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Article de revue

Grossesse et prostitution. Les femmes sous la tutelle de l'État

Pages 97 à 116

Notes

  • [1]
    Ce texte est la transcription d’une conférence donnée à l’Université de Columbia (New York) pour la Mailman School of Public Health, Program for the Study of Sexuality, Gender, Health and Human Rights, 25 janvier 2000.
  • [2]
    Rosalind P. Petchesky, Reproductive and Sexual Rights. Charting the Course of Trans-national Women’s NGOs, Genève, UNRIS (United Nations’ Research Institute for Social Development), 2000.
  • [3]
    Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    El Païs, 25 novembre 1999.
  • [6]
    Le Committtee on Women, Population and the Environment (CRACK) emploie des méthodes moralement contestables pour empêcher les toxicomanes de tomber enceintes. The Fight for Reproductive Freedom. A Newsletter for Student Activists, Hampshire College, 15 (1), automne 1999, p. 6.
  • [7]
    Killing the Black Body : Race, Reproduction and the Meaning of Liberty, New York, Pantheon Books, 1997, p. 138.
  • [8]
    Lin Lean Lim (ed.), The Sex Sector. The Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia, Genève, Bureau international du travail, 1998.
  • [9]
    Betsy Hartmann, Reproductive Rights and Wrongs : the Global Politics of Population Control and Contraceptive Choice (1987), Boston (Mass.), South End Press, 1995, p. 307-309.
  • [10]
    Directeur du Centre européen de lutte contre la traite des femmes. Communication personnelle lors de la conférence européenne des ONG sur la traite des femmes, Noordwijkerhout, Pays-Bas, 5-7 avril 1997.
  • [11]
    Expression empruntée par Janet Hadley dans E. Ketting, J. Smit (eds), Proceedings. Abortion Matters. International Conference on Reducing the Need and Improving the Quality of Abortion Services, Utrecht, Stimezo, 1996, p. 193-196.
  • [12]
    Département de la santé génésique, Unsafe abortion : Global and regional estimates of incidence of and mortality due to unsafe abortion with a listing of available country data (WHO/RHT/MSM/97.16), Genève, Organisation mondiale de la santé (OMS), 1998, p. 4.
  • [13]
    Cf. B. Hartmann, Reproductive Rights and Wrongs …, op. cit.
  • [14]
    G. Pheterson, « Avortement pharmacologique ou chirurgical : les critères sociaux du “choix” », Cahiers du Genre (L’Harmattan), 31, 2001, p. 221-247, citation p. 239.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Cf. Lin Lean Lim (ed.), The Sex Sector …, op. cit.
  • [17]
    Tráfico de Mujeres para Prostitución, Trabajo Doméstico y Matrimonio. América Latina y el Caribe. Encuentro Regional República Dominicana, 11 et 12 décembre 1996.
  • [18]
    Selon Ruth Dixon-Mueller, Population Policy and Women’s Rights. Transforming Reproductive Choice, Londres, Praeger, 1993.
  • [19]
    Selon Dorothy Roberts, Killing the Black Body …, op. cit.

1 Mon objectif aujourd’hui est de présenter quelques notes préliminaires sur une nouvelle approche regroupant des questions généralement traitées séparément ou de manière contradictoire [1]. Je me pencherai en particulier sur les fondements communs du contrôle étatique exercé sur les grossesses comme sur la prostitution. Bien que procréation et sexualité soient de plus en plus souvent envisagées ensemble sous un angle juridique, sanitaire ou culturel, le lien entre ces deux thèmes est rarement formulé en termes de travail reproductif et sexuel. Au début du siècle dernier, ou bien encore à l’époque de Simone de Beauvoir ou des théoriciens du début des années 1970, les féministes décrivaient plus fréquemment qu’aujourd’hui le mariage comme un travail incluant des services reproductifs et sexuels et faisaient le parallèle entre le statut et les devoirs des épouses/mères et ceux des prostituées. Certaines évolutions suggèrent que ces analogies mériteraient d’être réexaminées, cette fois-ci dans le contexte de l’économie internationale. Or c’est précisément dans le domaine du travail des femmes (procréation et travail sexuel) que les États interviennent avec le plus de vigueur pour restreindre leur autonomie. Adopter une perspective matérielle permettra de dégager un lien direct entre l’activité concrète des personnes, les produits de cette activité et la valeur qui leur est attribuée par l’État et la société. Fondamentalement, ce sont en effet les enfants qu’elles peuvent porter et la richesse qu’elles peuvent générer en tant que femmes qui motivent le contrôle exercé par l’État sur le comportement reproductif et sexuel des femmes. Les codes de déontologie médicaux et le code pénal encadrent rigoureusement d’un côté leur fertilité, de l’autre leur comportement économico-sexuel, et cette surveillance remplit deux fonctions étroitement liées : un contrôle direct et discriminatoire sur des femmes jugées légitimes ou non en fonction de critères racistes, colonialistes et sociaux et, grâce au contrôle des femmes, un contrôle indirect de populations entières. Ce contrôle s’appuie sur un habile dispositif qui allie impératifs et prohibitions et qui, à certains moments de leur vie, impose à certaines femmes des actes interdits à d’autres.

2 Les problématiques liées aux droits, à la santé et à la culture sont certes fondamentales, mais des mystifications juridiques, médicales et idéologiques ont occulté l’objectif réel du contrôle étatique. En effet, les définitions actuelles des droits humains recourent à des notions telles que l’« intégrité » ou la « violence », notions sujettes à interprétation en fonction des convictions de chacun. Ainsi, certains considèrent l’avortement comme un crime contre l’intégrité de la personne humaine, d’autres comme un outil de contrôle sur des femmes irresponsables, traumatisées ou immorales, d’autres encore comme une violation de l’intégrité du fœtus, d’autres enfin comme l’expression d’un droit à décider de son destin reproductif. Cette dernière catégorie de militants se retrouve dans le même panier que les autres, piégée par la référence élastique à l’intégrité et aux droits. De même, certains voient dans la prostitution une violation du droit des femmes à l’intégrité physique, tandis que, pour d’autres, c’est le droit à l’autodétermination économico-sexuelle qui est en jeu. Pour les premiers, les droits humains impliquent que l’État protège les femmes du commerce du sexe ; pour les autres, ils supposent la fin d’un contrôle étatique discriminatoire sur les activités économico-sexuelles et migratoires des femmes.

3 Dans une perspective sanitaire, certains estiment que l’avortement présente en lui-même des risques importants, alors que les experts médicaux démontrent que l’IVG est simple et sans danger dès lors qu’elle est réalisée dans de bonnes conditions par un personnel compétent et qualifié. De même, certaines autorités préconisent la stérilisation comme mesure sanitaire, d’autres prétendant qu’elle attente au bien-être de l’individu. Quant à la prostitution, d’aucuns la considèrent comme une catastrophe sanitaire pour les femmes et la société en général, tandis que certaines autorités médicales soutiennent qu’une régulation étatique supprime les risques sanitaires ; dans le même temps, des milliers de travailleuses sexuelles militantes affirment que les réglementations policières et médicales portent atteinte à leur santé en imposant des contrôles discriminatoires qui les dissuadent de s’adresser aux services officiels. Enfin, dans une perspective culturelle, on trouve ceux pour qui procréation et prostitution sont les modèles traditionnels de la culture féminine (la maternité étant la « vocation de la femme » et la prostitution « le plus vieux métier du monde ») et ceux pour qui la culture n’a pas de sexe.

4 J’ai opté pour une approche fondée sur la notion de travail dans le but d’amoindrir ces contradictions paralysantes, qui divisent malheureusement aussi les féministes, et de me concentrer résolument sur la fonction concrète des mesures visant à encadrer le comportement des femmes. Ma thèse est que les États, poursuivant des stratégies de domination eugénique ou économique, s’intéressent moins à l’intégrité, à la sécurité, à la santé ou au rôle traditionnel des femmes qu’à la valeur de leur travail en tant que génitrices ou travailleuses sexuelles. Si l’eugénisme se traduit dans la pratique par un souci, voire une obsession, de la « qualité » des ressources humaines, les préoccupations économiques portent sur leur « quantité » et leur « productivité ». Travail sexuel comme procréation sont instrumentalisés au sein d’un même système idéologique et stratégique de contrôle institutionnel des femmes.

5 Ce système est camouflé par la réelle mobilisation de ressources essentielles, telles que les contraceptifs dans le cas de la régulation des naissances ou l’accroissement des possibilités d’emploi et l’ouverture des canaux migratoires dans le cas de l’industrie du sexe. Mais comme l’objectif de cette mobilisation n’est pas le bien-être des femmes ou des communautés pauvres, les contraceptifs peuvent être distribués de telle manière qu’ils font plus de mal que de bien et deviennent des instruments de coercition plutôt que de choix, tout comme l’emploi et la migration peuvent finalement conduire les femmes à être leurrées et exploitées plutôt qu’à accroître leurs revenus et leur autonomie. Démunies et sans réelle possibilité de choix, les femmes peuvent décider de se laisser acheter par l’État même si elles ont conscience des risques.

Le contrôle des femmes enceintes ou prostituées

6 Je me concentrerai ici sur la manière dont l’État traite les femmes enceintes ou prostituées, en montrant qu’il a attribué à ces deux catégories un statut social et juridique second et/ou illégitime qui justifie l’appropriation de leur travail et la négation de leurs droits fondamentaux. Ainsi, le statut de la femme enceinte découle de celui du fœtus qu’elle porte et les politiques étatiques visent parfois davantage la protection de ce dernier que celle de la femme [2] ; de même, le statut de la prostituée découle de sa relation avec ses clients masculins et les pouvoirs publiques montrent davantage de sollicitude pour le client, son épouse et ses enfants que pour elle [3]. Le statut de la femme enceinte est non seulement second, mais aussi illégitime dès lors que sa grossesse et sa progéniture potentielle sont jugées illicites en raison du caractère illicite d’une union ou en raison de sa couleur, de sa classe, de sa situation matrimoniale ou de son âge. Quant à la prostituée, incarnation de l’illégitimité, sa prétendue immoralité ou indécence l’exclut des dispositions des droits humains. Ainsi, l’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme : « Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique ». Au regard de la société, et souvent du droit, procréation et prostitution sont définies par rapport à la morale, à l’ordre public et au bien-être général.

7 La reconnaissance et le respect accordés à la femme enceinte dépendent de la conformité de ses choix en matière de procréation avec les impératifs qui sont associés à son statut de femme et qui déterminent qui devrait ou ne devrait pas avoir d’enfants par référence au bien-être « général ». L’existence de cette condition est contraire à l’esprit sinon à la lettre des droits humains. Par ailleurs, les tribunaux considèrent et traitent la prostituée soit comme l’agent, soit comme la victime de l’immoralité, du désordre ou de la maladie, et rarement comme un sujet à qui reconnaissance et respect seraient dus. Elle est jugée en fonction de l’importance de ses atteintes supposées aux libertés et aux intérêts d’autrui (atteintes par exemple à un quartier, à l’image d’une ville, à la valeur des biens immobiliers, aux enfants, à la santé des soldats, au tourisme ou à la sécurité nationale). Curieusement, en tant qu’individu agissant, elle peut même être jugée en fonction de l’atteinte portée au mythe de la pure jeune fille passive.

8 Étant donné l’éventail des mécanismes qui permettent insidieusement de traiter les femmes comme des êtres dépourvus d’identité juridique propre, notre analyse doit prendre en compte non seulement les femmes réellement enceintes ou se livrant à la prostitution, mais aussi celles qui en sont suspectées ou même qui sont jugées particulièrement susceptibles de se retrouver dans l’une ou l’autre situation. S’agissant de la procréation, toute femme ou jeune fille à qui l’on attribue des relations hétérosexuelles peut être considérée comme potentiellement enceinte et donc, en fonction du contexte, soumise contre son gré à un dépistage du sida ou de l’usage de drogue, à une stérilisation, à une contraception, à une incarcération ou à une stigmatisation sociale. Une femme peut aussi se voir refuser un emploi à cause du risque de grossesse. S’agissant de la prostitution, toute femme qui voyage seule d’un pays pauvre vers un pays riche ou d’une zone rurale vers une zone urbaine, ou qui marche tout simplement dans la rue la nuit, peut être soupçonnée de se prostituer et donc harcelée, arrêtée, mise à l’amende, emprisonnée, soumise au test HIV contre son gré ; dans bien des cas, son déplacement est par définition illicite si elle n’est pas accompagnée d’un homme.

9 Grossesses illicites et voyages illicites sont interprétés comme le signe d’une sexualité féminine illicite. Le fait qu’une femme ait l’intention d’avoir un enfant ou qu’une femme se déplaçant dans l’espace public ait l’intention de proposer ses services sexuels contre rémunération aggrave sa transgression sexuelle, mais ne la constitue pas. C’est son autonomie qui la rend suspecte. L’autonomie en matière de reproduction comme l’autonomie migratoire sont vues comme l’indice d’une liberté égoïste, d’une volonté, fondamentalement transgressive chez une femme, de disposer de sa propre vie. La première insulte adressée à une adolescente enceinte pourra être « espèce de pute » et toute femme seule, dehors, la nuit, peut s’entendre dire la même chose. Le stigmate de la putain disqualifie et sanctionne les femmes indépendantes [4].

10 La femme prise en flagrant délit d’indépendance, particulièrement dans le domaine sexuel, est donc suspecte et le fait d’être la victime de violences constitue parfois son seul espoir de rédemption. Les directives pénales elles-mêmes stipulent souvent que le statut de victime est la seule cause valable d’impunité en cas de comportement illicite ou la seule justification d’un accès à des ressources réservées aux privilégiées. Ainsi, de nombreux États interdisent tout avortement, sauf s’il est prouvé que la grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste. Et, aux États-Unis, souvent seules les grossesses non désirées de ce type permettent aux femmes de bénéficier d’une prise en charge de leur avortement par Medicaid. Dans un certain nombre de pays européens, seules les prostituées immigrées dont la migration et la prostitution procèdent de la coercition et de la tromperie peuvent bénéficier d’un sursis (temporaire) à une expulsion forcée. Au Canada, elles doivent affirmer avoir agi sous la contrainte si elles veulent éviter d’être poursuivies pour travail illégal. Dans le même temps, des Canadiens recrutent, emploient et fréquentent des immigrées en tant que travailleuses sexuelles. Ces dernières ne sont pas censées tomber enceintes, bien qu’une majorité se prostituent pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Elles doivent aussi se rendre à des visites de contrôle dans des services de vénérologie et on considère qu’elles n’ont pas besoin d’information sur la grossesse ou la contraception, sauf sur la stérilisation. Physiquement comme idéologiquement, les femmes sont divisées en deux groupes, les mères et les putains, les mères n’étant pas censées avoir d’activité sexuelle et les putains (c’est-à-dire toute femme marquée par sa profession, sa couleur, sa classe sociale, son activité sexuelle, son âge ou les sévices subis) n’étant pas censées avoir d’enfants. Ce système est un échec total du point de vue de la santé publique, puisque la plupart des femmes ont des besoins liés à la fois à la procréation et à la sexualité. Mais c’est aussi un échec au regard des droits humains, car celles qui sortent du cadre qu’on leur a assigné sont punies, stigmatisées par la société, privées de ressources et soumises à toute une série de réglementations discriminatoires. De manière symptomatique, celles qui se conforment à la norme peuvent subir les mêmes préjudices.

11 S’il est trompeur de parler de l’État comme s’il s’agissait d’une entité monolithique ou coupée des pressions de la société civile et des pratiques sociales dominantes, il importe néanmoins de souligner son rôle en tant qu’artisan, exécutant ou complice des mesures discriminatoires envers les femmes. Celles-ci sont soumises à un continuum de contraintes qui vont de la législation, de la politique étatique et des pratiques policières à une série d’impératifs sociaux et à des incitations et menaces privées. Et c’est la somme de ces contraintes qui détermine le statut des femmes, de leurs enfants, de leurs activités et de leurs revenus. Comme nous le savons, certaines femmes sont encouragées à procréer, alors que d’autres en sont dissuadées : ainsi, les autorités milanaises ont proposé une pension mensuelle sur trois ans aux femmes désireuses d’avorter si elles y renoncent et conduisent leur grossesse à terme [5], tandis qu’une association californienne, déçue que l’État ait refusé d’imposer aux toxicomanes un contrôle des naissances à long terme, revient au terrifiant passé de la Californie (un État qui a pratiqué la stérilisation forcée dans les années 1930) en donnant 200 dollars aux toxicomanes qui se font stériliser [6]. En ce qui concerne la prostitution, l’État fournit (officiellement là où la prostitution est légale, officieusement là où elle est prohibée) les infrastructures nécessaires à une industrie du sexe qui, dans le monde entier, procure un revenu quotidien à des millions de femmes ; par ailleurs, les États mettent plus ou moins d’ardeur à harceler les travailleuses sexuelles, à leur infliger des amendes, à les emprisonner, à leur refuser la garde de leurs enfants et, d’une manière générale, à les délégitimer. Ces politiques qui soufflent le chaud et le froid constituent évidemment des mécanismes de contrôle sexistes, mais aussi des outils racistes et colonialistes permettant de réguler la croissance, le potentiel économique et la mobilité de populations dominées.

Régulation démographique et lutte contre la traite des femmes : les mécanismes en trompe-l’œil du contrôle étatique

12 Les effets paradoxaux du contrôle des naissances ont été bien analysés par les militants et les spécialistes des droits génésiques. En effet, si l’accès accru à la contraception, à l’avortement et à la stérilisation peut être bénéfique aux femmes, celles-ci sont aussi exposées à la contrainte, à la désinformation, à des sanctions pour avortement ou grossesse et à des abus lors d’essais cliniques de médicaments ou de techniques chirurgicales. Il existe néanmoins un fort consensus international sur le fait que les femmes des pays pauvres et les femmes pauvres des pays riches doivent limiter le nombre de leurs enfants dans leur propre intérêt, dans l’intérêt de leur communauté et dans le (meilleur) intérêt du monde. Ce consensus se heurte parfois aux mentalités pronatalistes locales, à des législations restrictives (concernant l’avortement par exemple) ou au manque de moyens de contraception. Il peut aussi entrer en contradiction avec la réalité de conditions de vie dans lesquelles avoir le plus d’enfants possible constitue une stratégie rationnelle pour s’assurer survie, sécurité et estime sociale.

13 Les effets paradoxaux du contrôle des migrations, autre facette de la régulation démographique, et les discriminations et hypocrisies colonialistes, xénophobes et racistes sous-jacentes ont également été étudiés d’un œil critique. Alors que, dans le monde entier, des populations migrent pour améliorer leurs possibilités d’emploi et d’éducation, les pays du Nord et de l’Ouest importent et sous-payent les travailleurs du Sud et de l’Est ; la main-d’œuvre immigrée se voit ensuite refuser non seulement une rémunération équitable, mais aussi le statut juridique et la protection sociale dus aux autres travailleurs. Pour ce qui est des femmes, et dans de nombreux pays elles forment la majorité des travailleurs immigrés, les principales, sinon les seules, possibilités de subsistance dans les pays du Nord et de l’Ouest sont parfois les emplois de domestique ou d’ouvrière dans l’industrie textile, le travail sexuel et (travail non rémunéré) le mariage arrangé.

14 Contrôle des naissances et contrôle de l’immigration façonnent tous deux la politique coercitive des États au nom de l’aide apportée aux (autres) peuples par ces mesures protectrices et répressives. Ainsi le contrôle des naissances est présenté comme un combat contre la pauvreté et le contrôle des migrations (particulièrement celles des femmes) comme un combat contre la violence. Partout dans le monde, les États se sont assuré le concours des organismes de planning familial qui encouragent la maîtrise de la fécondité par la contraception et à qui l’on demande souvent d’atteindre des quotas de femmes sous contraception. Et les organisations qui luttent contre la traite sont de plus en plus mobilisées pour prévenir et surveiller les migrations de femmes en s’appuyant sur de gros financements nationaux et internationaux. La loi définit la traite d’êtres humains comme le transport de personnes à l’intérieur d’un pays ou d’un pays à l’autre dans l’intention de les prostituer et d’en tirer un profit illicite. Comme on pouvait s’y attendre, la lutte se focalise particulièrement sur les émigrées que l’on considère par hypothèse comme des putains, telles que les femmes noires, pauvres ou jeunes voyageant seules ou en compagnie d’autres femmes. La traite, il faut le souligner, n’est pas définie par le recours à la force, la duperie, l’asservissement par la dette ou le viol (qui sont déjà des délits dans la plupart des pays), mais plutôt par le trio voyage, sexe, commerce. En principe, ce sont les organisateurs du voyage plutôt que les voyageuses qui tombent sous le coup de la loi en tant que trafiquants ; néanmoins, les femmes dépendent de ces prétendus trafiquants qui leur servent d’intermédiaires pour se procurer de l’argent, des papiers, un emploi ou pour accéder à un service puisqu’elles n’ont aucune ressource propre. De plus, la femme est le signe de l’activité illégale du trafiquant et, en tant que telle, elle est la cible de contrôles étatiques discriminatoires.

15 Même si ces contrôles visent officiellement à protéger les femmes de la misère (contrôle des naissances) et de la violence (contrôle des migrations), les pratiques étatiques les privent en réalité de l’autonomie qui leur ouvrirait d’autres options, aussi limitées soient-elles, et leur permettrait de faire leur propre choix. Au lieu de cela, on les soumet à une surveillance médicale et policière.

16 Pour les partisans du contrôle des naissances, le problème se résume à la surnatalité. Comme l’écrit Dorothy Roberts, « en rendant le taux de natalité responsable de la pauvreté, on ne tient pas compte des causes structurelles de cette pauvreté … Le gouvernement, prêt à financer la maîtrise de la fécondité des femmes pauvres, mais pas la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, manifeste ainsi clairement qu’il s’intéresse davantage à une réduction de la population qu’à une amélioration de la condition des femmes » [7]. On pourrait en dire autant du discours qui met la violence sur le compte de la migration et de la prostitution. Les activistes de la lutte anti-traite présentent les choses ainsi : des femmes qui sont parties de chez elles ou se sont enfuies sont leurrées et conduites à se prostituer. Or cette analyse ne tient pas compte des causes structurelles de la violence envers les femmes, ni de la dimension structurelle de leur réaction migratoire, y compris leur recours à la prostitution comme gagne-pain. Si le refus de satisfaire des besoins fondamentaux comme la santé, l’alimentation, l’éducation et le travail engendre la pauvreté, le déni du droit fondamental à l’autonomie reproductive, sexuelle, économique et migratoire engendre dépendance et vulnérabilité face aux profiteurs légaux et illégaux. Pour reprendre et élargir la formule de Roberts, les gouvernements, prêts à institutionnaliser un contrôle catégoriel des déplacements, de la sexualité et du travail des femmes, mais pas à garantir leur droit à la migration, à l’autodétermination sexuelle et à la rémunération des services rendus, manifestent ainsi clairement qu’ils s’intéressent davantage au contrôle de l’immigration et de la main-d’œuvre qu’à une amélioration de la condition des femmes.

Sexualité, migrations et argent

17 Si l’on veut comprendre ce dispositif de contrôle, il nous faut comprendre le rôle de la sexualité, des migrations et de l’argent dans la régulation des naissances et de la prostitution. Quel est donc le rôle de la sexualité, la sexualité hétérosexuelle, dans la classification et le contrôle des femmes par l’État ? Bien que les relations sexuelles avec des hommes, dans des circonstances qui vont du libre choix à la contrainte, soient à l’origine de grossesses et de revenus, ni le contrôle des naissances ni celui de la prostitution ne régulent l’hétérosexualité elle-même en tant que relation entre hommes et femmes. En effet, les politiques étatiques actuelles concernant la procréation et la prostitution se concentrent sur la femme enceinte ou potentiellement enceinte (ou son avorteur) et sur la prostituée ou la prostituée potentielle (ou son maquereau). La police peut contrôler les femmes et les grossesses et les revenus résultant de leur relations hétérosexuelles sans du tout surveiller les comportements sexuels eux-mêmes ou les partenaires sexuels masculins des femmes, et elle n’a pas à le faire. De manière significative, les arrestations d’hommes pour viol, relations homosexuelles ou racolage, se focalisent sur leur transgression sexuelle, tandis que les femmes, rarement considérées comme des agents sexuels en elles-mêmes, sont beaucoup plus susceptibles d’être surveillées pour leurs grossesses, avortements ou revenus illicites. Les discours sensationnalistes liant sexualité et violence servent à masquer les véritables cibles des législations et politiques publiques, c’est-à-dire la procréation et les activités lucratives des femmes.

18 Passant de la question du sexe à celle de l’argent, je ne m’attarderai pas sur le lien entre ce dernier et le contrôle étatique des femmes enceintes ou prostituées parce que ce sujet a déjà été largement traité par ailleurs. Je me contenterai de dire que le planning familial est devenu une industrie dans laquelle les laboratoires pharmaceutiques, les établissements médicaux et les responsables de la santé publique investissent massivement. Et que l’industrie du sexe représente jusqu’à 14 % du PNB de certains pays [8]. Le budget consacré à la régulation de cette industrie (y compris le financement de la police des mœurs) est colossal. Une grosse partie des flux financiers liés au planning familial et à la prostitution sont internationaux, en raison des transferts de fonds ou de biens, des investissements d’entrepreneurs ou de chercheurs, ou encore des migrations liées au travail.

19 En ce qui concerne les migrations, le contrôle des frontières est historiquement lié au contrôle étatique des femmes enceintes ou prostituées. Le droit pénal pointe précisément les déplacements autonomes des femmes ou des mineurs et la facilitation de leurs déplacements dans l’intention de profiter d’une activité sexuelle ou reproductive illicite, c’est-à-dire généralement la prostitution ou l’avortement. Traditionnellement, les femmes ou les filles enceintes illicitement et celles qui désirent avorter doivent partir de chez elles, de même que les prostituées et les femmes stigmatisées en raison de leur sexualité. Il est vrai que les déplacements illégaux, et même souvent les déplacements légaux, exposent les femmes, surtout celles qui ne sont pas accompagnées d’un homme, aux exactions de l’État ou de profiteurs criminels, mais cette vulnérabilité découle de leur illégalité, de leur illégitimité intrinsèque et non de la négociation liée à l’avortement ou à la sexualité qui pourra avoir lieu de l’autre côté de la frontière, à moins que celle-ci soit aussi illégale et leur fasse courir les risques de la clandestinité. Leur illégitimité peut aussi accroître leur vulnérabilité face à un avorteur ou un directeur de boîte de nuit profitant de l’absence de recours légal en cas d’abus ; mais, là encore, cette vulnérabilité prend sa source dans l’illégalité, pas dans l’avortement, la prostitution ou le voyage en eux-mêmes. Quand ils parlent de combattre la prostitution et les avortements criminels, souvent de femmes ou d’adolescentes en fuite, les gouvernements prétendent déplorer les décès liés à des pratiques dangereuses ou à la violence du Milieu, mais ils aggravent les dangers lorsqu’ils appellent à appliquer plus sévèrement les mêmes interdictions qui mettent hors-la-loi les femmes et/ou ceux sur lesquels elles s’appuient pour agir dans le domaine de la procréation ou de la sexualité. Il est important de comprendre que les lois qui prétendent protéger les femmes en mettant hors-la-loi ceux qui se rendent complices de leur activité illicite ou la facilitent privent les femmes de tout soutien et les forcent à négocier leur liberté sans la protection de la loi. Ainsi, les adultes qui aident une adolescente à se faire avorter dans un autre État sont eux-mêmes susceptibles d’être poursuivis, de même que ceux qui logent une immigrée clandestine, surtout si elle travaille dans l’industrie du sexe. Ceux qui sont prêts à aider sont pour la plupart des délinquants aguerris agissant souvent en fonction d’intérêts douteux, tandis que les féministes respectueuses de la loi, par exemple, finissent parfois par abandonner les femmes à elles-mêmes en rejetant vertueusement sur leurs alliés hors-la-loi la responsabilité des violences faites aux femmes.

20 Les féministes peuvent non seulement être dans l’incapacité d’aider les femmes par des moyens légaux et inexpérimentées ou réticentes quant au recours à des voies illégales, mais elles peuvent aussi se retrouver involontairement complices des politiques étatiques d’exploitation et de coercition des femmes. De nombreuses ONG se conforment aux directives étatiques sur le contrôle des naissances pour accéder aux ressources du planning familial ; et beaucoup opèrent dans le cadre du contrôle migratoire mis en place par l’État au nom de la lutte contre la traite pour accéder à des ressources destinées aux immigrées. Comme l’écrit Betsy Hartmann, les associations féministes respectent le dogme du contrôle des naissances pour deux raisons : soit elles y adhèrent, c’est-à-dire qu’elles croient à l’impérieuse nécessité de faire baisser le taux de natalité, soit elles pensent que reconnaître la légitimité de cette politique leur permet d’influencer les décideurs. Pour sa part, Hartmann plaide pour un refus du dogme afin de conserver des outils d’analyse clairs et des objectifs politiques de réforme sociale et économique plus globaux [9]. De la même façon, les associations féministes agissent dans le cadre de la lutte contre la traite soit parce qu’elles croient que la protection des femmes passe par un freinage et une régulation de leurs migrations, soit parce qu’elles pensent qu’accepter la légitimité du contrôle étatique sur les migrations leur donne de l’influence auprès des décideurs. Dans le même temps, elles s’inquiètent d’être récupérées par les gouvernements, qui accroissent ainsi leur crédibilité idéologique, et par la police, qui, en pratique, se sert d’elles pour retrouver les immigrées clandestines. D’où la remarque d’un militant de la lutte contre la traite : « Nous savons que l’État se sert de nous pour obtenir des informations sur les filières d’immigration clandestines et pour légitimer les autorités qui refoulent les femmes aux frontières ou qui les font aller et venir en fonction de leurs intérêts financiers. Nous savons aussi que la plupart des femmes qui émigrent ne sont pas dupées ; certaines veulent réellement partir de chez elles, la plupart savent qu’elles se prostitueront, d’autres sont désespérées, enfin il y a celles qui ont réellement besoin d’aide » [10]. À propos d’aide, la question se pose encore et toujours de savoir pourquoi les lois réprimant des délits patents, tels que la coercition et la tromperie, sont si rarement appliquées en matière de procréation et de prostitution ? Pourquoi avons-nous besoin d’une nouvelle série de directives spécifiques à ces domaines pour garantir une protection, des droits et des ressources de base ? C’est que les femmes, surtout celles qui sont stigmatisées, ne sont pas protégées par les lois actuelles et n’ont pas accès aux ressources existantes parce que leur statut même les prive de leurs droits et les définit comme des délinquantes ou des êtres dépendants. Les femmes enceintes ou prostituées sont mises sous tutelle par l’État.

La dramatisation de l’avortement et de la prostitution

21 Les lois qui restreignent ou interdisent l’avortement et la prostitution à l’intérieur ou au-delà des frontières d’un État sont particulièrement insidieuses en ce qu’elles exposent les femmes à des abus, à l’exploitation, à des risques pour leur santé et à une stigmatisation sociale. La force de ces pratiques ne découle pas seulement des lois elles-mêmes, mais aussi des distorsions idéologiques qu’elles cultivent au sujet de la grossesse et de la prostitution. La militante australienne Marge Ripper et ses collègues, qui travaillent dans le secteur de la santé, parlent d’une « dramatisation de l’avortement » [11] pour décrire la tendance actuelle à la diabolisation de l’avortement, même parmi les partisans du libre choix. On pourrait dire exactement la même chose pour la prostitution. S’agissant tout d’abord de l’avortement, l’argumentaire du courant favorable au libre choix et à un avortement sans danger est souvent le suivant :

22

L’avortement est certes une mauvaise chose, mais une chose nécessaire, un mal nécessaire en quelque sorte. Tragique, traumatisant, il provoque des dommages psychologiques durables. C’est toujours le dernier recours de femmes qui, malchanceuses ou irresponsables, sont au bord du désespoir. L’avortement est un choix totalement personnel que l’on regrettera probablement. Des contraceptifs plus fiables réduiraient le besoin d’y recourir. L’avortement ne devrait jamais être présenté comme une méthode contraceptive.

23 Ce discours est très proche de celui des adversaires de l’avortement. Les partisans du libre choix reconnaissent la nécessité de services où l’IVG est pratiquée dans des conditions de sécurité pour sauver la vie des femmes, mais ils déforment finalement la réalité de la santé génésique en dissociant ainsi avortement et contraception. Présenter l’avortement comme un acte regrettable, le signe d’un manque de jugement ou de discipline, et la contraception comme une démarche éclairée et responsable renforce le mythe selon lequel la contraception ne présenterait aucun risque et l’avortement, même pratiqué dans de bonnes conditions, serait dangereux. Un avortement pratiqué dans de bonnes conditions est, en fait, quatorze fois moins dangereux qu’un accouchement par voies basses, quarante et une fois moins dangereux qu’une césarienne [12] et souvent moins dangereux que les contraceptifs hormonaux [13]. Rares sont pourtant les gens prêts à admettre que la méthode de prévention des grossesses non désirées la moins dangereuse pour les femmes pourrait être l’emploi des contraceptifs moins fiables mais aussi moins dangereux, tels que les contraceptifs locaux, avec possibilité de recours à l’IVG en cas d’échec. De plus, de nombreuses femmes qui avortent sont culpabilisées et vivement encouragées à se repentir et à s’amender, c’est-à-dire à éviter l’avortement à l’avenir.

24 On pourrait dresser un tableau comparable pour la prostitution. Là aussi, beaucoup de féministes qui militent pour la dépénalisation de la prostitution continuent à présenter celle-ci comme une mauvaise chose, un mal nécessaire (non pas à cause des besoins sexuels masculins classiquement évoqués, mais à cause des besoins financiers des femmes) :

25

Tragique, traumatisante, elle provoque des dommages psychologiques durables. C’est toujours le dernier recours de femmes qui, malchanceuses ou irresponsables, sont au bord du désespoir. La prostitution est un choix totalement personnel que l’on regrettera. Offrir plus de possibilités d’emploi réduiraient le besoin d’y recourir et la prostitution ne devrait jamais être présentée comme un emploi légitime.

26 Ces arguments sont très semblables à ceux des prohibitionnistes. Et, de fait, beaucoup de ceux qui s’opposent à l’interdiction de la prostitution préconisent néanmoins la répression du proxénétisme et de la traite, deux catégories définies par la loi en fonction du contrat financier (plus ou moins honnête) passé avec les prostituées et nullement par la violence, la tromperie ou l’asservissement par la dette comme beaucoup le croient. L’image globale ainsi véhiculée conforte l’idée que les prostituées sont traumatisées par leurs expériences, apathiques, irresponsables et immorales. Elle renforce par ailleurs le mythe qui voudrait que les autres femmes, les non prostituées, soient moins soumises aux négociations hétérosexuelles et à l’exploitation économique que les prostituées et que seule une femme contrainte, mauvaise ou stupide puisse finir par monnayer ses services sexuels. Cette représentation conduit aussi à une interprétation subjective plutôt que structurelle et concrète de la violence exercée contre les travailleuses sexuelles, dont on met le malaise sur le compte de l’instabilité psychique ou de la détresse sociale au lieu du harcèlement policier, des lois discriminatoires et de l’hypocrisie de la société. Enfin, cette vision négative nie la réalité : tous risques bien pesés, et pour des raisons de sécurité économique et de relative autonomie, de nombreuses femmes préfèrent la prostitution à d’autres emplois possibles.

27 Cette dramatisation de l’avortement et de la prostitution justifie de prétendus programmes de prévention et de réinsertion, euphémismes qui désignent un contrôle sexiste, et souvent raciste, du comportement reproductif et économico-sexuel des femmes. S’agissant de la procréation, deux formes de prévention/réinsertion sont révélatrices des tendances actuelles. Aux États-Unis, des toxicomanes souvent pauvres et noires sont accusées (généralement sans succès en cas de contestation) de mauvais traitements et de mise en danger de leur fœtus et certains tribunaux subordonnent une mise en liberté conditionnelle à un avortement (mal nécessaire), à une stérilisation ou à une cure de désintoxication. L’avortement devient une sanction, et cela en est bien une s’il est imposé, et la réinsertion qualifie la femme aux yeux de l’État pour une future maternité. Les femmes qui font le choix de l’avortement sont, quant à elles, parfois considérées par les praticiens comme des irresponsables nécessitant une rééducation punitive. Ainsi, en France, où l’IVG est autorisée depuis 1975, le discours des médecins, des chercheurs et des responsables de l’assistance publique est axé sur la prévention. Un des arguments avancés en faveur de l’avortement pharmacologique par administration de mifépristone (la pilule RU486) concerne la prise de conscience que les femmes sont censées avoir en vivant cette expérience douloureuse. Le médecin responsable d’une grande clinique où l’on pratique l’avortement a ainsi déclaré [14] :

28

« La différence entre un avortement chirurgical et un avortement pharmacologique, c’est que le premier est un acte subi, alors que le second est un acte vécu. Dans un avortement pharmacologique, la femme connaît habituellement des contractions, des saignements, une attente … Elle participe. Alors que dans un avortement chirurgical, c’est terminé en deux minutes et elle n’a rien fait d’autre que de se soumettre au médecin – c’est moi qui le réalise. Dans notre centre, la plupart des femmes éligibles … pratiquent un avortement pharmacologique [qui] … favorise la responsabilité ».

29 Il faut dire que d’autres en France ne pratiquent que l’aspiration chirurgicale sous anesthésie générale, l’efficacité hospitalière primant à leurs yeux sur une rééducation des femmes. Il existe néanmoins un large consensus sur le fait que l’avortement est un problème et la prévention l’objectif. Et ce n’est que récemment que cet objectif s’est doublé d’une reconnaissance de la nécessité de renforcer l’information sur la contraception ; jusqu’à présent, la politique de prévention tenait plus de la posture morale que d’un véritable appel à l’information et à la mobilisation des ressources. Mais même les récentes campagnes en faveur de l’éducation sexuelle et de l’information sur la contraception mettent l’accent sur les contraceptifs et l’avortement pharmacologiques. Ce discours rappelle la préférence des médecins et des laboratoires pharmaceutiques pour les pilules contraceptives plutôt pour que les contraceptifs locaux tels que le diaphragme, la pilule étant jugée moins invasive parce qu’elle est ingérée et non introduite et qu’elle déclenche un processus interne prétendu naturel et propre au métabolisme féminin. [15]

30 En ce qui concerne la prostitution, prévention et réinsertion sont au cœur des programmes financés par le gouvernement en direction des prostituées. Le plus souvent, ces programmes reposent soit sur la contrainte, soit sur des incitations telles qu’une mise en liberté conditionnelle ou l’accès à des ressources médicales ou juridiques. Ainsi, en Indonésie, la police rafle les travailleuses sexuelles pour les enfermer dans de prétendus centres de réinsertion [16]. Des pratiques similaires existent ailleurs. Lors d’une conférence en République dominicaine [17], le représentant officiel d’un service d’aide à l’emploi des femmes présenta avec enthousiasme un programme de réinsertion formant des travailleuses sexuelles à un emploi dans une conserverie. En réaction, Claudia Colimaro, militante et travailleuse du sexe à Mexico, s’enquit du différentiel de revenu entre la prostitution et le travail à l’usine. Lorsqu’elle entendit la réponse, elle répliqua : « Non, merci, ça ne m’intéresserait pas ». Comme des milliers d’autres travailleuses sexuelles, Claudia Colimaro se bat pour une amélioration des conditions de travail au sein de l’industrie du sexe. À ses yeux, la prostitution est un métier ni horrible ni traumatisant ni irresponsable ni immoral, mais qui se heurte à toute une série de préjugés sociaux et de réglementations gouvernementales discriminatoires.

31 La prostitution des immigrées est, quant à elle, dépeinte comme le comble de l’horreur. Comme on peut le comprendre, les féministes s’opposent vigoureusement à l’exploitation de femmes dans des emplois peu rémunérateurs et des conditions abusives. Cependant, les travailleuses immigrées, et particulièrement les prostituées, sont souvent considérées a priori comme dépendantes. La migration vers des pays riches de femmes venues de pays pauvres est étiquetée comme une démarche involontaire effectuée sous la pression de la violence ou de la misère ; quelles que soient leurs conditions de vie réelles, les immigrées prostituées sont particulièrement présentées comme des victimes réduites en esclavage, violées ou kidnappées. Même quand les femmes du pays sont autorisées à se prostituer pour gagner leur vie, les immigrées qui revendiquent les mêmes droits sont considérées comme des victimes exploitées que l’État doit protéger, c’est-à-dire expulser, sinon arrêter et emprisonner. Aux Pays-Bas, le gouvernement vient de faire voter une loi autorisant la prostitution des ressortissantes de la Communauté européenne, mais pas celle des immigrées clandestines. Or, dans la plupart des grandes villes néerlandaises, plus de la moitié des travailleuses du sexe sont des étrangères qui n’ont donc aucun droit à résidence ni aucun accès aux services locaux. Ce système dissocie les femmes d’Europe de l’Ouest des autres et oblige ces dernières à s’en remettre à des agents criminels pour accéder aux ressources indispensables à leur survie. Le gouvernement justifie cette politique en prétendant que les étrangères risquent d’être exploitées par des profiteurs. En réalité, c’est pour avoir accès aux ressources et être protégées de la police que ces femmes sont obligées de recourir à des tiers. Les politiques étatiques semblent donc n’être qu’un moyen de contrôler les travailleuses immigrées, et les féministes qui présentent celles-ci comme des victimes impuissantes font le jeu d’États hypocrites. En effet, les immigrées sont généralement parmi les plus ambitieuses, et souvent les plus éduquées, de leur communauté d’origine ; en émigrant, elles cherchent à gagner de l’argent qu’elles envoient ensuite au pays et à améliorer leurs propres perspectives d’avenir et celles de leur famille.

32 La dramatisation de l’avortement et de la prostitution détourne donc l’attention des circonstances dans lesquelles l’avortement et la prostitution portent atteinte à la santé, à la sécurité et à la dignité, ainsi que des abus institutionnels de la police et des autorités médicales, et on met l’accent sur ceux qu’on condamne en tant qu’avorteurs, proxénètes ou trafiquants, ceux qui appuient les démarches de femmes en quête d’autonomie reproductive et financière et qui peuvent en effet profiter de la situation de ces femmes privées de tout droit, de toute ressource et de tout statut social.

Un cadre commun pour des injustices étroitement liées

33 Ce sont des motivations politiques qui m’ont poussée à mener cette analyse des symétries entre le contrôle étatique des femmes enceintes, d’une part, et des prostituées, d’autre part. Alors que ces deux systèmes de répression appelleraient un front de résistance uni, les partisans des droits génésiques et les défenseurs des droits des prostituées n’ont cessé de se déchirer. En particulier, ceux qui dénoncent les contraintes institutionnelles exercées sur la procréation, quand bien même elles seraient déguisées en une politique de protection des femmes et de la société, renforcent souvent ces mêmes contraintes dans le domaine de la prostitution. Pour illustrer cette idée, j’attire votre attention sur la fin de deux excellents ouvrages sur les questions liées à la procréation : dans leurs longues conclusions, les auteures mentionnent comme un point parmi de nombreux autres que « la définition de droits génésiques » [18] ou un système visant la « liberté en matière de procréation » [19] inclurait la condamnation de ceux qui recrutent pour la prostitution ou en tirent profit (Dixon-Mueller) et des trafiquants (Roberts). Étant donné l’indignation fondée de ces auteures face à la manipulation des femmes par l’État, je suis persuadée qu’elles ne seraient pas favorables au harcèlement policier, aux emprisonnements racistes, aux contrôles frontaliers discriminatoires, aux expulsions arbitraires et à la disqualification judiciaire des femmes étiquetées comme putains que la répression qu’elles préconisent justifie et renforce. En mettant hors-la-loi les alliés sur lesquels les femmes s’appuient pour se procurer transport, emploi et services, on place celles-ci dans la position de complices ou de victimes sans leur proposer d’alternative légale. Les lois contre la traite et la prostitution sont systématiquement utilisées contre les femmes pauvres et/ou stigmatisées en raison de leur couleur et, de plus en plus, contre les immigrées. Comme les stratégies gouvernementales de contrôle démographique, ce sont des instruments de contrôle déguisés qui stigmatisent, paralysent et privent les femmes de leurs droits. Démontrer qu’un dispositif cohérent régule le travail reproductif et économico-sexuel des femmes nous aiderait peut-être à harmoniser nos analyses, les services que nous proposons et notre résistance politique au contrôle des femmes par l’État. ?

34 Traduit de l’anglais par Cécile Deniard

Notes

  • [1]
    Ce texte est la transcription d’une conférence donnée à l’Université de Columbia (New York) pour la Mailman School of Public Health, Program for the Study of Sexuality, Gender, Health and Human Rights, 25 janvier 2000.
  • [2]
    Rosalind P. Petchesky, Reproductive and Sexual Rights. Charting the Course of Trans-national Women’s NGOs, Genève, UNRIS (United Nations’ Research Institute for Social Development), 2000.
  • [3]
    Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    El Païs, 25 novembre 1999.
  • [6]
    Le Committtee on Women, Population and the Environment (CRACK) emploie des méthodes moralement contestables pour empêcher les toxicomanes de tomber enceintes. The Fight for Reproductive Freedom. A Newsletter for Student Activists, Hampshire College, 15 (1), automne 1999, p. 6.
  • [7]
    Killing the Black Body : Race, Reproduction and the Meaning of Liberty, New York, Pantheon Books, 1997, p. 138.
  • [8]
    Lin Lean Lim (ed.), The Sex Sector. The Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia, Genève, Bureau international du travail, 1998.
  • [9]
    Betsy Hartmann, Reproductive Rights and Wrongs : the Global Politics of Population Control and Contraceptive Choice (1987), Boston (Mass.), South End Press, 1995, p. 307-309.
  • [10]
    Directeur du Centre européen de lutte contre la traite des femmes. Communication personnelle lors de la conférence européenne des ONG sur la traite des femmes, Noordwijkerhout, Pays-Bas, 5-7 avril 1997.
  • [11]
    Expression empruntée par Janet Hadley dans E. Ketting, J. Smit (eds), Proceedings. Abortion Matters. International Conference on Reducing the Need and Improving the Quality of Abortion Services, Utrecht, Stimezo, 1996, p. 193-196.
  • [12]
    Département de la santé génésique, Unsafe abortion : Global and regional estimates of incidence of and mortality due to unsafe abortion with a listing of available country data (WHO/RHT/MSM/97.16), Genève, Organisation mondiale de la santé (OMS), 1998, p. 4.
  • [13]
    Cf. B. Hartmann, Reproductive Rights and Wrongs …, op. cit.
  • [14]
    G. Pheterson, « Avortement pharmacologique ou chirurgical : les critères sociaux du “choix” », Cahiers du Genre (L’Harmattan), 31, 2001, p. 221-247, citation p. 239.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Cf. Lin Lean Lim (ed.), The Sex Sector …, op. cit.
  • [17]
    Tráfico de Mujeres para Prostitución, Trabajo Doméstico y Matrimonio. América Latina y el Caribe. Encuentro Regional República Dominicana, 11 et 12 décembre 1996.
  • [18]
    Selon Ruth Dixon-Mueller, Population Policy and Women’s Rights. Transforming Reproductive Choice, Londres, Praeger, 1993.
  • [19]
    Selon Dorothy Roberts, Killing the Black Body …, op. cit.

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