1 L’ouvrage collectif dirigé par Anaïs Bernard est constitué d’une pluralité de contributions de chercheurs et d’artistes qui se proposent d’interroger la contemporanéité à l’aune de la notion d’« immersion ». Comme autant de plongées immersives au cœur d’installations artistiques, ces points de vue particulièrement stimulants examinent les relations qu’entretient le sujet avec des dispositifs à l’ère des technologies du numérique.
2 S’inscrivant dans une démarche marquée par son interdisciplinarité, l’ouvrage s’élabore à la lumière d’une véritable « émersiologie », entendue comme une « science réflexive née de l’émersion des sensibles provenant de notre corps vivant dans la conscience du corps vécu » (pp. 7-12). L’« émersiologie » ainsi introduite par Bernard Andrieu s’organise suivant une « écologie du corps » articulée autour d’une forme de dichotomie somesthésique entre le « sentant », lié au subconscient, et le « senti », rattaché à la conscience. À l’insu du sujet, le « corps vivant » traite des informations qui, parvenues à retardement à la surface de la conscience du « corps vécu », activent en lui des sensations absolument nouvelles. À la faveur d’un processus de feedback, le « corps vécu » rétroagit sur le « corps vivant » par une modification de son image et de ses schèmes.
3 Suivant cette méthode, les articles réunis par Anaïs Bernard s’articulent autour de quatre parties : les « Dispositifs artistiques : interactions et hybridations » (pp. 13-74) ; les « Jeux vidéo & environnements persistants » (pp. 75-110) ; les « Émersions sensorielles » (pp. 111-171), et les « Milieux écologiques » (pp. 173-241). Une redéfinition paradigmatique du lien entre corps et monde se fait jour, à partir de trois catégories qui se convoquent dans un mode d’interrelation combinatoire : l’« interaction » induit de nouveaux modes d’être à l’espace, faisant voler en éclats la frontière entre réel et virtuel ; l’« imsertion » problématise l’enveloppement du corps par la « virtualisation de l’espace », ou des processus de « virtualisation du corps » lui-même dématérialisé dans un environnement réel. Enfin, l’« hybridation » relève d’un phénomène contemporain qui fait vaciller la limite entre une conception naturelle et une vision culturelle du corps (p. 18).
4 Émerge la problématique fondamentale d’une redéfinition de l’espace-temps soumis à un phénomène d’éclatement, à travers des dispositifs marqués par leur aspect éminemment délinéarisé. Dans cette perspective, Marc Veyrat (pp. 23-37) relate la naissance de l’œuvre hypermedia U-rss (2015), tel un « portrait social » agglomérant, sur Google Earth, toutes les connexions – mots, son, images – numériques liées au musée Gassendi de Digne-les-Bains. Cette agrégation informationnelle fait naître un nouvel espace et même un nouvel « e-space » pourvu d’une multitude de strates temporelles, permettant une traversée exploratoire de son histoire numérique. Lucile Haute (pp. 119-133) présente notamment le « dispositif festif interactif Discontrol Party » (2011), qui met en relation des avatars évoluant sur la plateforme numérique Second Life et un public filmé dans une salle de concert. Créant un phénomène de dédoublement des points de vue, ce dispositif suscite une « explosion de la spatialité » à travers une forme de « porosité entre les deux espaces » (pp. 127-128). Autour de deux productions cinématographiques, Gravity d’Alfonso Cuarón (2014) et Leviathan, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel (2013), Frédéric Lebas (pp. 161-171) procède à la distinction d’une zone « libre et vide » dans laquelle le sujet est susceptible de s’immerger à la faveur d’une « interface écranique » (p. 164) ; et ces dispositifs filmiques de « s’adresser au rivage des sensorialités, en prenant appui sur des ressorts écologiques dans la synesthésie des sens » (p. 170).
5 La superposition d’une sphère virtuelle sur la sphère réelle ainsi redoublée est susceptible de favoriser une suspension de la limite entre réalité et virtualité. Ghislaine Chabert, Jacques Ibanez-Bueno et Lilyana Petrova (pp. 135-148) proposent une réflexion autour d’un « parkour » numérique dans l’espace urbain, réinventé à l’aide d’applications géolocalisées telles Ingress. Performance multimédia réunissant des artistes de multiples horizons, Samples invite les individus à appréhender leur environnement urbain – Cluj-Napoca (2008), Istanbul (2010), Sofia (2012) – sous un éclairage inédit, qui tend à interroger les impacts de la globalisation culturelle sur l’identité des sociétés européennes (pp. 151-152). Ainsi une dimension éminemment politique caractérise-t-elle certains dispositifs exposés, qui engagent une rédéfinition des enjeux sociodiscursifs contemporains : l’artiste Eduardo Kac (pp. 203-220) relate le développement du « mouvement d’art porno » apparu dans les années 1980-1982 à Rio de Janeiro, qui a influencé le « Postporn » d’aujourd’hui. Avant-gardiste, le « Movimento de Arte Pornô » avait pour objectif de proposer une « œuvre sexuellement explicite qui offre une critique du sexe normatif et des représentations de genres, et produise un domaine culturel politisé, pour le texte et l’imagerie alternatifs, ludiques et subversifs » (p. 212).
6 La condition générationnelle ne saurait être laissée de côté : Françoise Lejeune (pp. 175-188) livre les résultats d’une analyse empirique de l’expérience de son œuvre Non-lieux marseillais (2012), comprenant une « scénographie et des projections vidéo interactives composées de séquences très courtes d’environ 10 secondes » (p. 176). À partir des données recueillies, Françoise Lejeune pointe la prééminence de la dimension générationnelle en vue de saisir les enjeux liés à l’immersion : elle souligne l’importance de l’appartenance à une classe d’âge au regard de son implication dans l’œuvre.
7 À la faveur de ces dispositifs qui convoquent le sujet dans sa multisensorialité, le corps est susceptible de se réinventer à la faveur de nouvelles modalités d’expériences. Ainsi l’artiste Sterlarc (pp. 113-117) expose-t-il les enjeux liés à la prothèse en forme d’oreille qu’il s’est implantée dans le bras, en promouvant sa vision d’une « post-humanité » où « [l]e corps devient un hôte pour une œuvre d’art » (« The body becomes a host for a work of art », p. 117). Présentant la chorégraphie filmée Waterproof (vidéo de Jean-Louis Tacron, chorégraphie de Daniel Larrieu, 1986) qui montre des danseurs évoluant dans une piscine, l’artiste Seyral (pp. 229-241) met en exergue la corrélation entre surf et danse, interrogeant tous deux la « condition même de notre existence » : « En surf comme en danse, la vibration générée par le pliage même, tout comme le champ de résonance et de connexion induit par l’expérience immersive, invitent à imaginer une pensée de la relation qui réévalue la puissance d’affecter et d’être affecté qui passe par un “lâcher-prise” et une entente avec le mouvement » (p. 236). Petrucia da Nóbrega (pp. 39-47) relate la création du spectacle brésilien A Palavra é Gesto (La parole est geste) par le collectif théâtral Estandarte en 2006, requérant la contribution des acteurs – souvenirs, images, sentiments – autour du terme valse. Décuplant les possibilités du corps, cette performance avait pour but de produire une nouvelle poétique somesthésique créant un « nouveau langage expressif ». Cette expérience corporelle peut aussi être littéralement nostalgique : Aella Fatia-Djemani (pp. 221-228) expose son installation artistique « Tombeau vivant » (2010), « caisson d’immersion » favorisant une forme d’expérience originelle, telle une « Antre » obscure résonant de sons mystérieux (pp. 224-226). Le « NøøNaute » Yann Minh (pp. 89-110), « explorateur au long cours des sphères informationnelles », propose quant à lui une plongée immersive à travers les « espaces métaphysiques et irrationnels de la Nøøsphère ». Créateur du Nøømuséum (2003) pourvu de plusieurs types de cyberespaces en trois dimensions mêlant créations graphique, numérique et littéraire, l’artiste souligne le caractère actif d’une posture marquée par la mise en relation des « interactions cognitives et sensuelles entre le corps physique et l’immatérialité du cyberespace » (p. 96).
8 En outre, le sujet est susceptible de faire l’expérience d’une immersion qui engage radicalement sa propre matérialité. Étienne Perény (pp. 77-88) propose une réflexion sur une modalité d’immersion « avatariale » induisant une forme d’« externalisation », grâce à un « double intime » qui implique des répercussions cognitives du sujet amené à se voir évoluer dans un monde virtuel entrelacé de « technologies info-communicationnelles vidéoludiques ». Lucile Haute (pp. 122-124) relate sa collaboration avec le photographe Laurent Hini et le sculpteur Jean-Claude Reti, en vue de la réalisation du fameux cycle « Le toucher de l’avatar » (2010-2013) interrogeant le rapport entre le sujet et son double numérique. Ainsi corps et environnement peuvent-ils fusionner, dans un phénomène de dissolution de leurs frontières : Roland Huesca (pp. 49-59) présente des dispositifs mêlant art de la chorégraphie et utilisation de nouveaux supports médiatiques, qui « donnent […] corps à une forme de pensée où intériorité et extériorité, loin de s’opposer, jouent de concert » (p. 59).
9 Les arts immersifs renvoient à des processus poïétiques qui font pleinement participer artistes et spectateurs comme « spect-acteurs » en vue d’une production commune de l’œuvre, tout en convoquant le sujet dans son individualité la plus forte. Soulignant les déceptions du public au regard de l’émergence prometteuse des technologies du numérique dans les années 80-90, Marion Zilio et Florian Gaité (pp. 189-201) prônent une forme de « réappropriation comme nouveau mode d’apparaître – du monde, du corps et de l’œuvre – et force de singularisation » (p. 199). Notons que certains dispositifs favorisent une annihilation de la distance entre œuvre et spectateur, quand d’autres, au contraire, la soulignent : ainsi Ariane Bourget et Rosalie Leblanc Houle (pp. 61-74) présentent-elles deux exemples de « performances » portées par des collectifs flamands depuis plus de dix ans, qui suscitent l’implication forte du spectateur devenant un « performé » (p. 64), Crew et Ontroerend Goed. Tandis que la première se fonde sur un principe de participation active du sujet invité à « éprouver la fascination des images avec son propre corps », la seconde se caractérise par une impossibilité d’action de sa part : la « participation est pesante pour les spectateurs qui intègrent les lignes narratives dans le sens où plusieurs préfèrent le confort de l’anonymat à une participation forcée parfois dépourvue de complicité » (p. 73).
10 Mobilisant des technologies du numérique, les dispositifs exposés cultivent un corps nouveau conçu comme un agrégat multisensoriel complexe qui, invité à reconfigurer ses modes de perception, se transforme dans une démarche autoréflexive et produit en retour un effet sur son environnement. L’accent est mis sur la nécessité, pour le récepteur, d’accepter le risque du lâcher-prise, à travers une attitude de disponibilité susceptible de laisser vacante une place telle une ouverture perméable à l’extériorité, qui peut être vertigineuse. Cette porosité constitue la condition d’un éveil de potentialités insoupçonnées, engageant pleinement le sujet dans sa dimension synesthésique. Cet ouvrage soulève l’émergence de multiples expériences à vivre comme autant de corps-à-corps qui sont autant d’élans vers la subjectivation de l’individu. Ainsi se font-ils les échos de la société contemporaine, en donnant au sujet la possibilité d’accomplir un voyage intérieur, dans la (dé)réalisation d’une traversée exploratoire de soi-même qui interroge le corps dans son devenir esthétique.