1C’est le sociologue Karl Mannheim qui a donné sa formulation « classique » – et encore aujourd’hui la plus pertinente – à la distinction entre idéologie et utopie comme les deux formes de l’imaginaire social. On peut considérer comme idéologiques les systèmes de représentation qui s’orientent vers la stabilité et la reproduction de l’ordre établi, en opposition aux représentations, aspirations ou images de désir (Wünschbilder) utopiques, qui s’orientent vers la rupture de l’ordre établi et exercent une « fonction subversive » (umwälzende Funktion).
2La typologie de Mannheim permet d’éviter certaines conceptions trop étroites, ou trop vagues, qui font de l’idéologie une « fausse conscience » et de l’utopie un rêve irréaliste ou irréalisable : comment savoir d’avance quelles aspirations seront ou non « réalisables » à l’avenir ? La démocratie n’apparaissait-elle pas comme une utopie « irréaliste » au milieu du xviiie siècle ?
3Selon le vénérable Oxford Concise Dictionary, à la page 1183 de l’édition de 1987, l’utopiste est un « réformateur ardent mais qui manque de sens pratique ». C’est une définition bien réductrice. En fait l’utopiste est tout simplement le partisan d’un ordre social juste et humain qui n’existe encore nulle part, l’individu qui rêve d’une « Cité idéale » située dans l’avenir.
4Les penseurs juifs ont joué un rôle essentiel dans la réflexion et l’action d’inspiration utopiste tout au long du xixe siècle (Marx, Lassalle) et du xxe, mais d’une façon particulièrement intense dans l’Europe de l’entre-deux guerres. Comment expliquer cette part disproportionnée des Juifs dans la théorie et la pratique utopico-sociale en Europe ? Il faut prendre en compte deux ordres de considérations : a) sociales : la situation d’exclusion ou discrimination, la condition paria ou semi-paria des Juifs (surtout avant 1918) a favorisé un point de vue critique envers l’ordre social et la recherche d’une alternative radicale ; b) culturelles : le rôle de la tradition prophétique et messianique juive comme source de l’inspiration utopique.
5Les deux grands foyers de l’utopie socialiste moderne dans le judaïsme européen sont l’Europe orientale et l’Europe centrale. Leurs caractéristiques sont très diverses. En Europe de l’Est – c’est-à-dire dans le Yiddishland qui s’étend dans tout l’espace de l’ancien empire tsariste – beaucoup d’intellectuels juifs sont attirés par les utopies sociales révolutionnaires : la majorité des penseurs et dirigeants des groupes marxistes (dans leurs diverses fractions) ou anarchistes sont d’origine juive. Qu’y a-t-il de spécifiquement juif dans leur engagement ? Peut-être la tendance, qui leur est commune, à critiquer le réel du point de vue des objectifs ultimes, du point de vue de l’utopie non encore réalisée.
6Ces intellectuels révolutionnaires ou critiques, qu’ils soient internationalistes ou nationalistes, marxistes ou sionistes, ont en commun le refus de la religion. On peut supposer qu’il existe une dimension messianique sécularisée dans leur engagement social, mais il n’en reste pas moins que leur utopie, leur rêve d’avenir, leur vision du monde est toujours rationaliste, athée, Aufklärer, matérialiste. La tradition religieuse juive, la mystique de la Kabbale, le hassidisme ou le messianisme ne les intéressent pas : ce ne sont à leurs yeux que des survivances obscurantistes du passé, des idéologies réactionnaires et moyenâgeuses dont il faut se débarrasser au plus vite au profit de la science, des Lumières et du progrès.
7Tel n’est pas le contexte en Europe centrale, c’est-à-dire dans la Mitteleuropa de langue et culture allemande : l’Allemagne et l’ancien Empire Austro-Hongrois. Sous l’influence du romantisme allemand, beaucoup d’intellectuels juifs vont essayer de retrouver leurs racines culturelles, en redécouvrant l’héritage biblique, prophétique et messianique juif. Dans l’œuvre de certains des plus grands penseurs juifs d’Europe centrale au cours de la première moitié du xxe siècle on voit se nouer, à partir d’une référence originaire à la culture romantique allemande, un lien d’affinité élective entre la tradition messianique et l’utopie socialiste. Il ne s’agit pas seulement d’une analogie structurelle entre certains aspects des deux formes culturelles, mais d’un rapport actif de sélection réciproque, renforcement mutuel, symbiose ou même fusion.
8Le messianisme utopique de ce courant de pensée se distingue par son caractère strictement impersonnel : c’est l’ère messianique de l’avenir qui l’intéresse, et non la personne du messie. Rien n’est plus éloigné de sa démarche spirituelle et politique que le culte religieux d’un sauveur charismatique, d’un chef ou héros millénariste.
9On peut distinguer deux pôles dans cette mouvance messianique/romantique de sensibilité socialiste dans le judaïsme de la Mitteleuropa.
10Le premier, constitué par des Juifs religieux à sensibilité utopique : Franz Rosenzweig, Martin Buber, Gershom Scholem. Le refus de l’assimilation et l’affirmation de l’identité juive, nationale/culturelle et religieuse, est l’aspect dominant de leur pensée. Leur aspiration à un renouveau national et religieux ne les conduit pas au nationalisme politique et leur conception du judaïsme reste marquée par la culture allemande. Tous manifestent – à des degrés divers – une visée utopique universelle de type socialiste libertaire qu’ils articulent – de façon explicite ou implicite – avec leur foi religieuse messianique.
11L’autre pôle est celui des Juifs assimilés, athées-religieux, libertaires : Gustav Landauer, Ernst Bloch, Erich Fromm, le jeune György Lukács, Manès Sperber. Contrairement aux précédents, ils s’éloignent – à des degrés divers – du judaïsme, sans pour autant rompre tous les liens. Le terme d’athéisme religieux – avancé par Lukács à propos de Dostoievski – permet de cerner cette figure paradoxale qui semble chercher, avec l’énergie du désespoir, le point de convergence messianique entre le sacré et le profane.
12Quelques-uns parmi eux ont reçu dans leur jeunesse une éducation juive – Fromm, Sperber –, mais la plupart n’ont découvert le judaïsme que tardivement. Indépendamment de cette trajectoire individuelle, ils ont en commun une posture étrange et contradictoire, qui associe le refus des croyances religieuses proprement dites à un intérêt passionné pour les courants mystiques et millénaristes juifs et chrétiens. Il s’agit en tout cas d’une spiritualité messianique/révolutionnaire qui tisse, entrelace, entrecroise de manière inextricable le fil de la tradition religieuse et celui de l’utopie sociale. Proches de l’idéal libertaire pendant les années 1914-1923, la plupart vont se rapprocher progressivement du marxisme dans les années suivantes.
13Nous allons nous référer ici à trois penseurs juifs qui représentent des variantes assez différentes de cette culture utopico/messianique de l’Europe centrale : Martin Buber, Walter Benjamin et Ernst Bloch. Tous cependant trouvent dans les traditions messianiques juives une des principales sources de leur vision utopique d’un avenir socialiste.
14Martin Buber a apporté une contribution notable à l’utopie socialiste, c’est-à-dire au rêve d’une société libre, égalitaire et fraternelle sans domination ni exploitation. Comme tout grand penseur de l’utopie, depuis Thomas More jusqu’à Marx, Buber est tout d’abord un critique radical de l’ordre des choses existant. Pour rendre compte de la maladie dont souffre la civilisation, Buber se sert d’une vieille image juive, qui illustre la transformation d’un être artificiel créé par les êtres humains en puissance monstrueuse, incontrôlée et maléfique : le Golem. Depuis un siècle environ, écrit-il, en 1938, dans l’essai Was ist der Mensch ? (« Qu’est-ce que l’être humain » ?), l’humanité s’enfonce dans une crise de plus en plus grave, qui résulte de son incapacité à maîtriser le monde qu’elle a elle-même institué. Ce monde est devenu plus puissant qu’elle, il s’est libéré de son emprise, et elle « ne connaît pas le mot qui pourrait domestiquer et rendre inoffensif le Golem qu’elle a créé ». Cet échec s’est manifesté à l’époque moderne dans trois domaines essentiels. Le premier est celui de la technique : les machines ne sont plus des extensions du bras humain, ce sont les humains qui en deviennent l’extension, la périphérie ; elles ne sont plus au service du travail humain, mais au contraire c’est celui-ci qui se met à leur service. Le deuxième est la sphère économique : la production et l’utilisation des biens ont échappé à tout contrôle rationnel. Le troisième est l’univers politique : là aussi, comme l’a montré de façon brutale la Première Guerre mondiale, l’être humain est confronté au fait qu’il a enfanté des démons qu’il ne peut plus contrôler.
15Son diagnostic de la société capitaliste a été sans doute influencé par l’analyse du fondateur de la sociologie allemande, Ferdinand Tönnies, sur le passage de la Gemeinschaft (la communauté) traditionnelle à la Gesellschaft (la société) moderne. Buber n’est pas loin de partager sa vision critique de la modernisation sociale capitaliste, mais il se distingue de Tönnies par le refus de toute visée nostalgique régressive. Dès 1900, dans un de ses premiers textes, la conférence « L’ancienne et la nouvelle communauté », il annonce les grandes lignes de force de sa théorie de la communauté utopique. Dans ce document, qui est vraiment pionnier du point de vue sociologique et politique, il avance une conception profondément novatrice et révolutionnaire : la nouvelle Gemeinschaft ne sera pas, comme l’ancienne décrite par Tönnies, « pré-sociale », mais plutôt « post-sociale », c’est-à-dire incorporant toutes les libertés modernes, tout en allant bien au-delà de la société bourgeoise et de ses normes. Elle refuse le principe d’utilité, le joug pesant de l’utilitarisme et de la division spécialisée du travail, qui font de la Gesellschaft moderne un monde d’esclavage, et les remplace par le principe de créativité, qui permettra aux individus de réaliser leur humanité intégrale.
16L’idée de nouvelle communauté est étroitement associée, chez Buber, au messianisme juif. Il se réclame de l’héritage du hassidisme, selon lequel l’être humain n’est pas condamné à l’attente et à la contemplation : il lui est donné d’agir pour la rédemption. Il ne s’agit pas d’une question accessoire, mais d’une dimension décisive de la tradition religieuse juive : « le théologumène juif central […] est la croyance à la participation de l’action humaine à l’œuvre de rédemption du monde ».
17L’idée utopique/messianique de la nouvelle communauté a été développée dans divers écrits de Buber, notamment Utopie et Socialisme. Publié en 1947 en hébreu, il parcourt l’histoire du socialisme moderne. Sa préférence va au socialisme libertaire – Proudhon, Kropotkin et Gustav Landauer, son ami de jeunesse. La révolution politique est à ses yeux nécessaire, mais son rôle sera uniquement de libérer la société des obstacles économiques qui empêchent sa réorganisation dans un esprit communautaire.
18L’utopie socialiste a connu plusieurs tentatives de réalisation. Buber s’est intéressé surtout à deux expériences : la révolution russe et les fermes collectivistes en Palestine (le kibboutz).
19La première a échoué dans la mesure où le centralisme politique révolutionnaire a, dès l’origine, prédominé sur la reconstruction de la société. Les soviets n’étaient pour Lénine que des instruments de pouvoir politique et non les cellules d’une régénération sociale et les bases d’un gouvernement autonomes des producteurs.
20L’expérience du kibboutz est pour Buber un « non-échec exemplaire ». Les kibboutzim étaient une alternative à l’échec du socialisme en URSS et un exemple pour les sociétés européennes d’après-guerre qui prendraient la voie socialiste pour reconstruire leur économie. Ces sociétés, après avoir entrepris une socialisation radicale de leur économie, devaient choisir entre la restructuration de la société comme une communauté de communautés ou la résorption de la société amorphe par un État tout-puissant. Le principal danger était que la société environnante échappe à l’impact des communautés rurales socialistes et commence à exercer sur celles-ci une influence déterminante, tendant à se les assimiler. Aujourd’hui on ne peut que constater la pertinence de cet avertissement.
21Walter Benjamin est un penseur singulier, inclassable, dont la pensée, à la croisée du romantisme allemand, du messianisme juif et du socialisme moderne, est une des plus originales dans la théorie critique du xxe siècle. Sa conférence, La vie des étudiants (1914), est un document capital qui semble rassembler dans un seul faisceau de lumière toutes les idées qui vont le hanter au cours de sa vie. Pour Benjamin, les vraies questions qui se posent pour la société ne sont pas « des problèmes techniques limités de caractère scientifique, mais bien les questions métaphysiques de Platon et de Spinoza, des Romantiques et de Nietzsche ». Parmi ces questions « métaphysiques », celle de la temporalité historique est essentielle. Les remarques qui ouvrent l’essai contiennent une amorce étonnante de sa philosophie messianique de l’Histoire :
« Confiante en l’infini du temps une certaine conception de l’Histoire discerne seulement le rythme plus ou moins rapide selon lequel les hommes et époques avancent sur la voie du progrès. D’où le caractère incohérent, imprécis, sans rigueur, de l’exigence adressée au présent. Ici, au contraire, comme l’ont toujours fait les penseurs en présentant des images utopiques, nous allons considérer l’Histoire à la lumière d’une situation déterminée qui la résume comme en un point focal. Les éléments de la situation finale ne se présentent pas comme informe tendance progressiste, mais, à titre de créations et idées en très grand péril, hautement décriées et moquées, ils s’incorporent de façon profonde en tout présent. […] Cette situation […] n’est saisissable que dans sa structure métaphysique, comme le royaume messianique ou comme l’idée révolutionnaire au sens de 89. »
23Les images utopiques – messianiques et révolutionnaires – contre « l’informe tendance progressiste » : voici posés, en raccourci, les termes du débat que Benjamin va poursuivre à travers toute son œuvre.
24Le messianisme, selon Benjamin, est au cœur de la conception romantique du temps et de l’histoire. Dans l’introduction de sa thèse de doctorat sur Le concept de critique d’art dans le romantisme allemand (1919), il insiste sur l’idée que l’essence historique du romantisme « doit être cherchée dans le messianisme romantique ». il découvre cette dimension surtout dans les écrits de Schlegel et Novalis et cite ce passage étonnant du jeune Friedrich Schlegel : « le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu est le début de l’histoire moderne ». On retrouve ici la question « métaphysique » de la temporalité historique : Benjamin oppose la conception qualitative du temps infini (qualitative zeitliche Unendlichkeit) « qui découle du messianisme romantique » — et pour laquelle la vie de l’humanité est un processus d’accomplissement et non simplement de devenir — au temps infiniment vide (leeren Unendlichkeit der Zeit) caractéristique de l’idéologie moderne du progrès. On ne peut que constater la frappante parenté entre ce passage (qui semble avoir échappé à l’attention de commentateurs) et les thèses de 1940 Sur le concept d’histoire.
25Quel est le rapport entre les deux « images utopiques », le royaume messianique et la révolution ? Sans répondre directement à cette question, Benjamin l’aborde dans un texte – resté inédit de son vivant – qui date probablement de 1921-1922 : le Fragment théologico-politique. Dans un premier moment il semble distinguer radicalement la sphère du devenir historique de celle du Messie : « Aucune réalité historique ne peut d’elle-même se référer au messianisme ». Mais immédiatement après il construit sur cet abîme apparemment infranchissable un pont dialectique, une passerelle fragile qui semble directement inspirée par certains paragraphes de L’Etoile de la Rédemption (1921) de Franz Rosenzweig, livre pour lequel Benjamin manifestait la plus vive admiration. La dynamique du profane, qu’il définit comme « la quête du bonheur de la libre humanité » peut « favoriser l’avènement du royaume messianique ». La formulation de Benjamin est moins explicite que celle de Rosenzweig, pour qui les actes émancipateurs sont « la condition nécessaire de l’avènement du Royaume de Dieu », mais il s’agit de la même démarche, visant à établir une médiation entre les luttes libératrices, historiques, « profanes » des hommes et l’accomplissement de la promesse messianique.
26Comment cette fermentation messianique va-t-elle s’articuler avec le socialisme marxiste ? C’est à partir de 1924, quand il lit Histoire et conscience de classe de Lukács que le marxisme va graduellement devenir un élément clef de sa conception de l’Histoire. En 1929 Benjamin se réfère encore à l’essai de Lukács comme à l’un des rares livres qui restent vivants et actuels : « Sa singularité se fonde sur l’assurance avec laquelle il a saisi d’une part la situation critique de la lutte de classe dans la situation critique de la philosophie, et d’autre part la révolution, désormais concrètement mûre, comme la précondition absolue, voire l’accomplissement et l’achèvement de la connaissance théorique ».
27Mais le matérialisme historique ne va pas se substituer à ses intuitions « anti-progressistes », d’inspiration romantique et messianique : il va s’articuler avec elles, gagnant ainsi une qualité critique qui le distingue radicalement du marxisme « officiel » dominant à l’époque. C’est dans ses Thèses sur le concept d’histoire (1940, peu avant son suicide à la frontière des Pyrénées) que Benjamin rassemble et approfondit les principaux thèmes de sa philosophie sociale et de son utopie révolutionnaire.
28Au centre de sa vision de l’Histoire se trouve le concept de catastrophe : « La catastrophe est le progrès, le progrès est la catastrophe. La catastrophe est le continuum de l’histoire. » L’assimilation entre progrès et catastrophe a d’abord une signification historique : le passé n’est, du point de vue des opprimés, qu’une série interminable de défaites catastrophiques ; cet « ennemi » n’a pas cessé de vaincre. Mais cette équation a aussi une valeur éminemment actuelle : « A l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher ».
29Le fascisme n’est pas, pour Benjamin, un accident de l’Histoire, un « état d’exception », une absurdité du point de vue du progrès. Rejetant ce type d’illusion, il appelle de ses vœux « une théorie de l’Histoire à partir de laquelle le fascisme puisse être perçu », c’est-à-dire une théorie qui comprenne que les irrationalités du fascisme ne sont que l’envers de la rationalité instrumentale moderne. Le fascisme porte à ses dernières conséquences la combinaison typiquement moderne entre progrès technique et régression sociale. Les épigones de Marx et Engels ont été incapables de comprendre, et donc de lui résister, une barbarie moderne, installée au cœur même du progrès scientifique et technique.
30Cherchant les fondements méthodologiques de cette incompréhension, Benjamin s’attaque à l’idéologie du progrès dans toutes ses composantes : l’évolutionnisme darwiniste, le déterminisme de type scientifico-naturel, la conviction de « nager dans le sens du courant », le dogme de la victoire « inévitable » du Parti, en un mot la croyance confortable dans un progrès automatique, continu, infini, fondé sur l’accumulation quantitative, l’essor des forces productives et l’accroissement de la domination de la nature. Il décèle là une conception homogène, vide et mécanique du temps historique.
31A cette vision linéaire et quantitative, il oppose une perception qualitative de la temporalité, fondée d’une part sur le remémoration, de l’autre sur la rupture messianique et révolutionnaire de la continuité. La révolution est l’équivalent profane de l’interruption messianique de l’Histoire. Les classes révolutionnaires sont conscientes, au moment de leur action, de « briser le continuum de l’histoire ».
32A ses yeux le « matérialisme vulgaire » de la social-démocratie développe une idéologie technocratique qui « rompt de façon sinistre avec celles des utopies socialistes d’avant 1848 ». D’où sa sympathie pour les « imaginations fantastiques » de Fourier, qu’il juge souvent « d’un surprenant bon sens ». Pour lui les rêveries fouriéristes illustrent « un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître les créations virtuelles qui sommeillent en son sein. »
33Pour Benjamin il ne s’agit pas de revenir au passé. Chez lui la nostalgie du monde communautaire disparu, la mélancolie face aux destructions apportées par la modernité deviennent une énergie critique et subversive, investie dans l’espérance utopique et messianique et dans le combat révolutionnaire pour l’avenir émancipé.
34Ernst Bloch m’avait reçu en 1974 dans son appartement de Tübingen. Une remarque m’avait beaucoup frappé : « Le monde tel qu’il existe n’est pas vrai. Il existe un deuxième concept de vérité, qui n’est pas positiviste, qui n’est pas fondé sur une constatation de facticité […] ; mais qui est plutôt chargé de valeur (Wertgelanden), comme par exemple dans le concept « un vrai ami », ou dans l’expression de Juvénal tempestas poetica – c’est-à-dire une tempête telle qu’elle se trouve dans le livre, une tempête poétique, telle que la réalité ne la connaît jamais, une tempête menée jusqu’au bout, une tempête radicale. Donc une vraie tempête, dans ce cas par rapport à l’esthétique, à la poésie ; dans l’expression « un véritable ami », par rapport à la sphère morale. Et si cela ne correspond pas aux faits – et pour nous marxistes, les faits ne sont que des moments réifiés d’un procès, et rien de plus – tant pis pour les faits (um so schlimmer für die Tatsachen), comme le disait le vieux Hegel.
35Juif allemand, non croyant – mieux, athée convaincu –, élève de Simmel et de Weber, il a participé pendant les années 1912-1914 au Cercle Max Weber de Heidelberg. Si les sociétés modernes se caractérisent, selon Max Weber, par le désenchantement du monde, l’œuvre de Bloch est une tentative de ré-enchantement du monde, grâce à deux voies complémentaires et convergentes : l’utopie et la religion. Son premier livre, Esprit de l’utopie (1918), relève de cette double démarche : tout en se réclamant de Marx, il dénonce « l’athéisme vulgaire et indigent » de la bourgeoisie et rend hommage à certaines traditions religieuses qu’il lui semble urgent de sauver : l’idée d’humanité du christianisme médiéval et, surtout, « les vieux rêves hérétiques d’une vie meilleure ».
36Le rêve éveillé de l’utopie est au centre de la réflexion de Bloch depuis ses premiers écrits, Esprit de l’utopie et Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921). Une dimension romantique est très présente dans ces œuvres, à la fois par la critique radicale et impitoyable de la civilisation industrielle/bourgeoise et par la référence à des traditions du passé, notamment religieuses. Sa réflexion puise à de multiples sources spirituelles, parmi lesquelles le messianisme juif occupe une place de choix. Dans un chapitre intitulé « Les Juifs comme symbole » d’Esprit de l’utopie, il célèbre la religion juive comme celle qui a la vertu essentielle d’être « construite sur le Messie, sur l’appel au Messie ». C’est cette croyance qui fait la continuité historique du « peuple des Psaumes et des prophètes ». Selon lui, Jésus était un vrai prophète juif, mais il n’était pas le vrai Messie : le « Messie lointain », le Sauveur, le « dernier Christus, encore inconnu », n’est pas encore advenu.
37Comme chez Benjamin l’utopie révolutionnaire chez Bloch est inséparable d’une conception messianique/millénariste de la temporalité, opposée à tout gradualisme du progrès. A propos de la guerre des paysans du xvie siècle il écrit : « Ce n’était point pour des temps meilleurs que l’on menait le combat mais pour la fin de tous les temps… l’irruption du Royaume. » Sa démarche est curieusement « syncrétique », à la fois juive et chrétienne : par exemple, dans son livre sur Münzer, il compare le millénarisme des paysans anabaptistes et le messianisme des kabbalistes de Safed. Mais il ne s’agit pas seulement d’histoire : Bloch croit, en 1921, à l’imminence, en Europe, d’un changement révolutionnaire, qu’il décrit dans un langage juif-messianique comme la Princesse Sabbat qui apparaît encore cachée derrière une mince muraille craquelée, tandis que « haut dressé sur les décombres d’une civilisation ruinée s’élève l’esprit de l’indéracinable utopie ».
38Le Principe Espérance est une des œuvres majeures de la pensée émancipatrice du xxe siècle. Écrite pendant l’exil de Bloch aux États-Unis, de 1938 à 1947, revue en 1953 et 1959, elle fut condamnée comme « révisionniste » par les autorités de la RDA. Son auteur finit par quitter l’Allemagne de l’Est en 1961.
39Parmi toutes les formes de la conscience anticipatrice, la religion occupe dans Le Principe Espérance une place privilégiée, parce qu’elle constitue, pour son auteur, l’utopie par excellence, l’utopie de la perfection, la totalité de l’espérance. Il faut ici préciser que la religion dont se réclame Bloch est une religion athée. Il s’agit d’un Royaume de Dieu sans Dieu, qui renverse le Seigneur du Monde installé dans son trône céleste et le remplace par une « démocratie mystique » : « L’athéisme, écrit Bloch, est si peu l’ennemi de l’utopie religieuse qu’il en est même la présupposition : sans athéisme le messianisme n’a pas lieu d’être».
40Cependant, Bloch tient à distinguer, de façon assez tranchée, son athéisme religieux de tout matérialisme vulgaire, du mauvais « désenchantement » véhiculé par la version la plus plate des Lumières – ce qu’il appelle Aufkläricht en la distinguant de l’Aufklärung – et par les doctrines bourgeoises de la sécularisation. Il ne s’agit pas d’opposer à la croyance les banalités de la libre pensée, mais de sauver, en les transportant vers l’immanence, les trésors d’espérance et les contenus de désir de la religion, trésors parmi lesquels on trouve, sous les plus diverses formes, l’idée communiste : du communisme primitif de la Bible au communisme monastique de Joaquim de Flore et jusqu’au communisme chiliastique des hérésies millénaristes (albigeois, hussites, taboristes, anabaptistes).
41Les curiosités religieuses de Bloch sont multiples et œcuméniques, mais le prophétisme et le messianisme juif occupent une place de choix dans son argument : comme il l’écrit dans la section intitulée « Moïse ou la conscience de l’utopie dans la religion », le messianisme est l’élément utopique dans la religion, celui qui la rend incompatible avec la théocratie et la sacralisation du pouvoir. Pour mieux faire ressortir la spécificité du judaïsme il va se référer à Max Weber : « Max Weber offre un jugement qui dépasse même sa neutralité et perçoit à juste titre le messianisme comme inséparable de Moïse et des prophètes : ‘Ce qui est propre aux attentes des Israélites, c’est l’intensité croissante avec laquelle, soit le paradis, soit le Sauveur […] furent projetés dans l’avenir. Cela n’arriva pas seulement en Israël ; mais avec une telle passion […] cette attente ne fut nulle part ailleurs au centre de la religiosité. L’ancienne Berith (Alliance) de Jahwe avec Israël, sa promesse liée à une critique du misérable état de choses présent permettaient cela ; mais c’est seulement la passion (Wucht) de la prophétie qui a fait d’Israël, dans une mesure unique en son genre, un peuple de l’espérance et de l’attente’ ». C’est moins le sociologue qui est ici mis à contribution qu’un témoin « objectif » – parce que ni juif ni utopiste – de la ferveur messianique du peuple hébreu.
42Ce qui semble à Bloch nouveau et important dans le messianisme et le prophétisme, en contraste avec d’autres religions contemporaines, c’est l’idée que le destin peut être changé. Tandis que la Moïra des Grecs ou le mythe astral de l’Egypte présupposent un destin irrévocable – conduisant au quiétisme et à l’impuissance – le prophétisme juif conçoit le destin comme une balance, où le poids décisif est l’être humain lui-même. Contrairement à la vision pessimiste/désespérée d’une Cassandre ou au fatalisme de l’oracle grec, Isaïe enseigne que le destin n’est pas catégorique, mais hypothétique, parce qu’il dépend de la morale et de la libre décision des humains.
43Très divers dans leur inspiration et leur démarche, ces trois penseurs juifs partagent une sensibilité messianique/utopique qui constitue un apport distinctif au socialisme moderne, un apport dissident et hérétique par rapport aux courants dominants de la gauche du xxe siècle.