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Article de revue

« Les femmes » en tant que sujet du féminisme

Pages 85 à 97

Notes

  • [1]
    Les deux textes présentés ici sont respectivement extraits du chapitre 1 « Sujets de sexe/ genre/désir » (p. 3-9) et du chapitre 2 « Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle » (p. 45-49). La traduction proposée en prépublication à la version française complète (La Découverte, à paraître en 2004) est susceptible d’être révisée dans ce cadre (NdT).
  • [2]
    Voir Michel Foucault, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », dans Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. Dans ce dernier chapitre, Foucault discute du rapport entre les aspects juridique et productif de la loi. Sa notion de productivité de la loi vient clairement de Nietzsche, bien qu’elle ne recoupe pas la notion nietzschéenne de « volonté-de-pouvoir ». Le recours à la notion foucaldienne de pouvoir productif n’a pas pour but de simplement « appliquer » Foucault à des problématiques de genre. Comme je le montre dans le chapitre 3, section ii, « Foucault, Herculine et la politique de la discontinuité sexuelle », l’examen de la différence sexuelle dans les termes mêmes de l’œuvre de Foucault fait apparaître des contradictions majeures dans sa théorie. Sa conception du corps fera également l’objet d’une analyse critique dans le chapitre final.
  • [3]
    Quand je parle de « sujet avant la loi » dans ce travail, j’extrapole à partir de la lecture que fait Derrida de la parabole de Kafka « Devant la Loi », dans Kafka and the Contemporary Critical Performance : Centenary Readings, Alan Udoff (ed.), Bloomington, Indiana University Press, 1987.
  • [4]
    Voir Denise Riley, Am I that Name ? Feminism and the Category of « Women » in History, New York, Macmillan, 1988.
  • [5]
    Voir Sandra Harding, « The Instability of the Analytical Categories of Feminist Theory », dans Sandra Harding, Jean F. O’Barr (eds), Sex and Scientific Inquiry, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 283-302.
  • [6]
    C’est ici qu’on me rappelle l’ambiguïté contenue dans le titre du livre de Nancy F. Cott, The Grounding of Modern Feminism, New Haven, Yale University Press, 1987. L’auteure y défend la thèse qu’au début du 20e siècle, le mouvement féministe aux États-Unis chercha à se « fonder » dans un programme qui finissait lui-même par « fonder » ce mouvement. Sa thèse historique soulève implicitement la question de savoir si des fondements admis sans autre examen critique prennent effet comme le « retour du refoulé » ; si les identités politiques stables qui fondent les mouvements politiques sont basées sur des pratiques d’exclusion, elles peuvent à tout moment se trouver menacées par l’instabilité même que crée le geste fondateur.
  • [7]
    J’emploie le terme de matrice hétérosexuelle tout au long du texte pour désigner cette grille d’intelligibilité culturelle qui naturalise les corps, les genres et les désirs. Je m’inspire de Monique Wittig et de sa notion de « contrat hétérosexuel » et, dans une moindre mesure, de la « contrainte à l’hétérosexualité » dont parle Adrienne Rich pour caractériser un modèle discursif/épistémique hégémonique d’intelligibilité du genre ; dans ce modèle, l’existence d’un sexe stable est présumée nécessaire à ce que les corps fassent corps et aient un sens, un sexe stable traduisible en un genre stable (le masculin traduit le mâle, le féminin traduit le femelle) et qui soit défini comme une opposition hiérarchique par un service obligatoire : l’hétérosexualité.
  • [8]
    Au semestre où j’écris ce chapitre, j’enseigne « La colonie pénitentiaire » de Kafka où il décrit un instrument de torture qui offre une analogie intéressante pour le champ contemporain du pouvoir et en particulier celui du pouvoir masculiniste. Le récit ne cesse d’hésiter dans sa tentative de raconter l’histoire de cet instrument comme s’il appartenait à une tradition. On ne peut remonter aux origines, et la carte qui permettrait de le faire est devenue illisible avec le temps. On ne peut encore expliquer la chose qu’à des personnes qui ne parlent pas la même langue et n’ont pas de quoi traduire. Évidemment, on ne parvient pas vraiment à imaginer la machine elle-même ; on voit mal comment ses parties formeraient un tout, si bien que les lecteurs et lectrices sont obligés de se l’imaginer en pièces détachées sans en appeler à une notion idéale d’unité. On peut le lire comme une mise en acte littéraire de la disparition du « pouvoir » selon Foucault, un pouvoir devenu si diffus qu’il n’existe plus comme une totalité qui fasse système. Derrida s’interroge sur l’autorité problématique d’une telle loi dans le contexte de « Devant la Loi » de Kafka (J. Derrida, « Before the Law », dans Alan Udoff (ed.), Kafka and the Contemporary Critical Performance : Centenary Readings, Bloomington, Indiana University Press, 1987). Il insiste sur le caractère absolument injustifiable de cette répression par une mise en récit qui récapitule les temps d’avant la loi. Il faut souligner, à notre tour, combien il reste impossible de formuler une critique de cette loi en invoquant un temps avant la loi.
  • [9]
    Voir Carol P. MacCormack, Marilyn Strathern (eds), Nature, Culture and Gender, New York, Cambridge University Press, 1980.
  • [10]
    On trouvera une discussion plus détaillée de ce genre de questions chez Donna J. Haraway, « Gender for a Marxist Dictionary : the Sexual Politics of a Word », dans Simians, Cyborgs, and Women : the Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.
English version

Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity (1990), New York, Londres, Routledge, 1999 [1].

1 La plupart du temps, la théorie féministe a supposé qu’il existait une identité comprise par la catégorie « femmes » qui non seulement introduit les intérêts et les buts féministes dans le discours, mais définit également le sujet que brigue la représentation politique. Mais politique et représentation sont des termes controversés. D’un côté, représentation est une notion qui prend effet dans un processus politique cherchant à donner plus de visibilité et de légitimité aux femmes en tant que sujets politiques ; d’un autre côté, la représentation est la fonction normative d’un langage dont on dit tour à tour qu’il révèle ou déforme la vérité qu’on croit déceler dans la catégorie « femmes ». Pour la théorie féministe, développer un langage qui représente pleinement ou adéquatement les femmes semblait indispensable pour promouvoir la visibilité politique de ces dernières. Il fallait manifestement le faire en regard d’une culture qui, globalement, persistait à mal représenter le vécu des femmes, voire à ne pas le faire du tout.

2 Récemment, cette conception prédominante du rapport entre théorie féministe et politique fut mise à rude épreuve dans le discours féministe. On n’y conçoit plus le sujet même des femmes en des termes stables ou permanents. Multiples sont les contributions où non seulement l’on s’interroge sur la viabilité du « sujet » comme le préposé ultime à la représentation – ou, bien sûr, à la libération –, mais peu s’entendent encore sur ce qui définit ou devrait définir la catégorie « femmes ». Les domaines de la « représentation » politique et linguistique prédéfinissent le critère à partir duquel les sujets sont eux-mêmes formés, ce qui implique que la représentation ne figure que ce qui peut faire office de sujet. Autrement dit, les conditions nécessaires à être un sujet doivent d’abord être remplies pour que la représentation puisse commencer à faire bonne figure.

3 Foucault signale que les systèmes juridiques du pouvoir produisent les sujets qu’ils viennent ensuite à représenter [2]. Tout se passe comme si les notions juridiques du pouvoir régulaient la vie politique de manière purement négative – c’est-à-dire, en termes de restriction, de prohibition, de régulation, de contrôle ou encore de « protection » des individus liés à cette structure politique par l’exercice conditionnel et révocable du choix électoral. Or les sujets régulés par de telles structures sont, par le simple fait d’y être assujettis, formés, définis et reproduits conformément aux exigences de ces structures. Si cette analyse se révèle correcte, la formation juridique du langage et de la politique représentant les femmes comme « le sujet » du féminisme est alors elle-même une formation discursive et l’effet non moins discursif d’une certaine version de la politique de représentation. Aussi le sujet féministe est-il en réalité discursivement constitué par le système politique, celui-là même qui est supposé permettre son émancipation. Politiquement parlant, c’est un problème. Si ce système produit effectivement des sujets genrés le long d’un axe différentiel de domination ou des sujets censés être masculins, et si l’on recourt sans discernement à ce système pour l’émancipation des « femmes », c’est alors le fiasco assuré.

4 La question du « sujet » est décisive en politique, et pour la politique féministe en particulier, parce que les sujets de droit sont continûment produits par le biais de certaines pratiques d’exclusion qui ne se « voient » pas, une fois que la structure juridique du politique fait loi. En d’autres termes, la construction politique du sujet travaille à des fins précises de légitimation et d’exclusion. De plus, ces visées politiques se trouvent effectivement masquées et naturalisées par toute analyse politique qui les enracinerait dans les structures juridiques. Le pouvoir juridique « produit » incontestablement ce qu’il prétend simplement représenter ; c’est pourquoi la politique doit s’occuper de cette double fonction du pouvoir : juridique et productive. En effet, la loi produit l’idée d’« un sujet avant la loi » [3], puis fait disparaître cette formation discursive avant de la convoquer à titre de prémisse fondatrice naturalisée pour légitimer en retour l’hégémonie régulatrice de cette même loi. Dès lors, il ne suffit plus de se demander comment les femmes pourraient mieux se faire représenter dans le langage et en politique. Encore faut-il que les analyses féministes cherchent à comprendre comment la catégorie « femmes » – le sujet du féminisme – est produite et contenue dans les structures du pouvoir, au moyen desquelles l’on s’efforce précisément de s’émanciper.

5 En fait, s’interroger sur les femmes en tant que sujet du féminisme fait surgir la possibilité qu’il n’y ait pas de sujet qui précède la « loi » dans l’attente de se faire représenter dans ou par la loi. Peut-être le sujet, tout comme l’invocation d’un « avant », est-il érigé par la loi en fondement fictif de sa propre visée à la légitimité. On pourrait voir dans le fameux postulat qui affirme l’unité ontologique du sujet avant la loi la trace contemporaine de l’hypothèse de l’état de nature, ce mythe fondateur inhérent aux structures juridiques du libéralisme classique. L’invocation d’un « avant » anhistorique est performative en faisant de ce dernier la prémisse fondatrice garante d’une ontologie présociale, celle de personnes consentant librement à être gouvernées et qui, de cette façon, scellent la légitimité du contrat social.

6 Mis à part les mythes fondateurs qui cimentent l’idée du sujet, il n’en reste pas moins que le féminisme bute sur le même problème politique chaque fois que le terme femmes est supposé dénoter une seule et même identité. Plutôt qu’un signifiant stable qui enjoint l’assentiment de celles qu’il prétend décrire et représenter, femmes, même au pluriel, est devenu un terme qui fait problème, un terrain de dispute, une source d’angoisse. Comme l’évoque le titre du livre de Denise Riley, Am I that Name ?, une telle question émerge précisément de la capacité du nom à déployer de multiples significations [4]. « Être » une femme ne définit certainement pas tout un être ; le terme échoue à être exhaustif, non qu’il y aurait une « personne » encore sans genre qui transcende l’attirail distinctif du genre, mais parce que le genre n’est pas toujours constitué de façon cohérente ni conséquente dans des contextes historiques différents, et parce que le genre est partie prenante de dynamiques raciales, de classe, ethniques, sexuelles et régionales où se constituent discursivement les identités. Par conséquent, il devient impossible de dissocier « le genre » des interstices politiques et culturels où il est constamment produit et reproduit.

7 Le postulat politique selon lequel il faut au féminisme une base universelle à dénicher dans une identité soi-disant transculturelle va souvent de pair avec l’idée que l’oppression des femmes aurait une forme singulière et discernable de l’universel, de la structure hégémonique du patriarcat, ou encore de la domination masculine. La conception d’un patriarcat universel fut largement critiquée au cours de ces dernières années pour son inaptitude à rendre compte des mécanismes concrets de l’oppression de genre dans les divers contextes culturels où celle-ci existe. Quand les théories du patriarcat tinrent compte de ces contextes, c’était pour y chercher des « exemples » ou des « illustrations » d’un principe universel qui était postulé au départ. Ce genre de théorisation féministe fut sévèrement jugé pour tentative de colonisation et d’appropriation de cultures non occidentales, non seulement parce qu’on y défendait des idées éminemment occidentales d’oppression, mais qu’on tendait aussi à y construire un « Tiers Monde » ou encore un « Orient » où l’oppression de genre était, en guise d’explication, habilement convertie en un symptôme de barbarisme primitif, non occidental. L’empressement du féminisme à décréter l’universalité du patriarcat pour pouvoir garder la face devant ses propres velléités de représentativité a, de temps à autre, incité le féminisme à prendre un raccourci, celui qui va tout droit à une universalité catégorielle ou fictive de la structure de domination, censée produire l’expérience collective de l’oppression pour les femmes.

8 Bien que la thèse du patriarcat universel ne jouisse plus de la même crédibilité que par le passé, le corollaire de cette thèse qu’est l’attachement à une conception des « femmes » communément partagée fut bien plus difficile à déloger. Certes, on a ouvert la discussion sur toutes sortes de questions : Y a-t-il un dénominateur commun aux « femmes » qui préexiste à leur oppression ou « les femmes » n’ont-elles de lien qu’en vertu de leur oppression ? Y a-t-il des cultures spécifiquement féminines qui ne dépendent pas de leur subordination aux cultures hégémoniques masculinistes ? La spécificité et l’unicité des pratiques culturelles ou linguistiques des femmes sont-elles toujours définies contre et par là, dans les termes posés par quelque autre formation culturelle prédominante ? Y a-t-il une région « spécifiquement féminine » qui soit à la fois distincte du masculin à proprement parler et distinctement reconnaissable en vertu de ce principe déclaré neutre – autant dire une « pétition de principe » – qu’est l’universalité des « femmes » ? La dichotomie masculin/féminin ne fait pas que constituer la grille de lecture exclusive qui permet de reconnaître une telle spécificité ; plus généralement, la « spécificité » du féminin est à nouveau complètement décontextualisée, sans compter qu’elle est analytiquement et politiquement dissociée des rapports de classe, de race, d’ethnicité et des autres axes de pouvoir qui constituent autant « l’identité » qu’ils rendent cette seule notion inappropriée [5].

9 Je suggère que l’universalité et l’unité imputées au sujet du féminisme se trouvent de fait minées par les contraintes inhérentes au discours de représentation où ces formules sont en vigueur. Étant donné l’insistance et l’empressement avec lesquels on table sur un sujet stable du féminisme où « les femmes » sont prises pour une catégorie cohérente et homogène, on ne s’étonnera pas que l’adhésion à la catégorie suscite moult résistances. Ces domaines d’exclusion font apparaître les implications coercitives et régulatrices d’une telle construction, même lorsque la construction fut entreprise à des fins émancipatrices. En effet, la fragmentation du mouvement féministe et l’opposition paradoxale au féminisme de la part des « femmes » que le mouvement prétend représenter montre les limites inhérentes à la politique identitaire. Suggérer que le féminisme est en mesure d’élargir sa représentation au profit d’un sujet que lui-même construirait a pour conséquence ironique de faire échouer les ambitions féministes à force de nier les rapports de pouvoir qui sont constitutifs de tout processus de représentation. On ne résout guère ce problème en recourant à la catégorie « femmes » à des fins purement « stratégiques », puisque les stratégies charrient toujours des significations qui excèdent les objectifs prévus. En ce cas, on pourrait considérer à juste titre l’exclusion comme l’une de ces significations qui, à défaut d’être voulues, n’en sont pas moins des conséquences indirectes possibles. En cédant à cette contrainte de la politique de représentation qui veut que le féminisme articule un sujet stable, le féminisme s’expose ainsi à être accusé d’abus dans l’exercice de la représentation.

10 Bien entendu, il ne s’agit pas ici de refuser la politique de représentation – comme si c’était possible. Les structures juridiques du langage et de la politique constituent le champ contemporain du pouvoir ; c’est pourquoi il n’y pas de position possible qui soit extérieure à ce champ, mais seulement la possibilité d’une généalogie critique des pratiques de légitimation du champ même. Le point de départ critique en est le présent historique comme le disait Marx. La tâche qui nous attend consiste à formuler à l’intérieur de ce cadre établi une critique des catégories de l’identité que les structures juridiques contemporaines produisent, naturalisent et stabilisent.

11 Peut-être qu’à ce moment charnière de la politique culturelle – une période que certaines nommeraient « postféministe » – se présente l’occasion de réfléchir dans une perspective féministe sur le mot d’ordre qui est de construire un sujet du féminisme ? Dans la pratique politique féministe, il paraît nécessaire de repenser en des termes radicalement nouveaux les constructions ontologiques de l’identité afin de formuler une politique de représentation qui puisse faire revivre le féminisme sur d’autres bases. Par ailleurs, peut-être est-il temps de concevoir une critique radicale qui cherche à libérer la théorie féministe de la nécessité d’avoir à construire une base unique ou permanente, une base vouée à être sans cesse contestée à partir des positions identitaires ou anti-identitaires qui en sont inévitablement exclues. Les pratiques d’exclusion qui fondent la théorie féministe dans une notion des « femmes » en tant que sujet ne sabotent-elles pas paradoxalement les ambitions féministes d’en élargir « la représentation » [6] ?

12 Et si le problème était encore plus sérieux ? La construction de la catégorie « femmes » comme un sujet cohérent et stable n’est-elle pas, à son insu, une régulation et une réification des rapports de genre ? Or une telle réification n’est-elle pas précisément contraire aux desseins féministes ? Dans quelle mesure la catégorie « femmes » ne parvient-elle à la stabilité et à la cohérence que dans les conditions cadres de la matrice hétérosexuelle [7] ? Si une notion stable du genre cesse de fait d’être la prémisse fondatrice de la politique féministe, il se pourrait qu’une forme nouvelle de politique féministe soit souhaitable pour contester les réifications mêmes du genre et de l’identité, une forme qui ferait de la variabilité dans la construction de l’identité une exigence autant méthodologique que normative, pour ne pas dire un but politique.

13 Retracer les processus politiques qui produisent et dissimulent les conditions de possibilité et d’émergence du sujet de droit du féminisme, telle est la tâche critique d’une généalogie féministe de la catégorie « femmes ». Au cours de cette réflexion sur « les femmes » en tant que sujet du féminisme, il pourrait apparaître que l’invocation de cette catégorie sans autre forme de questionnement occlue la possibilité que le féminisme soit une politique de représentation. Quel sens y a-t-il à ce que la représentation figure des sujets construits par l’exclusion des personnes qui échouent à se conformer aux conditions de possibilité non déclarées et normatives pour tout sujet ? Quels sont les rapports de domination et d’exclusion qui sont involontairement renforcés lorsque la représentation devient l’unique point de mire en politique ? L’identité du sujet féministe ne devrait pas être au fondement de la politique féministe, quand la formation du sujet relève d’un champ de pouvoir qu’on maintient caché sous l’allégation de ce fondement. Peut-être « la représentation » finira-t-elle paradoxalement par n’avoir de sens pour le féminisme qu’au moment où l’on aura renoncé en tout point au postulat de base : le sujet des « femmes ».

14 *

15 **

16 À l’occasion, la théorie féministe s’est tournée vers l’idée d’une origine, une ère antérieure à ce que certaines appelleraient « patriarcat » et qui ouvrirait un espace imaginaire d’où établir la contingence historique de l’oppression des femmes. Dans ce cadre, on s’est demandé si des cultures prépatriarcales avaient existé, si elles étaient de structures matriarcales ou matrilinéaires, s’il était possible de montrer que le patriarcat avait un commencement et, partant, d’y mettre fin. Ce genre d’interrogation visait à impulser une critique du caractère soi-disant inéluctable du patriarcat, et on en comprend bien la raison : il s’agissait de montrer que cet argument antiféministe réifiait et naturalisait un phénomène historique et contingent.

17 Bien qu’en se tournant vers un état de culture prépatriarcal, l’intention fût clairement d’exposer la manière dont le patriarcat œuvrait à sa propre réification, ce schème prépatriarcal se révéla être à son tour une autre forme de réification. Plus récemment, certaines féministes ont proposé une réflexion critique autour de quelques construits qui se trouvent réifiés dans et par l’analyse féministe elle-même. La notion même de « patriarcat » a failli devenir un concept universalisant qui gomme ou réduit la diversité des modes sur lesquels l’asymétrie de genre s’articule selon le contexte culturel. Étant donné que le féminisme fait tout pour s’associer aux luttes contre le racisme et le colonialisme, il devient d’autant plus urgent de résister à cette stratégie épistémologique qui reconduit une logique coloniale en subordonnant les différentes formes de domination à une notion transculturelle du patriarcat. Cette perspective critique nous amène aussi à reconsidérer l’articulation de la loi du patriarcat comme une structure répressive et régulatrice. Quand les féministes invoquent un passé imaginaire, encore faut-il qu’elles veillent à éviter un écueil politique : celui de renforcer la réification de l’expérience des femmes au moment même où elles sapent les prérogatives du pouvoir masculiniste à se réifier soi-même.

18 Une loi répressive ou assujettissante ancre presque toujours sa propre légitimité dans une histoire qui raconte comment c’était avant la loi et comment la loi est apparue sous sa forme présente et nécessaire [8]. La fabrication de ces origines procède d’un récit linéaire qui tend à décrire l’état d’avant la loi comme s’il suivait un cours nécessaire pour culminer dans, et par là justifier, la constitution de la loi. En n’admettant qu’une seule vraie histoire de ce passé irrécouvrable, le récit des origines est une stratégie narrative qui fait de la constitution de la loi une nécessité historique.

19 Certaines féministes ont lu dans le passé préjuridique les présages d’une utopie, une promesse de subversion ou d’insurrection annonçant la disparition de la loi et l’avènement d’un ordre nouveau. Or, si cet « avant » imaginaire est instamment mis en récit, un récit préhistorique qui sert à légitimer l’état de loi actuel ou encore à se projeter dans un futur au-delà de la loi, alors cet « avant » porte toujours déjà la marque de fabrication autojustificative des intérêts présents et futurs, qu’ils soient féministes ou antiféministes. Que cet « avant » soit un postulat féministe pose politiquement problème quand il force le futur à matérialiser une notion idéalisée du passé ou renforce, même par inadvertance, la réification d’une sphère préculturelle authentiquement féminine. Cette façon de recourir à une féminité originelle ou authentique entretient un idéal de clocher teinté de nostalgie qui refuse d’admettre la nécessité qu’il y a maintenant de formuler la question du genre comme une affaire complexe de construction culturelle. Cet idéal tend non seulement à servir des fins culturelles conservatrices, mais encore à faire de l’exclusion une pratique féministe, créant précisément des fractures là où l’idéal prétend les dépasser.

20 Les spéculations de Engels, du féminisme socialiste, des analyses féministes inspirées de l’anthropologie structurale sont autant d’efforts différents pour identifier dans l’histoire ou la culture ces moments ou structures qui instituent la hiérarchie de genre. Le but d’isoler de telles structures ou moments clés est d’évincer les théories réactionnaires qui naturalisent ou universalisent la subordination des femmes. Pour avoir contribué de manière significative à défaire les postures qui universalisent l’oppression, ces spéculations font partie du champ théorique contemporain dans lequel se poursuit la contestation de l’oppression. Mais il convient encore de se demander si ces critiques, certes vives, de la hiérarchie de genre n’ont pas pour postulats des fictions porteuses d’idéaux normatifs qui sont pour le moins problématiques.

21 Certaines théoriciennes féministes se sont approprié l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, y compris la distinction problématique entre la nature et la culture, pour arrimer et éclairer la distinction sexe/genre : c’est la position qui commence par admettre une femelle naturelle ou biologique avant d’envisager sa transformation en une « femme » socialement subordonnée ; ce qui implique que le « sexe » est ici à la nature ou au « cru » ce que le genre est à la culture ou au « cuit ». Si le cadre théorique proposé par Lévi-Strauss était correct, il devrait être possible de suivre à la trace les transformations du sexe en genre en localisant dans les cultures ce mécanisme invariable, les règles d’échange de la parenté, qui accomplissent cette transformation avec une relative régularité. De ce point de vue, le « sexe » précède la loi en ce qu’il est culturellement et politiquement sous-déterminé, puisqu’il fournit pour ainsi dire les « matières premières » à la culture et ne commence à signifier qu’une fois soumis aux règles de la parenté.

22 Le concept même de sexe-en-tant-que-matière, du sexe-en-tant-qu’-instrument-de-la-signification-culturelle, est cependant une formation discursive qui sert de fondement naturalisé à la distinction nature/culture ainsi qu’aux stratégies de domination qu’entérine pareille distinction. La relation binaire entre la culture et la nature entretient un rapport hiérarchique dans lequel la culture est libre d’« imposer » un sens à la nature et donc de faire de cette dernière un « Autre » qu’elle peut s’approprier à discrétion, préservant l’idéalité du signifiant et la structure de la signification sur le modèle de la domination.

23 Des anthropologues, Marilyn Strathern et Carol P. MacCormack, ont montré comment le discours de la nature/culture tend à représenter la nature comme si elle était femelle et avait besoin d’être subordonnée à une culture invariablement représentée comme mâle, active et abstraite [9]. Une fois encore, comme on peut déjà le voir dans la dialectique existentielle de la misogynie, la raison et l’esprit sont associés à la masculinité et à l’agence, tandis que le corps et la nature sont réduits à cet état de fait silencieux qu’est le féminin, à attendre leur signification de la partie adverse, le sujet masculin. À l’instar de cette même dialectique misogyne, la matérialité et la signification sont toujours et encore des termes mutuellement exclusifs. La politique sexuelle qui produit et reproduit cette distinction est effectivement masquée par la production discursive d’une nature – et bien entendu d’un sexe naturel – qui se présente comme le fondement incontesté de la culture. Des auteurs critiques, tel Clifford Geertz, ont montré comment le cadre universalisant du structuralisme induit à méconnaître la multiplicité des configurations culturelles que peut prendre « la nature ». Toute analyse qui suppose le caractère singulier et prédiscursif de la nature s’empêche de poser les questions suivantes : Qu’est-ce qui, dans un contexte particulier, peut prétendre au titre de « nature », et à quelles fins ? Le dualisme est-il bien nécessaire ? Comment les dualismes entre le sexe et le genre, la nature et la culture, sont-ils construits et naturalisés en un mouvement réciproque ? Quelles hiérarchies de genre entérinent-ils et quelles sont les relations de subordination qu’ils réifient ? Si la désignation même de sexe est politique, alors le « sexe », cette désignation qui est censée être la plus crue, s’avère toujours déjà « cuite » – apparemment de quoi faire tomber les distinctions centrales à l’anthropologie structurale [10].

24 La tentative de localiser une nature sexuée avant la loi semble s’inscrire dans un projet plus fondamental, celui de rendre pensable la possibilité que la loi patriarcale ne soit ni universellement vraie ni surdéterminante. C’est très compréhensible. S’il n’est effectivement rien d’autre que du genre construit, c’est donc qu’il n’y a nul « dehors », nulle base épistémologique ancrée dans un « avant » préculturel qui puisse offrir un autre point de départ épistémique pour un examen critique des rapports de genre tels qu’ils existent. En localisant le mécanisme par lequel le sexe est transformé en genre, on cherche à établir non seulement le caractère construit du genre, son statut non naturel et non nécessaire, mais aussi l’universalité culturelle de l’oppression en des termes qui ne soient pas réductibles au biologique. Comment appréhende-t-on ce mécanisme ? Peut-on le repérer de visu ou seulement l’imaginer ? N’est-ce pas réifier ce mécanisme de la même manière que de désigner sa prétendue universalité ou de fonder l’oppression universelle dans la biologie ?

25 Ce n’est que lorsque le mécanisme de construction du genre implique la contingence de cette construction que l’idée de « constructibilité » en tant que telle peut se révéler utile au projet politique qui vise à ouvrir l’horizon de possibilité pour les configurations de genre. Mais si le but normatif de la théorie féministe est de faire vivre un corps au-delà de la loi ou de recouvrer un corps avant la loi, une telle norme détourne effectivement l’attention féministe des termes concrets dans lesquels la lutte culturelle se mène à ce jour. C’est pourquoi les sections suivantes qui traitent de psychanalyse, du structuralisme, du statut de leurs prohibitions et du pouvoir qu’ont ces dernières à instituer le genre, se centrent précisément sur cette notion de loi : Quel est son statut ontologique ? Est-elle juridique, oppressive et réductrice en pratique, ou crée-t-elle, à son insu, la possibilité de son propre déplacement culturel ? Dans quelle mesure l’articulation d’un corps avant toute articulation est-elle une contradiction dans les termes qui fonctionne sur un mode performatif et produit en échange des alternatives ? ?

26 (Traduit de l’anglais (EU) par Cynthia Kraus)

Notes

  • [1]
    Les deux textes présentés ici sont respectivement extraits du chapitre 1 « Sujets de sexe/ genre/désir » (p. 3-9) et du chapitre 2 « Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle » (p. 45-49). La traduction proposée en prépublication à la version française complète (La Découverte, à paraître en 2004) est susceptible d’être révisée dans ce cadre (NdT).
  • [2]
    Voir Michel Foucault, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », dans Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. Dans ce dernier chapitre, Foucault discute du rapport entre les aspects juridique et productif de la loi. Sa notion de productivité de la loi vient clairement de Nietzsche, bien qu’elle ne recoupe pas la notion nietzschéenne de « volonté-de-pouvoir ». Le recours à la notion foucaldienne de pouvoir productif n’a pas pour but de simplement « appliquer » Foucault à des problématiques de genre. Comme je le montre dans le chapitre 3, section ii, « Foucault, Herculine et la politique de la discontinuité sexuelle », l’examen de la différence sexuelle dans les termes mêmes de l’œuvre de Foucault fait apparaître des contradictions majeures dans sa théorie. Sa conception du corps fera également l’objet d’une analyse critique dans le chapitre final.
  • [3]
    Quand je parle de « sujet avant la loi » dans ce travail, j’extrapole à partir de la lecture que fait Derrida de la parabole de Kafka « Devant la Loi », dans Kafka and the Contemporary Critical Performance : Centenary Readings, Alan Udoff (ed.), Bloomington, Indiana University Press, 1987.
  • [4]
    Voir Denise Riley, Am I that Name ? Feminism and the Category of « Women » in History, New York, Macmillan, 1988.
  • [5]
    Voir Sandra Harding, « The Instability of the Analytical Categories of Feminist Theory », dans Sandra Harding, Jean F. O’Barr (eds), Sex and Scientific Inquiry, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 283-302.
  • [6]
    C’est ici qu’on me rappelle l’ambiguïté contenue dans le titre du livre de Nancy F. Cott, The Grounding of Modern Feminism, New Haven, Yale University Press, 1987. L’auteure y défend la thèse qu’au début du 20e siècle, le mouvement féministe aux États-Unis chercha à se « fonder » dans un programme qui finissait lui-même par « fonder » ce mouvement. Sa thèse historique soulève implicitement la question de savoir si des fondements admis sans autre examen critique prennent effet comme le « retour du refoulé » ; si les identités politiques stables qui fondent les mouvements politiques sont basées sur des pratiques d’exclusion, elles peuvent à tout moment se trouver menacées par l’instabilité même que crée le geste fondateur.
  • [7]
    J’emploie le terme de matrice hétérosexuelle tout au long du texte pour désigner cette grille d’intelligibilité culturelle qui naturalise les corps, les genres et les désirs. Je m’inspire de Monique Wittig et de sa notion de « contrat hétérosexuel » et, dans une moindre mesure, de la « contrainte à l’hétérosexualité » dont parle Adrienne Rich pour caractériser un modèle discursif/épistémique hégémonique d’intelligibilité du genre ; dans ce modèle, l’existence d’un sexe stable est présumée nécessaire à ce que les corps fassent corps et aient un sens, un sexe stable traduisible en un genre stable (le masculin traduit le mâle, le féminin traduit le femelle) et qui soit défini comme une opposition hiérarchique par un service obligatoire : l’hétérosexualité.
  • [8]
    Au semestre où j’écris ce chapitre, j’enseigne « La colonie pénitentiaire » de Kafka où il décrit un instrument de torture qui offre une analogie intéressante pour le champ contemporain du pouvoir et en particulier celui du pouvoir masculiniste. Le récit ne cesse d’hésiter dans sa tentative de raconter l’histoire de cet instrument comme s’il appartenait à une tradition. On ne peut remonter aux origines, et la carte qui permettrait de le faire est devenue illisible avec le temps. On ne peut encore expliquer la chose qu’à des personnes qui ne parlent pas la même langue et n’ont pas de quoi traduire. Évidemment, on ne parvient pas vraiment à imaginer la machine elle-même ; on voit mal comment ses parties formeraient un tout, si bien que les lecteurs et lectrices sont obligés de se l’imaginer en pièces détachées sans en appeler à une notion idéale d’unité. On peut le lire comme une mise en acte littéraire de la disparition du « pouvoir » selon Foucault, un pouvoir devenu si diffus qu’il n’existe plus comme une totalité qui fasse système. Derrida s’interroge sur l’autorité problématique d’une telle loi dans le contexte de « Devant la Loi » de Kafka (J. Derrida, « Before the Law », dans Alan Udoff (ed.), Kafka and the Contemporary Critical Performance : Centenary Readings, Bloomington, Indiana University Press, 1987). Il insiste sur le caractère absolument injustifiable de cette répression par une mise en récit qui récapitule les temps d’avant la loi. Il faut souligner, à notre tour, combien il reste impossible de formuler une critique de cette loi en invoquant un temps avant la loi.
  • [9]
    Voir Carol P. MacCormack, Marilyn Strathern (eds), Nature, Culture and Gender, New York, Cambridge University Press, 1980.
  • [10]
    On trouvera une discussion plus détaillée de ce genre de questions chez Donna J. Haraway, « Gender for a Marxist Dictionary : the Sexual Politics of a Word », dans Simians, Cyborgs, and Women : the Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.

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