Notes
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[1]
La réédition de 1985 comprend une nouvelle section intitulée « Compléments ». Celle-ci se subdivise en quatre parties : « 1. Un système en expansion », « 2. L’alibi culturel », « 3. Publicité, sexualité, normalité », « 4. Enfants et publicité ». La réédition de 2012 reprend celle de 1985.
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[3]
A. Salacrou (1899-1989) est un dramaturge français qui a travaillé dans le domaine de la publicité, notamment pour les produits pharmaceutiques.
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[4]
V. Packard (1914-1996) est un économiste et un sociologue américain, spécialisé dans la communication de masse.
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[5]
N. Klein est une journaliste et universitaire canadienne, mondialement connue pour sa critique des excès du néolibéralisme.
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[6]
Parmi ces métaphores militaires, F. Brune relève des termes comme « campagne », « cible », « créneau » ou « stratégie » qui forment le lexique de base du marketing publicitaire.
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[7]
En fait, comme le note N. Everaert-Desmedt (1984), les slogans à l’impératif sont minoritaires dans les annonces, soucieuses d’estomper leur directivité latente.
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[8]
Pour ces analyses polyphoniques, on peut se reporter à M. López Díaz (2006) ou à J.-M. Adam et M. Bonhomme (2012).
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[9]
Ce topos étaye fréquemment les publicités promouvant des produits du terroir : « Le temps est un facteur décisif concourant à la perfection des jambons de Parme » (L’Hebdo, 14 juillet 2015).
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[10]
On a alors affaire au topos du profit qui structure de nombreux slogans pour des produits de grande consommation : « Le minipaquet d’ultrapropreté » (publicité pour la lessive Ariel, Femme actuelle, 25 octobre 2016).
-
[11]
« Nouveau millénaire, défis libertaires. Qui veut la peau de la pub ? », entretien avec F. Brune. Accès : http://1libertaire.free.fr/FBrune02.html
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[12]
É. De Girardin (1802-1881) est un journaliste et un homme politique français, surtout connu pour être le premier à avoir introduit des annonces publicitaires dans un journal, en l’occurrence La Presse, afin d’en réduire le prix.
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[13]
D. Ogilvy (1911-1999) a été un acteur majeur dans l’industrie publicitaire américaine après la Seconde Guerre mondiale avec sa société Ogilvy & Mather.
-
[14]
Psychologue américain, J. Watson (1878-1958) est le fondateur du behaviourisme. B. Skinner (1904-1990) s’inscrit dans son prolongement avec ses études sur le conditionnement.
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[15]
Créé par l’Américain E. Lewis, théoricien de la vente par correspondance, ce modèle Aida est l’acronyme de Attention, Intérêt, Désir et Action.
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[16]
A. Detœuf (1883-1947) est un industriel et un économiste français. Il a fondé la société Alsthom en 1928.
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[17]
B. Cathelat est un psychosociologue français. Il est l’un des fondateurs du Centre de communication avancée, spécialisé dans les études sur les styles de vie des Français.
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[18]
Cette tendance, qui consiste à utiliser la créativité des internautes, est appelée crowdsourcing.
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[19]
Dans cette campagne qui s’appuie sur des statistiques de la Société française d’enquêtes par sondages (Sofres), on trouve des énoncés tels que : « 39 % d’entre vous n’ont pas aimé le Clear Cola Casino. Alors nous le liquidons » (Femme actuelle, 22 mai 2006).
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[20]
On pourrait aussi mentionner l’exemple de la marque Banania qui a été conduite à supprimer en 2011 son slogan « Y’a bon », perçu comme raciste, après une plainte du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap).
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[21]
Parmi les nombreuses parodies du Petit Chaperon rouge, on peut relever celle d’une annonce pour la Ypsilon de Lancia (Le Point, 4 juin 2009) : « – Comme vous avez un petit prix ! – C’est pour mieux vous séduire, belle enfant ! » ; ou celle d’une publicité pour Apple (L’Hebdo, 16 novembre 2015) : « – Dis, Apple, pourquoi as-tu une si grande puissance de calcul ? – C’est pour mieux dévorer les tableurs, mon enfant ! »
1Diplômé de l’École des hautes études commerciales (HEC) et agrégé de lettres, François Brune est un professeur et un écrivain français, connu pour ses ouvrages critiques sur les discours dominants. Parmi ses publications, on peut mentionner Les Médias pensent comme moi ! (1997), De l’idéologie aujourd’hui (2003) ou Médiatiquement correct (2004). F. Brune a aussi collaboré à différents journaux et revues, dont Le Monde diplomatique et Esprit. Il a fondé en 1992, avec Yvan Gradis et René Macaire, l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP) qui a également essaimé en Belgique. Publié en 1981 chez Gallimard, son ouvrage Le Bonheur conforme a fait l’objet en 1985 d’une nouvelle édition augmentée de 80 pages qui constitue notre texte de référence. Cet ouvrage a connu une réédition en 2012, aux Éditions de Beaugies [1]. Sur son blog [2], F. Brune donne quelques précisions à propos de la genèse de cet essai qui est en fait un manifeste antipublicitaire. Celui-ci trouve sa source à la fois dans les réticences de l’auteur envers le libéralisme giscardien des années 1970, dans son rejet de l’enseignement « pro-pub » prodigué à HEC et dans l’influence exercée sur lui par les études de Roland Barthes démystifiant le discours publicitaire. F. Brune relate encore comment il a ébauché ses premières analyses critiques de la publicité avec ses étudiants et à travers divers articles parus dans Le Monde entre 1977 et 1981 avant de s’atteler à un ouvrage plus ambitieux visant à présenter « une sorte de vaste mythologie sur la publicité, dans le style d’un R. Barthes qui eût été moraliste ». Le Bonheur conforme est donc le fruit d’une réflexion émanant non d’un professionnel des médias, mais d’un auteur qui a reçu une formation médiatique et qui a progressivement élaboré un discours militant à l’encontre de leurs stratégies de manipulation.
2Le Bonheur conforme s’inscrit plus largement dans une longue filiation de discours hostiles à la publicité. Dès les années 1930, Paul Valéry (1931 : 48) définit cette dernière comme « un des grands maux de ce temps, qui insulte nos regards, falsifie les épithètes, […] corrompt toute qualité et toute critique ». Vers la même époque Armand Salacrou [3] (1941 : 41) voit en elle un métier qui consiste à « inventer des choses qui en font vendre d’autres inventées par d’autres ». La critique de la publicité se traduit par des ouvrages plus scientifiques dans les recherches anglo-saxonnes des années 1960. Ainsi Vance Packard [4] (1984 : 245) dénonce-t-il sa « persuasion clandestine » fondée sur des manipulations de l’inconscient, tandis qu’Herbert Marcuse (1968 [1964]) met en cause sa création de besoins illusoires qui emprisonnent l’homme dans la société de consommation. Dans les années qui suivent, on observe en France une attaque en règle de la publicité, vue tantôt comme « un monde inutile, inessentiel » répondant à la « logique du Père Noël » (Baudrillard, 1968 : 229-232), tantôt comme « du discours détourné de la marchandise » (Bya, 1973 : 36), tantôt comme le résultat d’« une conception autoritaire de la communication » (Pergnier, 1995 : 124). Au tournant de l’année 2000, la polémique antipublicitaire s’en prend plus directement à la tyrannie des marques et à leur influence négative sur la mondialisation économique (Klein [5], 1999). De même, elle cible spécifiquement certaines de ses déviances, comme son racisme latent (Amalou, 2001) ou la censure qu’elle exerce sur ses supports médiatiques (Cossette, 2001). Plus récemment, la contestation de la publicité tend à rejoindre les revendications altermondialistes contre l’économie productiviste (Darsy, 2005 ; Les Désobéissants et Renou, 2009). Parallèlement à ces publications, on assiste depuis une quarantaine d’années à l’émergence d’un activisme antipublicitaire, habituellement désigné sous l’appellation « mouvement antipub ». Représenté en France par des associations telles que Les Humains associés, Les Casseurs de pub ou Le Collectif des déboulonneurs, cet activisme prend la forme d’opérations spectaculaires dans l’espace public : barbouillage d’affiches, contre-annonces, campagnes pour des journées sans achat, dénonciation des panneaux publicitaires illégaux…
3Dans ce contexte, la lecture approfondie du Bonheur conforme de F. Brune est doublement profitable. D’une part, ce dernier y défend, dans un style clair et alerte, l’essentiel des thèses antipublicitaires développées durant la seconde moitié du xxe siècle, lui-même étant l’un des initiateurs des mouvements « antipub » avec le RAP. Se positionnant explicitement contre les publiphiles de son époque, comme Jacques Séguéla, auteur de Hollywood lave plus blanc (1982) et de Fils de pub (1983), son ouvrage offre une riche synthèse sur les débats passionnés auxquels la publicité, alors en pleine expansion, a donné lieu. D’autre part, il est intéressant de voir si, avec le recul du temps, les arguments et la méthodologie de F. Brune sont toujours d’actualité ou s’ils doivent être infléchis en fonction de l’évolution des pratiques publicitaires et des recherches sur elles.
Un réquisitoire contre la publicité
4Rédigé dans un ton souvent marxisant, Le Bonheur conforme se présente comme un réquisitoire antipublicitaire sans concession. Selon son auteur, la publicité constitue un instrument de domination au service de l’économie capitaliste dont l’objectif, symbolisé par ses métaphores militaires [6], est de « dresser l’homme à n’être qu’un consommateur » (1985 : 18). En résulte une « aliénation des êtres aux choses » (ibid. : 199) qui bride la liberté des citoyens en uniformisant leurs désirs et en les transformant en individus-modèles. F. Brune se propose de démonter les mécanismes de la normalisation publicitaire, décrite comme un « opium quotidien » (ibid. : 15), d’élucider ses soubassements idéologiques et de mettre en exergue ses stratégies discursives destinées à contourner les défenses des consommateurs. Dans un premier temps, Le Bonheur conforme s’attache à décrypter les processus de dépersonnalisation inhérents à la publicité, dont le but est de réfréner la subjectivité des individus au moyen de manœuvres qui finissent par s’ancrer dans la mémoire commune de la société. Au nombre de sept et exposées suivant un certain désordre, ces manœuvres sont formulées par des verbes d’action qui fournissent autant de titres de chapitres :
- Réduire : le discours publicitaire fait croire à l’individu que la consommation suffit à la vie socioculturelle, en restreignant l’ensemble des valeurs humaines au seul désir d’achat.
- Frustrer : en promettant au consommateur des solutions fallacieuses à ses problèmes ou à ses désirs, la publicité engendre chez lui un état de frustration chronique.
- Érotiser : en sexualisant les produits et en transformant l’amour en un objet de consommation, les annonces altèrent notre perception de la sexualité humaine.
- Aliéner : à travers la publicité, les individus sont conduits à n’exister qu’en se conformant à des produits faussement humanisés.
- Récupérer : la communication publicitaire détourne les mythes et les grandes formations discursives pour les dénaturer. Entre autres, elle vampirise le discours politique afin de le soumettre à l’ordre économique.
- Conditionner : le discours publicitaire imprime diverses images mentales dans l’inconscient collectif, tout en incitant les consommateurs à répondre à ces images par des achats irréfléchis.
- Infantiliser : la publicité cible volontiers les enfants pour les prédisposer à devenir des consommateurs dociles ; en même temps, elle infantilise les adultes, nostalgiques de leur enfance perdue.
6Pour F. Brune, ce façonnement de l’individu est sous-tendu par une idéologie publicitaire intrinsèquement trompeuse, en ce que les stéréotypes qui la composent font voir une contradiction intenable entre la positivité de leurs postulats et la négativité de leurs effets. Ainsi, sur le plan affectif, les annonces présupposent le devoir du bonheur. Mais il s’agit d’un bonheur qui s’en tient au plaisir immédiat et qui, sous son apparence naturelle, est entièrement forgé par le conditionnement publicitaire. De même, la publicité mobilise le stéréotype de la puissance par l’achat. Mais en ayant l’impression de posséder le monde, le consommateur oublie à quel point il en est prisonnier. L’idéologie publicitaire se fonde aussi sur l’exaltation du fonctionnel. Cependant, en devenant un prolongement et un simple utilisateur du produit dans la chaîne mercantile du consumérisme, l’homme perd le sens de la vie. Le discours publicitaire s’appuie encore sur le poncif de la démocratie de la consommation. Toutefois, en proclamant l’idée que la publicité élimine les différences sociales, il ne fait que les accentuer, confortant les inégalités existantes. Le résultat d’une telle idéologie est la fabrication d’un individu soumis et dépourvu des valeurs humaines fondamentales. Comme l’écrit F. Brune (1985 : 71-72), « il n’a le droit d’ouvrir la bouche que pour consommer davantage. Il n’a plus d’existence propre : on le conforme à l’informe. C’est un animal à sondages, replié sur les besoins qu’on lui invente ».
7Plus concrètement, Le Bonheur conforme explore en détail les manipulations discursives de la publicité qui contribuent à une normalisation de l’individu dépersonnalisé. Celles-ci se concentrent sur la parole dont F. Brune ne retient guère que la dimension directive : « gouverner, c’est parler » (ibid. : 137). À cet effet, les annonces multiplient les slogans prescriptifs à l’impératif [7] et les slogans-proverbes qui offrent l’avantage d’associer la consommation des produits à une doxa qui semble aller de soi. Se faisant l’écho de toute une tradition opposée à la rhétorique, F. Brune insiste pareillement sur le pouvoir manipulateur des figures du discours qui sont exclusivement utilisées, selon lui, pour renforcer le caractère irréfutable du message publicitaire normalisé et pour vider la conscience des individus de leurs capacités de discernement. Dans ce sens, pervertissant le principe d’identité, la tautologie constitue un coup de force qui simule une explication alors qu’elle ne fait que répéter. La métaphore joue sur la perte du principe de réalité pour détourner l’esprit critique du public et pour réduire l’élan imaginaire à la conduite d’achat. L’hyperbole instaure le règne du toujours plus, sans informer le consommateur sur les qualités effectives des produits. Quant à l’antithèse, elle ne relie les contraires que pour donner l’impression de maîtriser la complexité du monde. Par ailleurs, prolongeant les considérations de R. Barthes (1964) sur l’image publicitaire, Le Bonheur conforme dénonce son double pouvoir manipulateur. D’un côté, elle constitue une duperie en réduisant le réel au visible, ce qui lui permet de dissimuler les enjeux économiques et industriels des produits. D’un autre côté, elle fonctionne argumentativement comme une pseudo-preuve, reposant sur deux principes tendancieux : « Montrer, c’est démontrer » et « Voir, c’est croire » (Brune, 1985 : 153).
8F. Brune s’en prend également à la dimension manipulatrice de la fiction publicitaire. Dans sa terminologie, celle-ci désigne les formes spectaculaires de la mise en discours des annonces, lesquelles englobent les sketches des spots télévisés, l’exploitation du merveilleux ou le recours à ce qu’il nomme « le roman familial » (ibid. : 166). Dans ces cas, les annonces entretiennent un équilibre instable entre la proximité et l’étrangeté des situations représentées, tout en montrant des éléments auxquels le consommateur peut s’identifier et d’autres qui le font rêver. Mais en créant « un spectacle pour les sens » (ibid. : 164), de telles stratégies fictionnelles aboutissent à un détournement de la conscience, dans la mesure où la « magie de la marchandise » (ibid. : 165) mise en avant occulte les problèmes sociaux et le travail humain liés à sa production. Le réquisitoire de F. Brune contre la publicité s’étend au dispositif énonciatif des annonces qui apparaissent comme un « piège à plusieurs voix » (ibid. : 175), cette formulation anticipant les analyses polyphoniques ultérieures sur la communication publicitaire [8]. En effet, il estime que les différentes tonalités exploitées dans les spots et les affiches déclenchent chaque fois une réaction qui échappe au contrôle du public. Par exemple, le ton didactique nous incite à une réception attentive, le ton suggestif suscite notre désir ou le ton narratif (« il était une fois ») endort notre vigilance. Cette variation de perspectives énonciatives sur le produit augmente la probabilité qu’au moins l’une d’entre elles nous convainque. Le degré extrême de la manipulation est atteint quand le produit se met à parler et s’impose de lui-même, ce qui efface toute trace de l’annonceur.
Du système publicitaire
9Comme on le constate, tout au long de son réquisitoire, F. Brune voit dans la publicité un système normalisateur qui véhicule une idéologie aliénante. Cette conception est résumée par l’assertion suivante : « Nous n’avons pas affaire à des publicités, mais à un système » (ibid. : 240). En cela, Le Bonheur conforme développe un modèle essentialiste et holistique de la communication publicitaire, interprétable à travers une grille de lecture globale, ce qui ne manque pas de poser des problèmes. Certes, la publicité comporte dans plusieurs de ses strates des dimensions systémiques qui en font une production médiatique identifiable comme telle. Ainsi, au niveau de sa matrice pragmatique, elle constitue un type de discours fondé sur trois macro-actes réglés qui forment son script : les macro-actes assertifs (présenter un produit), directifs (recommander ce produit) et promissifs (s’engager en vue de sa satisfaction). Sur le plan axiologique, ces macro-actes sont constamment investis par une double visée méliorative qui fait de la publicité un genre épidictique : valoriser un produit et valoriser le public par son acquisition/consommation de ce dernier. Cette visée méliorative se double elle-même d’une visée affective orientée positivement : celle de l’euphorie dans la transaction commerciale. De la sorte, comme l’affirme F. Brune, la publicité est bien axée sur le bonheur et a minima sur le plaisir. De plus, au niveau de sa matrice argumentative, la publicité fonde invariablement son discours médiatique de promotion commerciale sur des représentations cognitives rigides destinées à le légitimer et à provoquer l’adhésion la plus large du public. À cette fin, elle recourt soit à des stéréotypes archétypaux et socioculturels (sexistes ou autres, comme le relève F. Brune) – lesquels préexistent à son exercice tout en pouvant être réaménagés ou amplifiés –, soit à des stéréotypes qui lui sont propres et qui prennent la forme de topoï argumentatifs (Bonhomme, 2000). Ceux-ci se greffent sur les différentes phases du processus publicitaire, qu’ils concernent l’élaboration des produits (voir le topos + temps, + qualité [9]), leur achat à l’image du topos + qualité, – cher, ou leur utilisation comme le topos – quantité, + effet [10]. Dans tous les cas, confirmant l’approche du Bonheur conforme, la publicité entretient des rapports étroits avec l’idéologie, en ce que la crédibilité de son message, par définition conjoncturel, ne peut trouver une validation que dans des formations imaginaires partagées.
10Mais si la publicité présente des constantes systémiques, peut-on pour autant la qualifier de système ? En effet, sa nature protéiforme, peu prise en compte par F. Brune, ébranle fortement son apparence monolithique. D’une part, tout en s’intégrant dans un rituel médiatique assez prévisible, la publicité se caractérise par sa dimension plurielle : il n’y a pas la publicité, mais des pratiques publicitaires. Sans parler de la diversité de leurs supports entre presse écrite, télévision ou l'internet, qui singularisent la configuration des annonces, ces pratiques se remarquent par l’hétérogénéité de leurs formes de textualisation, allant de la description au récit, en passant par le dialogue. De surcroît, elles donnent lieu à des réalisations très fragmentées selon les produits qu’elles promeuvent et leurs contextes socio-économiques : comment insérer au sein d’un système cohérent les publicités pour l’automobile, les enseignes de Dakar étudiées par Myriam Dumont (1998) et les campagnes d’intérêt général mentionnées par F. Brune ? Si la publicité constitue un genre hétéroclite, elle fonctionne aussi comme un genre fluctuant qui absorbe de nombreux genres externes – pensons à la pratique de la « récup » analysée par Nicolas Riou (1999 : 36), ou au contraire qui se dilue en eux à travers sa dépublicitarisation (Berthelot-Guiet, 2015).
11D’autre part, la publicité est foncièrement évolutive, ce qui rend contestable sa conception comme un système anhistorique développée dans Le Bonheur conforme. Outre l’évolution de ses courants, de la réclame à la publicité disruptive (Dru, 2007), on assiste au fil du temps à une transformation de ses ciblages (entre publicité de masse et publicité segmentée selon les « tribus » de consommateurs) et de sa temporalité : l’efficacité immédiate des annonces pour produits cède peu à peu la place au temps long des promotions de marques visant à la fidélisation de la clientèle. À cela s’ajoute l’indirection croissante des pratiques publicitaires qui s’affichent de moins en moins comme promotionnelles pour assumer un rôle social, ce qu’on constate avec les campagnes dites « citoyennes » des magasins Leclerc et plus généralement avec les annonces « aspirationnelles » (Declerck, 2007 : 149), à l’instar de celles des produits de soins Dove contre la tyrannie du jeunisme(pour de plus amples précisions à propos de ces stratégies d’indirection, voir Bonhomme et Pahud, 2013). Non seulement à travers son hétérogénéité et son adaptation incessante, la publicité met à mal toute idée d’un système planifié, mais il lui arrive de prendre ses distances avec des pratiques qui pourraient l’enfermer dans un système. Le principal apport des campagnes pour les vêtements Benetton des années 1990, après que le photographe Oliviero Toscani eut pris en charge leur stratégie, a été de se placer hors du système promotionnel assigné au genre publicitaire, en mettant en spectacle les misères du monde suivant les techniques du shockvertising fondées sur la provocation. D’autres annonces s’efforcent de contrecarrer le système véridictoire d’insincérité qu’on voit dans la publicité, source de son idéologie aliénante dénoncée par F. Brune. Ainsi quand, revendiquant un contrat de franchise dans une campagne de 2012, la firme Volkswagen avoue s’être trompée lors d’une campagne précédente, en ayant exagéré les performances de la Golf TDI. Au bout du compte, ce qui motive la publicité, c’est moins l’esprit de système que celui de pertinence et d’opportunité qui la fait coller au plus près de l’actualité et des tendances à la mode.
Informer ou argumenter ?
12Dans Le Bonheur conforme, F. Brune (1985 : 193) assigne une fonction limitée à la publicité : celle de ne pas « outrepasser son rôle originel d’information ». Il précise cette idée dans un entretien avec Arnaud Gonzague qui lui demande ce qu’est pour lui la publicité idéale : « Il faut parvenir à une “morale” du discours publicitaire. C’est-à-dire une volonté de communiquer honnêtement sur un produit […] et de vanter ses qualités propres [11]. » Mais comme le montre Le Bonheur conforme, cette fonction référentielle est rarement satisfaite et les attentes de son auteur sont sans cesse déçues : « Si l’on compare la quantité de publicité envahissant le champ social à la quantité d’information effective apportée aux consommateurs, on déchante » (ibid. : 193). D’où les reproches de « duperie » et de « mensonge » (ibid. : 160 et 192) qu’il formule à l’encontre de la communication publicitaire. Ces reproches lui font condamner son exploitation fréquente des procédés déréalisants que sont l’hyperbole, la métaphore, la fiction ou l’image qui confond la réalité avec un spectacle. Dans cette soumission exigée de la publicité au régime de la vérité, F. Brune rejoint les positions de certains publicitaires, tels Émile de Girardin [12] (1835 : 32) : « L’annonce doit être […] franche, ne porter aucun masque, marcher droit à son but », David Ogilvy [13] (1977 : 115) : « Une publicité doit être vraie, crédible », ou Henri Joannis (1988 : 115) : « Il est inutile de vanter des qualités que le produit n’a pas. »
13Le problème de ces positions est qu’elles se méprennent sur la nature profonde du discours publicitaire. Celui-ci n’est pas un genre informatif ou descriptif comme le sont les documentations et les fiches techniques sur les produits, mais un genre argumentatif dans lequel les assertions sur leurs propriétés sont soumises à l’exigence de promotion. Ce régime argumentatif attaché au discours publicitaire a été mis en lumière par de nombreux chercheurs, dont Michel Meyer (1999), Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme (2012) ou Philippe Breton et Serge Proulx (2002 : 43) : « La publicité moderne voit se déployer les talents de ceux qui aiment convaincre. C’est en effet, en principe, son seul objectif : donner au consommateur de bonnes raisons d’acheter tel produit plutôt qu’un autre. » De là découlent les oscillations incessantes des annonces entre les jugements de fait et les jugements de valeur, entre les qualités réelles et les qualités imaginaires des produits. De ce point de vue, contrairement à ce que déplore F. Brune, les non-dits, les exagérations, les sélections d’aspects et le recours au second degré du discours publicitaire ne sont pas des déviances, mais des procédés légitimes et inhérents à son fonctionnement argumentatif. Comme l’écrit J. Séguéla (1983 : 215), « de par sa nature même, la publicité ne peut informer sans déformer. Elle est payée pour ne dire que le bien. Aussitôt qu’elle argumente, elle ment par omission, puisqu’elle tait tous les défauts ». Au demeurant, si la publicité devait se borner à décrire objectivement les produits comme le préconise Le Bonheur conforme, il faudrait condamner la majorité des publicités de marque, actuellement en plein développement, dans lesquelles aucune mention n’est faite à eux. Néanmoins, tout en n’obéissant pas au principe de la conformité au réel, la publicité est canalisée par d’autres principes qui empêchent en théorie que son fonctionnement rhétorique ne tombe dans les dérives sophistiques. Ceux-ci sont d’ordre éthique (autocontrôle de la sincérité des annonces par les publicitaires), législatif (lois contre la publicité mensongère) et surtout communicationnel. En effet, dans son pacte de lecture, une publicité doit se manifester comme telle, ce qui déclenche la vigilance du public, par ailleurs habitué à ses codes. Comme l’a vu le philosophe Michel Serres dans une communication personnelle rapportée par Jean-Pierre Teyssier (2004 : 102), « la publicité dit la vérité quand elle prévient qu’elle va vous mentir, alors que les médias mentent quand ils vous disent qu’ils vont vous dire la vérité. »
Conditionner ou influencer ?
14Outre son défaut d’informativité, le trait le plus saillant de la publicité aux yeux de F. Brune réside dans son action coercitive, à la fois communicationnelle et idéologique, sur le public. Le propos central du Bonheur conforme consiste à disséquer les diverses facettes du conditionnement publicitaire, notion qui apparaît à plusieurs reprises dans ses pages. Celui-ci est analysé comme le déploiement d’un processus unilatéral et inéluctable allant des annonceurs au public. L’action des premiers sur le second est continuellement décrite par le biais du champ lexical de la contrainte, tant pour les noms : « asservissement », « impérialisme publicitaire » (1985 : 19 et 198) que pour les verbes utilisés : « dresser », « imposer » (ibid. : 18 et 274)… Cette contrainte s’effectue suivant une modalité déceptive qui la transforme en manipulation : « piéger l’homme moderne », « détourner l’attention » (ibid. : 13 et 60)… Le conditionnement résulte de la répétition incessante de ce processus qui aboutit à un « dressage quotidien de l’opinion » (ibid. : 187). Il affecte un public passif et indifférencié, à savoir « la masse des gens », à travers une visée d’« uniformisation » (ibid. : 9 et 203). Ce public est condamné à une réaction automatique et instantanée sur les plans réceptif et cognitif : « écoute-réflexe », « adhésion-réflexe », « mentalité-réflexe » (ibid. : 72, 154 et 179). De plus, il est confiné au silence, dans la mesure où la publicité constitue « un message qui n’admet pas de réponse » (ibid. : 258).
15Cette vision de la publicité comme un coup de force et une action conditionnante sur le public reflète les conceptions qui prévalent dans le marketing du milieu du xxe siècle et qui correspondent à la métaphore de la flèche ou de la ligne télégraphique. Se situant dans le cadre du behaviourisme de John Watson et de Burrhus Skinner [14], lui-même issu de la théorie réflexologiste d’Ivan Pavlov, ces conceptions considèrent la communication publicitaire comme une suite d’opérations entre le stimulus initial de l’annonceur et la réaction du public. Fondée sur un déterminisme comportemental, la publicité semble réduite à l’engendrement mécanique de réflexes. De telles conceptions ont donné le jour à des modèles linéaires bien connus, comme ceux de Harold Lasswell (1948), de Robert Lavidge et Gary Steiner (1961) ou le modèle Aida [15] que Le Bonheur conforme signale. Par leur schématisme insistant et leur monotonie persuasive, ces modèles ont suscité de nombreuses critiques allant dans le même sens que F. Brune, dont celle d’Auguste Detœuf [16] (1962 : 155) qui voit en eux un « viol des foules » ou celle de Bernard Cathelat [17] (1987 : 99) qui leur reproche leur « caractère statique laissant le sujet dans un état d’inertie ». En réalité, ces modèles ne s’avèrent efficaces qu’avec des publicités engagées dans une stratégie mondiale de communication et avec des produits à implication faible, comme les annonces promouvant les lessives pour lesquelles matraquage et redondance paraissent suffire.
16Le problème est que Le Bonheur conforme s’en tient à cette approche mécaniste de la communication publicitaire, sous-estimant les autres conceptions du marketing qui expliquent mieux sa complexité et sa plasticité, comme celles de la publicité suggestive et projective (Adam et Bonhomme, 2012). En particulier, dans sa dénonciation généralisée du conformisme hédoniste des annonces, F. Brune ne prend pas en considération leur régulation avec leurs supports médiatiques, ni l’influence proactive du public sur leurs messages. De même, il voit mal comment, au lieu de cibler un public universel, la communication publicitaire s’adresse à des groupes définis par leurs tendances et leurs « sociostyles » (Cathelat, 1987 : 205) qui nécessitent des réajustements incessants dans les campagnes. En somme, les annonces comportent une part d’interactivité dont la métaphore de la spirale (Scheflen, 1981) rend davantage compte que celle de la flèche. En témoigne le dialogisme, même feint, qu’elles instaurent avec leurs lecteurs, à travers leurs mises en scène d’échanges avec eux. Du reste, avant la parution du Bonheur conforme, un autre publiphobe comme Jean Baudrillard (1972 : 228) avait insisté sur le fait qu’il est toujours possible de résister à l’emprise du discours publicitaire, entre autres par le détournement transgressif des graffitis :
« Le détournement publicitaire par les graffitis après Mai 68 […] ne se donne pas à déchiffrer comme texte concurrent du discours publicitaire, il se donne à voir comme transgression. Ainsi le mot d’esprit, détournement transgressif du discours, ne joue pas sur un autre code en tant que tel, il joue sur la déconstruction instantanée du code discursif dominant. »
18L’évolution de la publicité depuis les années 2000 confirme que, loin d’imposer un conditionnement aveugle, elle constitue un discours d’influence, certes sous la maîtrise de l’annonceur, mais ouvert à un dialogisme réel. D’un côté, elle accorde une importance accrue à la délibération avec le public, intégrant des phases de négociation du sens, la relation de confiance entre l’annonceur et les consommateurs prenant dès lors le pas sur celle de persuasion. Par exemple, dans un spot publicitaire télévisé de 2013, la banque Société générale met en avant sa disponibilité relationnelle avec ses clients pour une véritable interaction : « À la Société générale, nous nous engageons à répondre sur Twitter aux questions de nos clients en 30 min. maxi. » Pareillement, comme le remarque J.-P. Teyssier (2004) à propos d’une annonce pour le café en dosettes Nespresso, avec le développement des publicités « participatives » sur Internet, le consommateur prend de plus en plus part à l’élaboration des campagnes [18]. D’un autre côté, au lieu de se cantonner à la stratégie unilatérale du conseil, les annonceurs n’hésitent plus à rapporter les critiques des consommateurs sur leurs produits, comme l’illustre une campagne de la chaîne alimentaire Casino en 2006 [19]. La relation d’influence peut même s’inverser sous la pression du public. N. Riou (1999) explique comment Nike a dû corriger une de ses campagnes à la suite de la menace du boycott de ses chaussures de sport fabriquées par des enfants en Birmanie [20]. La pression des consommateurs va parfois jusqu’à détruire les bénéfices d’une campagne, comme le montrent Carine Duteil-Mougel et Didier Tsala (2013) à propos de Coca-Cola. De la sorte, la publicité est assurément une influenceuse, mais il lui est de plus en plus difficile de manipuler, et a fortiori de conditionner le public avec l’émergence croissante des « consom’acteurs », très actifs sur les réseaux sociaux.
Un cas symptomatique : art et normalisation publicitaire
19Le Bonheur conforme contient plusieurs passages consacrés aux rapports entre l’art et la publicité qui sont révélateurs, selon son auteur, de l’activité de normalisation associée à cette dernière. En premier lieu, il conteste le fait que les productions publicitaires soient incluses dans le « huitième art », même s’il leur reconnaît « une certaine virtuosité » (Brune, 1985 : 217). Dans ce sens, il juge sévèrement la valorisation culturelle attribuée par J. Séguéla à la publicité, voyant en celle-là un alibi pour « renforcer l’ensemble du système publicitaire » (ibid. : 220). Il dénie notamment toute qualité esthétique aux images et aux slogans paraissant créatifs, dans la mesure où « l’effet poétique [y] est continuellement dégradé en simple code rhétorique » (ibid. : 216). En second lieu, F. Brune porte ses critiques sur les pratiques de recyclage des genres artistiques dont la publicité est coutumière. Parmi les exemples qu’il cite figurent des détournements filmiques, comme celui de Don Camillo par les annonces pour les pâtes Panzani, ou des parodies littéraires, que la marque de papier-toilette Lotus recycle Le Corbeau et le Renard de La Fontaine ou qu’une campagne pour la Visa Citroën se réapproprie le mythe du Petit Prince de Saint-Exupéry. De telles pratiques de recyclage sont discréditées en termes de « plagiat », de « vampirisation » ou de « pillage » (ibid. : 213-217). F. Brune leur reproche, derrière l’innocuité apparente de leur fonctionnement, leur dépréciation des valeurs artistiques, leur uniformisation marchande au profit de signes consommables et leurs effets généraux d’acculturation du public.
20Derrière cette critique vigoureuse des velléités esthétiques de la publicité se profile une conception très restrictive de l’art, celui-ci excluant les emprunts interdiscursifs (mais alors que faire avec l’œuvre picturale d’Andy Warhol ?) et toute visée fonctionnelle (dans ce cas, le design est-il encore un art ?). Il est vrai que la captation, au moyen de la parodie ou de la citation détournée, de l’univers artistique de la littérature et de la peinture par l’univers consumériste de la publicité suscite quelques interrogations. Ainsi, la parodie du roman L’Insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera en « L’exquise légèreté de l’être » par un slogan d’une campagne de 2015 pour les régimes amaigrissants Weight Watchers désémantise inévitablement sa valeur philosophique, la transformant en une valeur purement physiologique. De plus, ce slogan parodique met en évidence la normalisation hédoniste que Le Bonheur conforme dénonce dans la publicité. Sur un autre plan, le recours fréquent à des intertextes littéraires dans les publicités modernes finit par engendrer un stéréotypage de la littérature, limitée à un fonds culturel conventionnel et à des références – souvent scolaires – indéfiniment parodiées, à l’instar du conte Le Petit Chaperon rouge de Charles Perrault [21]. En fin de compte, les parodies publicitaires ont pour conséquence un appauvrissement de la littérature, riche et vivante par définition, car elles en font un simple matériel de base, malléable à volonté, au service des campagnes commerciales.
21Toutefois, ces récupérations artistiques ont également des effets positifs pour les œuvres littéraires recyclées. Grâce à la fonction « ampli » de la communication médiatique, elles les démocratisent, tout en confortant leur renommée auprès du public. De même, elles confèrent un brevet d’exemplarité aux hypotextes littéraires parodiés, en ce que les annonces se réapproprient seulement des discours-sources jugés suffisamment remarquables pour les valoriser en retour. On ne parodie que ce qu’on estime digne de l’être et, sous cet aspect, les parodies publicitaires de la littérature apparaissent comme des hommages rendus à celle-ci. Par ailleurs, très pratiquées dans la publicité « postmoderne » actuelle, ces activités de recyclage comportent paradoxalement une forte dimension anti-normalisante liée à leur registre ludique que Le Bonheur conforme néglige complètement. En effet, elles mettent en place au sein des annonces une tonalité humoristique qui estompe la directivité du genre publicitaire : dans le slogan Weight Watchers ci-avant qui hybride littérature et publicité, l’annonceur prend du recul sur sa pratique promotionnelle, en jouant avec ses codes et en brouillant son potentiel manipulateur. Conjointement, il instaure avec le lecteur une stratégie de séduction, fondée sur une complicité dans le jeu parodique, laquelle désamorce la force persuasive de la publicité, source de normalisation. Néanmoins, de telles hybridations artistiques de la publicité sont ambivalentes, car le discours marchand reste bien présent dans ces annonces, même s’il est rejeté à l’arrière-plan. Le lecteur peut théoriquement faire la part des choses, mais la pression médiatique du flux publicitaire ne lui en laisse guère le temps.
Conclusion
22Le Bonheur conforme pose des questions essentielles sur le statut et le fonctionnement de la publicité, qu’elles concernent son action homogénéisante sur le comportement économique des consommateurs, ses implications cognitives sur l’imaginaire collectif à travers sa banalisation de stéréotypes hédonistes ou sa rhétorique finalement dépersonnalisante à force de ramener les valeurs humaines à un acte d’achat. Cet ouvrage renferme aussi des analyses précises sur plusieurs stratégies manipulatrices exploitées par le discours publicitaire. En attestent ses développements consacrés à la polyphonie des annonces, véritables « pièges à plusieurs voix », ou à l’érotisation des produits, tour à tour transformés en adjuvants, transmetteurs et objets sexuels. Le Bonheur conforme constitue surtout un texte d’alerte sur un certain nombre de dérives de la communication publicitaire. Ainsi en est-il avec les publicités ayant trait aux pays en voie de développement, habituellement considérés comme des réservoirs d’exotisme, ce qui cautionne un néocolonialisme latent, ou avec les publicités ciblant les enfants et leur offrant la seule perspective de consommer pour grandir.
23Par-delà ce diagnostic perspicace sur l’univers de la publicité, Le Bonheur conforme fournit un bon témoignage sur le discours antipublicitaire des années 1980 avec ses présupposés idéologiques et ses positions radicales qui font en maints endroits de cet ouvrage un pamphlet, alors qu’il se présente comme un essai. Réduite au marketing le plus agressif, la publicité y est vue comme un instrument de conditionnement au service du capitalisme moderne, bien qu’elle existe depuis la nuit des temps si l’on se réfère à des annonces murales babyloniennes datant de plus de 3 000 ans avant Jésus-Christ. Dans ce cadre, elle est décrite comme une forme de discours totalitaire, au sens étymologique du terme, qui exerce une action aliénante sur une masse de consommateurs passifs, en leur imposant une « philosophie de drogués » (Brune, 1985 : 83). En cela, loin de constituer un phénomène isolé, elle n’est d’après F. Brune qu’un dispositif parmi d’autres, dont le système médiatique et le discours technocratique, pour normaliser nos sociétés modernes. Sur ces bases, adoptant la pensée antirhétoricienne de Platon, F. Brune dénonce l’ensemble de la rhétorique publicitaire comme une sophistique insidieuse qui masque ses visées de captation sous un discours euphorique. Même les campagnes humanitaires ne trouvent pas grâce à ses yeux puisqu’il affirme qu’elles ne recourent au pathos qu’afin de promouvoir l’image de marque des institutions caritatives.
24Du fait de leurs positions tranchées et rigides, beaucoup de critiques formulées dans Le Bonheur conforme tombent à plat au vu des évolutions récentes du discours publicitaire vers une communication plus fragmentée et plus personnalisée, ainsi que vers des messages polymorphes moins axés sur la promotion directe des produits. En particulier, il est difficile de concilier l’approche publicitaire globalisante de F. Brune avec les tendances actuelles de la publicité en régime numérique, caractérisée par la segmentation des audiences, la prédominance d’un « marketing one-to-one » (Décaudin et Digout, 2011 : 53) et la dilatation des frontières publicitaires due à la multiplication des liens que permet Internet. En même temps, le public – lui-même pluriel – est beaucoup plus attentif aux manipulations éventuelles et au discours rusé des annonces. Il n’en demeure pas moins que si la publicité est sensible aux transformations socioculturelles ambiantes, elle continue généralement à favoriser la surconsommation, souvent en relation avec la mondialisation. De ce point de vue, les reproches émis par F. Brune contre elle à son époque trouvent un écho dans les dénonciations actuelles de ces deux réalités. Et l’idéal humaniste de « dépossession » (Brune, 1985 : 188) qu’il prône peut rejoindre les plaidoyers de plus en plus insistants en faveur de la décroissance. Mais peut-être lira-t-on dans un futur pas si lointain des annonces promouvant cette dernière, tant la rhétorique publicitaire est susceptible de s’adapter aux situations les plus diverses.
Références
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Mots-clés éditeurs : normalisation, aliénation, conditionnement, bonheur, système publicitaire, manipulation, uniformisation
Date de mise en ligne : 03/08/2021
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.24870Notes
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[1]
La réédition de 1985 comprend une nouvelle section intitulée « Compléments ». Celle-ci se subdivise en quatre parties : « 1. Un système en expansion », « 2. L’alibi culturel », « 3. Publicité, sexualité, normalité », « 4. Enfants et publicité ». La réédition de 2012 reprend celle de 1985.
- [2]
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[3]
A. Salacrou (1899-1989) est un dramaturge français qui a travaillé dans le domaine de la publicité, notamment pour les produits pharmaceutiques.
-
[4]
V. Packard (1914-1996) est un économiste et un sociologue américain, spécialisé dans la communication de masse.
-
[5]
N. Klein est une journaliste et universitaire canadienne, mondialement connue pour sa critique des excès du néolibéralisme.
-
[6]
Parmi ces métaphores militaires, F. Brune relève des termes comme « campagne », « cible », « créneau » ou « stratégie » qui forment le lexique de base du marketing publicitaire.
-
[7]
En fait, comme le note N. Everaert-Desmedt (1984), les slogans à l’impératif sont minoritaires dans les annonces, soucieuses d’estomper leur directivité latente.
-
[8]
Pour ces analyses polyphoniques, on peut se reporter à M. López Díaz (2006) ou à J.-M. Adam et M. Bonhomme (2012).
-
[9]
Ce topos étaye fréquemment les publicités promouvant des produits du terroir : « Le temps est un facteur décisif concourant à la perfection des jambons de Parme » (L’Hebdo, 14 juillet 2015).
-
[10]
On a alors affaire au topos du profit qui structure de nombreux slogans pour des produits de grande consommation : « Le minipaquet d’ultrapropreté » (publicité pour la lessive Ariel, Femme actuelle, 25 octobre 2016).
-
[11]
« Nouveau millénaire, défis libertaires. Qui veut la peau de la pub ? », entretien avec F. Brune. Accès : http://1libertaire.free.fr/FBrune02.html
-
[12]
É. De Girardin (1802-1881) est un journaliste et un homme politique français, surtout connu pour être le premier à avoir introduit des annonces publicitaires dans un journal, en l’occurrence La Presse, afin d’en réduire le prix.
-
[13]
D. Ogilvy (1911-1999) a été un acteur majeur dans l’industrie publicitaire américaine après la Seconde Guerre mondiale avec sa société Ogilvy & Mather.
-
[14]
Psychologue américain, J. Watson (1878-1958) est le fondateur du behaviourisme. B. Skinner (1904-1990) s’inscrit dans son prolongement avec ses études sur le conditionnement.
-
[15]
Créé par l’Américain E. Lewis, théoricien de la vente par correspondance, ce modèle Aida est l’acronyme de Attention, Intérêt, Désir et Action.
-
[16]
A. Detœuf (1883-1947) est un industriel et un économiste français. Il a fondé la société Alsthom en 1928.
-
[17]
B. Cathelat est un psychosociologue français. Il est l’un des fondateurs du Centre de communication avancée, spécialisé dans les études sur les styles de vie des Français.
-
[18]
Cette tendance, qui consiste à utiliser la créativité des internautes, est appelée crowdsourcing.
-
[19]
Dans cette campagne qui s’appuie sur des statistiques de la Société française d’enquêtes par sondages (Sofres), on trouve des énoncés tels que : « 39 % d’entre vous n’ont pas aimé le Clear Cola Casino. Alors nous le liquidons » (Femme actuelle, 22 mai 2006).
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[20]
On pourrait aussi mentionner l’exemple de la marque Banania qui a été conduite à supprimer en 2011 son slogan « Y’a bon », perçu comme raciste, après une plainte du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap).
-
[21]
Parmi les nombreuses parodies du Petit Chaperon rouge, on peut relever celle d’une annonce pour la Ypsilon de Lancia (Le Point, 4 juin 2009) : « – Comme vous avez un petit prix ! – C’est pour mieux vous séduire, belle enfant ! » ; ou celle d’une publicité pour Apple (L’Hebdo, 16 novembre 2015) : « – Dis, Apple, pourquoi as-tu une si grande puissance de calcul ? – C’est pour mieux dévorer les tableurs, mon enfant ! »