Introduction
1Le parcours client, vécu comme créateur d’émotions et de symboliques (Antéblian, Filser et Roederer, 2013) fait l’objet d’une attention particulière, notamment car la déambulation dans l’environnement commercial est ritualisée avant même l’entrée dans l’espace de vente (Lemoine et Badot, 2008). Le franchissement du seuil d’un espace de vente est une étape incontournable du parcours client, car il traduit un engagement dans la relation commerciale et permet l’entrée dans un univers de marque. L’entrée du lieu marchand, qui transforme le chaland en client, doit alors refléter l’univers mis en scène à l’intérieur et initier l’expérience proposée au consommateur.
2En observant les nombreux environnements commerciaux dans lesquels une enseigne peut s’implanter, il apparaît une grande diversité dans l’aménagement des entrées de magasins, notamment concernant le degré d’ouverture des espaces de vente sur l’extérieur. Ces divers aménagements de clôtures commerciales pour une enseigne implantée dans plusieurs environnements commerciaux nécessitent une réflexion concernant l’accessibilité du lieu de vente et la façon dont le client entre dans la relation marchande. L’espace urbain est en effet soumis à un ensemble de contraintes environnementales et extérieures, ce qui conduit les distributeurs à fermer les espaces, tandis que l’environnement fermé d’un centre commercial ou d’un grand magasin offre davantage de flexibilité aux distributeurs et permet d’ouvrir les espaces marchands sur l’extérieur (Bloch, Ridgway et Dawson, 1994).
3L’aménagement des clôtures commerciales est donc fortement dépendant de l’environnement dans lequel une enseigne est implantée, et l’entrée de l’espace marchand traduit son ouverture sur son environnement extérieur ainsi que l’accueil du futur client. Pour une enseigne implantée dans divers environnements commerciaux, il s’agit alors d’adapter le design commercial aux spécificités de chacun de ces environnements tout en veillant à maintenir une cohérence entre identité de marque et expérience proposée au consommateur.
4Dans cette recherche, nous nous intéressons aux clôtures commerciales et à l’entrée du lieu de vente qui permet au chaland d’accéder à l’expérience de magasinage. En effet, nous cherchons d’une part à identifier les comportements des consommateurs dans l’espace au passage du seuil, et à savoir si le franchissement de l’entrée de l’espace de vente peut être considéré comme un préambule à l’expérience de magasinage, initiant symboliquement et sensoriellement l’expérience en magasin.
5Dans un premier temps, nous mettons en perspective la création de l’expérience de magasinage avec la notion de seuil en ayant recours aux champs du marketing, de l’architecture et de l’ethnologie, puis nous présentons le cadre théorique de la psychosociologie de l’espace mobilisé dans cette recherche. Nous présentons ensuite notre étude qualitative portant sur une phase d’observation et une série de 21 entretiens semi-directifs, ainsi que la méthode d’analyse des données à laquelle nous avons eu recours, réalisée dans une perspective interprétativiste. Enfin, nous discutons les résultats de la recherche, qui mettent en évidence trois types d’entrées pour le lieu marchand (immersive, progressive et symbolique), qui initient diverses pratiques d’appropriation de l’espace pour les consommateurs et véhiculent un univers de marque. Ces résultats nous permettent d’une part d’enrichir la littérature dans le champ du marketing de la production d’expérience, et d’autre part de formuler des recommandations managériales adressées aux distributeurs soucieux de maintenir une cohérence entre identité de marque et expérience proposée au consommateur.
1 – Le cadre conceptuel de la psychosociologie de l’espace appliqué au marketing de la production d’expérience
1.1 – Conceptualisation de la relation individu-environnement et de l’expérience de l’espace marqué
6Dans cette recherche, nous mobilisons le cadre théorique de la psychosociologie de l’espace, issu de la psychologie environnementale. Cette approche privilégie l’idée d’une relation à l’espace et intègre la façon dont les individus font l’expérience de l’espace physiquement, affectivement, symboliquement, socialement, et dont ils en co-construisent le sens. En marketing, ce cadre théorique s’inscrit dans la perspective de la consommation de Holt (1995), de la coproduction de Sherry (1998) et dans la perspective expérientielle de Holbrook (2000). Le consommateur est perçu comme un acteur et un producteur de ses propres expériences de consommation (Benavent et Evrard, 2002 ; Filser, 2002), à travers son appropriation de l’expérience et de l’espace marqué.
7Suivant l’approche expérientielle de Holbrook et Hirschman (1982), le processus de génération de consommation expérientielle ne se limite pas à l’acte d’achat, mais se déploie avant et après l’interaction avec l’espace marchand, ouvrant ainsi la voie à des recherches complémentaires sur le processus de génération de l’expérience d’un espace marqué. Dans cette perspective, il semble pertinent de s’interroger sur l’expérience préalable à l’activité de magasinage telle que l’approche du consommateur et son entrée dans l’espace de vente. En effet, l’expérience de magasinage est d’abord impactée par l’environnement commercial (Bloch, Riway, Dawson, 1994 ; Fischer, 2011 ; Michaud-Trévinal, 2013), et par l’esthétique extérieure du lieu marchand, dont la vitrine (Guidé, Hervé et Sackrider, 2003 ; Leymonerie, 2006 ; Cornelius, Natter et Faure, 2001 ; Cochoy, 2011 ; Oh et Petrie, 2012).
1.2 – Le rapport intérieur/extérieur et la notion de seuil
8Le franchissement du seuil marque une étape incontournable de l’entrée dans la consommation, comme le remarquait l’architecte commercial Victor Gruen : « il s’agit d’un unique pas qui a le pouvoir de changer le flâneur en client, et qui doit se faire le plus facilement possible pour ne pas le laisser deviner à quel point ce pas est important pour le distributeur » (Gruen, 1941). La littérature en architecture présente le seuil comme un espace intermédiaire au caractère flou, indéterminé et complexe (Bonnin, 2005 ; Flamand, 2005), présentant des dimensions spatiales, sociales et symboliques (Segaud, 2010). D’un instant à l’autre, il peut en effet modifier l’accessibilité d’un lieu et l’idée de dedans et de dehors. Il ordonne et façonne la sociabilité, le rapport à l’autre et à son territoire et concoure à la gestion de l’altérité (de La Soudière, 2000, p. 16).
9Le thème de la frontière est un objet de recherches majeur en psychologie environnementale, qui renvoie à la territorialité, à l’identité spatiale (le concept de Place identity de Proshansky, 1978) et à l’appropriation. La porte, symbole du seuil, qui définit le passage d’un espace public à un espace privé, est fortement liée au chez-soi et aux thèmes qui y sont rattachés : notamment la continuité, l’intimité, la sécurité et les interactions sociales (Moser, 2009). La prégnance du rapport intérieur/extérieur à travers la notion de chez-soi a fait l’objet de recherches en phénoménologie (Bachelard, 1957), en psychologie (Korosec-Serfaty, 1984 ; Serfaty-Garzon, 2003 ; Smith, 1994), et en marketing (Claiborne et Ozanne, 1990 ; Bardhi et Askegaard, 2008 ; Fernandez, 2008).
10En ethnologie, dans son ouvrage consacré à la porte et aux seuils, Dibie (2012) rapporte les pratiques et symboliques associées à la délimitation des espaces, au rapport entre l’ouvert et le fermé, le dedans et le dehors et le passage de l’un à l’autre à travers l’Histoire et les cultures. Le passage du seuil est un passage matériel, mais il est aussi l’expression d’un rite de passage comme le rapporte Van Gennep (1909, p.26) : « la porte est la limite entre le monde étranger et le monde domestique s’il s’agit d’une habitation ordinaire, entre le monde profane et le monde sacré s’il s’agit d’un temple. Ainsi, « passer le seuil » signifie s’agréger à un monde nouveau ». Le seuil est ainsi décrit par Van Gennep comme le stade de marge, correspondant aux rites liminaires (les rites préliminaires étant les rites de séparation du monde antérieur et les rites postliminaires les rites d’agrégation au monde nouveau).
11Fischer (2011), suite aux travaux de Hall (1966) sur les diverses conceptions du seuil, introduit la notion de « seuil critique », qui serait établi à partir du regard et non uniquement de l’accès physique à l’espace. Cette notion de seuil critique permet d’envisager le seuil comme l’accès visuel à un espace, avant tout engagement physique dans l’espace. Dans la littérature en marketing, c’est sous cet angle de la visibilité de l’intérieur du point de vente depuis l’extérieur que la dialectique intérieur/extérieur a été étudiée, notamment lors des recherches sur les vitrines et l’accès visuel vers l’intérieur que ces dernières peuvent permettre. Hetzel (2002, p.66) évoque au sujet de la boutique Ralph Lauren qui reprend les codes du lieu privé : « Lorsque le consommateur est à l’extérieur, il ne peut que regarder (…) Face à cet intérieur, dont il peut a priori se sentir exclu, le consommateur va fonctionner suivant un processus de voyeurisme, voire de transgression et avoir la volonté de rentrer. C’est à ce moment que les autres sens vont être interpellés. Le consommateur est exposé à une image qui fonctionne selon un code où l’on oppose fortement l’extérieur et l’intérieur ».
1.3 – Le modèle de l’appropriation de l’espace et ses applications en comportement du consommateur
12Le concept de l’appropriation (Fischer, 1981, 2011), central dans notre recherche, permet d’étudier la relation entre l’individu et l’espace en mettant l’accent à la fois sur la création d’une expérience mais aussi sur la délimitation de l’espace et le rapport à autrui. Il permet d’analyser l’espace marchand comme un lieu pouvant faire l’objet d’un aménagement et d’une restructuration individuelle par l’individu, avec lequel celui-ci peut nouer une relation privilégiée. Le concept d’appropriation a été introduit par Fischer (1981, p 86) comme un « concept psychologique servant à analyser des comportements et des actions qui expriment des formes concrètes d’agir, de sentir et qui permettent à la fois une emprise sur les lieux et la production de signes culturels (…) Ainsi, en s’appropriant l’espace, les individus introduisent une dimension fondamentale : la création d’un chez-soi ». Dans cette acception, l’appropriation peut concerner l’ensemble des lieux, anonymes ou non, publics ou privés, dans lequel un individu se trouve, même provisoirement et qui conduisent à la création ou à la transposition d’une forme de chez-soi. Les pratiques d’appropriation concernent toutes formes d’actions et d’interventions, physiques ou psychologiques, pour le transformer ou le personnaliser (Fischer, 1992). Le regard, la personnalisation, le marquage de l’espace, l’exploration et la nidification par la création d’un chez-soi en sont les principales formes.
13Le concept d’appropriation a été transposé au comportement du consommateur au travers de diverses approches. Dans le cadre de l’expérience de consommation d’une façon générale, celui-ci permet d’identifier les étapes du processus d’immersion (Carù et Cova, 2003). D’autre part, il rend compte l’influence de l’aménagement spatial sur les comportements et la mobilité des consommateurs dans l’espace marchand (Véron et Levasseur, 1991 ; Aubert-Gamet, 1996 ; Michaud-Trevinal, 2011, 2013). Enfin, il permet d’expliquer comment l’individu créé son expérience au travers du comportement physique qu’il déploie dans l’espace (Bonnin, 2002, 2003), en considérant la création d’expérience de magasinage comme une coproduction entre le distributeur (via son espace aménagé) et le consommateur. L’espace n’est donc plus seulement abordé comme un ensemble de stimulations physiques, mais comme un lieu de confrontation entre les individus et les concepteurs d’espace, entre des systèmes de valeurs, avec des hypothèses sur le fonctionnement du lieu qui peuvent être différentes. Bonnin (2000) apporte enfin un élément novateur dans le cadre d’analyse de l’appropriation de l’expérience magasinage en y associant la vision différenciée des types d’espaces de Moles et Rohmer (1977), qui suppose l’existence de deux types d’espaces : des espaces fonctionnels (conçus pour réaliser une tache de manière fonctionnelle) et des espaces de divertissement (conçus pour s’amuser). Deux éléments fondamentaux distinguent ces types d’espace : le degré de clôture et la répartition des micros-événements, qui sont divers stimuli pouvant être introduits dans un espace, et chaque type d’espace induit des stratégies d’appropriation spécifiques pour les individus.
2 – Problématique de la recherche
14L’espace comprend une composante physique, symbolique et fonctionnelle. Le seuil est lui-même un espace porteur de sens, véhiculant un ensemble de symboles et induisant diverses pratiques spatiales. Pour le chaland qui pénètre dans le lieu marchand, le seuil introduit symboliquement et sensoriellement l’univers mis en scène à l’intérieur mais aussi, change son statut en client lorsqu’il est franchi. Avec une vision active du consommateur, nous considérons la création d’expérience de magasinage comme une coproduction créative entre d’une part le distributeur et d’autre part le consommateur profondément impliqué et qui construit le sens par son action au cours de l’expérience (Arnould et Price, 1993), par un processus de valorisation symbolique et d’appropriation de l’espace. Les lieux de vente représentent en effet un des quatre grands types de contextes expérientiels, définis par Carù et Cova (2006, p.44) comme « un assemblage de stimulus (produits) et de stimuli (environnement, activités) propre à faire advenir une expérience ». Nous posons alors l’hypothèse dans cette recherche que l’entrée de l’espace de vente est une forme de contexte expérientiel qui permet d’initier l’expérience en magasin.
15La problématique de cette recherche peut être formulée de la façon suivante : dans quelle mesure l’entrée dans l’espace de vente peut-elle être considérée comme un préambule à l’expérience de magasinage à venir ? Pour y répondre, deux principales questions de recherche peuvent être posées. Premièrement, quels sont les comportements des consommateurs dans l’espace, c’est-à-dire leurs pratiques d’appropriation au passage du seuil ? Deuxièmement, comment l’univers de marque est-il traduit symboliquement et sensoriellement à l’entrée ?
3 – Design de l’étude et collecte de données
16Pour cette recherche nous avons réalisé une étude qualitative en deux temps : notre étude comprend une phase d’observation avec collecte de visuels ainsi qu’une série d’entretiens semi-directifs auprès de consommateurs et d’experts.
17Nous avons dans un premier temps conduit une phase d’observation dans de nombreux environnements commerciaux qui a permis d’observer divers designs d’entrées pour les espaces de vente, reflétant dans l’aménagement des clôtures commerciales différents degrés d’ouverture ou de fermeture de l’espace. Au cours de cette phase d’observation, plusieurs photographies ont été collectées, présentant divers types de devantures de points de vente appartenant à plusieurs secteurs tels que le prêt-à-porter, la cosmétique, la bijouterie ou encore la restauration. Ces photographies présentent des espaces de vente plus ou moins ouverts ou fermés sur l’extérieur, avec de nombreuses modalités d’aménagement du seuil.
18Dans un second temps, nous avons mené une série de 21 entretiens semi-directifs, dans le but de mettre en évidence les symboliques associées aux différents types de clôtures commerciales, et leur influence sur l’entrée dans le lieu marchand. Pour cela, 7 experts dans les domaines de l’architecture d’intérieur et de l’esthétique ainsi que 14 consommateurs ont été interrogés (Tableau 1). Un guide d’entretien spécifique a été conçu pour les entretiens d’experts ainsi que pour les entretiens de consommateurs. Pour ces derniers, une sélection de 18 photographies collectées au cours de la phase d’observation a été présentée. Les visuels ont ainsi été introduits comme support au cours des entretiens de consommateurs et commentés par ces derniers, s’inspirant de la méthode de la photo-elicitation (Dion, 2008).
Collecte de données par entretiens semi-directifs
Collecte de données par entretiens semi-directifs
19L’analyse des données s’est déroulée en deux temps. Premièrement, après retranscription complète, l’ensemble des données d’entretiens a fait l’objet d’un codage thématique (Bardin, 2003) en suivant le principe de comparaison constante, tel que proposé par Glaser et Strauss (1967). Dans un second temps, nous avons réalisé un codage théorique des données, qui vise à favoriser l’interprétation et développer des théories, en nous référant aux recommandations de Spiggle (1994) et de Point et Voynnet-Fourboul (2006).
4 – Résultats et discussion
4.1 – La symbolique véhiculée par l’aménagement des clôtures commerciales et de l’entrée : un préambule à l’univers de marque mis en scène
20Les résultats de notre étude nous ont permis d’identifier que la mise en scène de l’entrée et des clôtures commerciales, qui doit refléter l’univers de marque, véhicule bien un ensemble de symboles. En effet, la délimitation de l’espace et l’aménagement de l’entrée induisent un ensemble de valorisations symboliques pour les consommateurs, impactant la perception des consommateurs quant au positionnement de l’enseigne ainsi que le type d’interactions attendues avec les équipes de vente.
21Le degré d’ouverture du seuil de l’espace de vente et l’aménagement des clôtures commerciales traduisent en effet le rapport entretenu entre le lieu de vente et son environnement extérieur. Ce rapport entre les espaces intérieurs et extérieurs suggère ainsi une certaine distance entre l’individu et le lieu de vente, dans la relation consommateur-enseigne. Notamment, cette perception de la distance dans la relation consommateur-enseigne s’observe à travers les interactions avec les équipes de vente. En effet, l’entrée dans un espace fermé est perçue comme étant plus engageante que l’entrée dans un espace ouvert, car la relation entre le client et les équipes de vente s’opère dans un cadre plus intimiste : « S’il faut ouvrir la porte, tu fais déjà une démarche, tu te dis : ‘Peut-être quelqu’un va venir me voir en me disant : Bonjour Madame, je peux vous aider ?’, t’es déjà plus dans l’esprit promenade, t’es déjà sollicité » (Maryse). En revanche, le lieu de vente ouvert sur l’extérieur n’induit pas particulièrement pour les consommateurs d’interactions avec les équipes de vente : « On se sert, on prend ce qu’on veut, on va à la caisse (…) on n’est pas obligé de passer par tout le processus de vente » (Colline). La structuration des espaces marchands, par leur degré d’ouverture ou de fermeture sur l’extérieur, suggère ainsi pour les consommateurs une expérience d’achat plutôt relationnelle ou transactionnelle.
22Dans la continuité de ces résultats, on observe également l’existence d’un lien entre le degré de fermeture de l’espace et la perception d’un positionnement de l’enseigne pour les consommateurs. Ainsi, la clôture introduit une distance et évoque un positionnement haut de gamme : « Ça fait élitiste, ça veut dire que ça se mérite, souvent il y a la queue, c’est toute une cérémonie » (Colline). En revanche, l’ouverture du lieu marchand symbolise une relation de proximité consommateur-enseigne et une grande accessibilité s’opposant à un tel positionnement.
4.2 – Identification des types d’entrées et des pratiques d’appropriation de l’espace : un préambule à l’expérience de magasinage
23Nous identifions à la suite de notre étude trois principaux types d’aménagement d’entrées d’espaces de vente. En effet, on observe en fonction du degré d’ouverture ou de fermeture de l’espace, et selon les pratiques d’appropriation des consommateurs, trois types d’entrées, que nous qualifions d’immersive, de progressive et de symbolique. L’identification de ces types d’entrées permet de mettre en évidence trois modalités d’entrées dans l’espace de vente pour le consommateur. Celles-ci dépendent principalement du degré d’ouverture ou de fermeture de l’espace marchand et sont à l’origine de pratiques d’appropriation ludiques ou fonctionnelles lors de l’entrée dans la consommation.
24L’entrée immersive. Le premier type d’entrée identifiée au cours de notre étude, l’entrée immersive, est caractérisée par un espace matériellement et visuellement clos. Avec la présence d’une porte ou d’un seuil étroit, cette entrée dans le lieu marchand est soudaine et marque une rupture nette avec l’extérieur. Il s’agit d’un effet de seuil soudain pour le client entrant : « Quand tu rentres dedans tu es complètement coupé de l’extérieur (…) dans un autre univers » (Kim). L’espace de vente, qui se présente comme un lieu privé, intime, suggère un fort degré d’engagement dans la relation commerciale et évoque ainsi les boutiques traditionnelles de rues commerçantes. De plus, la dissimulation de l’intérieur mise en scène par la fermeture de l’espace a pour effet de susciter la curiosité du chaland en entretenant le mystère : « Le visible se joue sur le non-visible (…) c’est un moyen de susciter l’intérêt par le caché et c’est ça qui donne envie d’y aller » (Aurore). L’appropriation de l’espace par les consommateurs s’opère alors par l’action réalisée lors de l’ouverture de la porte, qui est une forme de marquage, et par l’immersion soudaine dans un intérieur distinct de l’environnement commercial, pouvant donner lieu à une opération de nidification.
25L’entrée progressive. Un second type d’entrée dans le lieu marchand a été identifié dans cette recherche. L’entrée s’exprime alors en profondeur : elle peut se présenter sous la forme d’un couloir, d’un sas ou de tout autre espace transitoire. Il s’agit d’une entrée progressive dans l’espace de vente : « Ça va probablement briser la barrière qu’il y a entre le lieu de passage et l’entrée du magasin : c›est-à-dire que c’est une sorte d’étape intermédiaire, d’un seul coup je suis déjà un peu dans le magasin sans l’avoir voulu (…) déjà dans la consommation, passive » (Nadine). L’effet de seuil est alors plus nuancé, caractérisé par l’exploration et la découverte sensorielle d’un lieu transitoire occupé par une scénographie, des présentoirs ou encore des mannequins. L’espace de vente est en effet enclavé par une mise en scène au premier plan qui invite à l’exploration : « On a l’impression que le magasin déborde sur le seuil du magasin, on n’est déjà pas encore entré qu’il y en a déjà plein » (Julien). L’entrée dans la consommation peut ainsi prendre effet au-delà des frontières physiques du lieu marchand, tandis que l’appropriation de l’espace se traduit pour les consommateurs par une opération d’exploration.
26L’entrée symbolique. Nos résultats mettent en évidence un troisième et dernier type d’entrée : l’entrée symbolique, qui sépare deux espaces comme une frontière topologique, au sens de Moles et Rohmer (1977) (i.e., la séparation entre deux espaces sémantiques distincts). Caractérisé par une devanture ouverte sur l’extérieur, avec un seuil étendu qui permet une visibilité directe de l’intérieur, le lieu marchand évoque le shop-in-shop visible dans les environnements commerciaux fermés tels que les grands magasins ou les centres commerciaux. Les contours de l’espace sont uniquement définis par la présence de dispositifs de sécurité à l’entrée ou par l’esthétique de l’enseigne (une rupture dans les couleurs et matières, une différence dans les sols ou dans la hauteur sous-plafond). L’effet de seuil n’est alors pas matérialisé pour le client entrant, et l’espace, en continuité sur l’extérieur, ne suggère pas particulièrement un engagement dans la relation commerciale : « On fait un tour dans le magasin (…) puisqu’on peut faire une entrée et une sortie sans… tout est une entrée, tout est une sortie » (Colline). L’appropriation de l’espace pour les consommateurs n’est alors pas traduite par des opérations de marquage ou d’exploration mais par le regard. Suivant le modèle des types d’espaces de Moles et Rohmer (1977), les entrées de type immersives et progressives sont des espaces de type ludique : l’entrée immersive, par la fermeture de l’espace et l’entrée progressive par l’importance des micro-événements (la scénographie) à l’entrée. Ainsi, ces entrées dans le lieu marchand induisent des pratiques d’appropriation de l’espace de type ludique, caractérisées par une expérience plaisante et l’exploration de l’espace. L’entrée symbolique en revanche, est un espace ouvert et dépourvu de micro-évènements, qui correspond ainsi à un espace de type fonctionnel (Moles et Rohmer, 1977) à l’origine de comportements utilitaires pour les individus.
Conclusion
27Le seuil d’entrée est un espace porteur de sens : au travers de la dialectique ouverture/fermeture, l’espace, le rapport entre l’intérieur et l’extérieur et les relations à autrui y sont culturellement structurés. L’entrée de l’espace de vente permet au chaland de quitter l’environnement commercial extérieur pour entrer dans la relation commerciale et dans un univers de marque, en construisant son accès à l’expérience avec un ensemble de symboles perçus et d’intentions.
28Notre recherche permet d’identifier la symbolique véhiculée par la mise en scène de l’entrée et des clôtures commerciales. Celle-ci doit refléter l’univers de marque de l’enseigne, et nos résultats mettent en évidence que la délimitation du lieu marchand et l’aménagement de l’entrée impactent la perception des consommateurs quant au positionnement de l’enseigne et aux types d’interactions attendues avec les équipes de vente à l’intérieur de l’espace. D’autre part, nous identifions trois types d’entrées dans le lieu marchand, selon le degré d’ouverture ou de fermeture de l’espace et l’aménagement de l’entrée : il s’agit de l’entrée immersive, progressive et symbolique dans le lieu de vente. Ces différentes modalités d’entrée dans la consommation induisent des pratiques d’appropriation de l’espace pour les consommateurs opposant le ludique au fonctionnel. En étant à l’origine de valorisations symboliques et de pratiques d’appropriation de l’espace, notre recherche montre que l’entrée de l’espace marchand peut en effet être considérée comme une forme de préambule à l’univers de marque et à l’expérience de magasinage. En effet, l’entrée de l’espace marchand et le rapport entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace impacte à la fois la perception d’un positionnement de l’enseigne et les attentes quant au type d’interactions attendues avec les équipes de vente, mais génère également des comportements fonctionnels ou ludiques.
29Notre recherche propose des contributions théoriques et managériales. Des contributions théoriques, car celle-ci met en perspective le champ de la production de l’expérience en marketing avec ceux de l’architecture et de l’ethnologie en ayant recours au cadre conceptuel de la psychosociologie de l’espace. De plus, nous poursuivons les recherches portant sur le concept de l’appropriation, déjà transposé en comportement du consommateur, qui trouve tout son sens dans le cadre de la structuration des espaces et de l’identification d’un dedans et d’un dehors.
30Les résultats de notre étude nous permettent également de formuler des recommandations managériales. Dans un contexte hautement concurrentiel où pour offrir aux consommateurs une expérience plaisante, la recherche de différenciation et la mise en scène des lieux marchands sont particulièrement recherchés, l’entrée de l’espace de vente doit en effet faire l’objet d’une réflexion majeure. Nous identifions ainsi trois types d’entrées dans le lieu marchand (immersive, progressive et symbolique) qui représentent des modalités d’accès à l’expérience de magasinage pour les consommateurs et induisent des représentations et des pratiques d’appropriation de l’espace, mais aussi un ensemble de symboliques véhiculées par le degré d’ouverture ou de fermeture de l’espace de vente. Ces résultats permettent aux distributeurs de traduire leur univers de marque dans l’aménagement de l’entrée et des clôtures commerciales, mais également de favoriser certaines pratiques d’appropriation des consommateurs lors de leur entrée dans le lieu de vente.
31Cette recherche comporte certaines limites. D’une part, dans cette étude l’environnement est évalué indirectement, simulé de façon statique par l’usage de photographies ne permettant pas aux consommateurs interrogés de prendre en compte la dimension sensorielle, interactive et dynamique de ces environnements. De même, les pratiques d’appropriation de l’espace évoquées par les consommateurs reposent en effet sur leurs récits et leurs réactions face aux photographies présentées au cours des entretiens : bien que la méthode de photo-elicitation employée permette une certaine projection des consommateurs, il ne s’agit pas de comportements observés sur le terrain. Afin de palier aux limites méthodologiques de cette étude, une méthodologie suivant l’approche expérientielle (Holbrook et Hirschman 1982) peut être envisagée. En effet, l’enquête expérientielle semble répondre aux objectifs recherchés, et notamment la méthode du récit d’achat qui « photographie les impressions sommaires et les premières intuitions au moment du vécu de l’expérience de consommation et explore les éléments déclencheurs des réactions, tels que les associations d’idées qu’ils génèrent, les souvenirs qu’ils déclenchent, ou encore les préférences qu’ils entraînent en termes d’attraction ou de rejet » (Andreani et Conchon, 2002, p12).
32D’autre part, le secteur du luxe semble être pertinent au regard de notre sujet d’étude : la gestion de la dualité entre accessibilité et expérience privilégiée pour le consommateur y est une préoccupation majeure. Ainsi, de futures recherches pourraient être réalisées dans la continuité de cette étude dans le cadre de la distribution de produits de luxe. A ce titre, l’étude des environnements commerciaux de type aéroports, dans lesquels les espaces marchands sont ouverts et en continuité sur l’extérieur, pourrait donner lieu à des recherches complémentaires.
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Mots-clés éditeurs : comportement du consommateur, psychosociologie de l’espace, design commercial, expérience de magasinage
Mise en ligne 08/03/2017
https://doi.org/10.3917/qdm.164.0083