ressources naturelles à laquelle il avait droit. La légitimité de l’appropriation privative est donc subordonnée à l’obligation de verser une compensation financière déterminée par la valeur marchande de ce qui est soustrait à la communauté ; cette obligation matérialise l’exigence selon laquelle chacun possède un droit à une part égale des ressources extérieures dans la mesure où ce que je prends ne doit ni ne peut obérer la faculté que les autres ont de prendre une part de la même valeur. Il ne suffit pas, contrairement à ce que pense Nozick, que la situation des tiers ne soit pas détériorée par mon action, et si j’améliore ma position en devenant propriétaire privé, je ne peux pas justifier mon acte en disant que les autres ne sont pas devenus plus pauvres de ce fait ; je dois aussi montrer qu’ils ont, avant comme après, la même possibilité d’améliorer leur propre situation en utilisant une part des ressources communes qui est de même valeur que celle que j’ai moi même soustraite à la communauté. Le fonds commun alimenté par les redevances acquittées par les propriétaires sert à cela.

16La privatisation d’une part (égale) des ressources communes étant fondée, elle détermine ce que l’on pourrait appeler une égalité sur la ligne de départ : chacun a bel et bien droit, y compris les membres des générations futures, à une part égale des ressources extérieures (mais pas plus, ce qui limite certainement le droit de transmettre et celui de donner) [11]. À partir de cette thèse commune, on a un éventail de possibilités : les égalitaristes stricts pensent que ce que je produis avec les ressources privatisées est taxable à 100 %, mes qualités et talents, ainsi que le produit de l’application de mes facultés naturelles à des ressources extérieures représentant une ressource sociale [12]. Comme il va de soi qu’une taxation à 100 % (suivie d’une redistribution égalitaire par le biais du fond commun) aurait pour effet de dissuader tout effort productif, on s’arrête à une taxe inférieure pour des raisons pragmatiques. Mais l’égalitariste strict soutient que le résultat est intégralement taxable parce que les tiers peuvent à bon droit prétendre qu’il ne serait pas du tout produit sans l’usage des ressources communes. Il soutient aussi que cette position est compatible avec le principe de la propriété de soi dans la mesure où cette propriété sur soi-même ne donne pas un droit quelconque, sans l’accord des tiers, sur des ressources extérieures. Mais à nouveau, cette position est peu réaliste et illustre bien l’instabilité du système : si l’intégralité du produit de la mise en œuvre des ressources extérieures par l’application de mes qualités personnelles est taxée, le principe de la propriété de soi est aussi vide que dans le cas où la règle est la propriété commune des choses extérieures avec pour conséquence que je ne peux même pas les utiliser sans l’accord des autres.

17Même si l’on abandonne l’idée qu’il serait légitime (mais pas prudent) de taxer les revenus de la mise en œuvre des ressources appropriées à 100 %, la version la plus égalitariste de la thèse libertarienne de gauche accepte difficilement que l’égalité dans les parts initiales se traduise immédiatement, sous l’effet de la répartition inégale des qualités personnelles et des talents, en inégalité manifeste. Elle soutient donc que, sur la ligne de départ, l’égalité dans la répartition des ressources naturelles doit représenter une égalité réelle et non pas une égalité seulement nominale. Or, pour cela, il convient de l’envisager non pas comme une égalité de ressources, mais comme une égalité dans la possibilité d’accéder au bien-être ou aux avantages ; les individus ayant évidemment des capacités inégales de convertir des ressources en bien-être ou en avantages, il faut donc tenir compte de la différence des talents et des aptitudes et refuser qu’elle se traduise par des inégalités initiales, et il est légitime d’accorder un surcroît de ressources à ceux qui ont une capacité moindre de convertir ces ressources en bien-être ou en avantages effectifs [13].

18En revanche, il n’y a pas d’obstacle de principe à l’idée que les individus vont, après le point de départ, supporter seuls les conséquences de certains hasards et que, sous l’impact de la différence des circonstances, des inégalités considérables puissent se développer à partir d’un point de départ identique pour tous. En d’autres termes, si l’on admet que les exigences de l’égalitarisme ne peuvent s’exercer que sous la contrainte du respect de la propriété de soi, on admet aussi que l’égalité n’est pas le seul impératif moral et que le respect de l’individualité est aussi une source d’exigences légitimes qu’il s’agit de combiner avec l’autre, qui est issue de l’égalité. On va en conclure qu’il n’y a pas d’opposition de principe à ce que des individus qui ont bénéficié de conditions égales au départ en termes de possibilités d’accès au bien-être puissent par la suite bénéficier des avantages qu’ils se procurent par le jeu du hasard [14]. L’impératif n’est en effet pas de neutraliser le hasard, mais d’égaliser les ensembles initiaux de possibilités d’accéder aux avantages pour les différents individus. Ceci peut permettre, on l’a dit, de donner des avantages initiaux supplémentaires à ceux qui ont une capacité inférieure de transformer les ressources extérieures en bien-être (ce qui revient en fait à considérer les qualités naturelles des personnes comme une ressource qui doit être égalisée), tout en s’opposant à l’idée de compenser systématiquement les effets de l’arbitraire. La règle sera toujours, en la matière, d’ordre pragmatique : si le fait de compenser les effets du hasard pur a comme conséquence que la valeur de l’ensemble de possibilités d’accès au bien-être dont chacun peut disposer également au départ est moindre, on ne doit pas le faire. Ce qui est contestable, ce n’est pas le fait de compenser les effets du hasard pur, mais c’est le fait de donner à cette forme de compensation une valeur absolue et quelles qu’en soient les conséquences car, dans cette hypothèse, l’exigence de l’égalité dominerait inconditionnellement l’exigence de la propriété de soi [15]. En ce qui concerne les avantages du hasard, chacun peut donc revendiquer d’en garder pour lui une quantité aussi grande que cela est compatible avec la possession d’une quantité égale d’opportunités d’accès au bien-être aussi grande que possible par tous les autres. Mais il est clair que si le fait de ne pas protéger les individus contre les effets négatifs du hasard avait pour effet que la société dans son ensemble disposerait de moins de ressources (et que la part égale allouée à chacun serait donc réduite), le refus de compenser les désavantages dus au hasard deviendrait contre-productif.

19Le même genre de considération pragmatique va s’appliquer à la question de la responsabilité. L’objectif de cette forme de libertarisme de gauche n’est pas de faire en sorte que les individus assument moralement la responsabilité de leurs choix, mais de maximiser la valeur du stock initial de possibilités d’accès aux avantages dont chacun peut disposer au départ de manière égale. Or, si l’on décrète que les effets des choix ne seront jamais compensés et que l’on ne compensera que les effets du hasard pur (brute luck) à l’exclusion de toute option luck, on risque de dissuader complètement les choix risqués. Mais, dans les faits, de tels choix sont générateurs de ressources qui servent à compenser les effets du hasard pur et à accroître la valeur du stock initial de possibilités d’accès aux avantages ; l’idée de ne jamais compenser les effets négatifs de certains choix est donc une mauvaise idée, car ne jamais protéger les individus contre les effets négatifs de leurs choix risque de conduire à une situation où l’on disposera de moins de ressources pour protéger ces individus contre les effets du hasard pur, et de moins de ressources en général pour leur permettre d’accéder au bien-être. Il serait donc injuste de prétendre qu’il ne doit y avoir aucun transfert motivé par les choix des individus ; au contraire, on voit ici que ceux qui ont fait des choix dont les conséquences sont qu’ils sont plus exposés à certains risques ont le droit de bénéficier de certains transferts de la part de ceux qui ont choisi le confort et refusé de prendre le moindre risque : le choix de ne pas prendre de risques est taxé, et il est juste que celui qui n’a pris aucun risque participe au financement de l’assurance qui va organiser des transferts en direction de certains qui ont pris des risques et qui ont échoué. Le fait qu’il y a des gens qui prennent des risques est en effet un avantage pour tout le monde car, en l’espèce, si tout le monde faisait le choix de ne prendre aucun risque, tous seraient désavantagés par rapport à une société dans laquelle certains acceptent de prendre des risques et de générer ainsi des ressources additionnelles qui accroissent la part égale de possibilités d’accès au bien être dont tous peuvent jouir sur la ligne de départ. Il n’y a donc aucune raison de prétendre que dès que les individus ont été égalisés du point de vue pertinent, il faut que chacun accepte de supporter seul les conséquences de ses choix, car il est très possible qu’en s’écartant de cette règle, on puisse mieux garantir l’égalité des individus suivant le point de vue pertinent, parce que l’on aura encouragé les activités à risque et que l’on aura ainsi dégagé un surcroît de ressources pour élever le niveau auquel les individus se voient garantir une égalité sous ce point de vue pertinent. Néanmoins, le refus de laisser chaque individu supporter seul les conséquences de ces choix n’est motivé que par des considérations pragmatiques et non par une position de principe sur la question de la responsabilité individuelle. Il s’agit simplement de suggérer que si chacun devait supporter seul les conséquences négatives de tous ses choix, certains choix socialement très profitables seraient dissuadés.

3 – Propriété de soi et partage égal des ressources extérieures sont ils compatibles ?

20L’affirmation selon laquelle la société doit à chacun une part également avantageuse des ressources extérieures (c’est-à-dire une part des ressources extérieures qui donne à chacun, avec son mixte de ressources extérieures et intérieures, une possibilité équivalente d’atteindre un même niveau d’avantages ou de bien-être) semble être la version la plus séduisante de la position libertarienne de gauche dans la mesure où elle soumet la répartition des qualités personnelles à l’exigence égalitaire. Est-elle compatible avec une affirmation de la propriété de soi suffisamment substantielle pour ne pas être vidée de son contenu ?

21Rappelons tout d’abord que, dans le postulat initial lui-même, il y a l’idée que la propriété de soi ne donne pas de droit sur une part quelconque de ressources extérieures. Absolument parlant, la propriété de soi est compatible avec l’absence de toute possibilité d’utiliser quoi que ce soit même si, dans un cas de ce genre, le droit de propriété sur soi devient vide.

22Observons ensuite que le droit de propriété de soi garantit que si j’ai produit quelque chose avec l’usage de ma seule personne (à supposer que cela soit possible) j’ai droit au produit de mon travail ; mais il ne dit rien sur les choses que j’ai produites avec le concours indispensable de ressources extérieures et il ne m’en confère pas automatiquement la propriété sauf à établir que j’avais le droit à ces ressources et que j’ai payé aux autres la compensation nécessaire pour leur avoir soustrait la possibilité d’en user pour leur part.

23La question est donc seulement de savoir non pas si la répartition égalitaire des ressources extérieures est compatible avec le droit de propriété sur soi-même (car cela découle des postulats), mais quelle est la forme de la répartition égalitaire qui est compatible avec la réalité de ce droit. Il s’agit donc de déterminer le point où une politique égalitaire cesse d’être légitime parce qu’elle remet en cause la réalité effective du droit de propriété sur soi. On notera qu’il ne s’agit pas de redistribuer car a priori, les individus ne possèdent rien ; il ne s’agit donc pas, contrairement aux apparences, de prendre aux uns pour donner aux autres, mais de répartir également ce qui est à tous (ce sur quoi chacun a un droit égal). La difficulté est bien entendu de concevoir comment cela est possible dans l’axe du temps et alors que les choses sont déjà appropriées. La solution consiste à montrer, comme nous l’avons vu, que les appropriations ne sont que conditionnelles et subordonnées au droit de chaque individu de disposer d’une part adéquate des ressources extérieures, ce qui implique que chaque appropriateur alimente un fonds commun par une redevance pour l’usage qu’il fait des choses communes, et que c’est à partir de ce fonds commun que sont constituées les parts égales de ceux qui ne sont pas directement appropriateurs et des membres des générations postérieures.

24Mais on ne doit cependant oublier pas que l’attribution à chacun de quantités de ressources permettant à tous de disposer de possibilités égales d’accès aux avantages est un objectif égalitaire qui ne peut pas ne pas être tempéré ou équilibré par l’exigence de la propriété de soi. Pour mieux comprendre les conséquences de cette idée, imaginons une île déserte peuplée de deux individus dont l’un (Incapable) est fortement handicapé et possède une très faible capacité à convertir des ressources matérielles en bien-être tandis que l’autre (Capable) possède au contraire une très forte capacité à opérer des conversions de ce genre. La thèse du libertarisme de gauche exige que Incapable se voie attribuer des ressources beaucoup plus abondantes que Capable, mais elle reconnaît une limite : si Capable ne peut pas subsister avec les ressources qui lui sont attribuées en propre et qu’il est contraint de travailler pour Incapable aux conditions de ce dernier, sa propriété sur soi demeure en principe mais elle perd sa réalité. La limite du partage égal (et non pas de la redistribution) est donc la possibilité pour chacun de reproduire son existence de manière indépendante [16]. Or, dans une société réelle, en particulier dans une société riche, l’ampleur du processus d’égalisation (c’est-à-dire en fait l’ampleur des redevances dues par les appropriateurs au fonds commun destiné à procurer des parts égales aux non appropriateurs et aux membres des nouvelles générations) n’atteint jamais un degré tel que les appropriateurs qui acquittent la redevance deviennent esclaves [17].

25L’idée est donc ici est que l’on peut laisser subsister un droit de propriété sur soi tout en annulant les conséquences inégalitaires qu’il a ou qu’il peut avoir. Ce droit n’est pas mis en cause tant que chacun peut échapper au travail forcé, et dispose d’assez de ressources pour continuer à vivre en échangeant volontairement avec les autres. Il n’est donc pas vrai que si on laisse subsister le principe de la propriété de soi, il a nécessairement pour conséquences une inégalité et pour finir une dépendance des uns par rapport aux autres ; la raison en est que l’on peut bloquer ces conséquences sans toucher au droit lui-même qui demeure réel tant que nul n’est contraint de travailler pour autrui. Inversement, il n’est pas vrai non plus que l’introduction d’une exigence structurelle aboutisse nécessairement à soumettre la personne elle-même au point de vue collectif de l’égalité.

26Il paraît donc possible, avec un groupe d’individus très différents du point de vue de leurs talents et de leurs capacités à convertir les ressources en bien-être, d’annuler la tendance du principe de la propriété de soi à produire une inégalité assortie de dépendance. Cette annulation pourrait se réaliser par le biais d’une distribution de la propriété des ressources extérieures qui serait en accord avec le postulat égalitaire. Dans une société où les ressources seraient réparties selon ce principe, les moins capables de convertir les ressources en bien-être seraient très abondamment pourvus en ressources, et ils auraient la possibilité de parvenir à un degré de bien-être égal à ceux qui ont moins de ressources mais plus de capacité à les convertir en bien-être. Mais cela ne signifierait pas que les plus capables seraient tenus d’assister les moins capables, qu’ils seraient contraints de travailler pour les autres, et que le principe de la propriété de soi serait ainsi remis en question. On se contenterait de mettre en place une répartition des ressources qui compense le défaut de capacité à convertir ces ressources en bien-être par un surcroît de ressources. Il ne s’agit donc pas, pour les moins capables, d’exiger que les plus capables leur cèdent une partie de leur travail (ce qui serait effectivement en contradiction avec le principe de la propriété de soi). Tout au contraire, les moins bien pourvus en capacités à convertir les ressources en bien-être disent, non pas qu’ils ont le droit d’être assistés par les autres, mais qu’ils ont le droit à une quantité égale de possibilités d’accès au bien-être, et qu’ils ont donc le droit à la part des ressources (étant donnée leur capacité à convertir celles-ci en bien-être) qui leur est nécessaire pour pouvoir accéder à une quantité égale de bien-être par rapport à ceux dont la capacité de ce point de vue est supérieure. Les moins talentueux (en matière de conversion de ressources en bien-être) ne sont pas des parasites ; ils prétendent simplement avoir la part des ressources extérieures à laquelle ils ont droit.

27Nozick prétend légitimer des inégalités considérables en se fondant sur le droit de chacun d’être propriétaire de soi même et de ne pas être contraint de travailler pour les autres (c’est-à-dire le caractère à la fois séparé et inviolable de la personne), mais l’hypothèse libertarienne de gauche paraît permettre elle aussi de satisfaire ce principe de propriété de soi et même d’une bien meilleure manière, car elle garantit à tous un droit de propriété sur soi qui est plus que théorique ; chez Nozick, en effet, le principe de la propriété de soi n’est que partiellement satisfait puisque ceux qui n’ont rien sont propriétaires de leur propre personne mais ils ne peuvent faire valoir ce droit puisqu’ils sont contraints de travailler pour autrui ; la thèse de Nozick ne leur donne aucune garantie contre cette possibilité. En revanche, la version de la thèse libertarienne de gauche que nous avons évoquée comporte une telle garantie pour tous : les mieux pourvus ne seront pas forcés de travailler pour les autres puisque la poussée égalitaire est contenue par l’impératif personnel qui veut que nul ne soit jamais privé des ressources nécessaires pour reproduire son existence de manière indépendante, mais les moins bien pourvus ont l’assurance que l’accès à une part égale des ressources extérieurs ne leur sera pas refusé.

28L’objection est évidemment que tout ceci est impraticable car le monde n’est pas un stock de ressources non possédées. Mais ceci ne fait rien à l’affaire car les membres de chaque génération ont un droit imprescriptible (et on ne voit pas au nom de quoi on pourrait les en priver) à posséder une quantité de ressources extérieures qui leur permette de parvenir à un bien-être égal. La prémisse égalitaire telle qu’elle est ici comprise doit donc être étendue aux membres de toutes les générations : chacun doit conserver assez de ressources pour se procurer une quantité égale de bien être. Chaque génération doit donc faire en sorte que, lorsqu’elle meurt et que la génération suivante, arrive, la même quantité de ressources non possédées soit accessible à la nouvelle génération. Chaque génération trouverait donc dans le monde la même quantité de ressources non possédées qu’y avait trouvée la génération précédente.

29Les libertariens de gauche notent que, pour promouvoir une telle solution il faut interdire, à l’intérieur d’une génération, les dons importants d’une personne à l’autre lorsque ces dons modifient le degré de bien-être auquel les individus sont capables de parvenir dans une proportion qui rompt l’égalité sans que cette rupture puisse être justifiée par l’exigence de la propriété de soi et de l’indépendance qui en découle. Mais on ne voit pas pourquoi cette interdiction de donner ce que nous avons produit grâce à une interaction avec les choses extérieures serait une violation de notre droit de propriété sur nous-mêmes ; c’est tout au plus une restriction sur l’usage que nous avons le droit de faire des choses extérieures (nous avons le droit de les utiliser pendant notre vie mais pas de les léguer à nos descendants ni de les transmettre gratuitement à un tiers).

30La conclusion est donc bien que, indépendamment des problèmes pratiques, il n’y a pas de contradiction de principe entre l’affirmation de la validité du principe de la propriété de soi et l’affirmation d’un principe d’égalité dans la répartition des ressources extérieures. Mais cette égalité ne naît pas d’une redistribution car les redevances acquittées par les propriétaires ne sont pas un prélèvement sur ce qu’ils possèdent de droit, mais un versement requis par le respect de la condition de la légitimité de leur appropriation. Quoi d’étonnant, dans ces conditions, que ceux qui ont acquis plus que leur part des ressources extérieures doivent acquitter une taxe importante permettant aux autres de s’approprier une part adéquate de ces mêmes ressources [18] ?

4 – Cohen et l’instabilité principielle du libertarisme de gauche

31Les analyses proposées par Gerry Cohen dans son livre Self Ownership, Freedom and Equality consistent à montrer que toute tentative pour combiner le principe de la propriété de soi avec l’égalité de propriété des choses extérieures est condamnée à échouer [19]. L’objection principale à la théorie libertarienne de gauche est identique à celle que l’on peut faire à toute théorie « non structurelle » qui se contente de définir la justice par une théorie de l’acquisition initiale sans accepter de soumettre le produit des interactions individuelles à un critère structurel de justice ; elle définit une situation juste (chacun est propriétaire de sa propre personne et chacun possède une quantité égale de possibilités d’accès aux avantages), et elle postule que la justice de cette situation se préserve aussi longtemps que les partenaires n’effectuent que des actions justes. Or, ce postulat n’est pas soutenable parce qu’il renferme un raisonnement circulaire que Cohen fait bien apparaître : on ne peut pas définir une situation juste comme une situation qui ne contient que des actions justes, car la définition même d’une action juste suppose le concept de justice qu’il sert à définir. On a donc besoin d’un concept de justice qui nous permette de définir une société juste autrement que comme une société qui ne contient que des actions justes ; en d’autres termes, on a besoin d’un concept de justice qui soit non pas historique mais structurel.

32Le fameux exemple de Wilt Chamberlain nous permet de le comprendre [20] : Chamberlain est un joueur de basket exceptionnel et, chaque année, il existe un million de personnes qui acceptent de donner volontairement un quart de dollar pour le voir jouer. Quelle que soit la répartition initiale des ressources que l’on définit au début de l’année et que l’on considère comme juste, elle s’est considérablement modifiée à la fin de l’année, car désormais Chamberlain possède un quart de million de dollars de plus qu’au début de l’année. On est donc passé d’une distribution D1 à une distribution D2, et l’argument des libertariens consiste à dire que si D1 est juste et si personne, dans le passage de D1 à D2, ne s’est conduit de manière injuste, D2 ne peut pas être injuste ; or ni les amateurs de basket qui ont donné chacun 25 cents ni Chamberlain ne se sont conduits de manière injuste puisqu’ils ont fait strictement ce qu’ils avaient le droit de faire ; donc D2 ne peut pas être injuste.

33Cohen montre que cette conclusion n’est pas valide, rejoignant ainsi la position rawlsienne selon laquelle l’exigence structurale est indispensable à la considération de la justice. La raison essentielle est bien la circularité de l’argument : il consiste en effet à définir une action juste comme une action qui ne contraint personne et l’action qui ne contraint personne comme une action qui n’empêche pas autrui de faire ce qu’il a le droit de faire. La notion de contrainte est employée dans la définition de la notion de droit et, inversement, la notion de droit est employée dans la définition de la notion de contrainte. Si l’on applique cette remarque au cas de Chamberlain, cela donne le résultat suivant : il n’est pas possible de dire qu’un impôt à vocation égalisatrice qui prélève une part des gains de Chamberlain est une atteinte à la liberté de ce dernier sans introduire l’idée que Wilt Chamberlain et les spectateurs ont parfaitement le droit d’agir comme ils le font. En effet, sans cette idée de droit, c’est le simple fait d’empêcher Chamberlain d’agir comme il l’entend qui représente une restriction de la liberté, mais cette affirmation signifierait que, par exemple, le fait d’empêcher les pauvres de s’installer sur les terrains ou dans les jardins des riches est aussi une restriction de leur liberté. Or, si l’on veut bloquer cette conséquence absurde et mettre en lumière la différence entre le comportement de Chamberlain et celui des squatters qui s’installent sur votre pelouse sans votre permission, il faut introduire l’idée que Chamberlain a le droit d’agir comme il le fait et que les squatters, au contraire, n’ont pas le droit d’agir ainsi. L’impôt ne peut restreindre la liberté de X que si X est dans son droit en agissant comme il le fait. Or, lorsque Nozick entreprend d’expliquer ce que signifie le fait que Chamberlain a le droit d’agir comme il le fait (et qu’on n’a donc pas le droit de l’en empêcher ou de prélever un impôt sur ses gains au-delà de ce qui est nécessaire pour l’entretien de l’État minimal), sa seule réponse consiste à dire qu’il ne contraint personne et qu’il ne fait de tort à personne en agissant comme il agit. La circularité de l’argument est donc évidente. On ne peut donc pas définir une situation juste comme une situation qui ne contient que des actions justes et des actions justes comme des actions qui ne contraignent personne puisque l’idée même d’une action qui ne contraint personne doit nécessairement contenir la notion de droit et, par conséquent, celle de justice.

34La construction proposée par le libertarisme de gauche ne permet pas d’échapper à cette critique dans la mesure où elle demeure une théorie « historique » de la justice des acquisitions initiales. Elle définit une situation juste comme une situation où chacun est propriétaire de soi-même (critère A) et où chacun est propriétaire d’une part égale des ressources extérieures (critère B). Ensuite, elle postule que si, dans une situation de ce genre, il ne se produit que des actions qui sont elles-mêmes justes, c’est-à-dire des actions qui ne portent pas directement atteinte à la propriété de soi et à l’égalité dans le partage des ressources extérieures, le résultat est nécessairement juste. Mais il n’en est rien car la justice de la situation initiale peut disparaître sans que quiconque se conduise de manière délibérément injuste c’est-à-dire sans que quiconque se conduise de manière à mettre en cause la propriété de soi de chacun et sans que quiconque tente de s’approprier une part plus qu’égale des ressources extérieures. Et l’on ne saurait répondre que c’est impossible parce que l’on définit une situation juste comme une situation qui ne contient que des actions justes puisque, précisément, ce raisonnement est circulaire : la définition de la justice d’une société ne peut pas résider dans le fait qu’elle ne contient historiquement que des actions que ceux qui les ont accomplies avaient le droit de les accomplir.

35Pour saisir l’importance de ce point, supposons en effet une forme de libertarisme de gauche qui n’admettrait pas la pondération des quantités de ressources allouées à chacun par la capacité des uns et des autres à convertir ces ressources en bien-être et en avantages ; une telle théorie serait exposée de plein fouet à l’objection puisque la différence des talents ou des capacités va déboucher immanquablement sur des inégalités qui détruisent la réalité de la propriété de soi pour certains des membres de la société en les privant des moyens de l’exercer de manière indépendante. De même, si l’on suppose une version de la théorie qui admet la pondération des quantités de ressources par la capacité à les convertir en avantages, elle y demeure encore exposée, puisque les effets du hasard pur vont créer à nouveau des inégalités qui ne sont pas compatibles avec la réalité du principe de la propriété de soi chez tous. Or on a vu que les libertariens de gauche qui s’engagent en faveur de la compensation initiale des différences de talents récusent en revanche le principe en tant que régulation permanente et soumettent la neutralisation du hasard à une condition qui est que cette neutralisation ait pour effet de maximiser le stock initial et égal de possibilités d’accès aux avantages que chacun reçoit au départ. Mais, à l’évidence, la maximisation du stock initial avec lequel chacun prend le départ ne garantit personne contre la possibilité de tomber dans la dépendance d’autrui et d’être privé des moyens de l’autonomie. L’option libertarienne de gauche permet donc d’avoir une suite d’actions qui sont conformes à la fois au principe de la propriété de soi et au principe du partage égal des ressources extérieures (y compris avec un principe de compensation pour l’inégalité initiale des talents), tout en permettant que le hasard vienne déformer les rapports d’égalité et de non-dépendance pour aboutir au non respect du principe de la propriété de soi. Dans cette approche, rien ne permet d’incriminer le résultat des interactions comme injustes si ce résultat est le produit d’une suite d’actions justes. La dépendance dans laquelle certains membres de la société peuvent tomber (soit du fait de leur manque de capacités, soit du fait du hasard) ne peut pas être considérée comme injuste puisqu’elle est le résultat d’une suite d’actions que les individus avaient le droit de faire. Or, comme la définition des actions justes est affectée d’une évidente circularité, la conclusion ne peut être maintenue. Les actions dont l’effet non recherché est que certains membres de la société tombent dans la dépendance sont des actions qui sont définies comme justes parce qu’elles ne contraignent directement personne et elles ne contraignent personne parce qu’elles n’empêchent aucun individu de faire ce qu’il a le droit de faire. Mais si une action est définie comme juste parce qu’elle n’empêche personne de faire ce qu’il a le droit de faire, il n’est pas possible de définir la société juste comme une société qui ne contient que des actions justes. À nouveau nous avons besoin d’un critère indépendant de la justice sociale et nous devons dire que si un ensemble d’actions a pour effet que certains membres de la société tombent dans la dépendance et ne peuvent plus conférer une signification concrète au principe de la propriété de soi, elle est injuste et les actions qui y conduisent sont à leur tour potentiellement injustes et susceptibles d’être entravées ou contrôlées [21].

36À nouveau, la question essentielle n’est pas celle de savoir qui a acquis quoi et de quel droit, mais elle est de savoir si tous les individus ont les moyens d’être libres et de fonctionner comme des citoyens libres et égaux. C’est évidemment une considération structurelle qui permet de sortir du cercle de la définition des actions légitimes par l’absence de contrainte et de la définition de l’action non contraignante par sa légitimité. La considération structurelle dit qu’une action est juste si elle n’a pas pour effet de priver un individu quelconque des moyens d’être libre et de fonctionner comme un citoyen pourvu d’une valeur égale. Si le principe de la propriété de soi et le principe de la justice dans les acquisitions des choses extérieures interdisent ou ne garantissent pas l’accès de tous à l’autonomie (comme cela est immanquablement possible), on est face à un dilemme : il faut ou bien accepter une liberté inégale donc une inégale valeur des individus ou bien renoncer au caractère inconditionnel de la propriété de soi qui, marié à une distribution égalitaire initiale des ressources extérieurs, ne permet pas de garantir à tous la réalité de la liberté par la possession effective des moyens de l’autonomie [22]. La théorie libertarienne de gauche dérive soit vers un libertarisme classique (si elle accepte que les principes initiaux puissent légitimement aboutir à une situation où la réalité de la propriété de soi n’est plus garantie pour certains), soit vers un égalitarisme inconditionnel (si elle accepte l’idée que la considération de la réalité du principe de la propriété de soi pour tous est une valeur inconditionnelle). Cohen opte quant à lui pour cette seconde solution : la justice ne peut reconnaître de privilège inconditionnel centré sur l’individu car dans les cas où le respect de ce privilège est un obstacle à la liberté de tous, le privilège doit céder, et l’on revient à l’idée que le droit que les individus ont sur leur personne et sur leurs talents est subordonné au caractère légitime (donc mutuellement avantageux et réciproque) de la structure des rapports entre les personnes.

37La solution proposée par Cohen repose bien entendu sur l’idée que le travail est stérile et improductif s’il n’est pas marié à des ressources extérieures ou, pour le moins, à des éléments productifs – comme une formation – dont les individus ne peuvent pas se dire les seuls auteurs. Or ces ressources sont communes et elles impliquent que celui qui se les approprie, et qui en fait la base de sa liberté et de son autonomie, est redevable aux autres, qui n’ont pas pu s’approprier ces ressources dans les mêmes conditions, de ce qui leur est nécessaire pour l’exercice de leur propre liberté et de leur propre autonomie. Il ne s’agit pas de savoir si et comment, au départ, le partage égal des ressources extérieures est compatible avec l’exercice de la liberté, mais de montrer que, en permanence, ceux qui se procurent l’autonomie par l’usage des ressources extérieures sont redevables d’une condition équivalente, en termes de valeur, à ceux qui ne sont pas en état de le faire. Ce n’est qu’une autre manière de dire que la liberté effective ne saurait être légitime pour les uns si elle n’est pas effective pour tous, ou encore que la liberté implique une forme d’égalité.

38L’existence de cette redevabilité et la contribution qui pèse de ce fait sur les mieux pourvus n’est en aucun cas assimilable à un travail forcé, ou à une mise de certaines personnes à la disposition des besoins de certaines autres. C’est vrai que ces obligations n’ont pas à être contractuelles pour être légales, mais elles n’en sont pas pour autant réductibles à une forme d’esclavage car non seulement elles sont compatibles avec la liberté définie comme le fait de disposer des conditions juridiques et matérielles de l’exercice de l’autonomie, mais la liberté elle-même les implique puisque sans elles, certains membres de la société seraient privés de ces conditions et de l’égalité de statut qui leur permet de fonctionner comme des membres à par entière de cette société.

39C’est précisément cette position que contestent les libertariens de droite comme Nozick, en affirmant que l’on se trouve face à une logique du tout ou rien : ou bien on est propriétaire de soi, de sa propre personne, et l’on fait ce que l’on veut avec sans jamais être obligé de rendre à autrui des services que l’on ne s’est pas contractuellement engagé à lui rendre. Ou bien au contraire on peut être légalement tenu de rendre à autrui des services que l’on ne s’est pas contractuellement engagé à lui rendre, auquel cas on ne peut effectivement être autonome. Mais, dit Cohen, il est faux que dans une société l’autonomie (qui suppose l’accès aux moyens matériels, chose que reconnaît le libertarien de droite) soit nécessairement toujours maximisée par le principe d’une propriété de soi inconditionnelle (sans aucune redistribution) ; il y a de très bonnes raisons de penser que dans un monde où le hasard joue et où les individus sont pourvus de talents très différents, le principe de la propriété inconditionnelle de soi va déboucher sur des situations où certains seront privés de tout accès aux moyens de production et que, de ce fait, ils n’auront pas les conditions nécessaires pour exercer sur leur propre existence la forme de contrôle que nous associons à l’idée d’autonomie, et cela reste vrai même si l’on marie le principe de la propriété de soi à une clause de partage égal des ressources extérieures. On en conclut que si l’on veut que tous les membres de la société jouissent également d’un certain degré d’autonomie, il faut limiter le principe de la propriété de soi puisque sa mise en œuvre inconditionnelle ou conditionnelle pourrait très bien ne pas avoir pour effet de maximiser l’autonomie ; en tout état de cause, elle pourrait en effet fort bien ne pas parvenir à maximiser l’autonomie de ceux qui en ont le moins. Il convient en outre de remarquer que l’autonomie dont dispose un individu varie certes en fonction des droits qu’il peut exercer sur lui même, mais aussi en fonction des droits dont les autre peuvent disposer sur eux-mêmes ; ainsi, si autrui a un droit intégral sur ses propres talents, il se peut qu’il parvienne à me réduire à l’état de prolétaire et réduise ainsi mon autonomie. Dès lors, il n’est tout simplement pas vrai que l’autonomie soit maximisée quand chacun dispose d’un droit absolu sur lui-même. La thèse est peut être paradoxale mais elle est soutenable et l’on est alors en droit d’avancer l’idée suivante : la restriction du droit de propriété que chacun a sur soi pourrait bien avoir pour effet de créer de l’autonomie, et ce n’est pas la propriété de soi en tant que telle qui crée de l’autonomie mais un certain usage restrictif de cette propriété de soi. Si l’on devait choisir entre un libre exercice du principe de la propriété de soi (qui serait nuisible à l’autonomie) et une restriction imposée de cette propriété de soi qui lui serait favorable, il faudrait choisir la seconde solution. ?

Notes

  • [1]
    Robert Nozick, Anarchie, État, Utopie, trad. de l’anglais par Evelyne d’Auzac de Lamartine, Paris, PUF, 1988.
  • [2]
    Peter Vallentyne, Hillel Steiner et Michael Otsuka, « Why Left-libertarianism Is Not Incoherent, Indeterminate, or Irrelevant: A Reply to Fried », Philosophy and Public Affairs, vol. 33, n° 2, 2005, p. 201-215.
  • [3]
    Peter Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », in P. Vallentyne et H. Steiner (dirs.), Left-Libertarianism and its Critics, New York, Palgrave Macmillan, 2000, p. 1-20.
  • [4]
    Michael Otsuka, Libertarianism without Inequality, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 23 ; Peter Vallentyne, « Robert Nozick », in John Shand (dir.), Central Works of Philosophy, vol. 5, The XXth century, Quine and after, Londres, Acumen, 2006.
  • [5]
    Mathias Risse, « Can there be “Libertarianism without inequality” ? Some worries about the coherence of left libertarianism », Kennedy School of Government, Harvard University, working paper RWP 03-044, novembre 2003, disponible sur Social Science Research Network (SSRN) : http://ssrn.com/abstract=478442.
  • [6]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 31.
  • [7]
    Peter Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », art. cité.
  • [8]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 24 ; Hillel Steiner, « How Equality Matters », Social philosophy and policy, n° 19, 2002, p. 342-356.
  • [9]
    P. Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », art. cité, p. 10-11.
  • [10]
    Henry George, « The Injustice of Private property in Land », in P. Vallentyne et H. Steiner, The Origins of Left-Libertarianism : An Anthology of Historical Writings, New York, Palgrave, 2000, p. 193-216.
  • [11]
    P. Vallentyne, « Left-Libertarianism, a Primer », art. cité, p. 19 ; M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 37-38 ; François Huet, Le règne social du christianisme, Paris, F. Didot, 1853, p. 266-275.
  • [12]
    P. Vallentyne, « Self Ownership and Equality : Brute Luck, Gifts, Universal Domination and Leximin », Ethics, vol. 107, n° 2, 1997, p. 321-343 ; Hillel Steiner, « How Equality Matters », art. cité.
  • [13]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 25 ; Richard J. Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », Philosophical Studies, vol. 56, n° 1, 1989, p. 77- 93.
  • [14]
    P. Vallentyne, « Brute Luck, Option Luck, and Equality of Initial Opportunities », Ethics, vol. 112, 2002, p. 529-557 ; P. Vallentyne, « Brute Luck, Equality and Desert », in Serena Olsaretti (dir.), Desert and Justice, Oxford, Oxford University Press, 2003.
  • [15]
    Peter Vallentyne, « Self Ownership and Equality… », art. cité.
  • [16]
    M. Otsuka, Libertarianism without Inequality, op. cit., p. 32.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid., p. 35.
  • [19]
    Gerald A. Cohen, Self-Ownership, Freedom and Equality, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 102-111.
  • [20]
    Ibid., chap. 1.
  • [21]
    Ibid., chap. 9-10.
  • [22]
    Ibid.

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