Couverture de QDC_032

Article de revue

‪Mettre en valeur(s) le monde social‪

Pages 167 à 194

Notes

  • [1]
    Afin de commenter ce projet, nous nous appuierons essentiellement sur Des Valeurs. Une approche sociologique (2017a), le condensé en dix points présentés dans la 31e livraison de Questions de communication (Heinich, 2017b) ne reflétant pas, à notre sens, la subtilité et la richesse des réflexions et explorations qui jalonnent l’ensemble du livre.
  • [2]
    Tout au long du texte, les guillemets du type « » renvoient à des citations alors que les guillemets du type “ ” renvoient à des expressions personnelles, métaphoriques ou imagées, et ont le statut de ce que les anglo-saxons appellent des « scare quotes ».
  • [3]
    F. Malbois, P. Gonzalez et L. Kaufmann (2014-2017) « À l’épreuve du scandale. Figures de la singularité et régimes de visibilité dans l’espace public contemporain », projet financé par le Fonds national de la recherche scientifique suisse.
  • [4]
    ‪« ‪‪“I’m not putting anybody on a moral plane,” Trump answered. Indeed he wasn’t. And if you can’t put anybody on a moral plane, you can’t put yourself on Air Force One ‪‪» ‪‪[« “Je ne place personne sur un plan moral” répondit Trump. ‪De fait, il n’était pas en train de le faire. Et si vous ne pouvez pas placer quelqu’un sur un plan moral, vous ne pouvez pas prendre place à bord d’Air Force One ».] (Frank Bruni, « The Week When President Trump Resigned », The New York Times, 18/08/2017). Nous renvoyons ici aux multiples articles de journaux et commentaires qui ont réagi de manière remarquablement convergente au silence moral de D. Trump.
  • [5]
    ‪Sur cette notion d’architectonique, reprise d’Aristote, voir V. Descombes‪ (1994).
  • [6]
    Sur cette notion de mode majeur, qu’il oppose au mode mineur, voir A. Piette (1998).
  • [7]
    Comme le suggèrent Julien A. Deonna et Fabrice Teroni (2009), chaque valeur abstraite peut s’instancier dans une multitude d’objets particuliers qu’elle permet d’unifier sous une même propriété axiologique : la peur du lion, celle de l’examen ou encore celle d’un agresseur est un même type d’émotion car elles partagent en commun la saisie d’une même propriété axiologique, celle du danger.
  • [8]
    Nous nous inspirons ici des notions des « morales maximales » et « minimales » évoquées par R. Ogien (2007).
  • [9]
    Comme le montre James Blair (2005), les psychopathes ne disposent pas des mécanismes émotionnels de base que sont « l’aversion intuitive à la douleur d’autrui » et « l’inhibition de la violence ». Un tel déficit les conduit à concevoir les valeurs et règles morales, y compris l’interdiction d’infliger des souffrances à autrui, comme étant d’ordre purement conventionnel et donc contingent.
  • [10]
    La notion de « prise », développée par F. Chateauraynaud et inspirée de la notion d’affordance de J. Gibson, rend attentif aux « plis » inscrits dans la matérialité même de l’objet et à leur contrepartie cognitive, les « repères ». C’est ce que rappelle N. Heinich : « La prise permet de faire la relation entre les repères et les plis » (Heinich, 2017a : 82).
  • [11]
    Il faut signaler ici que l’hypothèse d’une forme d’axiologie universelle ne menace pas la particularité sociale et culturelle de ses instanciations. Au contraire, une telle hypothèse permet de souligner le travail collectif, social, culturel et politique, qui est nécessaire pour redoubler, amplifier, contrecarrer ou simplement transformer les évaluations axiologiques intuitives.
  • [12]
    La sociologue cite ici les propos d’Artur Danto, bien que la perspective adoptée relève plutôt d’une démarche post-wittgensteinienne dont Peter Winch s’est fait le champion à propos des sciences sociales : il faudrait délaisser toute spéculation ontologique au profit d’une description de l’épistémologie des acteurs et de la façon dont ils composent leurs mondes sociaux, notamment au travers de leurs pratiques discursives. De fait, A. Danto a construit sa philosophie de l’art contre le mainstream que constituait l’approche wittgensteinienne dans la philosophie nord-américaine des années 1960-1980. Voir I. Thomas-Fogiel (2016).
  • [13]
    Voir notamment la critique proposée par P. Gonzalez et F. Malbois (2013).
  • [14]
    La manière dont A. Berrendonner décrit le rôle du grammairien résonne avec le rôle du sociologue : Ainsi, « “le bon usage” ne se contente pas de décharger le grammairien de la prescription ; il a aussi pour fonction d’être offert au destinataire comme une sorte de miroir idéal, dans lequel celui-ci est disposé à reconnaître son propre modèle, ses jugements de valeur, ses maximes de comportement » (1982 : 43-44).

1Replacer la question des valeurs au cœur des sciences sociales, voilà le beau projet que propose la sociologue Nathalie Heinich dont les nombreuses contributions, originales et stimulantes, ont marqué la sociologie de l’art et la théorie sociologique des dernières décennies [1]. Pour mener à bien un tel projet, dit l’auteure, il faut éviter de cloisonner la question des valeurs : celle-ci n’est aucunement réductible à la mesure économique du « juste prix », aux intérêts idéologiques des dominants, au sacré de la morale ou de la religion ou encore à une pensée politique conservatrice. Ni faits de nature, ni phénomènes transcendants, les valeurs doivent échapper au monopole tutélaire du réalisme économique et de l’idéalisme moral ; elles doivent être décloisonnées. Car les orientations axiologiques ne relèvent pas d’un domaine ou d’un registre particulier du monde qui nous entoure ; elles pénètrent de part en part notre vie cognitive et sociale – à l’exception peut-être, on y reviendra, de celle du sociologue qui pratique la « neutralité axiologique » telle que la définit Nathalie Heinich.

2Pour rendre compte de la pluralité de cet enjeu, trop longtemps délaissé par les théories sociologiques, Nathalie Heinich propose une sociologie pragmatique, attentive à la manière dynamique, située et plurielle dont les acteurs attribuent de la valeur à un objet. Au lieu de rompre avec les procédures ordinaires, comme le prônent les partisans de la rupture épistémologique, l’enquête scientifique « neutre » que préconise Des valeurs est de nature descriptive et compréhensive : son rôle consiste à décrire les processus axiologiques endogènes qui permettent aux acteurs de naviguer dans le monde social. Cette enquête, attentive aux compétences critiques des acteurs, vise donc à « [é]tudier la relation que les acteurs entretiennent avec les valeurs, à partir de leurs pratiques de l’évaluation » (Heinich, 2017a : 21). Pour décrire au plus près ces compétences et reconstruire les « grammaires axiologiques » qui organisent notre rapport aux valeurs, le sociologue dispose de trois entrées analytiques : les sujets évaluateurs et leur « équipement axiologique », les objets évalués (i.e., choses, personnes, actions ou états du monde) et les « prises » que ces mêmes objets offrent à l’évaluation, et enfin la situation d’évaluation et les « contraintes normatives » qui la caractérisent.

3Dans les pages qui suivent, nous avons choisi de laisser de côté certains points d’achoppement qui semblent problématiques dans Des Valeurs, notamment l’articulation entre structuralisme, interactionnisme et constructivisme, fait et valeur, objectivité et subjectivité, ainsi que la typologie des régimes axiologiques proposée. Nous avons préféré nous arrêter sur les points forts de l’enquête sur les valeurs que propose Nathalie Heinich, ainsi que sur les enjeux essentiels qu’ils soulèvent. Nous développerons en particulier la distinction entre normes et valeurs et le pari inductif de la sociologie axiologique (partie I), la façon dont les valeurs publiques sont susceptibles d’engager émotionnellement les acteurs (partie II), la spécificité des valeurs morales et des personnes comme « objets de valuation » (partie III) et, finalement, les ambiguïtés inhérentes à la reconstruction d’une « grammaire axiologique » et d’une posture de « neutralité axiologique » (partie IV).

Pour une sociologie axiologique

Des normes et des valeurs

4L’un des apports précieux que suggère Nathalie Heinich tient à la distinction trop souvent occultée entre normes et valeurs. Une valeur, dit-elle, est « à large spectre, temporel autant que spatial : elle implique à la fois le long terme et l’universalité, en tout cas présumée » (Heinich, 2017a : 205). En tant que telle, la valeur est soustraite à l’ordre de la volonté : la validité ou l’obsolescence de la « valeur de décence », par exemple, ne peuvent être établies par des actions à court terme ; elles reposent sur « des processus longs, diffus et collectifs ». Les normes entretiennent avec l’action qu’elles ordonnent un lien prescriptif qui s’exprime sur le mode déontique des obligations, permissions et interdits. Les valeurs, en revanche, nouent avec l’action un lien plus distendu : celui de la justification, de l’orientation ou de la fondation qui rend telle norme (in)désirable. Les valeurs, pour reprendre une expression de Hannah Arendt (1952), « autorisent » et « augmentent » les normes et les actions que celles-ci régulent. La dissociation entre norme et valeur reste pertinente même s’il n’y a pas de norme sans valeur (e.g., la norme conventionnelle du feu rouge est sous-tendue par la valeur de sécurité) et même si certaines valeurs impliquent des obligations (e.g., « tu ne tueras point »). Car il reste de nombreuses valeurs qui n’ont pas force de norme, comme celle de la beauté d’un paysage ou d’une œuvre d’art.

5C’est précisément parce que la valeur oriente le comportement sans le déterminer qu’il est absurde de lui reprocher son ineffectivité. Comme le rappelle Nathalie Heinich, la valeur ne répond pas au critère de l’efficacité et ne peut être disqualifiée par l’absence de sa mise en œuvre, ce qui rend invalide des énoncés du type « l’égalité, ça n’existe pas ». Bien des valeurs démocratiques, tels l’intérêt général ou l’usage public de la raison, se voient accusées de dissimuler la réalité des intérêts particuliers et de servir à exclure les catégories sociales (femmes, prolétaires, etc.) qui ne maîtriseraient pas l’abstraction ou la généralité nécessaires à la délibération publique (Kaufmann, 2003). Mais les valeurs ne dégénèrent en idéologie, mensonge ou mystification, que lorsqu’elles prétendent être pleinement réalisées. La tension entre l’idéal axiologique et la réalité empirique, lorsqu’elle est maintenue, rend cet idéal mobilisateur parce qu’inachevé. La prétention à l’universalité des valeurs les rendant valides, en principe, pour n’importe qui, elles permettent à tout un chacun de se retourner contre leur instrumentalisation stratégique et de lutter pour réaliser l’idéal qu’elles déploient.

6La lecture de Des valeurs invite ainsi le sociologue à délaisser la dyade conceptuelle « normes-régularités » pour adopter la triade conceptuelle « normes-régularités-valeurs » implicite dans l’argument de Nathalie Heinich. À la différence des normes, qui sont établies et renforcées par des sanctions négatives ou positives et possèdent une dimension de contrainte et d’extériorité dont le commandement est l’expression la plus pure (e.g., « tu dois »), contrairement aux régularités, qui répondent à une logique de répétition et de conformité (e.g., « l’usage veut que »), les valeurs orientent les comportements sans les contraindre. Pour comprendre de quelle manière les valeurs peuvent orienter les comportements, encore faut-il distinguer leurs différentes déclinaisons. Les « biens » auxquels une valeur est conférée (valeur-objet, telle une œuvre d’art) doivent être soigneusement différenciés des « principes » qui leur attribuent de la valeur (valeur-principe, telle la beauté) mais aussi de la « grandeur » par le biais de laquelle cette valeur-principe se manifeste (valeur-grandeur, tel le prix).

Un pari inductif

7D’un point de vue méthodologique, le « relativisme descriptif » qu’adopte Nathalie Heinich se veut résolument inductif : partant des paroles, des interprétations et des pratiques ordinaires, il s’agit de déplier les valeurs implicites qui les sous-tendent et d’effectuer avec parcimonie les montées en généralité qu’elles permettent sans procéder à un saut argumentatif. Cette enquête inférentielle vise à reconstituer, depuis leur point de vue, les valeurs qui motivent les acteurs, car ce sont leurs opérations de qualification et d’évaluation qui rendent leurs mondes intelligibles et les rendent, surtout, dignes d’être “habités” [2]. Pour répondre aux exigences descriptives propres à un tel pari inductif, Nathalie Heinich privilégie les désaccords, les controverses, les scandales et les procès qui surgissent lorsque les acteurs misent sur des valeurs, des grammaires ou des biens différents, voire incompatibles. En effet, comme l’ont montré la théorie de l’acteur-réseau proposée par Michel Callon et Bruno Latour ou la sociologie pragmatique initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, les disputes et controverses constituent pour le chercheur des « sites d’observation éclairants », des perspicuous settings (Garfinkel, 2002). Elles soumettent les acteurs à une « épreuve de justification » qui les force à expliciter leurs raisons d’agir, notamment axiologiques, et les entraîne dans un travail de « montée en généralité » qui vise à trouver les repères de plus haut niveau susceptibles de fonder un nouvel accord (Breviglieri, Lafaye, Trom, 2009). La controverse force à l’explicitation mutuelle des principes implicites, généralement devant un public tiers, et conduit au « déconfinement » des enjeux locaux qui ont suscité le différend (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). En faisant basculer les acteurs dans l’ordre exigeant de la justification, ce déconfinement met fin à l’incorporation tacite des valeurs dans les normes.

8C’est le « niveau de publicité élevé » des controverses qui indique au chercheur qu’il n’a pas affaire à « des dissensions simplement subjectives mais à des tensions objectives entre des cadres représentationnels qui relèvent bien d’une culture commune, d’un équipement axiologique collectif » (Heinich, 2017a : 305). De tels désaccords sont plus profonds et irréductibles que les conflits internes à un seul et même registre, ces derniers conduisant, par exemple, à disputer la place d’un objet dans une hiérarchie esthétique qui n’est pas contestée en tant que telle. Pour tenter de résoudre ces « désaccords profonds », les personnes doivent s’extraire de la situation d’infélicité dans laquelle elles sont immergées et mettre leurs valeurs et leurs principes à l’épreuve de l’argumentation et de la justification mutuelles. Qu’une telle épreuve se déroule sur la scène qui régule un domaine d’activité (un litige entre experts) ou sur la macro-scène que déploient les médias (un scandale), elle mobilise les « valeurs publiques » qui sont jugées dignes d’être exprimées en public, non les « valeurs privées » qui mobilisent effectivement les individus. Ainsi, la valeur de la beauté, bien qu’elle soit présente dans les évaluations « privées », effectives, des personnes (notamment dans les mondes du travail, de l’art ou de la politique), contredit trop l’ordre du mérite démocratique pour pouvoir apparaître dans les discours publics. Comme le rappelle Des valeurs, même un contexte d’entretien ou un sondage d’opinion revêt une dimension suffisamment publique pour inciter les acteurs à « convoquer » les valeurs de référence qu’ils jugent légitimes et court-circuiter les valeurs privées qui ont orienté leurs conduites, souvent d’ailleurs à leur insu.

9Les valeurs publiques qu’affichent les personnes ont donc bien, comme le suggère Nathalie Heinich, le statut de raisons d’agir. Le motif effectif d’une action, tel le sentiment de jalousie qui a poussé un mari à tuer sa femme, rend intelligible son comportement sans pour autant le justifier (Winch, 1958). Par contraste, les raisons d’agir, y compris axiologiques, ont un statut évaluateur et justificateur qui leur permet d’être comprises et, simultanément, agréées par autrui. Seules les valeurs qui font partie « des standards acceptés du comportement raisonnable dans sa société » et accompagnent conventionnellement des types d’action peuvent être validées comme de véritables raisons d’agir (Mills, 1940 ; Kaufmann, 1999). Les « préférences publiquement admises » ne relèvent donc pas d’une « propension au mensonge », souligne Nathalie Heinich (2017a : 217), mais d’une « conscience partagée du degré d’acceptabilité des choix axiologiques ».

10La distinction entre valeurs publiques et valeurs privées suggère ainsi un modèle dual du jugement. Suivant Margaret Gilbert (1989), on peut en effet distinguer les croyances et les jugements effectués en We-mode et en I-mode : le jugement « en Nous » que l’individu accepte d’endosser en tant que membre d’une communauté donnée peut tout à fait différer du jugement « en Je » que le même individu, en tant que personne privée, est susceptible d’entretenir en son for intérieur. Une personne peut tout à fait soutenir le jugement public selon lequel la libre circulation des travailleurs est un excellent principe de base de la construction européenne sans pour autant y adhérer en son for intérieur. Un tel jugement « positionnel » permet aux individus de reprendre à leur compte les représentations publiques, officielles, unitaires et potentiellement dépersonnalisantes de leur groupe d’appartenance, tout en gardant la possibilité de basculer dans un mode de croyance privé et privatif (R. Tuomela, M. Tuomela, 2003).

Les valeurs publiques : entre engagement et dégagement

11De prime abord, une sociologie des valeurs centrée sur les valeurs publiques auxquelles les membres d’une communauté se sentent obligés de se référer ou qu’ils sont prêts à endosser en public prête le flanc à des critiques d’ordre méthodologique aussi bien qu’épistémologique. Axée sur la description des valeurs publiques, une telle sociologie risque d’avoir uniquement accès aux valeurs “vitrines” qui suscitent un accord de surface, certes, mais restent lettre morte. À notre sens, une telle critique peut être réfutée par deux types d’arguments, qui pourraient soutenir et compléter utilement la démarche pragmatique que propose Des valeurs. Ces deux arguments, que nous nous apprêtons à discuter, portent l’un sur le poids normatif des valeurs publiques, l’autre sur leur composante émotionnelle.

Le poids normatif des valeurs publiques

12La seule manière de contrer les critiques qui reprocheraient à la sociologie axiologique de ne capturer que des valeurs superficielles et inopérantes est de montrer que les valeurs publiques ne relèvent pas, contrairement à ce que suggère Nathalie Heinich (2017a : 219) dans un moment d’égarement, de « ce qu’on appelle, dans le contexte politique, la “langue de bois” ». Rapporter les valeurs publiques à la « langue de bois » reviendrait à les considérer comme des purs épiphénomènes, des formules convenues, figées et incantatoires, qui ne veulent rien dire et surtout qui n’engagent personne. Or, même si l’on prend soin de dissocier, avec Nathalie Heinich, normes et valeurs, l’on ne peut refuser aux valeurs publiques un poids normatif et engageant : véritable “boussole” axiologique, elles indiquent les valeurs que l’individu, en tant que membre d’une communauté, est censé invoquer ou mettre en œuvre dans une situation donnée. Autrement dit, la désintrication théorique et analytique des valeurs et des normes, bien que nécessaire, ne doit pas occulter leur réconciliation empirique : nombre de valeurs publiques possèdent des dimensions à la fois déontiques et axiologiques.

13Ces entités hybrides, qu’elles soient appelées “valeurs normatives” ou “normes axiologiques”, c’est selon, n’ont rien d’un oxymoron : leur hybridation relève de ce que l’on pourrait appeler les méta-valeurs, c’est-à-dire les valeurs principielles qui définissent l’armature de référence d’un domaine d’activité et caractérisent sa politique publique. Ces méta-valeurs peuvent être régionales et constituer le centre de gravité des différentes sphères, par exemple la “vérité” pour la sphère scientifique ou l’“intérêt général” pour la sphère politique. Mais elles peuvent aussi être transversales et définir l’armature de l’espace public, ressaisi ici comme une scène de visibilité de niveau supérieur au sein de laquelle les différentes sphères, indexées sur des types d’activités et des valeurs situées, se réfléchissent, au double sens de « représenter » et de « discuter » [3]. De nature hybride, ces méta-valeurs sont le lieu où se rejoignent le devoir-être normatif et le désirable idéal, indiquant aux acteurs les pôles axiologiques sur lesquels ils doivent miser s’ils souhaitent participer aux jeux sociaux et politiques de leur temps.

14C’est bien la réitération publique de ces pôles axiologiques qui est attendue des grands responsables politiques lors des événements qui mettent à l’épreuve la communauté et la contraignent à prendre position par rapport à ce qui compte pour elle. L’indignation suscitée par le silence du président Donald Trump après les violences commises par des manifestants nazis à Charlottesville en août 2017 est à cet égard révélatrice. En refusant de singulariser les violences néonazies, Donald Trump a manqué au « devoir cardinal de la fonction présidentielle », celui de jouer le rôle d’autorité et d’arbitre moral, apte à rappeler les frontières publiques du tolérable et de l’intolérable, du digne et de l’indigne [4]. Centre de gravité moral et politique de l’espace public, l’autorité présidentielle est censée réitérer les méta-valeurs qui rassemblent, par-delà les désaccords situés qui la traversent, l’ensemble de la communauté. Ces méta-valeurs, potentiellement omnipertinentes, occupent le rang le plus élevé de l’architecture des biens et valeurs qui structure et engage la communauté. Instaurant les limites de l’acceptable et du valorisable au sein de l’espace public, elles se situent au sommet de l’architectonique politique qui impose un ordre de subordination aux différentes sphères axiologiques et aux multiples activités qui les caractérisent [5]. C’est dire si les « hiérarchies axiologiques » (2017a : 218) que l’individu reconduit publiquement, témoignant ainsi de son appartenance à la communauté, sont essentielles.

15Une fois reconnu le poids normatif des valeurs publiques, l’écart qui les sépare des valeurs privées diminue nécessairement. En effet, du point de vue psychologique, les dissonances cognitives engendrées par la dissociation entre croyances privées et publiques sont difficiles à tenir, ce qui fait que les individus tendent à s’approprier et à investir personnellement les positions qu’ils doivent publiquement endosser (Festinger, 1957). L’on peut par ailleurs imaginer que les « dissonances axiologiques » dont parle Nathalie Heinich, lorsqu’elles surgissent au sein d’une seule et même conscience, fassent l’objet d’un travail d’harmonisation intérieure. Après tout, ce travail est au cœur du processus de socialisation qui transforme une valeur publique en une véritable raison d’agir, un idéal social et politique en une vertu personnelle. Un tel travail est en grande partie émotionnel. C’est du moins l’hypothèse que nous allons présenter et qui permet de réfuter la critique selon laquelle la sociologie axiologique se contenterait de cartographier les méta-valeurs qui hiérarchisent les biens publics, sans pour autant “in-former” l’expérience et l’action individuelles.

Ces valeurs qui nous (é)meuvent

16L’on pourrait arguer que la description des valeurs publiques, si elle donne accès à l’armature politique des valeurs qui, idéalement, devraient guider les décisions et les conduites, n’est pas encore suffisante. Une telle description ne permet pas encore d’accéder aux « valeurs qui, de fait, guident nos attachements » (Heinich, 2017a : 219). Comment, méthodologiquement parlant, rendre compte des valeurs privées qui orientent effectivement les conduites et décisions individuelles sans être pour autant réfléchies ou dicibles ? La piste esquissée par Des valeurs mérite d’être poursuivie : les valeurs auxquelles les individus sont attachés peuvent être repérées grâce au haut degré d’engagement émotionnel qu’elles suscitent et qui se manifeste tout particulièrement sous le mode de l’indignation. Comme le rappelle Nathalie Heinich à la suite de Pierre Livet (2002), l’indignation possède une forte tendance à la publicisation et à la montée en généralité, car les valeurs qui l’animent sont d’emblée partageables, sinon partagées. Qu’elle soit provoquée par des œuvres d’art jugées transgressives (Heinich, 2014) ou engendrée par des scandales politiques (Malbois, Gonzalez, Kaufmann, 2014), l’indignation partagée dessine les contours d’une communauté morale dont l’arrière-plan axiologique, ainsi mis à l’épreuve, est sommé de comparaître sur la scène publique. Les émotions sont donc essentielles, car elles officient comme des « révélateurs de valeurs », en particulier lors de crises ou de conflits entre différents registres axiologiques, comme lorsque s’entrechoquent l’économique et le domestique ou encore l’artistique et le politique (Heinich, 2017a : 285). L’on pourrait cependant faire un pas de plus et arguer que les émotions ne révèlent pas seulement les valeurs auxquelles nous sommes attachés mais qu’elles sont le processus nécessaire à leur saisie, le moyen d’y parvenir et de les entretenir. C’est ce lien intime entre émotions et valeurs qui permet, selon nous, de repérer les valeurs qui meuvent et émeuvent les acteurs, les engageant par là même en « mode majeur » [6].

17Afin de préciser le lien qui relie émotions et valeurs, rappelons les trois types de propriétés qui caractérisent les émotions (Deonna, Teroni, 2009). D’une part, les émotions sont ressenties, et possèdent donc une phénoménologie. D’autre part, elles sont pourvues d’une intentionnalité, car elles sont dirigées sur des objets et sont « à-propos » d’autre chose qu’elles-mêmes. Enfin, les émotions répondent à des standards épistémologiques de correction et de justification. Quelle est la nature de ce lien intentionnel et quels sont les objets sur lesquels portent les émotions ? Pour certains théoriciens des émotions, ce lien est de type perceptif, et les objets sur lesquels portent les émotions sont des valeurs (Tappolet, 2000 ; Deonna, Teroni, 2009). Les émotions sont des perceptions de valeurs qui se manifestent sous le mode holistique et préréflexif d’un « voir comme » : je vois ce lion comme dangereux et donc j’en ai peur, ou, à un autre niveau, je vois cette conduite comme cruelle et donc je suis indigné. Plus directement encore, je perçois la « dangerosité » de ce lion ou la « cruauté » de cette conduite, c’est-à-dire la « valeur abstraite » qu’un « objet concret », en l’occurrence ce lion ou cette conduite en particulier, instancie dans le monde [7]. Bien entendu, l’analogie entre émotion et perception n’est que partielle : contrairement à la pure perception, qui exige que l’objet soit présent hic et nunc, l’on peut en effet ressentir une émotion par rapport à un événement passé, futur, possible, des êtres absents ou des situations imaginaires (Tappolet, 2000). Par ailleurs, l’émotion, même si elle est, pour l’individu, un moyen sensoriel de rassembler l’information à propos de son environnement, dépend – bien plus que la perception – de ses croyances, désirs, attentes et conceptions.

18Appréhender les émotions comme des perceptions de valeur plutôt que comme des jugements de valeur permet de reconnaître aux créatures incapables d’évaluation au sens réflexif et élaboré du terme, tels les animaux et les jeunes enfants, la capacité de percevoir des valeurs. Ainsi, les réactions viscérales à certains stimulis, tel le dégoût, sont des attitudes évaluatives bien que spontanées et instinctives, des « gut feelings » en grande partie automatiques et inconscients qui ne sont pas articulés ou contaminés par le langage (Prinz, 2006). Bien que les émotions soient de l’ordre de la perception plutôt que de l’ordre du jugement, elles ne sont pas pour autant privées de toute dimension cognitive. Au contraire, elles sont porteuses des informations sur le monde extérieur et satisfont, en tant que telles, à des critères de correction et de justification. Comme le souligne Christine Tappolet (2000), il faut voir le chien qui accourt pour ressentir de la peur, ou encore croire que quelqu’un vous a insulté pour éprouver de la colère. Cette composante cognitive ne relève pas de la compréhension intellectuelle, encore moins d’une interprétation de type herméneutique, mais elle rend malgré tout possible une méta-évaluation des émotions comme étant (in)appropriées aux « faits axiologiques » qu’elles saisissent.

19Parmi ces faits axiologiques, on y reviendra, certains sont naturels, tels la dangerosité du lion, le dégoûtant des sécrétions corporelles ou l’irrecevabilité d’une violence infligée à un faible ; d’autres sont culturellement définis, telle la beauté d’une œuvre d’art. Mais, dans les deux cas, l’existence de faits axiologiques soumet les émotions à des critères et des contraintes épistémiques qui rendent possible de les juger comme étant appropriées ou inappropriées, justifiées ou injustifiées. Ainsi, l’émotion d’un adulte qui pleure parce qu’il serait privé de bonbons sera probablement considérée comme inappropriée en regard du fait axiologique concerné, à savoir la perte des bonbons (Bedford, 1986). Cette émotion ne serait d’ailleurs pas seulement considérée comme injustifiée ou inconvenante ; elle risque de paraître inintelligible, voire pathologique. Autrement dit, l’émotion doit correspondre au fait axiologique qu’elle prétend saisir.

20Grâce à cette « condition épistémique », les émotions peuvent être considérées comme des raisons d’agir qui doivent satisfaire, en tant que telles, les standards impersonnels du comportement raisonnable en vigueur dans une communauté. Une telle conception des émotions revêt un double intérêt pour une théorie des valeurs. D’une part, elle reconnaît une forme de rationalité aux émotions, qui peuvent être évaluées comme étant justifiées ou au contraire inadaptées, y compris par des tierces parties. Une personne peut par exemple se voir reprocher par des témoins de la scène de « sur-réagir » à une remarque qui lui a été adressée non en raison « de ce qui est le cas » sur le plan de l’évaluation (what is evaluatively the case) mais en raison de sa propre mauvaise humeur (Deonna, 2006). Autrui possède donc un pouvoir d’adjudication, d’arbitrage par rapport à ce qui appartient ou non à la catégorie justifiée de mes « inputs » affectifs (Kaufmann, 1999). D’autre part, la dimension justifiable dont les émotions doivent faire preuve introduit, parmi les critères de correction, les normes sociales qui indiquent « l’émotion qui convient » à telle ou telle situation (deuils, fêtes, etc.). Ces normes sociales peuvent réguler uniquement « l’expression émotionnelle » et en rester au niveau dramaturgique des valeurs publiques et de la manifestation « obligatoire » des sentiments appropriés aux différentes situations sociales (Mauss, 1921). Mais les normes sociales qui indiquent ce qu’il est « justifié » de ressentir par rapport à une valeur et à l’événement qui l’instancie peuvent aussi reconfigurer l’expérience émotionnelle en tant que telle. Tout comme les acteurs travaillent à réduire la dissonance axiologique entre valeurs privées et valeurs publiques, ils travaillent à réduire la dissonance entre les « règles émotionnelles » et le ressenti effectif (Hochschild, 1979).

L’observation publique des engagements axiologiques

21Ces réflexions sur les émotions sont à même, nous semble-t-il, de faire le pont entre la position « objectualiste » et la position « expérientialiste » qu’évoque Nathalie Heinich. Appréhendées sous une telle perspective, en effet, les émotions font bien plus que révéler les valeurs ; elles sont le processus même de leur appréhension : la peur est la perception du danger, la colère d’un manque de respect, l’indignation de l’injuste, etc. Ce modèle perceptuel et émotionnel des valeurs a une autre conséquence : il permet de distinguer, dans le répertoire des valeurs-principes dont parle Nathalie Heinich, les valeurs qui sont « détectées » par les émotions et qui sont liées, par là même, à l’action. Les émotions incorporent des « tendances à l’action », ce qui fait que percevoir une valeur par le biais des émotions revient à faire l’expérience de son environnement comme un appel à l’action (Frijda, 1986 ; Deonna, Teroni, 2009). Les émotions peuvent même être considérées comme la contrepartie interne à l’action à laquelle elles devraient en principe donner lieu : fuir (la peur), protester (l’indignation), revendiquer (l’humiliation), détruire (la colère), repousser (le dégoût), parader (la fierté), etc. (Frijda, 1986). Ainsi liée à l’ordre pratique de l’action, la perception des valeurs via les émotions appelle, de la part du sujet qui les entretient, un engagement majeur.

22En mettant en évidence le lien intime qui relie émotion, valeur et action, nous ne prétendons aucunement défendre l’idée que le mode de donation des valeurs est toujours immédiat et perceptuel ; il est bien souvent conceptuel. Nous ne prétendons pas non plus caractériser toutes les valeurs par leur dimension émotionnelle et “engageante” ; nombre de valeurs publiques, même chargées du poids normatif sur lequel nous avons insisté, laissent les sujets indifférents et font l’objet d’un jugement froid, abstrait et distant. La mise en évidence du lien entre émotions et valeurs remédie, en revanche, au problème méthodologique que l’invisibilité potentielle des attachements privés pose à la sociologie axiologique. Un tel lien confère une observabilité inespérée aux engagements axiologiques, y compris lorsque ceux-ci se conjuguent uniquement à la première personne du singulier. Les émotions permettent en effet au sociologue de repérer les valeurs qui comptent, affectivement et pratiquement, de celles qui restent lettre morte.

23Une fois les émotions définies comme des processus, fortement auto-implicatifs, d’identification de valeurs, il devient plus aisé de caractériser cette forme spécifique de catégorie d’attribution de la valeur que constitue, pour Nathalie Heinich, « l’attachement ». L’on peut douter que celui-ci soit, comme le propose l’auteure à la suite de Raymond Polin, de nature passive, exprimant « un abandon de soi », un « renoncement à l’emploi de sa propre puissance créatrice » au point qu’il conviendrait de parler « d’attachement aux biens et non pas d’attachement aux valeurs » (Heinich, 2017a : 30). Que ce soit dans sa déclinaison durkheimienne ou dans son versant psycho-physiologique, l’attachement est bel et bien créateur et dynamique. Ainsi, pour Émile Durkheim (1925), l’attachement à l’égard de l’autorité collective transforme les commandements sociaux en des biens supérieurs. Pour les psychologues du développement, l’attachement régule les sentiments de peur, de sécurité et de curiosité avec des autruis de proximité mais crée aussi le sens de l’appartenance au groupe (Stern, 2005). Dans les deux cas, l’attachement est central : il permet d’identifier ce qui compte pour nous et donc les valeurs auxquelles nous sommes « attachés ».

24Cette conception de l’attachement conduit à revisiter les trois catégories d’attribution de la valeur proposées par Nathalie Heinich qui, outre l’attachement, comprennent la « mesure », qui établit la dimension extrinsèque et quantitative du « prix » (Heinich, 2017a : 27), et le « jugement de valeur », qui peut se décliner à son tour dans différentes formes d’opinion (e.g., avis profane et expert, opinion spontanée et sollicitée, privée et publique). Tout comme l’attachement peut être conçu comme un proto-jugement de valeur, l’on peut considérer la mesure comme un jugement de valeur, en l’occurrence particulièrement objectivant et distant, voire réifiant. Il serait ainsi plus logique, nous semble-t-il, de concevoir le jugement de valeur comme un principe supraordonnant, nécessairement qualitatif si l’on entend par là une activité de prédication dont le jugement profane ou expert d’une part, la mesure et l’attachement d’autre part, sont des instanciations particulières. Subordonnés à la catégorie supraordonnante que constitue le jugement de valeur, la mesure et l’attachement peuvent être ressaisis comme des (proto)-jugements axiologiques qui s’opposent en termes de distance et de proximité. Rejoignant ainsi les propositions de Nathalie Heinich, l’on peut en effet associer la mesure et l’appréciation chiffrée à la mise à distance, au détachement et à l’interchangeabilité de l’objet de valeur et, à l’inverse, associer l’attachement à une mise en proximité et en familiarité de type personnel.

L’axiologie des valeurs morales est-elle spécifique ?

25Les émotions, on l’a vu, peuvent être considérées comme des types particuliers de valuation et posséder, en tant que telles, des liens intimes avec les valeurs. Une question que l’on pourrait dire ontologique découle rapidement de ce constat. Parmi les valeurs-principes qui engagent émotionnellement les personnes, les valeurs morales ont-elles un statut à part ou se fondent-elles dans les processus sociaux d’attribution de valeurs que la sociologie axiologique se propose de décrire ?

26Pour répondre à cette question, il faut d’abord préciser « ce que moral veut dire » (Kaufmann, 2017). Si toutes les théories de la morale la définissent d’un commun accord comme un système d’évaluation qui permet de jauger les conduites en termes de bien ou de mal, de juste ou d’injuste, elles divergent sur l’étendue et la spécificité du domaine moral. Le maximalisme moral, qui prédomine dans les sciences sociales, considère que le domaine moral est constitué de tous les phénomènes qui suscitent une posture morale de la part des membres d’une communauté donnée : mœurs sexuelles, codes vestimentaires, tabous alimentaires ou pratiques violentes [8]. Pour les sciences sociales, la réponse à la question « qu’est-ce que la morale ? » relèverait donc d’une forme d’externalisme social, tendanciellement relativiste : serait moral le lien extrinsèque – « l’attribution de valeur » dont parle Nathalie Heinich – qui relie un acte à la norme ou à la valeur que telle collectivité a revêtue d’une puissance morale. En revanche, pour le minimalisme moral qui prévaut dans les sciences cognitives et dans certaines théories morales, le domaine moral renverrait d’abord et avant tout aux évaluations intuitives du comportement d’autrui ainsi qu’à la capacité empathique de saisir les émotions de ses semblables et d’y répondre de manière appropriée. Dans cette perspective minimaliste et universaliste, ce n’est pas l’existence d’une règle scellée par les autorités reconnues dans une société donnée qui rend tel ou tel acte bon ou mauvais, juste ou injuste ; c’est son contenu intrinsèque et cela, indépendamment de ce qu’en pense un individu ou un groupe particulier. Parmi ces évaluations intuitives universelles, déjà présentes chez les très jeunes enfants, voire chez les primates non-humains, celle qui fait le plus consensus est fondée sur « le tort fait à autrui » (harm-based). Cette intuition permet à tout un chacun d’évaluer les actions en fonction de leurs conséquences bénéfiques ou dommageables sur le bien-être corporel ou psychologique de ses semblables (Gray, Young, Waytz, 2012). Présente chez tous les êtres normalement compétents, cette capacité évaluative, qui repose sur des « gut feelings » et sur la sensibilité aux signaux de détresse et de souffrance d’autrui, semble absente chez les psychopathes (Blair, 2005). La cécité morale et émotionnelle de ces derniers montre, par la négative, le lien intrinsèque qui relie, dans le cours de la vie ordinaire, émotions et valeurs morales [9].

27Prendre acte du lien étroit entre émotions et valeurs morales ouvre une troisième voie quelque peu différente de celle que Nathalie Heinich tente de dégager. Entre le nihilisme moral et le réalisme moral qu’elle récuse de façon symétrique, l’on peut plaider en effet pour un réalisme moral minimal, fondé sur ce que l’on pourrait appeler des affordances ou des prises axiologiques[10]. Tout comme les affordances dites « déontiques », qui n’offrent pas seulement des possibilités d’agir mais contraignent l’éventail approprié des réponses comportementales (Kaufmann, Clément, 2014 ; Dokic, 2010), les affordances axiologiques appellent à une action ou, tout au moins, exigent une réponse. Une telle exigence est assez forte pour que l’absence de réponse soit aussitôt remarquée, suscitant l’indignation et pouvant aller jusqu’à déclencher une enquête C’est bien ce qui est arrivé, on l’a vu, lors des propos tenus par Donald Trump après Charlottesville : tous les membres de la communauté, et en premier lieu, son plus éminent représentant politique, étaient censés réagir aux affordances axiologiques de la situation, celles du mal infligé à des manifestants par des néo-nazis, et rappeler les valeurs publiques telles que la tolérance et le respect mutuels.

28Si le concept d’affordance axiologique paraît intéressant, c’est qu’il permet de résoudre les hésitations de Nathalie Heinich, qui oscille entre une conception de la valeur comme étant le résultat d’une création de valeur, par définition exogène, et la mise en valeur d’une propriété qui se trouverait dès le départ dans la « chose visée ». L’hypothèse des affordances axiologiques fait basculer le modèle que propose Nathalie Heinich sur le versant universaliste – versant qui suscite, chez elle, de nombreuses réticences et ambiguïtés, comme le montre l’affirmation selon laquelle les « valeurs échappent à toute imputation d’universalité, du fait que les cultures sont elles-mêmes plurielles, dans le temps et dans l’espace » (Heinich, 2017a : 351). Or, une telle affirmation nous semble doublement problématique. D’une part, il est impossible d’inférer une forme d’anti-universalisme ontologique à partir d’un « relativisme descriptif » qui déploie la variété et l’hétérogénéité des jugements de valeur que les acteurs mobilisent en situation. Après tout, une variation ne peut apparaître que sur la base d’un invariant[11]. D’autre part, l’hypothèse d’une axiologie universelle, aussi squelettique soit-elle, remet en question la symétrisation et la relativisation des valeurs qui, bien que ténues, sont néanmoins manifestes dans Des valeurs. Cette relativisation est la conséquence d’un geste théorique, fort peu explicité, qui consiste à refuser un statut particulier aux valeurs morales et à « l’objet » qu’elles tendent à privilégier : les personnes.

Des « objets-personnes » aux personnes-objets

29Le geste qui sous-tend la théorie générale Des Valeurs consiste à partir des choses pour aller aux personnes, aux actions et aux états du monde. Ce parcours va des formes de « valorisation » les plus « familières », à savoir celles appliquées spécifiquement aux choses – par exemple les objets d’usage interchangeables – aux « objets-personnes » inaliénables qui sont surinvestis, à titre privé (e.g., le doudou) ou à titre collectif (e.g., icône). Ce faisant, Nathalie Heinich suspend le statut ontologique spécifique des personnes, récusant ainsi un des préceptes clés des théories morales, à savoir que les personnes, en tant qu’êtres intentionnels, possèdent des propriétés sensorimotrices, affectives et cognitives qui leur sont propres. De fait, les opérations de qualifications paradigmatiques mises en évidence par les terrains empiriques qui jalonnent l’ouvrage, en l’occurrence les qualifications d’objets (e.g., patrimoine, relique, œuvre d’art, ustensile), se prêtent fort bien au « relativisme descriptif » qu’il préconise. L’art contemporain, le processus de patrimonialisation ou encore l’histoire du paysage montrent à quel point les valeurs esthétiques sont construites. À force d’éduquer le regard, les expertises et les institutions artistiques sont parvenues à attribuer de la valeur à des objets qui en seraient intrinsèquement dépourvus, comme ce fut le cas pour l’urinoir de Duchamp. Ce dernier cas révèle un trait fondamental et passablement contre-intuitif de la valeur esthétique des objets : ils ont pour spécificité d’être en grande partie conceptuels et non perceptuels, puisqu’ils résultent d’un processus d’attribution qui leur octroie des qualités pour l’essentiel extrinsèques.

30Le geste théorique qui consiste ainsi à partir des choses pour aller aux personnes permet aisément de rester neutre quant à la « circulation » et la « transformation d’états des objets », qui passent du statut d’objet d’usage à celui d’objet d’art (e.g., l’urinoir de Duchamp), ou du statut de bien inaliénable au statut de déchet (e.g., l’icône déchue). Une telle « neutralité axiologique » est moins aisée à tenir quand il s’agit de la transformation d’états des personnes. Pourtant, de la même manière que la notion de « personne » se détache de celle d’« humain » pour devenir une fonction, éventuellement affectée aux choses ou aux animaux (Heinich, 2017a : 145), la notion de « chose » peut devenir une fonction, transformant les personnes en ce que l’on pourrait appeler, par analogie, des personnes-objets. Affirmer, comme le fait Nathalie Heinich (ibid. : 147), que « les personnes, les actions et les états du monde » sont des « entités pas ou peu accessibles à l’appréciation chiffrée » est une proposition intellectuellement sensée mais politiquement problématique : elle occulte le fait que le juste prix des personnes est au cœur de l’axiologie néo-libérale du capitalisme contemporain. Autrement dit, lorsque l’on réfléchit aux qualifications axiologiques des personnes plutôt qu’aux valeurs esthétiques, la question morale et la possibilité même d’une « neutralité axiologique » se posent rapidement.

31Les conflits politiques que soulève le type d’évaluation axiologique qu’il convient d’appliquer aux personnes sont bien illustrés par un type de cas que la sociologie de Nathalie Heinich n’envisage guère. Il s’agit du « lancer de nain » qui, en 1995, a fait polémique dans le sud de la France (Thomas, 2002). À Marseille notamment, des boîtes de nuit proposaient à leurs clients un concours de « lancer de nain », le gagnant étant celui qui parviendrait à lancer le plus loin possible, sur un matelas, un nain équipé d’un casque et d’une combinaison de protection. Après qu’un arrêt de justice ait ordonné, au nom de l’atteinte à la dignité humaine, l’interdiction de ce genre de pratiques, l’un des nains concernés, Manuel Wackenheim, a à son tour porté plainte ; ce travail, disait-il, lui permettait d’être un homme salarié, libre et autonome, et non un assisté sans cesse ramené à son handicap. Cette affaire est fascinante car elle oblige à réfléchir sur l’existence de valeurs dont les êtres humains seraient porteurs. Ontologiquement parlant, les êtres humains se caractérisent-ils par une valeur intrinsèque, en l’occurrence la dignité, qui les oblige à rendre des comptes, malgré eux, à leurs semblables ? Épistémologiquement parlant, comment traiter les situations où le sociologue constate des dévalorisations, des dégradations, bref des humiliations que les principaux intéressés ne semblent pas ressentir subjectivement alors qu’ils auraient des raisons objectives de les ressentir ? Pour répondre à cette double question, le sociologue dispose de deux options. La première option, déjà esquissée, consiste à défendre la spécificité des valeurs concernant les personnes et que transgresse, de façon patente, le lancer de nain. En insistant sur la modalité émotionnelle d’appréhension de ces valeurs, une telle option articule les deux pôles que Nathalie Heinich distingue sans toujours les conjoindre dans un seul et même geste. En effet, l’ancrage émotionnel des valeurs morales conduit à reconnaître, côté objet, l’existence d’affordances axiologiques potentiellement universelles et, côté sujet, la présence d’attentes morales de bas niveau que nourrirait tout être humain normalement compétent. La deuxième option consiste à défendre l’idée qu’une forme de critique morale et politique est possible sans pour autant rompre avec le principe de neutralité axiologique et réintroduire dans l’analyse des valeurs substantielles exogènes. C’est sur la possibilité d’une critique endogène des valeurs que nous allons maintenant nous attarder, après avoir rappelé le projet grammatical auquel aspire Des valeurs.

Vers une grammaire des valeurs

Le rôle équivoque du grammairien

32Pour expliciter la tâche descriptive de la sociologie axiologique, Nathalie Heinich (2017a : 21) recourt à la métaphore du grammairien qui « explicite les règles de fonctionnement d’une langue, sans s’intéresser aucunement au contenu ni à la validité de ce qui se dit ». Ce sociologue-grammairien ne peut se réclamer ni de la réalité d’un ordre structurel ou catégoriel exogène, ni d’un critère scientifique extrinsèque pour interpréter une situation. Son rôle est d’éclairer, prolonger et systématiser les ressources de description d’ores et déjà disponibles dans le monde social. Nathalie Heinich (ibid. : 16) invoque ainsi une « sociologie analytique », inspirée par une certaine philosophie analytique : l’enquête ne porterait pas sur le monde, mais s’attacherait à décrire « les manières dont on [le pense] et dont on en parle » [12]. De fait, cette démarche se heurte à trois difficultés qu’il convient d’aborder. La première est de nature ontologique, la seconde épistémologique et la troisième morale, voire politique. Mais commençons par l’ontologie.

33Le sociologue-grammairien doit minimalement articuler deux points de vue. D’une part, le point de vue à la troisième personne de l’observateur, qui rapporte de manière désengagée et distante les pratiques ordinaires ; d’autre part, le point de vue à la première personne du pluriel dont le chercheur dispose en tant que membre de la communauté et qui lui permet d’expliciter les compétences axiologiques et “le sens pour nous” que ses concitoyens se contentent d’activer tacitement. Cette double perspective, celle des acteurs et celle du chercheur, est au cœur du pari radicalement empirico-descriptif qui, pour Nathalie Heinich, est seul à même de satisfaire la « neutralité axiologique » du sociologue. Un tel pari est toutefois mis à mal par l’auteure lorsqu’elle souligne l’importance de ces « jugements qui attestent (aux yeux des acteurs) ou confèrent (aux yeux des sociologues) de la “valeur” – au sens premier de grandeur, importance, qualité » (Heinich, 2017a : 143-144 ; nous soulignons). L’écart entre « attester » et « conférer » n’est pas seulement lié à une différence épistémique entre la perspective des acteurs sociaux et celle de la sociologue : il témoigne d’un fossé qui a l’envergure d’un jugement ontologique. Les acteurs croiraient – naïvement (comme les tenants académiques du réalisme) – que la valeur est une propriété intrinsèque aux choses, alors que le sociologue spécialiste de l’axiologie saurait en réalité qu’il en va autrement, la valeur étant le résultat d’un processus collectif d’attribution. Mais quelle est l’origine de ce savoir différent qui autorise l’auteure à corriger l’ontologie des acteurs ? Certainement pas leurs discours. Bien qu’elle se revendique d’une approche inspirée de la sociologie pragmatique, la posture de Nathalie Heinich se rapproche ici de celle d’un Pierre Bourdieu qui, lui, théorise la méconnaissance ou l’aveuglement que la plupart des agents possèdent quant au fonctionnement du monde social.

34Ce qui conduit à la seconde difficulté, d’ordre épistémologique, que soulève la démarche inductive. Une telle démarche, bien qu’elle vise à suivre au plus près la logique des acteurs, n’est pas à l’abri des multiples “corrections” et distorsions que toute description risque d’imposer au matériau qu’elle recueille. À cet égard, l’ethnographie magistrale réalisée par D. Lawrence Wieder (1974 ; 2010) sur l’usage du code de détenus dans un centre pour délinquants est particulièrement révélatrice. Son ethnographie démontre les apories que soulève une approche classiquement interactionniste du phénomène. En extrayant les règles identifiées par les acteurs (détenus, agents institutionnels, etc.), telle la règle « on ne balance pas », des occasions concrètes dans lesquelles elles sont mobilisées et en les regroupant dans un catalogue, l’analyse sociologique modifie leur statut. Elle transforme les orientations pratiques, déontiques et axiologiques, valides et validées in situ, en un répertoire d’actions licites – le « code » – que les détenus compulseraient mentalement au moment d’agir. La respécification (ethnométhodologique) qu’apporte l’enquête de D. Lawrence Wieder contrevient à une telle description. Le « code » n’est pas un répertoire indépendant de maximes explicites dont on pourrait dresser l’inventaire ; il s’apparente plutôt à une procédure herméneutique dont la texture reste ouverte, permettant ainsi aux détenus d’évaluer sa portée et de la “signifier” à leur entourage, notamment institutionnel.

35En tant que tel, le pari grammatical est fascinant : il vise à rendre compte des principes qui définissent et in-forment l’action au cours de son déroulement sans pour autant se donner des individus qui les appliqueraient consciencieusement et consciemment (Kaufmann, 2012). Cela étant, un tel pari s’expose au même travers que les études interactionnistes sur le code du détenu. Cette faille est inhérente à une « sociologie de la critique » telle que l’avait défendue Luc Boltanski (1990 [13]) au moment de proposer certaines coordonnées épistémologiques fondamentales à l’encontre de la « sociologie critique ». En effet, le sociologue bénéficie d’une position asymétrique par rapport aux acteurs sociaux et cela, pour deux raisons principales. D’une part, en tant que « professionnel extérieur à l’affaire », il dispose d’un « laboratoire » qui lui permet d’ « accumuler un ensemble de rapports qu’aucun des acteurs pris en particulier n’est en mesure de constituer […] [et] surtout [de] les confronter dans un même espace, ce que les acteurs ne peuvent pas faire ». D’autre part, le sociologue « ne peut faire l’économie d’une analyse visant à expliciter et à clarifier les propos des acteurs, c’est-à-dire à voir dans quelle mesure ils peuvent supporter la relation à des éléments plus stables » (Boltanski, 1990 : 132). La démarche grammaticale passe donc par la collecte exhaustive d’énoncés et par leur explicitation, menées depuis une position d’extériorité qui risque à tout moment de basculer dans la surdétermination théorique et la réification du répertoire grammatical que dénonce D. Lawrence Wieder.

36Cette critique invalide-t-elle nécessairement une démarche grammaticale ? Pas forcément, pour autant que le sociologue demeure attentif au fait que la grammaire mise en lumière, loin de se réduire à un catalogue de règles ou de maximes, résulte d’un ensemble d’opérations, perceptuelles, herméneutiques et axiologiques, qui se saisissent des « prises » que leur offre la situation. Il n’est donc pas suffisant de collecter les énoncés des acteurs ou de produire après coup une description externe de leurs actions ; c’est la texture même de leur expérience qu’il s’agit de restituer. À défaut, le chercheur serait comme un entomologiste qui prétendrait décrire le vol des papillons en épinglant quelques exemplaires sur un tableau. Certes, les spécimens seraient bien réels et matériellement présents, mais leur activité serait perdue.

37Ce constat conduit à la troisième difficulté, d’ordre moral sinon politique, que soulève la démarche grammaticale, quand bien même elle se réclamerait de la neutralité axiologique. Comme le souligne Luc Boltanski, un compte-rendu grammatical contient déjà la potentialité d’une critique, ne serait-ce qu’en mettant en évidence la contradiction entre les valeurs publiques qu’un individu ou un groupe sont censés suivre de l’intérieur même de leur monde et les actions qui ont été effectivement accomplies. C’est pourquoi il est difficile d’emboîter le pas à Nathalie Heinich (2017a : 18-19, nous soulignons) lorsqu’elle affirme :

38

« À la différence de la posture normative, qui fait quelque chose à l’objet évalué en lui attribuant une certaine valeur […], la posture descriptive, ou plutôt analytico-descriptive, adoptée ici ne fait rien à l’objet en question : elle n’a aucun pouvoir ni évaluatif – lui attribuer une valeur – ni prescriptif – poser une norme de comportement à son égard ».

39Le sociologue-grammairien procède bien à une évaluation lorsqu’il reconstruit la grammaire, ne serait-ce qu’en rapportant des énoncés ou des actions à leur cadre de référence.

40L’investigation grammaticale possède donc un statut théorique ambivalent : même si sa tâche est celle, descriptive, de la mise en ordre des pratiques et des significations d’une communauté à un moment donné de son histoire, elle risque à tout moment de devenir prescriptive. Comme tout grammairien qui se respecte, le sociologue qui veut se faire le Grévisse du monde social bat nécessairement le rappel des règles du bon usage qui structurent les différents mondes axiologiques qu’il décrit. En se présentant comme les simples greffiers du bon usage, les grammairiens « masquent la prescription », éclipsent le « prescripteur » et déchargent, par là même, la responsabilité de leurs dires sur une parole qui n’est pas la leur et dont ils se prétendent les simples « porte-parole » (Berrendonner, 1982) [14].

41La neutralité axiologique que Nathalie Heinich associe avec la démarche grammaticale est donc en forte tension avec la portée évaluative et prescriptive que lui octroie la sociologie pragmatique. Une telle posture de neutralité est également en porte-à-faux par rapport à l’approche pragmatiste à laquelle elle se réfère de manière épisodique. En effet, pour le pragmatisme, ce courant philosophique nord-américain particulièrement attentif à l’action et au recours à la raison pratique dans la recherche de la vérité, l’enquête – y compris scientifique – fait bien quelque chose à l’objet : elle le transforme en lui offrant une plus grande détermination et en le réinscrivant dans des relations d’interdépendance (Dewey, 1938). En faisant ressortir des qualités spécifiques à l’objet, l’analyse rend possible de nouvelles modalités d’action. C’est le cas en pharmaceutique lorsqu’un chimiste découvre une propriété jusqu’alors inconnue d’une plante et transforme, par là même, les relations et les activités que nous pourrons entretenir à son endroit. L’enquête a ainsi permis la réévaluation scientifique et pratique des propriétés jusqu’alors méconnues de la plante et produit un gain de connaissance qui accroît le potentiel d’action des acteurs, qu’ils soient directement impliqués ou indirectement concernés.

42Sous l’angle de l’enquête pragmatiste, une des dimensions fondamentales de la « neutralité axiologique » telle que la conceptualise Nathalie Heinich (2017a : 18), en l’occurrence la « règle de symétrie » qu’elle emprunte à Bruno Latour, apparaît plus que problématique. En effet, la symétrisation n’est pas nécessairement synonyme de neutralité ; elle peut conduire, au contraire, à une prise de position, éminemment politique, quant aux biens qu’il s’agit de prendre en compte et ceux qu’il faut relativiser. Ce sont bien les conséquences politiques d’une posture symétrique que les chercheurs travaillant sur les mobilisations, notamment réactionnaires, ont rencontrées. Invoquant le principe de symétrie – parfois avec l’appui de la littérature issue des sciences sociales –, des acteurs se font les « marchands de doutes » ou « de certitudes » afin de contester les avancées de la science dans le domaine de la théorie de l’évolution, du réchauffement climatique ou des risques liés au tabagisme (Ceccarelli, 2011 ; Girel, 2013). Tenues en dehors de l’arène scientifique, de telles controverses sont des instruments politiques redoutables : elles visent à saper l’autonomie de la sphère scientifique et à galvauder les procédures qui garantissent son fonctionnement, en particulier l’enquête. « Teach the controversy » tient désormais lieu de slogan au créationnisme militant qui détourne à son compte le principe de symétrie en essayant de faire de la science contemporaine une religion et de la théorie de l’évolution un credo partisan (Gonzalez, Stavo-Debauge, 2015). Ainsi mise au service de la désécularisation de la société, la règle de symétrie ne laisse pas les biens et les valeurs indemnes, montrant par là qu’elle ne peut être a priori synonyme de « neutralité ». La neutralité d’une telle règle, qu’elle soit adoptée par les acteurs ou par les sociologues, ne peut qu’être évaluée empiriquement, sur la base de ses conséquences sur les modes de composition des biens et des valeurs publiques. Dans le cas du créationnisme, la règle de symétrie revient non pas à suspendre mais bien à transformer le rapport aux valeurs majoritaires ; elle ne peut être reprise par le sociologue sans que celui ne contribue de facto à l’instrumentalisation de l’ethos libéral et à la mise au silence de l’enquête scientifique auxquels procèdent les créationnistes.

43En réfléchissant aux conséquences des actions et des discours des acteurs, y compris les siennes, le sociologue ne se contente plus du rôle, quelque peu conservateur, de grammairien, à savoir celui d’être le parangon du bon usage. Il est à même de procéder à une critique de plus grande ampleur qui favorise la distanciation réflexive par rapport aux règles et principes axiologiques en vigueur et donne ainsi prise à leur transformation potentielle. Ce faisant, transgresse-t-il la neutralité axiologique que préconise Nathalie Heinich ou respecte-t-il, malgré tout, la logique interne des pratiques qu’il décrit ?

Les (in)conséquences de la neutralité axiologique

44Malgré les critiques que nous avons pu adresser à la conception de la « neutralité axiologique » que propose Nathalie Heinich, il importe de conserver l’idée – sans pour autant souscrire au concept – que le sociologue, lorsqu’il procède à une enquête, est capable de suspendre ses prises de position ou, du moins, de les prendre en compte de manière réflexive. À défaut, la sociologie se réduirait à une idéologie que l’on aurait parée d’un jargon scientifique.

45Le défi épistémologique du sociologue est donc de parvenir à éclairer des propriétés et des relations jusqu’alors inexplorées sans pour autant tomber dans les oppositions binaires auxquelles se heurte la sociologie pragmatique et que reprend à son compte Nathalie Heinich – notamment l’opposition entre agents ou membres versus sociologue, opposition elle-même rabattue sur le couple acteur/observateur. Plutôt que de poser a priori les positions d’acteur et de spectateur, l’approche pragmatiste se propose de décrire les différentes positions que déploie un cours d’action. La variation des positions n’est pas liée ici à une structure sociale hypostasiée, mais à l’activité et à la façon dont se répercutent ses conséquences sur les acteurs directement concernés, sur le public qu’elle affecte de façon indirecte ou encore sur les spectateurs plus lointains qui sont invités à la juger (Dewey, 1927 ; Lippmann, 1922). Lorsque l’on évalue un cours d’action en fonction de ses conséquences, en particulier celles qui consistent à générer des positions différenciées, l’on voit bien que la position distante du chercheur n’est pas stable. Elle peut aisément basculer dans la position d’un acteur, que ce soit dans une situation d’observation participante ou dans un contexte où le sociologue ne peut pas choisir quelle place occuper, celle-ci lui étant assignée par ses interlocuteurs (Favret-Saada, 1977). De même, les agents sociaux peuvent passer d’une position d’acteur à une position d’observateur, notamment lorsqu’ils adoptent vis-à-vis de l’action en cours le regard relativement distant du public de spectateurs.

46Une réflexion fondée sur les conséquences de l’action, à commencer par les différentes positions, notamment celles de membre, de public et de sociologue, qu’elle est susceptible de générer, permet également de poser la question des biens affectés et des valeurs partagées. Les conséquences indirectes d’une action étant en mesure d’affecter non seulement des proches, mais aussi des tiers qui n’ont pas encore été pris en compte, elles peuvent modifier l’organisation du monde social, voire son architecture. Par définition, en effet, une activité se donne selon des modalités socialement différenciées, ce « socialement » étant autant le produit de divisions sociales préalables que la résultante des opérations de valuation que mènent les acteurs. L’épreuve par les conséquences qu’une démarche pragmatiste fait subir aux actions, aux discours et aux valeurs permet, là encore, de les évaluer. Est-ce que telle ou telle expérience est souhaitable pour le grand nombre et vaut la peine d’être valorisée ou, au contraire, est-elle néfaste pour l’ensemble de la communauté, présente et à venir ? Telle expérience, action ou valeur permet-elle la constitution d’un public ouvert et le début d’une enquête conjointe sur les orientations axiologiques de la collectivité ou, au contraire, signifie-t-elle la clôture de l’enquête, la fin du discours ?

47Pour reprendre les termes de Daniel Dayan (2000), valuer un événement par ses conséquences permet de juger s’il est « publigène », c’est-à-dire apte à constituer un public pluraliste et soucieux de l’intérêt général, ou au contraire « publicide ». L’on trouve un argument analogue dans le pragmatisme peircien : afin de déterminer si une valeur est désirable et peut prétendre à l’universalité, il convient de se pencher sur le type de communauté qu’elle est capable de générer. Selon Charles S. Peirce (1878), une méta-valeur devrait se trouver au sommet de notre architectonique axiologique. Loin d’être une réalité substantielle, cette méta-valeur est une figuration idéale, un point d’équilibre, mais aussi un principe procédural et révisable : celui d’une enquête collective, toujours inachevée, sur les valeurs qui nous font tenir ensemble. Une telle réflexion est particulièrement intéressante pour une théorie tout à la fois descriptive et normative de l’espace public. Descriptivement parlant, l’espace public est le lieu concret où s’éprouvent les conséquences des actions et décisions collectives sur les acteurs, « patients » et spectateurs. Normativement parlant, l’espace public est le lieu où la collectivité mène une enquête conjointe sur les orientations de la vie en commun et tente de hiérarchiser de façon harmonieuse les biens et les valeurs qui la constituent. Au prisme d’un pragmatisme centré sur les conséquences, une telle enquête répond à une temporalité spécifique, celle du futur : elle doit en effet inclure les membres potentiels du collectif, présents et à venir, ainsi que l’ensemble des personnes susceptibles d’être affectées par les conséquences indirectes des actions ou des décisions du présent.

48À l’encontre des partisans radicaux de la neutralité axiologique, le modèle pragmatiste procure donc un appui normatif à une critique morale et politique des grammaires axiologiques sans pour autant enfreindre le pari endogène d’une démarche qui vise à restituer la logique interne des acteurs : l’enquête n’est pas la propriété exclusive du sociologue, mais une caractéristique partagée des êtres humains – et même du vivant (Dewey, 1938) –, réduisant ainsi l’asymétrie épistémique qui le sépare des agents sociaux. Mais une fois que l’on a fait des « conséquences » le ressort interne de la critique, que ce soit la critique d’une action collective ou d’une description sociologique, il reste encore à préciser la manière dont ces conséquences peuvent être elles-mêmes évaluées. Un critère qui nous paraît particulièrement intéressant est un critère procédural, celui de la « réversibilité des places ».

La « réversibilité des places »

49La « réversibilité des places » est au cœur de l’appareil formel et universel des pronoms que déploie, entre autres, le linguiste Émile Benveniste (1966). L’appareillage pronominal permet en effet de distinguer la première personne, celle qui parle (je), la seconde personne, celle à qui l’on parle (tu) et la troisième personne, celle de qui l’on parle (il/elle). Il autorise ainsi une caractérisation formelle du sujet : être un sujet ou une personne implique idéalement la possibilité de se déplacer sur l’ensemble de l’arc pronominal du je, tu et il en étant tour à tour celui qui parle, celui à qui l’on parle et celui dont on parle (Jacques, 1985 ; Genard, 1999 ; Théry, 2010). La conséquence d’une relation de dévalorisation ou d’humiliation est que l’alternance entre les trois positions pronominales est refusée. Privé de tout indice de subjectivité et de toute « corrélation de personnalité », l’humilié ou le dévalorisé est réduit à l’état objectivé de « non-personne », cet absent, bien que présent, dont on parle mais auquel on ne s’adresse jamais (Benveniste, 1966).

50L’entrée par les autorités pronominales se révèle précieuse, car elle ouvre la voie à une critique morale et politique interne des relations interpersonnelles, mais aussi des dispositifs, fondée sur leur (in)capacité à permettre aux individus de parcourir toutes les positions nécessaires à l’existence d’un système d’interaction. Cette critique permet de saisir à quels êtres Je accorde une place et avec lesquels se noue une relation de communication potentiellement réversible qui permet à autrui de dire Tu à son tour. Ce renversement entre Je et Tu rend possible l’instauration d’une réciprocité et d’une reconnaissance même en cas de désaccord ou de conflit. Un tel « perspectivisme pronominal », pour reprendre l’expression de Mark Hunyadi (2013), permet de repérer les aspects « éthiquement sensibles » des dispositifs et des points de vue que ceux-ci privilégient ou au contraire rendent impossibles. Ainsi, certains dispositifs médicaux rendent impossible la présence à la première personne du « Je-corps » et de son expérience vécue et transforment les malades en objets à la « troisième personne » de gestion et d’administration publiques (Hunyadi, 2013 ; Genard, 1999). D’autres dispositifs, tel le dispositif sorcellaire, jouent le rôle d’« embrayeur de violence » et condamnent certaines places au silence, notamment celle, externe et muette, du prétendu sorcier (Favret-Saada, 1977 ; Kaufmann, 2014). En évaluant le dispositif médical ou sorcellaire et le régime axiologique qui le sous-tend en fonction des conséquences que la place du patient ou du sorcier implique pour ses “occupants”, présents ou à venir, le sociologue n’enfreint pas le pari pragmatique qui consiste à suivre au plus près la logique interne des pratiques (Gonzalez, Kaufmann, 2012). Car une telle critique ne prend pas appui sur la normativité exogène et potentiellement condescendante que redoute, à juste titre, Nathalie Heinich. La critique pronominale se contente de mettre en évidence le “devenir objet” du sorcier ou du patient, qui est une des conséquences endogènes de l’objectivation médicale ou de la polémologie sorcellaire. En déployant les autorités pronominales, les possibilités de réponse, la pluralité des points de vue ou, à l’inverse, les interdits énonciatifs que les dispositifs pratiques et axiologiques imposent à leurs “usagers”, une telle démarche permet ainsi d’opérationaliser le critère – et la critique – pragmatiste des conséquences.

Conclusion

51Au terme de ce parcours, l’on peut se demander si le précepte de la neutralité axiologique et le pari de la description radicale n’impliquent pas deux types de renoncements, l’un à l’explication, l’autre au positionnement éthique, qui risquent de menacer, chacun à leur manière, la portée du métier de sociologue. En renonçant à l’explication, le sociologue se refuse le droit de dépasser la description intentionnelle, compréhensive et interprétative, qui permet d’identifier un comportement observé. Expliquer, comme le rappelle Paul Ricœur (1977), revient à rechercher le « pourquoi ? » de l’agir, que ce soit en le rapportant aux états mentaux de l’agent, à des dispositions sociales, à des propriétés situationnelles ou à des déterminants interactionnels. Or, en renonçant au niveau explicatif, le sociologue finit étrangement par en faire moins que les acteurs eux-mêmes, qui passent leur temps à rechercher des explications, en particulier quand ils se heurtent à des transgressions axiologiques. Quant au renoncement à la position éthique du sociologue, il paraît difficile à tenir. La sociologie doit se donner les moyens, nous semble-t-il, d’évaluer la portée morale et politique des grammaires axiologiques qu’elle décrit. À cet égard, le critère pragmatiste des conséquences paraît être un bon critère car il ne rompt pas avec la logique des acteurs, même s’il s’en distancie. La radicalité de la neutralité axiologique que préconise Des Valeurs se heurte, par ailleurs, au fait que toute bonne description sociologique contient des affordances axiologiques que les agents en situation, mais également les lecteurs auxquels elle s’adresse, sont capables de ressaisir. Même sans exercer directement un jugement de valeur, le sociologue qui décrit une attaque de sorcellerie, une réunion charismatique ou une controverse artistique interpelle implicitement la « faculté de juger » de son lectorat et donne des prises à son évaluation.

52Pour finir, revenons brièvement sur les trois entrées analytiques que propose Nathalie Heinich – les sujets évaluateurs, les objets évalués et les situations d’évaluation –, car elles méritent chacune, à notre sens, une réflexion que l’on pourrait dire architectonique. Une telle réflexion permettrait de déployer, côté “sujet”, l’architecture cognitive et affective de « l’équipement axiologique » dont parle Nathalie Heinich et de préciser la présence structurellement différenciée des valeurs dans l’esprit de chacun. On l’a vu, la première strate de cette architecture, c’est-à-dire la plus profonde et la plus instinctive, renvoie à la matrice émotionnelle, souvent préréflexive, des jugements de valeur ou comme le disent les théoriciens des émotions, des appraisals. Côté “objet”, une réflexion architectonique permettrait de déployer l’architecture ontologique qui permet de réfléchir sur les qualités premières et secondes qui caractérisent les différents phénomènes, en particulier les personnes et les actions dites « morales ». Enfin, une réflexion architectonique permettrait de réfléchir, côté “situation”, sur l’architecture politique des différentes sphères axiologiques et sur l’ordre de subordination que l’espace public impose à ces mêmes sphères.

53Ces différentes architectures ne sont pas toujours en phase. On l’a vu avec Nathalie Heinich, il faut préserver l’écart analytique entre les valeurs privées et leurs contreparties publiques, les valeurs portées en nous et celles déclinées en je. Cet écart permet de distinguer entre les alignements de surface, les déférences uniquement publiques et les acceptations nonchalantes ou, à l’inverse, les dévotions fusionnelles et les adhésions irréfléchies. L’écart entre mon désirable et ce que je tiens pour le préférable ainsi que le travail, infra-intentionnel et interactionnel, nécessaire pour le réduire sont certainement l’une des pistes les plus passionnantes que ce livre aussi stimulant qu’original invite à suivre. D’autres pistes, tout aussi intéressantes, que nous avons dû malheureusement laisser de côté méritent d’être suivies. Car le beau programme de recherche que déploie Nathalie Heinich ne met pas seulement « en valeur(s) » le monde social ; en proposant une théorie ambitieuse et fondamentale, il met en valeur la sociologie elle-même. C’est dire si une telle entreprise mérite toute notre reconnaissance.

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Mots-clés éditeurs : pragmatisme, émotions, affordances axiologiques, réalisme moral, espace public, sociologie pragmatique

Mise en ligne 16/05/2018

https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.11493

Notes

  • [1]
    Afin de commenter ce projet, nous nous appuierons essentiellement sur Des Valeurs. Une approche sociologique (2017a), le condensé en dix points présentés dans la 31e livraison de Questions de communication (Heinich, 2017b) ne reflétant pas, à notre sens, la subtilité et la richesse des réflexions et explorations qui jalonnent l’ensemble du livre.
  • [2]
    Tout au long du texte, les guillemets du type « » renvoient à des citations alors que les guillemets du type “ ” renvoient à des expressions personnelles, métaphoriques ou imagées, et ont le statut de ce que les anglo-saxons appellent des « scare quotes ».
  • [3]
    F. Malbois, P. Gonzalez et L. Kaufmann (2014-2017) « À l’épreuve du scandale. Figures de la singularité et régimes de visibilité dans l’espace public contemporain », projet financé par le Fonds national de la recherche scientifique suisse.
  • [4]
    ‪« ‪‪“I’m not putting anybody on a moral plane,” Trump answered. Indeed he wasn’t. And if you can’t put anybody on a moral plane, you can’t put yourself on Air Force One ‪‪» ‪‪[« “Je ne place personne sur un plan moral” répondit Trump. ‪De fait, il n’était pas en train de le faire. Et si vous ne pouvez pas placer quelqu’un sur un plan moral, vous ne pouvez pas prendre place à bord d’Air Force One ».] (Frank Bruni, « The Week When President Trump Resigned », The New York Times, 18/08/2017). Nous renvoyons ici aux multiples articles de journaux et commentaires qui ont réagi de manière remarquablement convergente au silence moral de D. Trump.
  • [5]
    ‪Sur cette notion d’architectonique, reprise d’Aristote, voir V. Descombes‪ (1994).
  • [6]
    Sur cette notion de mode majeur, qu’il oppose au mode mineur, voir A. Piette (1998).
  • [7]
    Comme le suggèrent Julien A. Deonna et Fabrice Teroni (2009), chaque valeur abstraite peut s’instancier dans une multitude d’objets particuliers qu’elle permet d’unifier sous une même propriété axiologique : la peur du lion, celle de l’examen ou encore celle d’un agresseur est un même type d’émotion car elles partagent en commun la saisie d’une même propriété axiologique, celle du danger.
  • [8]
    Nous nous inspirons ici des notions des « morales maximales » et « minimales » évoquées par R. Ogien (2007).
  • [9]
    Comme le montre James Blair (2005), les psychopathes ne disposent pas des mécanismes émotionnels de base que sont « l’aversion intuitive à la douleur d’autrui » et « l’inhibition de la violence ». Un tel déficit les conduit à concevoir les valeurs et règles morales, y compris l’interdiction d’infliger des souffrances à autrui, comme étant d’ordre purement conventionnel et donc contingent.
  • [10]
    La notion de « prise », développée par F. Chateauraynaud et inspirée de la notion d’affordance de J. Gibson, rend attentif aux « plis » inscrits dans la matérialité même de l’objet et à leur contrepartie cognitive, les « repères ». C’est ce que rappelle N. Heinich : « La prise permet de faire la relation entre les repères et les plis » (Heinich, 2017a : 82).
  • [11]
    Il faut signaler ici que l’hypothèse d’une forme d’axiologie universelle ne menace pas la particularité sociale et culturelle de ses instanciations. Au contraire, une telle hypothèse permet de souligner le travail collectif, social, culturel et politique, qui est nécessaire pour redoubler, amplifier, contrecarrer ou simplement transformer les évaluations axiologiques intuitives.
  • [12]
    La sociologue cite ici les propos d’Artur Danto, bien que la perspective adoptée relève plutôt d’une démarche post-wittgensteinienne dont Peter Winch s’est fait le champion à propos des sciences sociales : il faudrait délaisser toute spéculation ontologique au profit d’une description de l’épistémologie des acteurs et de la façon dont ils composent leurs mondes sociaux, notamment au travers de leurs pratiques discursives. De fait, A. Danto a construit sa philosophie de l’art contre le mainstream que constituait l’approche wittgensteinienne dans la philosophie nord-américaine des années 1960-1980. Voir I. Thomas-Fogiel (2016).
  • [13]
    Voir notamment la critique proposée par P. Gonzalez et F. Malbois (2013).
  • [14]
    La manière dont A. Berrendonner décrit le rôle du grammairien résonne avec le rôle du sociologue : Ainsi, « “le bon usage” ne se contente pas de décharger le grammairien de la prescription ; il a aussi pour fonction d’être offert au destinataire comme une sorte de miroir idéal, dans lequel celui-ci est disposé à reconnaître son propre modèle, ses jugements de valeur, ses maximes de comportement » (1982 : 43-44).
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