1Au-delà de houleux débats sur les dénominations comme culture traditionnelle et folklore, culture traditionnelle et populaire, patrimoine oral et immatériel, l’ouvrage – qui, sur cette question, a suivi la position de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) avec sa Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI, 2003) – est un trésor, un document riche dont la lecture des six (denses) parties est fluide et captivante.
2Dans la première partie, « Patrimoine, patrimonialisation et PCI », consacré à la circonscription du concept, André Gob (pp. 15-22) montre l’évolution de la notion de patrimoine depuis le mot latin patrimonium (patrimoine familial) jusqu’au sens contemporain d’héritage commun à protéger. L’auteur évoque aussi la Révolution française, point de départ d’une prise de conscience collective, et s’attarde sur 1945, année de mise en place de l’Acte constitutif de l’Unesco qui prévoit, en son article 1er, qu’elle doit « veiller à la conservation et à la protection du patrimoine universel d’œuvres d’art et de monuments d’intérêt historique ou scientifique » (p. 15). Le patrimoine est depuis ce qui se transmet tandis que la patrimonialisation est la décision prise pour faire d’un objet culturel un bien collectif qu’il faut protéger et conserver pour la communauté. À la suite d’André Gob, Françoise Lempereur (pp. 23-26) établit la distinction entre patrimoine matériel et PCI en traçant un parallèle entre « une maison, de l’argent, des tableaux, des bijoux, le patrimoine matériel hérité d’un aïeul et transmissible aux générations futures » (p. 23), et les éléments qui, selon l’article 2 de la Convention de 2003 de l’Unesco, définissent le PCI comme constitué des pratiques, représentations, expressions, connaissances, savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Transmis de génération en génération, recréé en permanence, le PCI procure un sentiment d’identité et de continuité. Françoise Lempereur (pp. 27-35) montre aussi le cheminement épistémologique qui, parti du folklore pour arriver au PCI, aboutit à sa reconnaissance sur la base de données ethnographiques et ethnologiques (p. 35).
3Dans la deuxième partie, « Inscription sociale et territoriale du PCI », Françoise Lempereur (pp. 39-46) compare cultures populaire et traditionnelle dont le caractère commun est « la volonté du groupe culturel de choisir les pratiques, les expressions et les représentations qui le différencient des autres groupes – [tandis qu’elles] divergent quant à la référence au passé propre à la seule culture traditionnelle » (p. 42). L’auteure (pp. 47-54) analyse l’apparente contradiction entre diversité et identité culturelles pour interroger la première et le métissage patrimonial en liaison avec la place de moins en moins importante qu’occupe le PCI dans la vie culturelle, concurrencé à la fois par une culture standardisée et par une création culturelle que les nouveaux médias aident à diffuser. Face à la culture de masse et à la mondialisation des formes culturelles, face au paradoxe du xxie siècle qui consiste à préserver tout en ouvrant les cultures, les communautés ont l’obligation de remodeler leurs contenus patrimoniaux, de réévaluer leurs potentialités pour conserver les valeurs qui fondent leur identité. Au lieu de figer leurs traditions ou différences, elles doivent s’ouvrir aux métissages et aux exigences de la vie sociale actuelle. À cet effet, Serge Schmitz (pp. 55-64) établit le rapport entre inscription territoriale et esprit du lieu pour explorer la géographie culturelle de la distribution territoriale du PCI. Il examine l’importance de « l’esprit du lieu » et « l’appropriation du paysage » (p. 37) qui est une face visible de l’organisation des sociétés, car seuls le classement et la division permettent d’identifier les lieux, par leur aspect visuel, les personnes qui y vivent, les fonctions qu’on leur attribue et les événements historiques et mythiques dont ils ont été la scène.
4Dans la troisième partie, « Transmission et reproduction », Françoise Lempereur (pp. 68-78) traite des enjeux et caractères de la transmission intergénérationnelle du PCI parmi lesquels la mémoire, la mémoire collective et ses acteurs, car « la mémoire individuelle n’est active qu’à travers et grâce à la collectivité » (p. 76). La mémoire en tant que retour sur le passé, action et réaction, mais aussi l’oralité et la gestualité font évoluer les contenus patrimoniaux. Sont aussi abordés trois sources constantes de variabilité perçues à travers la transmission des récits, chants, épopées lyriques… à savoir les dispositions psychiques et physiologiques des interprètes (variations individuelles), le contexte social et les circonstances d’exécution (p. 83) et les facteurs qui opèrent suivant des critères fonctionnels, esthétiques et anthropologiques. Sont enfin abordées les altérations de la transmission et dans l’invention de la tradition, les manipulations commerciales et idéologiques, la distanciation, la folklorisation, avec la mise en scène du patrimoine. Enfin, Marc-Emmanuel Melon (pp. 97-117) analyse la reproduction technique du PCI à l’ère du numérique comme outil pouvant transformer les patrimoines en archives photographiques et cinématographiques, empêchant la disparition du PCI et jouant un rôle identitaire essentiel répondant à cet éternel besoin qu’ont les hommes de savoir d’où ils viennent, où ils vivent et ce qui les relie au passé.
5La quatrième partie s’intéresse à la médiation, au musée et aux outils méthodologiques. Françoise Lempereur et Marc-Emmanuel Melon (pp. 119-134) y étudient la fonction de passeurs de mémoire ou collecteurs-archivistes, explorent les activités d’inventaire, d’enquête, d’enregistrement, de conservation, de préservation, de protection et de promotion du PCI. André Gob et Jean-Louis Postula (pp. 135-144) analysent la relation qui lie musée et PCI, révélant la diversité des missions qui vont de la collecte à la transmission de la matière vivante de l’humanité largement ancrée dans le présent à des fins d’éducation et de délectation. Noémie Drouguet (pp. 145-156) aborde le musée comme outil de médiation et la patrimonialisation et la muséalisation du matériel comme facteurs qui revitalisent les pratiques, représentations, expressions et manifestations vivantes du PCI continuellement recréé ; et ce, pour rendre compte de la mémoire individuelle et collective des peuples. Marie-Aline Angillis (pp. 157-171) révèle les place et fonction muséales du récit de vie selon lesquelles mettre ou se mettre en récit, penser ou se penser, raconter ou se raconter répondent à un besoin de reconnaissance sociale. Et, au cœur du musée, les objets disposés selon une cartographie thématique (Serge Schmitz, pp. 173-184) dévoilent des distributions et localisations spatiales bien structurées. Anne-Sophie Collard (pp. 185-193) conclut que l’enjeu pour les communautés est de s’inscrire dans les PCI, de s’impliquer dans le processus participatif d’identification et de reconnaissance pour en assurer la transmission. Et, au-delà de sa conservation classique, le PCI, numérisé en productions médiatiques, accède aux enjeux de la communication transmédia.
6Dans la cinquième partie consacrée à la valorisation du PCI, Julie Masset (pp. 197-213) explique la relation complexe entre ce dernier et le tourisme, présentant les contours du tourisme culturel, la relation qui lie le tourisme et le patrimoine, la concurrence accrue des pays émergents qui suscite la mobilisation du Mouvement ressources et compétences pour sauver les spécificités et authenticité des destinations touristiques. Philippe Lheureux (pp. 215-224) développe les divers composants de la visite guidée : le visiteur, le médiateur, le guide touristique, médiateur du PCI. Enfin, La directrice de l’ouvrage (pp. 225-228) fait la promotion des produits du terroir à travers les pratiques patrimoniales locales qui réinventent les traditions des communautés.
7Dans la partie finale, « Politiques de sauvegarde du PCI », Françoise Lempereur (pp. 231-245) explique le rôle de l’Unesco et de sa Convention de 2003 pour la sauvegarde du PCI dont l’aboutissement est la proclamation de chefs-d’œuvre ou « trésors humains vivants » portant sur la langue, la communauté et le respect des droits de l’homme en matière de PCI. Elle compare les principales conventions de l’Unesco sur la culture afin de mettre en exergue la valeur universelle exceptionnelle par rapport aux enjeux de protection et d’authenticité. Elle présente la teneur de la convention axée sur les quatre buts cités dans son premier article : « sauvegarder le PCI ; respecter le PCI des communautés ;[…] sensibiliser aux niveaux local, national et international, à l’importance du PCI et de son appréciation mutuelle ; encourager la coopération et l’assistance internationales » (p. 243). Pour sa part, Marc Jacobs (pp. 247-258) explore la relation qui existe entre patrimoine et éthique, précise les contours des plateformes, codes, instruments et aspirations, et présente la démarche pour décoder un outil PCI ainsi que les principes éthiques pour sa sauvegarde. Puis, François Desseilles (pp. 259-268) développe sa législation, sa jurisprudence et sa doctrine tandis que Françoise Lempereur (pp. 259-268) présente les inventaires, indique la démarche d’inscription sur une liste ou dans les registres et oriente la pratique des procédures.
8En dernier ressort, les politiques de sauvegarde du PCI élaborées à l’aune de la convention à laquelle ont été ajoutés des principes éthiques en 2016 sont mises à l’épreuve dans quelques pays d’Afrique francophone (Ahmed Skounti, pp. 293-297), en France (Séverine Cachat, pp. 299-303), au Québec (Laurier Turgeon, pp. 299-316), en Suisse (Florence Graezer-Bideau, Ellen Hertz, pp. 317-328), en Flandre (Marc Jacobs, pp. 329-316).
9Au total, ce livre est un chef-d’œuvre, une encyclopédie du PCI par son caractère dense, éclectique et exhaustif, par la multiplicité et la variété des contributions et illustrations. La notion de PCI est abordée selon tous ses contours et détails, est saisie dans toute sa genèse et ses aspérités, ce qui confirme la place essentielle de l’Unesco et de sa convention de 2003 dans la structuration de ce champ vaste et complexe. Pourtant, l’épistémologie de la sauvegarde dont François Lempereur est ici la maitresse d’œuvre n’évacue pas le caractère fuyant et insaisissable de « l’immatériel » qui jouxte si bien le terme patrimoine qui, lui, réfère d’emblée au matériel. Néanmoins, l’installation des musées, de la muséologie et l’appropriation par les communautés des représentations qui fondent leurs histoires et leurs âmes rendent le PCI, en tant qu’héritage intangible, moins discutable. Il faut toutefois noter que le caractère mouvant de la culture implique de facto le dilemme que vivent les communautés, à savoir la nécessité de choisir de privilégier la culture populaire et traditionnelle, souvent considérée comme sous-culture parce que constituée du folklore ou de pratiques transmises par l’oralité et le geste, ou celles des élites, caractérisées par le modernisme et les habitudes de consommation transmises de façon institutionnelle par les textes. En définitive, même si la sauvegarde patrimoniale est de nos jours mise à mal par la dictature de la rentabilité, de l’efficacité et de la standardisation, l’essentiel pour le peuple est de conserver ses traits distinctifs sans les sacraliser, et d’être prêt à les ouvrir sur le monde. Ainsi la convention de sauvegarde de l’Unesco aide-t-elle les communautés à relever ce défi de la conservation de leur identité et de sa transmission de générations en générations.