Couverture de RAI_022

Article de revue

Pourquoi Mussolini fit-il volte-face contre les Juifs ?

Pages 175 à 194

Notes

  • [1]
    Renzo De Felice, Storia degli ebrei sotto il fascismo, Turin, Einaudi, 1961 ; Meir Michaelis, Mussolini and the Jews, Oxford, Clarendon Press, 1978.
  • [2]
    R. De Felice, Mussolini il duce, vol. 2 Lo Stato totalitario 1936-1940, Turin, Einaudi, 1981.
  • [3]
    La récente historiographie française sur le fascisme italien a adopté cette périodisation, en considérant la fin des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale comme des témoins d’une distincte « radicalisation du régime ». Voir Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999, p. 718-757. Voir aussi Marie-Anne Matard-Bonucci et Pierre Milza (dirs.), L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste, Paris, Fayard, 2004.
  • [4]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, trad. de l’italien par Robert L. Miller et Kim Englehart, New York, Enigma Books, 2001, p. xxxvii. Voir M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit. Michaelis défend sa position antérieure dans M. Michaelis, « La politique fasciste envers les Juifs italiens », in Ivo Herzer (dir.), The Italian Refuge, Washington, Catholic University Press of America, 1989, p. 34-72. Pour une excellente réflexion sur les problèmes historiographiques posés par le fascisme et l’antisémitisme, voir Mario Toscano, Ebraismo e Antisemitismo in Italia, Milan, Franco Angeli, 2003.
  • [5]
    Cette position ne doit pas être confondue avec l’approche totalitaire développée après la Deuxième Guerre mondiale par Carl Friedrich, Zbigniew Brzezinski, Hannah Arendt et d’autres pour comparer l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et l’Union Soviétique. Renzo De Felice et Emilio Gentile précisent qu’ils se réfèrent seulement à l’Italie et à ce qui avait été un but exprimé par le régime fasciste lui-même, et non pas un paradigme général des sciences sociales.
  • [6]
    Emilio Gentile, Il mito dello Stato nuovo : dal radicalismo nazionale al fascismo, Rome, Laterza 1990 et La Grande Italia, Milan, Mondadori, 1999.
  • [7]
    Nous savons ceci d’après des rapports de police, une série d’autres documents et les journaux intimes de leaders fascistes tels que Galeazzo Ciano, Giuseppe Bottai et Dino Grandi.
  • [8]
    Paul Bookbinder, « Italy in the Context of the Holocaust », in I. Herzer (dir.), The Italian Refuge, op. cit., p. 105.
  • [9]
    Mon point de vue ici est nécessairement comparatif. De toute façon, l’antisémitisme existait dans toutes les sociétés chrétiennes et les États-nations. Si on considère l’Italie après son unification, il est frappant de constater à quel point l’antisémitisme a peu caractérisé ou même pénétré la société, la culture et la politique. En réaction au mythe populaire d’après-guerre faisant des Italiens des « bonnes gens » (Italiani brava gente) qui n’ont jamais soutenu l’antisémitisme officiel du régime, quelques chercheurs ont récemment exagéré l’antisémitisme italien, arguant que les thèmes antisémites n’étaient jamais absents de la culture italienne, qu’elle soit élevée ou populaire. Voir Lynn M. Gunzberg, Strangers at Home: Jews in the Italian Literary Imagination, Berkeley, University of California Press, 1972, et, encore plus partial, Wiley Feinstein, The Civilization of the Holocaust in Italy, Teaneck, New Jersey, Fairleigh Dickenson University Press, 2005. Ceci n’est pas vraiment une révélation, car il serait difficile de trouver une nation occidentale totalement dénuée d’antisémitisme. La question doit être comparative : dans quelle mesure l’antisémitisme était-il représentatif ou caractéristique, et quel impact ceci a-t-il eu sur la société, la culture et la politique ? Dans l’Italie unifiée, les Juifs ne sont jamais devenus les cibles de mouvements sociaux antisémites. Il n’y a pas eu non plus d’obstacles à leurs remarquables mobilité sociale et succès professionnel. Si la culture italienne avait été antisémite, comme le suggèrent Gunzberg et Feinstein, comment expliquer la place importante occupée par les Juifs dans la société italienne avant la législation raciale de 1938, ou les efforts héroïques déployés pour les sauver des rafles nazies après la chute de Mussolini ? De manière plus polémique, on pourrait se demander comment des chercheurs juifs américains, sans aucune introspection apparente, ont pu qualifier l’Italie d’antisémite étant donné la nature autrement plus pénétrante de l’antisémitisme américain dans les années 1930. Jusqu’à la législation raciale de 1938, les Juifs italiens ne furent jamais exclus des professions, ni sujets à des quotas à l’université ou restreints dans le logement. Plus ironiquement, au moment même où des diplomates italiens et des officiers militaires étaient en train de sauver des Juifs des mains des Allemands dans les territoires occupés, le United States Department of State faisait tout son possible pour empêcher les Juifs européens en fuite d’entrer sur le sol américain. Sous Roosevelt, Breckinridge Long, le principal responsable des affaires concernant les réfugiés d’Europe, un antisémite bien connu, n’avait aucun équivalent au plus haut échelon du corps diplomatique italien. Gunzberg et Feinstein auraient bien fait de consulter David S. Wyman, The Abandonment of the Jews: America and the Holocaust, New York, Pantheon, 1984, avant d’écrire sur l’antisémitisme en Italie. Une littérature volumineuse existe sur les efforts des Italiens pour sauver des Juifs dans le sud de la France et en Yougoslavie. L’une des meilleures études récentes est celle de Jonathan Steinberg, All or Nothing: the Axis and the Holocaust, Londres, Routledge, 2002.
  • [10]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 7-11.
  • [11]
    Cité dans M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 53.
  • [12]
    Susan Zuccotti, The Italians and the Holocaust, New York, Basic Books, 1997, p. 16-17.
  • [13]
    M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 3.
  • [14]
    S. Zuccotti, The Italians and the Holocaust, op. cit., p. 17-18.
  • [15]
    Michele Sarfatti, Gli ebrei nell’Italia fascista, Turin, Einaudi, 2000, p. 6.
  • [16]
    S. Zuccotti, The Italians and the Holocaust, op. cit., p. 18.
  • [17]
    Cité dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 682-683. Pour le texte de Informazione Diplomatica, no 14, voir Luigi Preti, Impero fascista, africani ed ebrei, Milan, Mursia, 1968, p. 248-249.
  • [18]
    S. Zuccotti, The Italians and the Holocaust, op. cit., p. 25-26.
  • [19]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 493.
  • [20]
    Parmi les nombreuses maîtresses de Mussolini, Marghetia Sarfatti n’était pas la seule Juive. Il a eu une aventure avec Angelica Balabanoff, et un enfant avec une autre Juive russe, Fernanda Ostrovski. Sarfatti, toutefois, fut considérée comme la « reine non couronnée » de l’Italie dans les années 1920. C’était une figure majeure de l’art et de la culture italiennes à l’époque, et son salon a accueilli des célébrités comme Colette, George Bernard Shaw, Sinclair Lewis, Ezra Pound, André Gide, André Malraux et Josephine Baker. Amie de Filippo Marinetti et d’Arturo Toscanini, Sarfatti protégea dans les années 1920 la culture italienne d’éminentes brutes fascistes, comme Roberto Farinacci qui voulait remplacer le modernisme « juif » et « internationaliste » par du kitsch nationaliste. Il est d’ailleurs devenu l’un des notables fascistes les plus philo-nazis dans les années 1930, même s’il a tenté d’épargner sa secrétaire juive, Jole Foà, de la discrimination. Pour une biographie de Sarfatti extrêmement riche et nuancée, voir Philip V. Canistrano et Brian R. Sullivan, Il Duce’s Other Woman, New York, William Morrow, 1993.
  • [21]
    Cité dans M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 11.
  • [22]
    On peut trouver un extrait de cette rencontre dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 636-646.
  • [23]
    Cité dans M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 29.
  • [24]
    Cité dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 183.
  • [25]
    Cité dans Aaron Gillette, Racial Theories in Fascist Italy, Londres, Routledge, 2002, p. 73.
  • [26]
    Les premières attaques dans la presse fasciste, au-delà de la question du sionisme, sont apparues en mars 1934, quand seize membres du groupe anti-fasciste Giustizia e Libertà, dont quatorze étaient juifs, furent arrêtés à Ponte Tresa pour leurs activités subversives. La presse fasciste mentionna seulement les anti-fascistes « juifs », ce qui a abouti à la création par les fascistes juifs du journal hebdomadaire La Nostra Bandiera. Cet incident est relaté dans tous les rapports courants de la période, mais pour un article de journal particulièrement perspicace, voir Joel Blatt, « The Battle of Turin, 1933-1936: Carlo Rosselli, Giustizia e Libertà, OVRA and the origins of Mussolini’s anti-Semitic campaign », Journal of Modern Italian Studies, vol. 1, no 1, 1995, p. 22-57. À la suite de ces événements, d’autres articles antisémites ont régulièrement été publiés dans la presse fasciste, mais de manière ni constante ni soutenue jusqu’à la campagne anti-juive de 1938, officielle, sanctionnée par le gouvernement, qui doit être considérée comme un seuil qualitativement distinct de ce qui s’était produit plus tôt.
  • [27]
    Ceci est visible si on regarde l’iconographie des Juifs dans la revue officielle du racisme fasciste, Difesa della Razza. Pratiquement tous les dessins de Juifs, horriblement laids et clairemement « étrangers » dans leur apparence, montrent des Juifs non-italiens, généralement d’Europe de l’Est. Quelques unes des photos viennent directement du film nazi, produit par Fritz Hippler, Der ewige Jude. Le seul numéro qui montre des Juifs italiens est celui du 20 juin 1942, pour lequel ont été photographiés des Juifs romains en plein travaux forcés le long du Tibre. Étrangement, aucun d’eux ne ressemble, même de loin, aux Juifs « étrangers » typiques qui avaient toujours rempli les pages de Difesa della Razza ; ils ressemblent à des Italiens ordinaires. De plus, alors que Difesa della Razza attaquait régulièrement les Juifs très en vue d’Allemagne, d’Angleterre, de France, et des États-Unis (e. g. : Hore Belisha, Walter Rathenau, Albert Einstein, Herbert Lehman, Fiorello La Guardia, Bernard Baruch, Sigmund Freud… et même John David Rockefeller qui a été identifié de façon érronée comme le Juif le plus riche du monde), jamais un Juif italien qui avait occupé une place importante dans la société pendant le 20e siècle, que ce soit avant ou après la montée du fascisme, ne fut visé de la même manière.
  • [28]
    Sur les conflits de Mussolini avec les industriels, voir Franklin Hugh Adler, Italian Industrialists from Liberalism to Fascism, New York, Cambridge University Press, 1995. Confindustria, puissant syndicat industriel patronal, était dirigé par un Juif, Gino Olivetti, dont la « judéité » fit de lui l’objet de suspicions, et parfois d’attaques directes, de la part de leaders fascistes qui étaient d’ailleurs en désaccord sur d’autres sujets. Même un soi-disant « modéré » comme Bottai en voulait à Olivetti pour son habileté troublante à déjouer les plans des syndicats fascistes et des partisans de la réforme corporatiste, contribuant ainsi à préserver jusqu’en 1934 l’autonomie tout à fait exceptionnelle de l’industrie. Bottai se réfère à lui dans son journal intime comme « le Juif Olivetti ». En février 1934, Mussolini a contraint tous les chefs des associations d’employeurs et d’employés à la démission, ce qui constituait probablement une étape dans son effort pour donner de l’élan à la nouvelle structure corporatiste. On a dit que le motif premier de cette décision était d’écarter Olivetti, sans pour autant donner l’impression d’attaquer directement la Confindustria, ou le secteur industriel d’une manière générale. À l’étranger quand le décret fut annoncé, Olivetti fut reçu à son retour par un collègue de la Confindustria qui lui dit : « pour assujétir un Juif ils ont tué dix chrétiens » (cité par F. H. Adler, Italian Industrialists, op. cit., p. 434). Olivetti a été aussi attaqué par Giovanni Preziosi, le plus infâme des antisémites alors en vue, qui le désignait comme « l’incarnation vivante des Protocoles des Sages de Sion ». Il a également été traité d’anti-fasciste énigmatique par des syndicalistes et des intransigeants, eux-mêmes souvent en désaccord avec des « modérés » tels que Bottai. En conséquence, on peut se demander si Gino Olivetti, ce Juif perspicace que divers fascistes avaient tendance à mépriser, n’aurait pas été le modèle du Juif « bourgeois » perçu comme irréconciliable avec le nouvel ordre et le Nouvel Homme Fasciste. Peu après l’institution en 1938 des lois raciales, Gino Olivetti, ainsi que d’autres Juifs Italiens importants, émigra en Argentine.
  • [29]
    Luigi Preti, Impero fascista, Milan, Mursia, 2004 ; Enzo Colloti, Il Fascismo e gli ebrei, Bari, Laerza, 2003.
  • [30]
    Le texte est reproduit dans L. Preti, Impero Fascista, op. cit., p. 285-296.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    Giuseppe Bottai, Diario 1935-44, Milan, BUR, 2001, p. 237. Galeazzo Ciano, Diario 1937-43, Milan, BUR, 2000, p. 486.
  • [33]
    Cité dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 381-82 ; R. De Felice, Mussolini il duce : Lo Stato totalitario, op. cit., p. 250-251.
  • [34]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 241.
  • [35]
    Ibid., p. 242.
  • [36]
    A. Gillette, Racial Theories in Fascist Italy, op. cit., p. 53.
  • [37]
    G. Bottai, Diario, op. cit., p. 115.
  • [38]
    Ibid., p. 533.
  • [39]
    E. Gentile, La Grande Italia, op. cit., p. 176.
  • [40]
    G. Ciano, Diario, op. cit., p. 391.
  • [41]
    Ibid., p. 444-445.

1Durant l’lutomne 1938, débutait dans l’Italie fasciste une campagne antisémite faisant des Juifs une menace antinationale ; des lois discriminatoires sévères furent promulguées qui, entre autres interdits, empêchèrent les Juifs de fréquenter les écoles publiques, d’y enseigner, de travailler pour le gouvernement, d’être propriétaire de grandes entreprises, de publier, et de pratiquer un grand nombre de professions. Jusqu’à l’été 1938, le gouvernement a nié que de telles mesures puissent être envisagées, voire qu’il existait un « problème juif ». En fait, pendant les seize premières années de son règne de vingt ans, l’Italie fasciste avait persisté dans l’un des comportements le plus philosémite d’Europe. Comme sous les gouvernements précédents, libéraux, les Juifs occupaient des postes importants dans le gouvernement, l’armée et l’industrie. Aucun principe, ni aucune décision politique du fascisme italien n’était antisémite. À l’instar des autres Italiens, il y avait parmi les Juifs beaucoup de fascistes et d’anti-fascistes, et cette affiliation était fondée sur des facteurs non religieux, comme la classe, la région et la génération. Contrairement à l’Allemagne, la France et l’Autriche, l’Italie avait été relativement épargnée par l’antisémitisme et la formation, à la fin du 19e siècle, de mouvements et de partis antisémites. Aussi n’y a-t-il pas eu de tentative de redéploiement de traditions antisémites plus anciennes pouvant servir de base contemporaine à la mobilisation sociale. L’antisémitisme qui émergea à la fin de 1938, organisé par l’État, était une chose totalement nouvelle, basée moins sur l’idée de préserver le passé que sur l’espoir d’aider à la réalisation d’un projet d’avenir radicalement alternatif : une nouvelle nation italienne impériale, un nouvel homme, un uomo fascista.

2Comment peut-on expliquer cette rupture apparente avec le passé ? Il est surprenant que cette question spécifique n’ait bénéficié que de peu d’attention critique, bien qu’elle ait été abordée dans des analyses historiques plus compréhensives concernant le fascisme italien et les Juifs. Les deux études classiques – celles de Renzo De Felice, Storia degli ebrei sotto il fascismo publiée en 1961, et celle de Meir Michaelis, Mussolini and the Jews publiée en 1978 [1] – s’accordaient pour dire que ce changement abrupt de politique était dû à des facteurs extérieurs, à savoir la consolidation d’une alliance stratégique avec l’Allemagne nazie. Le travail de recherche et la logique étaient impeccables dans ces deux ouvrages. Comment sinon donner un sens à cette discontinuité spectaculaire, qui ne surgit qu’en 1938 ? En effet, si l’antisémitisme avait été une composante interne du développement fasciste, et non pas une accommodation pragmatique à l’égard de l’Allemagne, pourquoi, avant cette date, Mussolini aurait-il nommé des Juifs à des postes importants, loué à maintes reprises les contributions juives à la vie italienne, ridiculisé les excès racistes d’Hitler et fait de l’Italie un refuge ou un point de transit pour les Juifs allemands qui fuyaient la persécution après 1934 ?

3Quand De Felice revint sur ce sujet en 1981, il avait publié trois volumes de sa biographie monumentale sur Mussolini et toute une nouvelle génération de recherches sur le fascisme italien était apparue. Dans le volume Mussolini il Duce : Lo Stato Totalitario 1936-40[2] De Felice apporta des éclairages nouveaux, des approches originales et le savoir qu’il avait accumulé au cours de ses propres recherches sur le fascisme. Surtout, il attira l’attention sur les différences entre le fascisme des années 1920, au moment où l’opposition avait été éliminée et un nouvel ordre institutionnel créé, et le fascisme de la seconde moitié des années 1930, captées superbement dans le titre évocateur du premier chapitre de 150 pages, « Il regime di fronte al proprio futuro : il “totalitarismo” fascista » (« le régime face à son propre avenir : le “totalitarisme” fasciste »). À cette période, le projet fasciste ne se limitait plus à éliminer l’opposition et à oblitérer la distinction libérale entre l’État et la société civile en remplaçant l’État traditionnellement libéral par une dictature solide et autoritaire. Dans le nouveau projet totalitaire, contrairement au fascisme des années 1920, le but de l’État n’était pas seulement de contenir ou de discipliner la société dans sa forme d’alors, mais de créer une société entièrement nouvelle et de transformer les Italiens eux-mêmes [3]. La politique raciale était un aspect de ce développement et sur ce point le racisme italien était très différent du racisme allemand. Alors que ce dernier était essentiellement biologique et cherchait à préserver la pureté de la race aryienne, le premier était surtout culturel et anthropologique : il voulait créer une nouvelle race en éliminant la race contentieuse des serviteurs et des joueurs de mandoline, comme la bourgeoisie égoïste, qu’il souhaitait remplacer par une société homogène faite de citoyens-soldats impériaux. Les Juifs, comme nous le verrons, étaient des obstacles à ce projet pour deux raisons. D’abord, plus que personne d’autre, ils étaient associés historiquement à l’État libéral grâce auquel ils avaient obtenu leur émancipation et leur très visible mobilité sociale. Ensuite, ils étaient perçus comme l’incarnation vivante de « l’esprit bourgeois », antithétique à toutes les valeurs impériales qui allaient marquer le Nouvel Homme Fasciste.

4Sans renoncer à la prééminence des impératifs diplomatiques pour expliquer le volte-face de 1938, De Felice suggérait que l’analyse devait tenir compte du développement idéologique et institutionnel du régime fasciste. Dans l’introduction d’une nouvelle édition de son livre sur les Juifs dans l’Italie fasciste, De Felice signalait les limites initiales de son analyse et de celle de Michaelis qui avaient nié, de façon polémique, l’importance de toute causalité interne. Pour De Felice, Michaelis réduisait la politique juive du régime fasciste à « un événement de politique étrangère », ignorant :

5

(…) tout autre aspect de la politique raciale italienne, ce qui aboutit à brouiller et à dissimuler les différences plus profondes entre l’attitude des gouvernements libéraux envers les Juifs et celle du régime fasciste avant le milieu des années 1930, la réalité et les rouages internes du fascisme lui-même, et la façon dont ils ont changé par la suite, autant que les répercussions que ces changements ont eu sur l’attitude envers les Juifs et sur le processus de développement autonome d’un antisémitisme italien de la part du fascisme en général, et de Mussolini en particulier [4].

6Comme De Felice le suggère, la « position de politique étrangère » et ce que j’appellerai « la position de transformation totalitaire [5] » ne doivent pas être considérées comme contradictoires, mais plutôt comme des approches complémentaires pour comprendre la politique raciale fasciste. Toutefois, la position de transformation totalitaire a deux avantages notables. Premièrement, elle permet d’expliquer pourquoi une politique étrangère impérialiste a été menée au préalable par l’Italie, ce que Michaelis ne prend pas la peine d’interroger. Or, avant la fin de l’alliance de l’Axe, l’Italie avait déjà envahi l’Éthiopie, elle était intervenue dans la guerre civile d’Espagne et avait quitté la Ligue des Nations, indépendamment des buts de la politique étrangère allemande qui, parfois, s’opposaient à ceux de l’Italie (cf. le cas de l’Autriche en 1934). Deuxièmement, cette position aborde le développement idéologique et institutionnel du régime fasciste, un aspect également admis en tant que tel dans la position de politique étrangère ou traité comme un fait établi en 1938.

7Aussi, si je reconnais l’importance de la position de politique étrangère, je souhaite néanmoins explorer la position de transformation totalitaire comme un point de départ plus fructueux. Au-delà des remarques de De Felice sur ce sujet, fragmentaires et développées de façon secondaire au cours de sa narration, je voudrais insister sur les contributions d’Emilio Gentile qui a développé la position de transformation totalitaire plus en profondeur dans deux livres, Il mito dello Stato nuovo et La Grande Italia[6]. Selon lui, les racines du projet de transformation totalitaire peuvent être trouvées dans les dix années de nationalisme radical (1912-1922) durant lesquelles ont eu lieu la guerre de l’Italie en Libye, la Première Guerre mondiale, la crise de l’après-guerre et la Marche fasciste sur Rome. C’est Enrico Corradini qui a exprimé avec le plus de truculence le thème de l’expansion impériale et qui a défendu l’argument célèbre selon lequel l’Italie était une « nation prolétarienne » en lutte contre les « nations ploutocratiques ». De plus, ce qui manquait à l’Italie en termes de ressources financières était compensé par un fort potentiel démographique, essentiel pour soutenir des guerres et conquérir des territoires sur le long terme. Le thème de la nation prolétarienne resurgit sous le régime fasciste, surtout pendant la seconde moitié des années 1930 ; d’abord, pendant le soi-disant « virage social » (svolta sociale) et, plus dramatiquement, dans la déclaration de guerre de Mussolini au nom de « l’Italie prolétarienne et fasciste », une guerre des pauvres contre ceux qui monopolisaient la fortune du monde, la guerre d’un peuple jeune et fécond contre un pouvoir stérile en déclin. La guerre, disaient les Futuristes, dont les sentiments étaient proches de ceux des nationalistes bien que leurs vues politiques fussent distinctes, était l’hygiène du monde. La paix et le pacifisme n’étaient que pour les faibles et les couards. Un autre thème nationaliste fondamental était le rejet total de la corruption libérale et de la décadence en faveur d’un nouvel État autoritaire supposé être le promoteur du renouvellement de la nation, et non pas simplement son gérant. Ceci reflétait une plus large désaffectation envers l’État libéral de la part des intellectuels et de tout le spectre politique. Mazzini avait conçu le Risorgimento comme un renouvellement national, et non pas seulement une unification géographique. À l’inverse, l’État libéral apparaissait faible, corrompu, ayant perdu le contact avec « l’Italie réelle » et donc indigne de gouverner. Le Risorgimento, en tant que rivoluzione mancata (« révolution manquée »), trouvait un écho dans les journaux intellectuels et littéraires de la période, en particulier La Voce dans lequel Mussolini publiait de temps à autre et où il alimentait certainement sa maigre éducation culturelle. J’ajouterais que pendant la guerre de Libye, l’antisémitisme fit surface d’abord politiquement bien que de façon marginale et sans jamais susciter une mobilisation générale. Quelques nationalistes attaquèrent le sionisme et les loyautés doubles dont les Juifs italiens étaient accusés, bien que le sionisme ait eu un nombre limité d’adhérents et qu’il ait été considéré comme une expression de solidarité avec les Juifs persécutés en Russie et ailleurs, et non pas un engagement personnel pour la Palestine, ni un rejet de l’identité italienne. Surtout, il ne s’agissait pas d’une rupture avec le patriotisme féroce en faveur de la madre patria qui avait marqué la communauté juive depuis l’époque du Risorgimento. En dehors du sionisme émergea aussi le thème de la finance juive internationale et des puissants banquiers juifs hostiles à l’Italie. Ces deux thèmes étaient présents jusqu’à la période fasciste, y compris pendant les années 1920, même si on a toujours fait la distinction entre « la juiverie internationale » et la finance juive internationale d’une part, et les Juifs italiens d’autre part.

8Pour les besoins de cet essai, je n’aborderai pas tous les thèmes qui ont caractérisé la transformation totalitaire, et je me concentrerai uniquement sur ce que De Felice a appelé la révolution culturelle de Mussolini, et ce que Gentile désigne plutôt comme une révolution anthropologique. Ce que ces deux visions ont en commun est la notion d’un État totalitaire produit par une société nouvelle ou, dans le cas qui nous occupe, un État fasciste totalitaire qui fabrique une société future fasciste : un État qui crée non seulement de nouvelles institutions, mais aussi des sujets nationaux nouveaux, voire des hommes nouveaux et une nouvelle race. Ce qui n’est pas traité directement ici est la façon dont la politique totalitaire est parvenue à dépolitiser les Italiens qui, dans leur majorité, étaient opposés à la campagne raciale, à l’alliance avec l’Allemagne, et à la Deuxième Guerre mondiale [7]. Bien que la campagne raciale ait été impopulaire et qu’elle ait engendré une vaste empathie pour les Juifs (un phénomène embarrassant que le régime appela « piétisme » par dérision), il n’y a eu aucune manifestation d’opposition ou de solidarité avec la communauté juive. De même, on note peu de démonstrations héroïques de courage civique en réaction aux serments obligatoires de loyauté, suivies plus tard par le devoir des fonctionnaires de déclarer leur statut de non-Juif, y compris les professeurs d’université ; il n’y eut pas non plus, chez ces derniers, d’hésitation à remplacer les professeurs dont les postes avaient été rendus vacants par la législation raciale. Seulement 15 % de la population juive italienne périt dans l’Holocauste, l’un des plus bas chiffres enregistrés dans les pays occupés par les Allemands. Contrairement à ce qui s’est produit en Europe de l’Est, en Italie aucun Juif qui cherchait de l’aide pour échapper aux partisans armés du régime ne fut rejeté ni abattu dans le dos, comme cela fut le destin de Leibl Fehlhandler [8], l’un des leaders de la révolte des camps de la mort qui réussit à se sauver avant d’être tué par des partisans polonais. Les Italiens ne furent jamais mobilisés par l’État contre les Juifs comme ce fut le cas en Allemagne et dans beaucoup de pays occupés [9]. Cependant, en 1938, les effets du gouvernement totalitaire et le consensus inconfortable si bien décrit par De Felice avait sapé la volonté de résister ou de s’opposer à la politique de l’État, même si les Italiens ressentaient un malaise face au traitement réservé à leurs collègues, amis ou voisins juifs.

La communauté italienne juive

9Au moment de la campagne raciale de 1938, il y avait environ 47 000 Juifs en Italie, soit un millième de la population, concentrés dans quelques villes comme Rome, Trieste, Livourne, Milan, Venise, Turin, Florence, Gêne et Ferrara. La vague de migration d’Europe de l’Est est passée à côté de l’Italie ; les seules autres parties de l’Europe où vivaient un nombre plus réduit de Juifs étaient l’Ibérie et la Scandinavie. Les Juifs d’Italie parlaient italien, et non hébreu, yiddish ou ladino. Ils étaient complètement intégrés à la vie italienne comme en témoigne le pourcentage de mariage « mixtes » de 30 %, le plus élevé d’Europe (11 % en Allemagne en 1934, 14 % en Hongrie en 1932 [10]). Les Juifs avaient vécu en Italie depuis l’époque de César, comme Mussolini le rappelait lui-même en 1929, à l’occasion du Concordat avec le Vatican :

10

Les Juifs ont habité Rome depuis le temps des Rois, peut-être que ce sont eux qui ont fourni des vêtements après le viol des Sabines. Ils étaient 50 000 du temps d’Auguste, et ils ont demandé à pleurer sur le cadavre de Jules César. Ils resteront ici en paix [11].

11Les Juifs italiens firent l’expérience de l’émancipation pendant le Risorgimento. Comme Arnaldo Momigliano et Antonio Gramsci l’ont chacun noté, les Juifs sont devenus « italiens » au même moment que les habitants de Milan, Florence, Turin et Gênes, aussi leur participation au Risorgimento fut-elle généreuse et ouverte. Les trois pères de l’Italie moderne, Cavour, Mazzini et Garibaldi, étaient tous les trois philosémites. Comme Susan Zuccotti l’a signalé, deux Juifs sont devenus conseillers municipaux de Rome en 1870, aussitôt que le ghetto fut dissous ; trois Juifs ont été élus au premier parlement d’une Italie presqu’unie en 1861, neuf ont servi avant 1870 et onze avant 1874. Ernesto Nathan devint maire de Rome en 1907, seulement trente-sept ans après l’ouverture du ghetto [12]. Michaelis a certainement raison de déclarer : « Aussi tard qu’en 1848, il n’y avait pas en Europe un pays où les restrictions imposées aux Juifs fussent plus odieuses ; vingt-deux ans après, il n’y avait pas un endroit dans le monde où la liberté du culte fût plus réelle, ou les préjugés religieux si minimes [13]. »

12L’Italie a nommé le premier Premier ministre juif d’Europe, Luigi Luzzatti, vingt-six ans avant que Léon Blum occupe cette fonction en France, et le premier ministre de la Défense, Giuseppe Ottolenghi, qui avait déjà été le premier général juif en 1888. Cinquante généraux juifs servirent dans la Première Guerre mondiale, y compris Emanuele Pugliese, le général le plus décoré de l’armée italienne. Plus d’un millier de Juifs gagnèrent des médailles de courage. Le plus jeune gagnant de la médaille d’or de la nation, Roberto Sarfatti, a été tué au combat à l’âge de 17 ans ; le plus âgé était Giulio Blum [14]. À plusieurs occasions, avant 1938, Mussolini a évoqué le courage des Juifs pendant la guerre, ce qui peut surprendre étant donné qu’après le début de la campagne raciale, les Juifs furent dépeints comme des égoïstes, des couards, des incarnations vivantes du détestable esprit bourgeois.

13Les Juifs ont rapidement obtenu des postes importants dans les affaires, le milieu de l’édition et l’université, une ascension largement due à leur niveau d’études supérieures (en 1909 le taux d’analphabétisme était de 49,9 % pour les Italiens, alors que parmi les Juifs il était de 5,7 %) [15]. Dès 1930, 8 % des professeurs d’université étaient juifs, comme deux romanciers italiens distingués, Italo Svevo et Alberto Moravia [16]. En fait, dès 1938, la proéminence juive dans la vie professionnelle, en dépit de leur petit nombre, était devenue un sujet important du journalisme antisémite, comme c’était le cas ailleurs en Europe. Le 5 août 1938, Informazione Diplomatica annonça que la participation des Juifs dans la vie générale de l’État devrait être réduite à un ratio correspondant à leur proportion dans la population :

14

Discriminer ne veut pas dire persécuter. Ceci doit être dit aux trop nombreux Juifs en Italie et dans d’autres pays qui adressent d’inutiles lamentations aux cieux, passant, avec l’agilité qui leur est typique, de l’ingérence et la fierté à la démoralisation et à la panique insensée. Comme cela avait été noté dans le no 14 de Informazione Diplomatica, et comme cela est répété aujourd’hui, le gouvernement fasciste n’a aucun projet particulier de persécuter les Juifs eux-mêmes. Il s’occupe d’autres choses. Il y a 44 000 Juifs dans les villes italiennes, selon les données statistiques juives, qui devront cependant être confirmées prochainement par un recensement spécifique ; la proportion est supposée être d’un Juif pour 1 000 habitants. Il est clair qu’à partir de maintenant, la participation des Juifs dans la vie générale de l’État devra être, et sera, adaptée à ce ratio [17].

15Jusqu’en 1938 toutefois, la participation juive à la vie nationale n’avait jamais été un problème pour le gouvernement, ni l’adhésion au mouvement fasciste et plus tard au Parti fasciste. Au moins cinq Juifs étaient parmi les 119 fondateurs du mouvement fasciste à la Piazza San Sepolcro à Milan en mars 1919 ; trois Juifs moururent en « martyrs » fascistes dans les confrontations violentes avant la Marche sur Rome à laquelle 200 Juifs participèrent. Aldo Finzi, qui comptait parmi les neuf Juifs élus au parlement en mai 1921, devint sous-secrétaire au ministère de l’Intérieur et membre du Grand Conseil fasciste. Maurizio Rava fut vice-gouverneur de Libye, gouverneur de Somalie, et général dans la milice fasciste. Il servit comme magistrat jusqu’à ce qu’il soit forcé de prendre sa retraite. Giorgio Del Vecchio, un éminent professeur de droit international, devint le premier recteur fasciste de l’université de Rome en 1925 [18]. Guido Jung fut nommé ministre des Finances en 1932 ; Mussolini fit remarquer à un ami intime qu’il fallait un Juif au ministère des Finances [19].

16Mussolini lui-même n’a jamais été un antisémite à la façon d’Hitler. Il avait de nombreux associés et amis juifs, et même une maîtresse juive célèbre, Margherita Sarfatti, qui dirigeait la page d’art et de littérature du journal de Mussolini, Popolo d’Italia. Elle co-édita la revue mensuelle du Parti fasciste, Gerarchia, et écrivit une biographie autorisée du dictateur [20]. Quand le jeune fils de Margherita Sarfati, un héros de guerre, fut tué au combat à dix-sept ans, Mussolini écrivit lui-même une commémoration émouvante dans Popolo d’Italia :

17

Il y a, en vérité, quelque chose de religieux, de poétique, et de profond dans le sacrifice de ces jeunes hommes. La voix de leur Patrie doit résonner dans leurs âmes avec des accents et des rythmes dont nous ne savons rien… Un garçon qui a encore à peine acquis une connaissance, rien « pris » de la vie, a tout donné : le présent et le futur, ce qui est et ce qui aurait pu arriver. Ceci signifie qu’il doit y avoir en lui cette vraie volonté de renoncement qui est le secret et le privilège d’un grand amour [21].

18À l’instar d’autres nationalistes, Mussolini a critiqué le sionisme alors qu’il avait rencontré des leaders importants de ce mouvement dans son effort pour contrôler l’influence britannique au Moyen-Orient. Dans une réunion de 1934 avec Nahum Goldman il alla même jusqu’à se déclarer sioniste, et fit la promesse de chercher à persuader le chancelier autrichien Dollefus de ne pas établir des changements constitutionnels qui restreindraient les droits des Juifs [22]. En 1932, dans une conversation avec Emil Ludwig, Mussolini dit « La race ! C’est un sentiment, non une réalité ; 95 %, au moins, est un sentiment. Personne ne me fera jamais croire que des races purement biologiques peuvent exister aujourd’hui. » Après avoir attaqué l’antisémitisme allemand, Mussolini déclara : « L’antisémitisme n’existe pas en Italie… Les juifs italiens se sont toujours comportés en bons citoyens, et ils se sont battus avec courage pendant la guerre. Ils occupent des positions à la tête des universités, dans l’armée, dans les banques. Beaucoup sont des généraux [23]. » Jusqu’en 1937, environ un an avant le passage de la législation raciale, Mussolini dit à l’éditeur de Il Progresso Italo-Americano, Generoso Pope :

19

Vous êtes autorisé à signaler que les Juifs d’Italie ont reçu, reçoivent et continueront à recevoir le même traitement que celui accordé à tout autre citoyen italien, que je n’ai en tête nulle forme de discrimination raciale ou religieuse, et que je reste fidèle à la politique d’égalité devant la loi et de la liberté de culte [24].

20Après 1938, en privé, Mussolini a ridiculisé l’idée de pureté raciale, concédant que « un petit peu de sang juif, finalement, n’a jamais fait de mal à personne ». Avec dédain il a décrit le Manifeste Racial comme « un essai allemand consciencieux écrit en mauvais italien [25] ».

21Plutôt qu’un antisémite de principe, Mussolini, au fond, était un opportuniste cynique qui a utilisé l’antisémitisme de manière instrumentale. Nul doute que ses relations avec les Juifs se sont détériorées pendant les années 1930 ; il a rompu ses relations personnelles et professionnelles avec Margherita Sarfatti en 1932. Il en voulait aux anti-fascistes italiens, en Italie et à l’étranger, alors qu’en réalité il y avait plus de non-Juifs que de Juifs dans l’opposition [26].

22L’attaque du régime contre les Juifs a servi deux fins complémentaires : d’un point de vue diplomatique, elle a aidé à surmonter l’isolement de l’Italie et à solidifier l’alliance stratégique avec l’Allemagne ; à l’intérieur du pays, elle a contribué à fabriquer le mythe du Nouvel Homme Fasciste. Ici, le Juif imaginaire représentait à la fois un obstacle à la nouvelle Italie et à l’émergence des nouveaux Italiens. Ce Juif imaginaire était fatalement lié à l’Italie libérale et à la bourgeoisie que Mussolini détestait viscéralement ; en fait, dans le Juif imaginaire, ces phénomènes quelque peu abstraits se sont concentrés et concrétisés. Pour Mussolini, c’était rarement le « vrai Juif » qui était un problème, mais plutôt cette projection (le « Juif imaginaire ») qui, entre les mains de ses subordonnés, et dans le contexte d’un régime totalitaire, prit une vie propre, éloignée non seulement des Juifs italiens ordinaires mais aussi de l’opinion publique italienne [27]. Pour la plupart des Italiens, malgré une propagande répétitive, les Juifs n’ont jamais constitué une menace crédible.

La crise de légitimation, svolta sociale et le Nouvel Homme Fasciste

23Dans le courant des années 1920, le régime fasciste était presque exclusivement concentré sur l’élimination des sources d’opposition et l’établissement d’un ordre institutionnel autoritaire supposé supplanter l’ordre libéral. Les aspirations autoritaires avaient été freinées par les compromis que Mussolini avait choisi de faire avec les élites traditionnelles, avec les industriels en particulier, de façon à s’assurer leur soutien [28]. Ces élites libérales, qui espéraient préserver au maximum le status quo ante, étaient constamment la cible de fascistes intransigeants et impatients d’établir sans délai un nouvel ordre. Au début des années 1930, une dictature avait été instaurée, mais sans qu’aucun projet visible ne semble issu de la décennie précédente. Non seulement une dictature avait été établie, mais les élites traditionnelles avaient été affaiblies, leur autonomie encore plus érodée par la Grande Dépression qui les rendit davantage dépendantes du soutien de l’État. Le capitalisme, sinon la société industrielle elle-même, était en crise, peut-être terminale. Comme Mussolini le dit alors, la crise dans le système était devenu une crise du système. Dans ces circonstances, les anciens compromis avec l’élite libérale ne s’appliquaient plus et, soumise aux contraintes de l’autarcie, l’Italie s’est rapidement transformée en une économie planifiée (command economy). Par ailleurs, pendant les années 1920, à l’exception de l’incident de Corfu en septembre 1923, aucune initiative d’importance ne fut prise dans le domaine de la politique étrangère. Mussolini, parfaitement conscient des contraintes avec lesquelles il devait opérer, ne fit aucune tentative d’expansion ou d’impérialisme. Il s’est montré très responsable lors des négociations du Pacte de Locarno, du Plan Briand et de l’Union des Douanes austro-allemandes, et il a été largement loué pour son savoir-faire diplomatique. Dès le milieu des années 1930, néanmoins, Mussolini s’est tracé un itinéraire impérial à travers l’invasion de l’Éthiopie, l’établissement par la suite d’un empire et l’aspiration ouverte de faire de l’Italie la puissance méditerranéenne dominante (la méditerranée perçue comme mare nostrum). Le soutien idéologique à cette entreprise dérivait des discours radicaux nationalistes qui avaient précédé la Marche sur Rome : l’Italie, une nation prolétarienne, utiliserait sa force démographique pour s’affirmer face aux nations ploutocratiques, démographiquement stériles et en état de déclin ; et, plus important, l’Italie sortirait matériellement et spirituellement rajeunie de cette entreprise impériale, elle deviendrait une émanation moderne de la Rome antique. Cette transformation totalitaire était la mise en pratique du projet non formulé, contenu, qui avait fait défaut dans les années 1920.

24C’est surtout la conquête de l’Éthiopie qui a créé la nécessité d’une politique raciale parce qu’elle marquait le début d’une grande colonie italienne en Afrique. Les rapports des conquêtes sexuelles des soldats italiens sur place et la perspective d’une progéniture métissée a abouti à l’entrée en vigueur d’une politique d’apartheid qui séparait les races institutionnelles et prévoyait des punitions sévères dans les cas de relation sexuelle entre individus de races différentes, punitions qui s’abattaient exclusivement sur les transgresseurs italiens. Bien qu’il n’y ait pas eu de relation directe entre la situation des Noirs éthiopiens et celle des Juifs italiens, Luigi Preti, Enzo Collotti et d’autres ont avancé l’argument que cette nouvelle conquête coloniale aurait éveillé une sensibilité raciale largement absente auparavant : la politique raciale qui visait la population coloniale, notamment en Éthiopie, serait devenu applicable de la même façon en Italie métropolitaine, et aurait contribué à abaisser le seuil de discrimination à l’encontre des Juifs italiens ; la politique raciale envers les Éthiopiens serait donc devenue dans les faits un cheval de Troie grâce auquel le racisme antisémite a pu s’introduire en Italie [29]. Toutefois la conquête de l’Éthiopie jouit d’un soutien populaire immense et marqua sans aucun doute l’apogée de la popularité de Mussolini.

25L’intervention de l’Italie dans la guerre civile d’Espagne, et les graves conséquences matérielles que la Grande Dépression et les mesures politiques autarciques ont eu sur les Italiens, ont abouti à une crise de légitimation dans les trois ans qui suivirent. Les réformes syndicalistes et corporatistes adoptées en fanfare vers la fin des années 1920 et le début des années 1930 étaient aux yeux de leurs promoteurs mêmes, mortes-nées. L’intrication bureaucratique du régime attira des critiques de toutes parts, en particulier des syndicats et des organisations de jeunes, engagés dans une nouvelle série de protestations, qui étaient hostiles au capitalisme et exigeaient que les travailleurs jouent un rôle nouveau et unifié. C’est dans ces circonstances que Mussolini a lancé la campagne appelée « anti-borghese » (anti-borghese) qui promettait de délivrer « trois coups au ventre de la bourgeoisie » : l’adoption du passo romano, version italienne du pas de l’oie, à propos duquel Mussolini insistait sur l’origine romaine ; la campagne anti-lei contre l’usage du pronom italien dont Mussolini disait qu’il était non seulement archaïque mais anti-populaire ; enfin, la législation raciale contre les Juifs, principaux représentants de « l’esprit bourgeois ».On trouve l’expression la plus claire de la position anti-borghese dans un discours de Mussolini au Conseil national du Parti Fasciste en octobre 1938, alors que la campagne raciale officielle venait de commencer : « l’ennemi de notre régime a un nom : borghesia[30] ». La borghesia n’était pas tant une catégorie économique qu’une catégorie politico-morale, pessimiste, égoïste et parasite. L’esprit bourgeois était un obstacle au développement à venir ; « il devait être isolé et détruit [31] ». Il ne s’agissait pas d’une diatribe isolée, comme en témoignent le journal intime de Giuseppe Bottai et celui de Galeazzo Ciano, dont de nombreuses notes relatent les multiples et intempestives fulminations de Mussolini contre la bourgeoisie. Ces deux journaux intimes évoquent Mussolini disant que, s’il avait réellement compris ce que la bourgeoisie signifiait quand il était encore un socialiste, il aurait mené une révolution tellement impitoyable que celle du « Camarade Lénine » serait apparue comme une plaisanterie innocente [32].

26Une fois la confusion entre les Juifs et la bourgeoisie achevée, les attaques contre cette dernière se sont transformées, de façon rhétorique, en attaques contre les premiers. Il s’ensuivit un jeu discursif dans lequel l’hostilité envers le capitalisme et les capitalistes se reporta sur les Juifs et leurs sympathisants, les « piétistes ». Selon De Felice, en novembre 1938 aucun journal ne s’est retenu d’attaquer le piétisme de sorte que pendant des semaines la lutte contre les Juifs a semblé avoir cédé la place à celle dirigée contre les pro-Juifs, les soi-disants filogiudi (philosémites) et les « bâtards moraux » (moral mongrels). Pour les membres de la gauche fasciste, en particulier les leaders travaillistes, c’était le seul moyen d’étendre le campagne anti-borghese des Juifs à la classe bourgeoise. C’était déjà très visible dans un article que le leader travailliste Luigi Fontanelli écrivit dans Il Lavoro Fascista, le 4 septembre 1938, où il affirmait : « Il est juste qu’on ait écrit que non moins dangereux que les Juifs sont les amis des Juifs. » Dans une attaque à peine voilée contre la bourgeoisie en général, et non pas uniquement les Juifs, Fontanelli essaya, selon lui, de « remplir les zones grises » :

27

Le problème de la race, et particulièrement l’indispensable attitude antisémite du fascisme qui en résulte, est un excellent agent réactif pour isoler non seulement les Juifs mais toutes ces zones grises où – sous le couvert de « l’esprit le plus petit bourgeois » – ces représentants de la vieille classe gouvernante se cachaient et dont la devise pourrait être : « J’ai changé mon badge parce que c’était pratique, rien d’autre. » C’est donc très bien qu’à travers le problème de race, le fascisme révolutionnaire redouble sa vigilance incessante sur ces éléments qui nourrissent l’esprit individualiste, blessant et corrosif, qui est anti-fasciste… Les cercles qui montrent peu de sensibilité envers le problème de la race s’identifieront intimement avec ceux qui sont insensibles à l’esprit collectif imposé par une civilisation supérieure, qui ne croient pas au corporatisme, le réduisant à un système imaginé pour éviter ou temporiser la solution des plus grands problèmes sociaux de nos temps… La révolution ne perd pas de temps avec ces éléments et ces surfaces grises représentant les vestiges de cette mentalité extrêmement obstinée de l’Italie orgueilleuse, vide, intellectuelle et fourbe qui était utile à tout le monde et ne faisait peur à personne… Maintenant il découvriront que ce n’était pas seulement un éclair : il pleut et il continuera à pleuvoir [33].

28Contrairement à Hitler, Mussolini n’avait aucune intention de créer des ghettos, d’organiser des pogroms ou d’exterminer les Juifs. Apparemment, il espérait les expulser de l’Italie tranquillement au rythme d’un par jour. Ce plan fut mis de côté avec l’entrée en guerre de l’Italie, mais il ne plaça aucun obstacle à l’émigration des Juifs et on proposa à ceux-ci un taux de change monétaire plus élevé que le taux officiel [34]. Seulement 6 000 Juifs ont quitté l’Italie ; les autres ont supporté encore trois années de discrimination sous le régime fasciste ; ensuite, l’Holocauste fit son entrée en Italie avec l’effondrement du régime de Mussolini et l’occupation allemande du Nord en septembre 1943.

29L’expulsion des Juifs de la vie publique n’a pas signalé une transformation, elle a seulement levé un obstacle à l’homogénéité « fabriquée » que Mussolini avait à l’esprit. Comme le note De Felice, l’obsession réelle de Mussolini était les Italiens. D’une « race d’esclaves » il voulait créer une « race de seigneurs ». Parlant à Ciano, Mussolini dit : « La révolution doit maintenant avoir un effet sur les habitudes des Italiens. Ils doivent apprendre à être moins amicaux, à s’endurcir, à être implacables, odieux. En d’autres mots : être des maîtres [35]. » En privé, contrairement à ces discours publics, Mussolini avait une opinion défavorable des Italiens, une opinion encore plus négative dès lors qu’il devint clair qu’ils montraient peu d’inclination à devenir durs, impérieux et instinctivement belliqueux. L’Italie restait un « pays qui gesticulait, bavardait, superficiel et carnavalesque [36] ». Un jour où il visitait Naples, Mussolini dit à Bottai qu’il était nécessaire de lancer une marche sur la ville et de se débarrasser, d’un coup de balai, de tous les guitaristes, les joueurs de mandoline, les violonistes et les chanteurs de ballades [37]. Quand Naples fut bombardée intensément en juin 1941, il dit à Ciano : « Je suis ravi que Naples ait eu des nuits si sévères. La race s’endurcira. La guerre les transformera en un peuple du Nord [38]. » Plus tard il remarqua que les Italiens se montraient « à peine dignes de l’Italie, ou, en tous les cas, de mon Italie [39] ». Dès janvier 1940, il avait demandé à Ciano : « Avez-vous déjà vu un lapin devenir un loup ? La race italienne est une race de moutons. Dix-huit ans, ce n’est pas assez pour la transformer. Cent quatre-vingts ans seront nécessaires pour cela, ou peut-être même cent quatre-vingts siècles [40]. » En juin Mussolini se plaignit à Ciano : « C’est le matériel qui manque. Même Michel-Ange avait besoin de marbre pour faire ses statues. S’il n’avait eu que de la glaise, il n’aurait été qu’un fabricant de modèles [41]. »

30Dans cet essai, j’ai essayé d’ouvrir une nouvelle ligne de recherche autour du subit retournement antisémite d’octobre 1938. À l’encontre du point de vue conventionnel qui réduit l’offensive de Mussolini contre les Juifs à la conséquence d’exigences externes, et plus particulièrement à une consolidation de l’alliance stratégique avec l’Allemagne, j’ai avancé une thèse complémentaire, basée sur le développement du fascisme italien lui-même pendant sa phase totalitaire, un processus qui commença bien avant l’alliance italo-allemande. Beaucoup de travail reste à faire à ce sujet, à savoir non seulement une analyse focalisée sur la campagne antisémite de 1938, son évolution et son développement ultérieur, mais aussi, nécessairement, une réflexion qui doit continuer autour de la question plus vaste de l’antisémitisme et du fascisme italien. ?

31Traduit de l’anglais par Marie-Hélène Adler

Notes

  • [1]
    Renzo De Felice, Storia degli ebrei sotto il fascismo, Turin, Einaudi, 1961 ; Meir Michaelis, Mussolini and the Jews, Oxford, Clarendon Press, 1978.
  • [2]
    R. De Felice, Mussolini il duce, vol. 2 Lo Stato totalitario 1936-1940, Turin, Einaudi, 1981.
  • [3]
    La récente historiographie française sur le fascisme italien a adopté cette périodisation, en considérant la fin des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale comme des témoins d’une distincte « radicalisation du régime ». Voir Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999, p. 718-757. Voir aussi Marie-Anne Matard-Bonucci et Pierre Milza (dirs.), L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste, Paris, Fayard, 2004.
  • [4]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, trad. de l’italien par Robert L. Miller et Kim Englehart, New York, Enigma Books, 2001, p. xxxvii. Voir M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit. Michaelis défend sa position antérieure dans M. Michaelis, « La politique fasciste envers les Juifs italiens », in Ivo Herzer (dir.), The Italian Refuge, Washington, Catholic University Press of America, 1989, p. 34-72. Pour une excellente réflexion sur les problèmes historiographiques posés par le fascisme et l’antisémitisme, voir Mario Toscano, Ebraismo e Antisemitismo in Italia, Milan, Franco Angeli, 2003.
  • [5]
    Cette position ne doit pas être confondue avec l’approche totalitaire développée après la Deuxième Guerre mondiale par Carl Friedrich, Zbigniew Brzezinski, Hannah Arendt et d’autres pour comparer l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et l’Union Soviétique. Renzo De Felice et Emilio Gentile précisent qu’ils se réfèrent seulement à l’Italie et à ce qui avait été un but exprimé par le régime fasciste lui-même, et non pas un paradigme général des sciences sociales.
  • [6]
    Emilio Gentile, Il mito dello Stato nuovo : dal radicalismo nazionale al fascismo, Rome, Laterza 1990 et La Grande Italia, Milan, Mondadori, 1999.
  • [7]
    Nous savons ceci d’après des rapports de police, une série d’autres documents et les journaux intimes de leaders fascistes tels que Galeazzo Ciano, Giuseppe Bottai et Dino Grandi.
  • [8]
    Paul Bookbinder, « Italy in the Context of the Holocaust », in I. Herzer (dir.), The Italian Refuge, op. cit., p. 105.
  • [9]
    Mon point de vue ici est nécessairement comparatif. De toute façon, l’antisémitisme existait dans toutes les sociétés chrétiennes et les États-nations. Si on considère l’Italie après son unification, il est frappant de constater à quel point l’antisémitisme a peu caractérisé ou même pénétré la société, la culture et la politique. En réaction au mythe populaire d’après-guerre faisant des Italiens des « bonnes gens » (Italiani brava gente) qui n’ont jamais soutenu l’antisémitisme officiel du régime, quelques chercheurs ont récemment exagéré l’antisémitisme italien, arguant que les thèmes antisémites n’étaient jamais absents de la culture italienne, qu’elle soit élevée ou populaire. Voir Lynn M. Gunzberg, Strangers at Home: Jews in the Italian Literary Imagination, Berkeley, University of California Press, 1972, et, encore plus partial, Wiley Feinstein, The Civilization of the Holocaust in Italy, Teaneck, New Jersey, Fairleigh Dickenson University Press, 2005. Ceci n’est pas vraiment une révélation, car il serait difficile de trouver une nation occidentale totalement dénuée d’antisémitisme. La question doit être comparative : dans quelle mesure l’antisémitisme était-il représentatif ou caractéristique, et quel impact ceci a-t-il eu sur la société, la culture et la politique ? Dans l’Italie unifiée, les Juifs ne sont jamais devenus les cibles de mouvements sociaux antisémites. Il n’y a pas eu non plus d’obstacles à leurs remarquables mobilité sociale et succès professionnel. Si la culture italienne avait été antisémite, comme le suggèrent Gunzberg et Feinstein, comment expliquer la place importante occupée par les Juifs dans la société italienne avant la législation raciale de 1938, ou les efforts héroïques déployés pour les sauver des rafles nazies après la chute de Mussolini ? De manière plus polémique, on pourrait se demander comment des chercheurs juifs américains, sans aucune introspection apparente, ont pu qualifier l’Italie d’antisémite étant donné la nature autrement plus pénétrante de l’antisémitisme américain dans les années 1930. Jusqu’à la législation raciale de 1938, les Juifs italiens ne furent jamais exclus des professions, ni sujets à des quotas à l’université ou restreints dans le logement. Plus ironiquement, au moment même où des diplomates italiens et des officiers militaires étaient en train de sauver des Juifs des mains des Allemands dans les territoires occupés, le United States Department of State faisait tout son possible pour empêcher les Juifs européens en fuite d’entrer sur le sol américain. Sous Roosevelt, Breckinridge Long, le principal responsable des affaires concernant les réfugiés d’Europe, un antisémite bien connu, n’avait aucun équivalent au plus haut échelon du corps diplomatique italien. Gunzberg et Feinstein auraient bien fait de consulter David S. Wyman, The Abandonment of the Jews: America and the Holocaust, New York, Pantheon, 1984, avant d’écrire sur l’antisémitisme en Italie. Une littérature volumineuse existe sur les efforts des Italiens pour sauver des Juifs dans le sud de la France et en Yougoslavie. L’une des meilleures études récentes est celle de Jonathan Steinberg, All or Nothing: the Axis and the Holocaust, Londres, Routledge, 2002.
  • [10]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 7-11.
  • [11]
    Cité dans M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 53.
  • [12]
    Susan Zuccotti, The Italians and the Holocaust, New York, Basic Books, 1997, p. 16-17.
  • [13]
    M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 3.
  • [14]
    S. Zuccotti, The Italians and the Holocaust, op. cit., p. 17-18.
  • [15]
    Michele Sarfatti, Gli ebrei nell’Italia fascista, Turin, Einaudi, 2000, p. 6.
  • [16]
    S. Zuccotti, The Italians and the Holocaust, op. cit., p. 18.
  • [17]
    Cité dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 682-683. Pour le texte de Informazione Diplomatica, no 14, voir Luigi Preti, Impero fascista, africani ed ebrei, Milan, Mursia, 1968, p. 248-249.
  • [18]
    S. Zuccotti, The Italians and the Holocaust, op. cit., p. 25-26.
  • [19]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 493.
  • [20]
    Parmi les nombreuses maîtresses de Mussolini, Marghetia Sarfatti n’était pas la seule Juive. Il a eu une aventure avec Angelica Balabanoff, et un enfant avec une autre Juive russe, Fernanda Ostrovski. Sarfatti, toutefois, fut considérée comme la « reine non couronnée » de l’Italie dans les années 1920. C’était une figure majeure de l’art et de la culture italiennes à l’époque, et son salon a accueilli des célébrités comme Colette, George Bernard Shaw, Sinclair Lewis, Ezra Pound, André Gide, André Malraux et Josephine Baker. Amie de Filippo Marinetti et d’Arturo Toscanini, Sarfatti protégea dans les années 1920 la culture italienne d’éminentes brutes fascistes, comme Roberto Farinacci qui voulait remplacer le modernisme « juif » et « internationaliste » par du kitsch nationaliste. Il est d’ailleurs devenu l’un des notables fascistes les plus philo-nazis dans les années 1930, même s’il a tenté d’épargner sa secrétaire juive, Jole Foà, de la discrimination. Pour une biographie de Sarfatti extrêmement riche et nuancée, voir Philip V. Canistrano et Brian R. Sullivan, Il Duce’s Other Woman, New York, William Morrow, 1993.
  • [21]
    Cité dans M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 11.
  • [22]
    On peut trouver un extrait de cette rencontre dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 636-646.
  • [23]
    Cité dans M. Michaelis, Mussolini and the Jews, op. cit., p. 29.
  • [24]
    Cité dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 183.
  • [25]
    Cité dans Aaron Gillette, Racial Theories in Fascist Italy, Londres, Routledge, 2002, p. 73.
  • [26]
    Les premières attaques dans la presse fasciste, au-delà de la question du sionisme, sont apparues en mars 1934, quand seize membres du groupe anti-fasciste Giustizia e Libertà, dont quatorze étaient juifs, furent arrêtés à Ponte Tresa pour leurs activités subversives. La presse fasciste mentionna seulement les anti-fascistes « juifs », ce qui a abouti à la création par les fascistes juifs du journal hebdomadaire La Nostra Bandiera. Cet incident est relaté dans tous les rapports courants de la période, mais pour un article de journal particulièrement perspicace, voir Joel Blatt, « The Battle of Turin, 1933-1936: Carlo Rosselli, Giustizia e Libertà, OVRA and the origins of Mussolini’s anti-Semitic campaign », Journal of Modern Italian Studies, vol. 1, no 1, 1995, p. 22-57. À la suite de ces événements, d’autres articles antisémites ont régulièrement été publiés dans la presse fasciste, mais de manière ni constante ni soutenue jusqu’à la campagne anti-juive de 1938, officielle, sanctionnée par le gouvernement, qui doit être considérée comme un seuil qualitativement distinct de ce qui s’était produit plus tôt.
  • [27]
    Ceci est visible si on regarde l’iconographie des Juifs dans la revue officielle du racisme fasciste, Difesa della Razza. Pratiquement tous les dessins de Juifs, horriblement laids et clairemement « étrangers » dans leur apparence, montrent des Juifs non-italiens, généralement d’Europe de l’Est. Quelques unes des photos viennent directement du film nazi, produit par Fritz Hippler, Der ewige Jude. Le seul numéro qui montre des Juifs italiens est celui du 20 juin 1942, pour lequel ont été photographiés des Juifs romains en plein travaux forcés le long du Tibre. Étrangement, aucun d’eux ne ressemble, même de loin, aux Juifs « étrangers » typiques qui avaient toujours rempli les pages de Difesa della Razza ; ils ressemblent à des Italiens ordinaires. De plus, alors que Difesa della Razza attaquait régulièrement les Juifs très en vue d’Allemagne, d’Angleterre, de France, et des États-Unis (e. g. : Hore Belisha, Walter Rathenau, Albert Einstein, Herbert Lehman, Fiorello La Guardia, Bernard Baruch, Sigmund Freud… et même John David Rockefeller qui a été identifié de façon érronée comme le Juif le plus riche du monde), jamais un Juif italien qui avait occupé une place importante dans la société pendant le 20e siècle, que ce soit avant ou après la montée du fascisme, ne fut visé de la même manière.
  • [28]
    Sur les conflits de Mussolini avec les industriels, voir Franklin Hugh Adler, Italian Industrialists from Liberalism to Fascism, New York, Cambridge University Press, 1995. Confindustria, puissant syndicat industriel patronal, était dirigé par un Juif, Gino Olivetti, dont la « judéité » fit de lui l’objet de suspicions, et parfois d’attaques directes, de la part de leaders fascistes qui étaient d’ailleurs en désaccord sur d’autres sujets. Même un soi-disant « modéré » comme Bottai en voulait à Olivetti pour son habileté troublante à déjouer les plans des syndicats fascistes et des partisans de la réforme corporatiste, contribuant ainsi à préserver jusqu’en 1934 l’autonomie tout à fait exceptionnelle de l’industrie. Bottai se réfère à lui dans son journal intime comme « le Juif Olivetti ». En février 1934, Mussolini a contraint tous les chefs des associations d’employeurs et d’employés à la démission, ce qui constituait probablement une étape dans son effort pour donner de l’élan à la nouvelle structure corporatiste. On a dit que le motif premier de cette décision était d’écarter Olivetti, sans pour autant donner l’impression d’attaquer directement la Confindustria, ou le secteur industriel d’une manière générale. À l’étranger quand le décret fut annoncé, Olivetti fut reçu à son retour par un collègue de la Confindustria qui lui dit : « pour assujétir un Juif ils ont tué dix chrétiens » (cité par F. H. Adler, Italian Industrialists, op. cit., p. 434). Olivetti a été aussi attaqué par Giovanni Preziosi, le plus infâme des antisémites alors en vue, qui le désignait comme « l’incarnation vivante des Protocoles des Sages de Sion ». Il a également été traité d’anti-fasciste énigmatique par des syndicalistes et des intransigeants, eux-mêmes souvent en désaccord avec des « modérés » tels que Bottai. En conséquence, on peut se demander si Gino Olivetti, ce Juif perspicace que divers fascistes avaient tendance à mépriser, n’aurait pas été le modèle du Juif « bourgeois » perçu comme irréconciliable avec le nouvel ordre et le Nouvel Homme Fasciste. Peu après l’institution en 1938 des lois raciales, Gino Olivetti, ainsi que d’autres Juifs Italiens importants, émigra en Argentine.
  • [29]
    Luigi Preti, Impero fascista, Milan, Mursia, 2004 ; Enzo Colloti, Il Fascismo e gli ebrei, Bari, Laerza, 2003.
  • [30]
    Le texte est reproduit dans L. Preti, Impero Fascista, op. cit., p. 285-296.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    Giuseppe Bottai, Diario 1935-44, Milan, BUR, 2001, p. 237. Galeazzo Ciano, Diario 1937-43, Milan, BUR, 2000, p. 486.
  • [33]
    Cité dans R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 381-82 ; R. De Felice, Mussolini il duce : Lo Stato totalitario, op. cit., p. 250-251.
  • [34]
    R. De Felice, The Jews in Fascist Italy, op. cit., p. 241.
  • [35]
    Ibid., p. 242.
  • [36]
    A. Gillette, Racial Theories in Fascist Italy, op. cit., p. 53.
  • [37]
    G. Bottai, Diario, op. cit., p. 115.
  • [38]
    Ibid., p. 533.
  • [39]
    E. Gentile, La Grande Italia, op. cit., p. 176.
  • [40]
    G. Ciano, Diario, op. cit., p. 391.
  • [41]
    Ibid., p. 444-445.

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