1 Par cet extraordinaire tissage de références destiné à attirer l’attention du chercheur sur les « événements » réputés majeurs de la vie scientifique de ces dernières années, par lequel il espère renverser les raisons de la critique « continentale » adressée aux cultural studies,le sociologue Éric Maigret (2013), spécialiste de « médiaculture », cherche à donner à chacun une place dans un spectre épistémologique au risque de légitimer des partages de frontières dans la pensée – méritant plutôt prise de distance et écart – bien dans l’air du temps. En nous incitant à le dénouer de manière critique, les éditeurs de son propos nous placent devant une autre difficulté : relever le défi de l’exposé d’une bataille intellectuelle, censée faire époque, évidemment sans prendre l’approbation ou la critique de cet exposé pour une approbation ou une critique de son objet, les cultural studies.
2 D’abord, remercions l’auteur d’avoir présenté une scène sachlich, dirait-on en allemand, qui lie objectivité et parti pris, destinée à aider à identifier des opérations savantes constitutives de partages conceptuels, des cartographies de noms et de lieux théoriques. Il en esquisse les voix, les enjeux et les résultats en soulignant qu’ils ne se pensent plus sous un nom en -logie (de tradition grecque), mais en study (de tradition britannique, puis anglo-saxonne). Il montre que, dans le champ de la sociologie, ces cultural studies ont rendu visibles des situations et des phénomènes culturels vécus, socialement construits, ignorés parce que dominés ou réprimés (nourriture, fan studies, jeux, culture pop, gays et queer, sexualités, porno, ethnies, libération des minorités...) ; qu’elles se sont opposées à la « cécité » et à l’arbitraire des découpages des savoirs savants établis, des disciplines déterminées par les États rejetant les « sous-cultures » ; qu’elles ont contribué à définir une « véritable » interdiscipline, participant à la recomposition de l’ensemble des sciences humaines et sociales (shs) ; qu’elles ont décloisonné espaces savants et mouvements militants liés aux oppressions et discriminations.
3 Ainsi l’auteur présente-t-il un formidable travail informatif portant sur les arcanes de batailles épistémologiques (empirisme versus rationalisme, participation versus neutralité axiologique) et conceptuelles (« culture » au sens anthropologique versus « culture » aux sens politique et étatique) du moment, dans le champ des shs, et au cœur des lignes de fracture des institutions universitaires. Dès lors qu’elle indique à chacun les connaissances techniques à maîtriser, cette entreprise est très utile afin d’approcher une histoire de la division du travail universitaire (national et international) en shs, ainsi que les crises successives d’influence conceptuelle dans le champ de la sociologie de la culture. La dernière en date oppose les cultural studies, l’École de Francfort et l’École de la domination, sur fond de déclassement ou reclassement des « fondateurs », en un mot de la théorie durkheimienne de l’anomie, de la théorie compréhensive wébérienne du désenchantement du monde (Colliot-Thélème, 2001), des théories de l’aliénation (celle d’un certain marxisme comme celle de son retournement actuel en critique des médias) ou de la réflexivité simmelienne.
4 Cependant, cette entreprise n’est pas assez ample pour inclure une étude approfondie de la signification différentielle prêtée au terme « culture » ; pas assez précise sur la place de l’espace universitaire, notamment étatsunien (Cusset, 2003), dans l’émergence de ce mouvement (héritage disciplinaire, investissement par de nouveaux chercheurs et rapport au type social des étudiants) et sur la fonction dévolue aux savoirs universitaires des sciences sociales par les sociétés ou les États dans un monde en mutation. À notre goût, elle passe trop rapidement sur l’examen de l’impact de ces « événements » conceptuels (qu’interrompent-ils ? Quels avènements leur doit-on ?) ou sur l’analyse de la suspension induite des fictions collectives. Elle laisse de côté la question centrale de la diffusion médiatique de ces thèses dans le discours des commentateurs. Pourtant, ces derniers sont friands de ce qui doit être tenu pour vrai et propagent un air du temps théorique caricatural ainsi qu’il en va, par exemple, de la rengaine du « tournant » – après le « tournant linguistique » et le « tournant esthétique », le « tournant culturel », voire le « tournant iconique » (Mitchell, 2005) – liée à l’usage, dans la doxa, d’une conception mécanique des « paradigmes » khuniens (Kuhn, 1962) et à une volonté de recouvrement par une loi uniforme des tensions réelles définissant le champ de référence (Appadurai, 1996). Enfin, au moment où elle prétend apprendre au chercheur comment « se fait la science », elle le propulse dans une impuissance épistémologique radicale, focalisant le propos sur l’image que ces cultural studies se font d’elles-mêmes, ce qui ne reste qu’une partie, certes essentielle, mais une partie seulement, de leur réalité.
Politique d’un discours
5 Pour l’heure, prenons en compte la « politique » conceptuelle induite par l’article, sa « science » des partages. Pour en rester à sa lecture, il semble que l’on est très vite saisi d’un premier niveau de problèmes. Tenant à la fois d’un exposé d’essence et d’un énoncé performatif, la contribution constitue un ensemble paradoxal. Confirmant le fait que les sociologues ne se posent que des questions de sociologie, y compris sur l’existence et le développement de la sociologie, l’exposé d’essence contribue à unifier les cultural studies en un système uniforme auquel l’auteur ne prête que ses raisons supposées (celles du corpus), largement enfermées dans le cadre du pouvoir universitaire, lequel finit, on l’observe de plus en plus, par réduire les conceptualisations à des entrées de dictionnaire. Or, non seulement il n’existe pas plus d’objet des savoirs en question que de méthodologie unique, mais l’on n’est jamais obligé de respecter les catégorisations universitaires dans lesquelles les savoirs sont enfermés.
6 Simultanément, l’article se soumet à la tentation de faire reconnaître des modes de validation abstraits de « la » science, en cherchant à en mesurer la valeur objective, imposant par là même une fracture formelle entre ce qui « est » de la science et ce qui n’en « est » pas, sans penser la recherche comme processus de rectification. Les questions dans lesquelles il conduit risquent de restaurer les plus belles heures des interdits et des obligations de choix, excluant de faciliter la circulation de modes de perception différents, de nominations inédites et de pensées dissensuelles.
7 En un deuxième niveau de problèmes, l’article devrait plonger un certain nombre de chercheurs dans un abîme de perplexité concernant les modèles critiques entre lesquels choisir et les raisons du choix. Un propos cité de Judith Butler (2005 : 155) suggère l’existence de cet abîme : « La même question se pose inlassablement : celle de savoir si mon travail, ou celui de Homi Bhabha, Gayatri Chakravorty Spivak (1988) ou de Slavoj Žižek (2008), relève des cultural studies ou de la théorie critique. Mais le fait de poser pareille question pourrait simplement indiquer que la distinction claire et nette entre ces deux types de projets ne tient plus » (Maigret, 2013 : 155). Au droit de cette difficulté, on relèverait bon nombre de malaises (Mattelart, Neveu, 2008), la même idée se trouvant chez de nombreux chercheur(e)s (Couture, 1992 ; Christin, 1998).
8 En un troisième niveau, pour témoigner de son existence mais finalement le justifier, Éric Maigret soumet le partage entre les cultural studies et les autres modalités de la discipline sociologique à un destin des continents et de « leur » philosophie, dans une double démarche de réduction « nationale » et de réveil des vieux mythes dont les sciences sociales ne se départissent pas, toujours en mal de légitimations philosophiques. Évitant l’idée selon laquelle la philosophie s’occuperait plutôt de partages et de frontières, l’auteur la loge à l’intérieur de frontières, fortifiant ainsi la remise à « leur place » des sociologies confrontées. Cette assignation de partages de la pensée au partage des États constitue sans doute le « vécu » de certains chercheurs, et certainement leur « vécu » médiatique, mais nul ne semble s’obliger – et Éric Maigret aussi peu – à en rendre compte en termes de participation aux partages du sensible dans et entre les États modernes, de puissance d’opérer des partages en se mirant dans son objet (Rancière, 2009b : 63), de manière de camper aux frontières des savoirs, et d’enrôlement de la philosophie.
9 De ce fait, en marge des effets paradoxaux qu’elle impose aux contenus envisagés – l’empirisme semblant renvoyer à des enquêtes sans raison, le rationalisme à une raison sans enquête –, la logique polémique retenue – empirisme versus rationalisme, pluralité versus unit – aboutit à présenter cette opposition non comme une formule destinée à promouvoir la discussion, mais comme une réalité entière et un engagement de substitution nécessaire à partir d’une théorie peu crédible des fondations respectant un peu trop les lieux communs répandus. Les cultural studies décideraient de rompre avec les obscurités des spéculations rationalistes continentales (synonymes de vacuité) et leur apparente unanimité ; la recherche continentale refuserait une posture épistémologique imprécise et le militantisme de la dignité refoulée exposé par les cultural studies à partir d’un pluralisme ressemblant à un relativisme.
10 Or, il convient de souligner qu’on pourrait aussi légitimement en appeler à une série d’objections, les unes rappelant que cette opposition sèche est vaine, que la raison n’est pas la rationalité, qu’il existe des pensées des rationalités plurielles et que les philosophies de la rationalité de tel ou tel objet visent aussi des effets pratiques ; les autres renvoyant à ce que le philosophe allemand des Lumières Emmanuel Kant soulignait à propos du philosophe écossais David Hume : il nous a réveillés de notre sommeil dogmatique ! (certes à une époque où les philosophies n’étaient pas encore pleinement « nationalisées ») ; les dernières indiquant la nécessité de penser les interactions et les écarts en philosophie plutôt que l’enfermement des doctrines, et de déployer une pensée conflictuelle et diverse qui ne chercherait pas nécessairement à réaliser des exclusions et des exclusives.
11 Enfin, mais ce dernier risque à signaler appartient moins à l’article qu’aux formules de sa présentation, nulle part l’auteur ne signale la possibilité d’une autre circulation des idées aux intersections de la parole universitaire et de la parole politique, alors qu’une telle optique affole les théories politiques les mieux établies (Habermas, 1990) ; ni l’existence d’un regard différent sur le monde qui nous entoure, susceptible de rendre sensibles des choses indifférentes et étranges des choses qui vont de soi (Rancière, 2009a, 2009b).
Des questions vives
12 Prenons appui sur le travail de synthèse d’Éric Maigret pour en venir moins aux structures propres de ces savoirs qu’à l’étude de ce dont ils sont constitués. Tentons d’accéder à la substance des ouvrages présentés afin, notamment, de ne pas conforter l’impression laissée que le but de ces sciences résiderait exclusivement dans le travail de classement entre elles, accompagné de l’élaboration de formes idéal-typiques entourées de leurs formes extrêmes et excessives, les enquêtes et les exemples ne semblant plus mobilisés qu’à titre secondaire.
13 Du point de vue philosophique qui est le nôtre, il s’avère que les références citées dans l’article d’Éric Maigret réveillent fort pertinemment des questions vives posées par et dans notre propre travail, lequel porte sur le spectateur des arts dans l’espace culturel européen, à la lumière de l’art contemporain. Ce travail ne se préoccupe pas immédiatement de savoir s’il appartient à la science ou non, ou se soumet à tel ou tel modèle de scientificité comme si cela lui était vital. Il se préoccupe plutôt d’essayer de désigner, avec circonspection, ce que nous pensons être un élément de discussion négligé et/ou refoulé dans le champ des sciences, de la politique et des arts, la question du sensible, étudiée dans nos ouvrages via les philosophes-spectateurs.
14 Et, justement, certaines références citées par Éric Maigret – Richard Hoggart, Raymond Williams, Stuart Hall... – sont à la fois proches et très éloignées de cette question du sensible. Globalement, ce qui les en approche est d’abord l’utilisation du même matériau et la manière dont on a chacun affaire à une opposition à la façon dont les spectatrices et les spectateurs sont (mal)traités dans les discours dominants (études de comportement, quantitatives et mécaniques). Ce n’est pas toujours une tâche facile, elle est cependant partagée. Mais, ce qui creuse un large écart entre nous se rapporte à un présupposé à l’égard d’une esthétique qui demeure réfléchie dans les termes de l’opposition classique sensible-raison. En effet, notre recherche s’inscrit dans la logique d’une philosophie du sensible qui n’est ni une « logique du renoncement au sensible » de type platonicienne, ni une « logique sensible » à la manière de la phénoménologie (Merleau-Ponty, 1945), ni une « logique du sensible » à la mode ethnologique (Lévi-Strauss, 1962), ni une logique de la diversité du sensible (Hoggart, 1957).
15 Dès lors, à la lumière de l’article d’Éric Maigret (2013), de ses classifications et de ses repérages, il semble que nous devons revenir sur un certain nombre de points autour desquels le lecteur pourrait être invité à poursuivre cet échange.
-logie ou study ?
16 Et pourquoi pas d’abord sur l’objet fixé dans notre recherche, dont la ligne d’horizon demeure restreinte par le petit groupe de personnes sur lequel portent les enquêtes (les philosophes) et les effets plus ou moins limités en jeu (formation de soi, détermination d’exercices sensibles, jeu avec les normes), par différence avec les perspectives élargies des sociologues et historiens de la culture qui, parlant de « récepteurs », n’accèdent jamais à l’analyse de la constitution de soi comme « spectateur » dans une histoire culturelle critique des assignations esthétiques ?
17 En se concentrant en premier lieu sur les récits de l’action sur soi des philosophes (sans aucun doute producteurs de légitimations), ce point de vue privilégié fait valoir des trajectoires et des partis pris résistants et/ou affirmatifs et notamment des différentielles de spectatorialité – nature, mœurs, médias, politique, arts,... (Ruby, 2012a) –, des répartitions de noms et d’occupations dans les champs des arts d’exposition (classique, moderne, contemporain) et de la politique. Le premier est beaucoup trop systématiquement réduit à ce qu’Honoré de Balzac (1838-1839) appelle « la bannière unique de l’Art » ; le second à une vague appellation de démocratie. Cependant, ouvrant en permanence à des écarts (élévation/mystique, formation/élévation, exercice de soi/formation) et provoquant des suspens esthétiques et politiques, ces cheminements de soi peuvent s’intégrer à des structures de domination dès lors qu’ils sont articulés à des pratiques dominantes plus ou moins intériorisées par des groupes de spectateurs. Par quels procédés ? Grâce aux lectures des textes des philosophes, aux polémiques publiques esthétiques, aux romans qui les traduisent en images et aux institutions esthétiques qui les muent durant longtemps (xvii e-xx e siècle) en règles de fonctionnement. Du moins avant que la situation ne subisse des crises, ne change artistiquement et que, par exemple, une logique horizontale de conflit ne s’instaure par l’émergence d’autres pratiques artistiques (Benjamin, 1939 ; Cavell, 2003) ou culturelles (Certeau, 1980 ; Levine, 1988), ou qu’on ne prenne une vue comparatiste sur ces questions afin de combattre l’ethnocentrisme (Poirrier, 2011), voire que le champ des arts ne se complexifie par l’introduction de médiations et politiques culturelles inédites (Saez, 2012).
18 D’ailleurs, échangeons moins sur le plan de l’édifice en cours – qui pourrait encore être rectifié (Ruby, 2012a, 2012b, à paraître) – que sur les relevés accomplis à l’occasion des enquêtes, d’une entreprise qui entretient des rapports avec les sciences et des théories rigoureuses, mais s’en distingue selon une ligne de partage permettant d’articuler les disciplines autour de différentes postures spectatoriales. De ce point de vue, cette entreprise fait coexister les savoirs en archipels, elle les fluidifie et les organise en espaces corrélés destinés à favoriser l’analyse de la formation et de la déformation de cet objet dans une histoire dont la reconstruction n’est pas encore achevée.
19 Plus précisément, cet objet – le spectateur des arts dans l’espace européen à la lumière de l’art contemporain – veut contribuer à une étude des plans d’action et de jugement, des images et discours concernant la spectatrice et le spectateur, engager une prise en compte des plans de clivage et du rapport différentiel entre les spectatorialités, réfléchir le sensible et ses dynamiques, comprendre ses déstabilisations en fonction des histoires propres des arts (depuis l’invention de l’art d’adresse indéterminée à tous jusqu’au cinéma, puis les arts de la rue et le multimédias de nos jours) et des formations politiques. L’affirmation selon laquelle cette recherche porterait sur les systèmes de représentation dans les champs de la culture et des pouvoirs (Foucault, 1969 ; Rancière, 2004) serait valide, encore préférons-nous insister sur la question de l’objectivation du spectateur par les discours et la mise en place de pratiques institutionnelles, sur la manière dont ces dernières s’inscrivent dans des corps sensibles (dans tous les sens du terme), en se rapportant à des partages, des techniques ou des « polices » de spectateurs (Jameson, 1991), et sur les modes de subjectivation/émancipation envisageables.
20 Précisons encore. Ce n’est pas exactement la question du ou des publics qui est traitée, ce qu’Honoré de Balzac (1833) appelait les « sociétés fortuites ». Néanmoins, sur ce plan, si les cultural studies ont gagné quelque chose sur ceux qui en sont restés à la péjoration du public et des masses, c’est, ainsi que le montre Éric Maigret, en se posant la question de savoir ce que les publics font avec les médias, comment ils s’approprient les objets des industries culturelles et construisent des significations à partir de leur expertise. Mais, les études concernant la réception différenciée des productions culturelles selon les publics, dans leurs dimensions sociale, sexuée, ethnique ou générationnelle, ne se concentrent pas sur les pratiques de transformation constante de son rapport à soi (par la médiation des œuvres d’art) par chacun des personnages étudiés. Elles ne revêtent jamais la forme d’une archéologie des montages de visibilité alors que, chacun le sait, il n’existe pas de l’art d’un côté et du spectateur de l’autre, mais des corrélations réciproquement constitutives, toujours en déplacement, et qui transforment les modes de perception, de sentir, de parler, en constituant le tissu sensible de l’existence (Rancière, 2009a, 2009b). Alors, -logie ou study ?
Une construction
21 Dans ce projet en cours de réalisation – arrivé à son troisième volume (Ruby, à paraître) –, l’objet édifié ne suppose aucun caché, aucun arrière-monde ou aucune vérité à découvrir, comme on en suppose dans les dogmatiques de la vérité. Sa construction repose entièrement sur une analyse des modes de visibilité dans une société, ici les sociétés européennes du xviii e siècle à nos jours. La visibilité d’une posture de spectateur dépend d’un « régime de perception de l’art » (Rancière, 2004), différent d’une épistémè (Foucault, 1969) ou d’une esthémè (Kintzler, 2004), mais liée à une formation esthétique (Ruby, 2007) et une police des spectacles (Foucault, 1975). Elle vient au jour à partir de conditions de possibilité immanentes rendant indissociables des analyses philosophiques, sociologiques, historiques...
22 Si nous ne prétendons pas avoir élaboré une théorie critique particulière, et si nous ne sommes qu’amateur de sciences, il n’en reste pas moins vrai que nous nous sommes arrêté explicitement sur quelques questions centrales de cet ordre, croisées dans des recherches répertoriées dans l’article d’Éric Maigret.
23 En premier lieu, rappelons que cette question de la spectatrice ou du spectateur n’est pas donnée d’avance (pas plus que la spectatrice ou le spectateur), mais qu’elle est restée longtemps un point aveugle dans le discours des sociologues, du moins tant qu’ils ne s’y intéressaient que comme les directeurs de salles de spectacles, d’un point de vue quantitatif (Donnat, 2009), ou sous la seule forme du surgissement de la question des « masses » – comme il en va chez Georg Simmel (1911), Siegfried Kracauer (1927), Howard Becker (1982) ou Raymond Williams (2009), par exemple. Elle renvoie à une histoire qui est celle de pratiques et de savoirs, des arts d’exposition instaurés en sphère de valeur autonome par séparation des fonctions cultuelles (Benjamin, 1939), corrélée à celle de l’émergence d’une esthétique participant à l’instauration d’un terme, « spectateur ». En français, le terme est forgé dans le grec, qui a donné aussi « speculum » en latin (« miroir ») et « speculari » (« inspecter »), puis « spectator » et les dérivés en scope : « microscope », « télescope », « cinémascope », y compris « épiscopos ». Mais, les variations de langue sont symptomatiques : « beholder » ne recoupe ni « spectator » ni « audience » en anglais ; en allemand, « der Zuschauer » n’est pas « der Beobachter », pas plus que « das Publikum »... Ce nom fait signe vers celui dont l’œil ou un autre sens s’exerce sur les œuvres d’art. Il est produit au masculin, ayant longtemps désigné uniquement un être masculin (Beauvoir, 1949). Est nommé « spectateur » un être humain assistant à un « spectacle » ou un témoin oculaire d’une action sur un plan d’immanence aux affaires humaines qui ne coïncide plus avec la mystique mais avec l’esthétique.
24 Autant dire que ce projet d’une histoire culturelle européenne du spectateur, ici restreint d’abord au philosophe-spectateur d’art, à un parti pris « esthétique » contournant les questions existentielles (Ferrier, 2012) ou morales (Van Delft, 2013), refond complètement le concept. Le « spectateur » trouve ses assises dans une position esthétique découverte à la fois dans les textes des philosophes et dans la littérature ou la peinture qui les accompagne, là où des personnages de papier/peinture viennent se poser en spectateurs de divers spectacles et réfléchissent la corrélation avec les œuvres (liste non publiée de 200 romans témoins).
25 Cette place du spectateur n’est visible qu’à partir de l’étude d’une éducation à l’attitude et au jugement esthétiques, de l’expansion sociale des discussions sur les œuvres (salons, querelle des Bouffons, querelle des Anciens et des Modernes, et autres jusqu’à nos jours), de la publicité des jugements (dans des revues diverses titrées « Le spectateur [...] », « Les Propylées », et même exceptionnellement : « La spectatrice » (1728-1729), rédigé, il est vrai par un homme...) ouvrant droit à un « sens commun » uniforme (Emmanuel Kant) ou à un sens du dissensus (Denis Diderot), relativement au sensible.
26 À cet égard, la position des sociologues – souvent si prompts à emprunter à la philosophie des thématiques et des schèmes conceptuels – est restée longtemps muette ou aveugle. Selon Marie-Madeleine Mervant-Roux (1998), 1996 correspond à la date de fixation de quelques analyses concernant le spectateur dans les sciences humaines – encore la consultation de Wikipédia, en mai 2012, fait-elle tomber sur la catégorie de « spectateur », sans texte, au moment même où nous constations l’absence de rubrique « spectateur » dans le Dictionnaire encyclopédique de muséologie ! Quoique ce fut une surprise lorsque, dans les années 60, la sociologie de la domination a montré que l’esthétique était une dimension de l’ethos de classe (Bourdieu, 1966), parce qu’on croyait à l’époque au « don » naturel en matière de culture et d’art, c’est seulement à ce moment, précise-t-elle, en 1996, qu’une rubrique « spectateur » se constitue pleinement dans les travaux français de recherche de la sociologie, de la sémiologie et de l’esthétique de la réception (Jauss, 1978). D’une manière ou d’une autre, ajoute-t-elle encore, cet intérêt porté au spectateur n’aurait été foncièrement lié qu’à la massification des spectacles.
27 Si on raffine ce constat à l’endroit de la sociologie, il reste vrai que l’expression « part (ou rôle) du spectateur » (« beholder’s share ») est utilisée pour la première fois par Ernst Gombrich (1960). Ce chercheur entreprend l’étude de l’ensemble des actes perceptifs et psychiques par lesquels l’image existe dans l’œil du spectateur. Il considère que revient au spectateur une certaine participation à l’émergence de l’image. Encore convient-il de retenir qu’Ernst Gombrich n’examine pas les mœurs spectatorielles et l’histoire du public pour autant (Levine, 1988). Si la thèse d’Ernst Gombrich a une portée, elle se limite donc à suggérer une posture « constructiviste » : nul regard n’est innocent ! Il n’est pas de spectateur en soi ou par nature.
28 On peut retenir de ceci que les sociologues se mettent tardivement à inclure quelques dynamiques centrales dans le concept de spectateur. Enfin, ce dernier n’est plus considéré comme un être passif, recevant sans réaction les émanations de l’œuvre ! Ernst Gombrich fait exister l’œuvre à partir du dialogue de l’artiste, de l’œuvre et du spectateur ; il réfléchit l’ensemble comme un processus. Cela étant, les chercheurs n’examinent pas ce processus de la même manière. En entrant dans le débat Michael Fried (1980), notamment, le modifie, de même que d’autres y incluent la part des médias (par exemple la télévision et le téléspectateur), ou la part de ce que les spectateurs font avec les médias en se les appropriant (Hall, 2007). Du moins les recherches sont-elles lancées.
Des obstacles
29 Toutefois, la question du sensible n’est pas encore posée dans ces recherches. Ceci revient à souligner à nouveau que la propriété de la recherche philosophique et scientifique est de se heurter à des obstacles (Bachelard, 1938), des dogmes établis, y compris en sociologie et dans les cultural studies (Claustres, 2013), dont la prétention à légiférer sur l’étendue de la culture est de surcroît illimitée. Ces dogmes arpentent le champ de recherche de la « consommation » culturelle en imposant les notions de « conditions sociales » du goût, de transmission du goût et de « réception » sous un usage mécanique, négligeant par là les rapports et corrélations qui rendent les processus culturels dynamiques, variables et plastiques, et permettent de cerner ce qu’on appelle un « spectateur ».
30 Dans ces dogmes, le plus souvent, ce nom, « spectateur », ne veut dire quelque chose que comme catégorie du partage de l’inaction et de l’action et ceci quel que soit le sexe de référence (Butler, 1990). En effet, il existe une hégémonie intellectuelle persistante de ces dogmes qui ressortissent à des conceptualisations résiduelles (idéaux-types à la Max Weber ou spectateurs de classe marxistes) les opposant à l’acteur ou au « militant ». Les principes auxquels ils puisent appartiennent à un contexte d’opposition élite/masse qui fonctionne encore en référence à une double essence. Ce dont il s’agit, c’est de la conviction de l’universalité de la condition d’une spectatorialité invariable (Rancière, 2008).
31 En ce sens, le marxisme scientiste impose ses propres obstacles à un tel examen. Fondé sur l’idée d’une possession ou d’une dépossession du savoir (chez les prolétaires privés du savoir de leur situation), ce marxisme – encore hanté par la problématique des superstructures, du reflet et des idéologies – mue le spectateur, comme les masses, en victimes de l’idéologie dominante afin de mieux établir sa place dans une stratégie d’enseignement aux dominés de leur situation par la « science ». Si la question du sensible n’est pas posée, celle de l’émancipation l’est, mais par le biais d’une soumission au Parti. On peut renvoyer aux mêmes impasses un certain structuralisme, ayant conduit Claude Lévi-Strauss (1993) à des positions réactives concernant le spectateur contemporain. Ne s’agit-il pas d’une incapacité à poser la question du spectateur, ce structuralisme restant lié à une série de jugements normatifs ?
32 Enfin, sur la question du sensible, il conviendrait d’examiner à nouveaux frais le Roland Barthes (1957) des Mythologies – le spectateur de catch –, les publications de l’École de Francfort (Ruby, 2011), celles de Pierre Sansot (1992) et d’autres, chacune pour leur compte et avec des axes différents. Cela permettrait de vérifier, autre obstacle, comment ces travaux s’égarent dans une condescendance évidente à l’égard de la spectatrice et du spectateur, en se contentant de les ramener à des schèmes de perception et des comportements – soumis ou résistants (Levine, 1988) – ancrés dans des conduites historiquement déterminées, au point de résorber la question dans une doctrine politique du lien social... Trop de propos se retrouvent en posture de chercher à éduquer ou à adapter le public en le considérant nécessairement comme aliéné. Et beaucoup renvoient à un essentialisme.
33 Moyennant quoi, il existe certainement différentes manières de s’extraire de ces impasses qui exercent une si grande emprise sur un pan entier de la réflexion. La nôtre a consisté à s’affranchir de ce jeu de notions qui n’a pas de structure conceptuelle rigoureuse, mais une fonction politique précise. Car il n’existe pas d’être spectateur, et pas de sujet identifiable sous ce nom avant le spectacle. Encore n’y a-t-il pas de lien « naturel » entre ce nom et tel spectacle. De là, l’introduction nécessaire d’un concept de sensible qui manque encore à la recherche scientifique.
Des explorations
34 Ceci implique une dette à l’égard de textes des philosophes que nous prenons habituellement pour amers – Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière –, constitués par nous en un archipel du sensible, et dont la considération, à partir du prisme spectateur et politique, déstabilise les perspectives scientifiques et dessine les linéaments d’un autre regard sur le passé, le présent et l’avenir des fonctions spectatoriales. Ce regard touche à la nécessité d’élaborer plus finement les modèles de rationalité de la/du spectatrice-spectateur et de choisir une autre perspective théorique et pratique le concernant. En chaussant leurs lunettes, il devient clair que l’on ne saurait poser correctement la question du spectateur, en particulier en termes de trajectoire, de plasticité, d’exercice – quoiqu’il faille encore discuter de savoir si « exercice » (Ruby, 2006) est plus pertinent qu’« expérience » (Dewey, 1931), si l’on veut bien solliciter la différence allemande entre « die Erfahrung » et « das Erlebnis » – et d’écart, sans considération de l’histoire de son grand récit, des contradictions de sa posture vis-à-vis des médias et des industries culturelles, des mutations des pratiques artistiques ne cessant de proposer d’autres exercices.
35 Ce rebond s’opère grâce à une catégorie : le sensible. Dans cet archipel, ce terme redistribue la pensée de la cité. Affirmer que le sensible est premier et constitutif rompt avec les perspectives encore dominantes concentrées sur l’âme, l’esprit ou le concept, dont résultent que l’esthétique et les arts sont considérés comme des domaines inférieurs, parce que la sensibilité et la jouissance esthétique ne prêteraient qu’à des considérations secondaires, échapperaient à l’analyse ou barreraient la route à la théorie.
36 « Sensible » devient moins le nom d’une instance déchue que de dispositifs immanents organisant, dans les sociétés, des partages et des trajectoires innombrables et distinctifs entre les humains, des modes de répartition des corps, de découpage de l’espace et du temps, du visible/audible et du dicible. Partage des tâches, renouvellement des médiations, discrimination des corps, appréciation des « autres », vocable distinctif, distribution des fonctions et des désirs, telles sont ses modalités qu’il assigne des places dans les champs sociaux et déploie des dynamiques entre ces champs. Conçue comme principe d’immanence et de différenciation, l’opération du sensible oblige l’analyste à saisir la société existante sans céder à une nostalgie de la « fin » ou projeter un avenir auquel renoncer sans cesse.
37 Ainsi ces philosophes peuvent-ils prêter aux sociologues et aux historiens une constellation de pensées à laquelle nous devons la recréation de la catégorie de sensible, devenue levier d’un écart avec la norme philosophique, politique et, en ce qui nous concerne ici, scientifique et esthétique en vigueur. Ils se rangent aux côtés de plasticiens, d’écrivains, de musiciens – dont les œuvres fonctionnent comme des moyens de pousser vers une autre conception du sensible – qui, depuis plus d’un siècle et demi accordent au sensible une attention féconde et s’engagent, par leur poétique du sensible, à rompre avec les schèmes sensori-moteurs ou les clichés artistiques et littéraires d’une sensibilité déterminée comme inconstance chez le spectateur ou lecteur classiques.
38 Désormais, il peut donc en aller autrement de ce concept devenu, sous une forme substantive, « le sensible ». « Sensible » fait droit à la plastique, au multiple et au variable, à des trajectoires, absentes de fondement. Ceci à l’encontre de ce qui est noté dans les dictionnaires faisant constamment à son endroit la claire démonstration d’un contrôle des représentations, puisqu’ils admettent d’emblée que « sensible » renvoie aux choses sensibles, à un monde sensible, à une esthétique dévalorisée – en se coulant sous la version platonicienne péjorant l’infini ou à ses remaniements (Dewey, 1931).
39 Alors qu’elle est même étendue à l’anthropologie (Howes, 1991), à l’histoire (Corbin, 1994) et à la sociologie (Goffman, 1959), cette question du sensible doit être examinée pour ses répercussions sur la question du spectateur. Elle implique de reconsidérer le devenir comme la véritable dimension du vivant à travers l’individuation qu’il produit, rendant impossible de le reconduire à des identités. Dans la recherche scientifique, il y aurait donc un double prix à payer pour ne plus se contenter de la signification ordinaire enveloppée dans ce concept. D’une part, donner consistance à un questionnement nouveau destiné à faire avancer notamment la cause d’un pluralisme radical, d’un partage des disciplines qui déboucherait moins sur la création de pouvoirs autonomes que sur des partages et des écarts au sein des objets de recherche, mettant ainsi le savoir au service d’un jeu pouvant donner de la vigueur à des discussions sur la communauté sociale et politique. D’autre part, conférer une ampleur extrême à la notion d’esthétique de nos jours.
Un résultat : sensible et émancipation
40 Il est possible de prolonger la question du sensible dans une théorie de l’émancipation qu’elle ne cesse de côtoyer, sans coïncider avec les perspectives citées par Éric Maigret (2013), lesquelles ont plusieurs inconvénients, dont le principal est de croire qu’en muant la théorie des cultural studies en acte performatif (Bhabba, 1994), l’émancipation peut surgir, alors qu’elle demeure pensée dans le couple contrôle/émancipation (Tomaselli, 1995). Cette question a été reprise en main par Jacques Rancière (2008). De ce rapport, spectateur et émancipation, il a fait le titre d’un de ses ouvrages. Son expression favorite, « spectateur émancipé », survient dans un champ polémique dans lequel elle tente de faire barrage au retour du soi-disant diagnostic d’incapacité assigné à un « spectateur abruti » ou aimant sa domination (ou son aliénation).
41 Parlons moins du contenu positif qu’elle profile que de l’expression même. Elle associe à « spectateur » un verbe composé avec l’auxiliaire être, et sans réfléchi. Le spectateur n’est pas « à émanciper », par exemple, par ou dans un spectacle qui lui viendrait de l’extérieur, ce serait même le défaut de certains projets artistiques qui se veulent « pédagogiques » et se donnent le rôle de convertir la conscience obscure/aliénée. Il n’est pas non plus « émancipable », ce qui remettrait les choses à plus tard, selon les vues d’une promesse ou d’une utopie esthétique.
42 Il « est » émancipé, pour autant que l’action entreprise par lui vis-à-vis de lui-même, à l’occasion de la rencontre avec l’œuvre d’art ou durant le spectacle – donc sans qu’on le pense comme un sujet individuel auquel incomberait de donner du sens à ses choix existentiels –, ait pour résultat une activation d’un potentiel d’écart par rapport aux normes imposées dans le régime de référence, et la mise en confiance de soi. Par conséquent, il « est » émancipé chaque fois qu’il accomplit tel ou tel déplacement, telle ou telle désidentification ou désassignation à une manière unique d’être sensible conçue comme une traversée d’une frontière et la possibilité de retourner une situation. Il « est » émancipé vis-à-vis de lui-même lorsqu’il exerce sa capacité à mettre en question les partages du sensible en cours.
43 Après avoir déterminé le « paradoxe du spectateur », beaucoup plus que celui de l’artiste auquel s’intéressent plutôt les cultural studies (Vial-Kayser, 2013) ou des disciplines (Elias, 1939), paradoxe imposé par les théories critiquées et selon lequel le spectateur est indispensable à l’existence de l’œuvre quoique les théories le prohibent ou le méprisent, Jacques Rancière se concentre, autrement, sur le problème. L’auteur se focalise non sur la scène de la subversion – habituellement prise en charge –, mais sur celle de la subjectivation du spectateur à partir de laquelle il compte observer, chez lui, l’affinement de sa capacité à opérer le déplacement d’une position prévue et de se défaire des assignations. Si tel est bien le processus décelable, alors il serait possible de renoncer aux théories de l’aliénation (du spectateur) supposant une essence de référence et, surtout, en ce qui nous concerne ici, de se dessaisir des assignations esthétiques impliquées dans les propos de nombreux spectateurs : reconnaître n’être pas doué pour saisir telle idée artistique, croire n’être pas capable de comprendre, ne pas se sentir prêt à recevoir une proposition, penser n’avoir pas le temps de méditer sur une œuvre, etc.
44 Dans une telle théorie de l’émancipation, le point d’ancrage de ce qui devient une trajectoire du spectateur demeure la réception d’un message et la puissance d’un affect, l’œuvre d’art relevant de la configuration d’une adresse à... à un « destinataire non identifiable » et non à un destinataire destiné. Ce point d’ancrage relève aussi d’un temps requis pour aborder l’œuvre, l’entendre ou l’examiner, un temps en quelque sorte de « loisir », par conséquent arraché au temps contraint. Cette trajectoire est bien toujours liée à une tension possible vis-à-vis d’un commun déjà profilé dans ce rapport. Elle peut produire une autre configuration, un autre corps de spectateur. Ce n’est donc « pas un message qui est transmis et converti » et c’est plus qu’un affect, « une capacité d’être affecté qui est appropriée, ce qui veut dire tordue, pervertie par subversion du rapport même entre le semblable et le dissemblable » (Rancière, 2008 : 27).
Conclusion
45 Les réflexions qu’inspire Éric Maigret (2013) ne nous trouvent donc pas insensibles. Loin de persifler, comme on le lit couramment, contre les cultural studies, nous avons cherché à montrer des directions de convergence et des écarts favorisant des échanges d’idées en épreuves réciproques sur le terrain fertile des pratiques qui ont formé, et désormais défait, les concepts européens d’esthétique et de spectateur. À l’aune de ces confrontations brièvement résumées, il semble que ce qu’il convient de prendre en charge dans une recherche est la capacité à se jouer des frontières (académiques ou nationales et internationales). C’est l’idée qu’on ne peut penser « spectatrice » et « spectateur » qu’en corrélation avec un objet, et qu’on ne peut considérer l’esthétique comme un moment sensible secondaire. Il importe aussi de comprendre que les œuvres s’en vont parler au hasard à des spectateurs « qu’elles ignorent et c’est le déplacement des positions qui commande le pouvoir de signification et d’affection des messages » (Rancière, 2008 : 26). La « réception » n’a donc rien de mécanique.
46 Terminons cet examen par deux assertions qui reconduisent à la dimension politique de cette recherche. D’une part, il n’est plus possible de se contenter de la question de savoir si la recherche que l’on entreprend relève de l’empirisme ou du rationalisme. Ce que nous avons exposé dessine-t-il une conception rationaliste, sous le sens d’une unité de la science et de l’idée d’une fondation du savoir ? Non. S’agit-il d’une conception empiriste, sous le sens d’un savoir divers et multiple ? Non plus. Et, insistons, il n’est pas certain que ces catégories philosophiques fonctionnent aussi simplement. D’autre part, n’appartenir à aucun de ces deux registres, n’exclut en rien de s’inscrire dans un projet de changement social. S’il faut analyser et interpréter les métamorphoses contemporaines du culturel à la lumière des propos précédents, pareille entreprise trouve aussi sa signification dans l’articulation à une visée de changement social propre à combattre les conditions qui figent les objets analysés, pour mettre au jour des conditions de transformation des spectateurs, des spectacles et des formes de la culture, en la pensant non comme un catalogue d’œuvres légitimes ou de consommation, mais comme un ensemble d’exercices articulés à une expérience humaine des exigences de transformation.
47 Ainsi nos travaux permettent-ils de revenir sur les politiques culturelles des États modernes, sur la notion de service public culturel, sur les écarts potentiels dans ce domaine et sur les pratiques de mise en question des normes de référence (Saez, 2012 ; Greffe, Pflieger, 2009). En ce qui concerne la France, un regard plus approfondi s’impose sur la période André Malraux/Pierre Bourdieu, puis sur la grande expansion de la médiation culturelle à partir de la politique culturelle du ministère de Jack Lang. Ce sont encore des chantiers en cours.
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Mots-clés éditeurs : cultural studies, esthétique, sociologie, sensible, épistémologie
Mise en ligne 19/09/2014
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.9039