Couverture de QDC_023

Article de revue

Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Therenty, Alain Vaillant, dirs, La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixsiècle

Paris, Nouveau Monde Éd., coll. Opus Magnum, 2011, 1760 p.

Pages 452 à 455

1Matériellement déjà, l’ouvrage impressionne : 1760 pages, plus d’un kilogramme, le tout sur un papier très fin, imprimé en petits caractères. Son contenu est plus imposant encore : 118 contributions écrites par 61 auteurs et magistralement rassemblées, ordonnées, orchestrées par quatre directeurs appartenant à des spécialités différentes – ici décloisonnées avec bonheur et vraiment complémentaires –  : Dominique Kalifa, professeur d’histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Philippe Régnier, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, Marie-Ève Therenty et Alain Vaillant, professeurs de littérature française, respectivement à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 et à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.

2Il n’en fallait pas moins pour remplir aussi bien la vaste ambition de cette somme : proposer une histoire à la fois surplombante et détaillée de l’entrée de la société française dans l’ère médiatique ; cerner, décrire, expliquer la profonde mutation sociale et culturelle provoquée par l’essor de la presse au xixe siècle. À l’origine du projet, une conviction, exprimée par Dominique Kalifa dans son introduction : l’essor du journal, qui se joue pour l’essentiel entre 1800 et la Grande Guerre, a profondément modifié les activités sociales, économiques, politiques, culturelles, et a ainsi produit plus qu’une culture, une « civilisation du journal » qui émerge à la faveur d’une « mutation anthropologique majeure, aux sources de notre modernité médiatique » (p. 7).

3Pour cerner ce processus et mesurer les effets du journal sur la société, il fallait revitaliser l’histoire de la presse qui, certes, a beaucoup évolué : historique, politique ou littéraire à ses origines, puis économique avant de faire appel, à compter de la seconde moitié du XXsiècle, à d’autres approches (lexicologie, sémiologie, sémantique qualitative…), l’histoire de la presse a été enrichie par les sciences de l’information et de la communication, à travers, par exemple, les travaux de Michael Palmer ou de Jean-Noël Jeanneney. Mais les approches modernes de l’histoire des médias (la médiologie), attentives aux questions techniques, aux modalités de diffusion et de réception des médias, se sont essentiellement concentrées sur le XXe siècle, quitte à considérer le XIXe siècle comme une sorte de préhistoire des médias. Au contraire, réfutant cet implicite de la recherche actuelle, les chercheurs réunis autour de Dominique Kalifa entendent montrer à quel point ce siècle a été fondateur de notre modernité culturelle. D’où ce volume, dédié à une vaste histoire culturelle de la presse du XIXsiècle, qui propose simultanément un tableau d’ensemble et une description détaillée et circonstanciée du journal entre 1800 et 1914. Attentive aux aspects matériels, techniques, économiques, sociopolitiques de l’univers périodique, cette histoire se propose d’examiner aussi les « effets culturels de la nouvelle offre périodique » (p. 13) et son rôle dans l’émergence de nouvelles identités sociales, professionnelles, politiques… ainsi que dans le devenir même de la littérature et des beaux-arts. Tout cela, évidemment, dans une perspective diachronique.

4L’entreprise étant vaste et son objet protéiforme, Dominique Kalifa la définit par ce qu’elle ne devait pas être : une nouvelle histoire littéraire des journalistes, selon la perspective monographique longtemps en vigueur. C’est d’un véritable changement de perspective qu’il s’agit : examiner précisément comment le périodique a induit un nouveau régime de littérarité (sensible dès le tournant de 1830), dans lequel le texte est passé d’un modèle discursif (ou rhétorique) à un nouveau modèle « textuel », l’œuvre se donnant non plus comme transcription d’une parole, mais comme objet médiatisé. Or, si le livre est, certes, l’un des instruments de cette mutation, la presse en est le principal. « Médiatique, périodique, collectif » (p. 17), le journal est un instrument de médiation non plus entre un auteur et ses lecteurs, mais entre des groupes de personnes ; il est une parole plurielle, insérée dans un système complexe d’interlocution ; il induit un nouveau rapport de la société au temps et au réel : l’histoire de la presse ne peut donc que s’inscrire dans une « histoire de la communication humaine et, notamment, de la communication littéraire » (p. 19) qui abolisse les frontières disciplinaires entre chercheurs en littérature, historiens et spécialistes des médias. De fait, la variété des approches et l’abolition des frontières disciplinaires est l’une des forces de La Civilisation du journal : conformément au projet liminaire, les contributions s’intéressent à tous les aspects de toutes les sortes de publications périodiques du xixe et du premier xxe siècle, pour s’attacher à décrire, toutes ensemble et chacune différemment, la dynamique d’un véritable « océan textuel » (p. 19) qui est celui de la presse écrite française.

5« Océan textuel », telle est aussi La Civilisation du journal, et le lecteur s’y immerge avec bonheur et sans trop s’y perdre, car sa matière foisonnante est habilement canalisée par une structure d’ensemble bien conçue. Le volume est constitué de quatre grandes parties, qui vont globalement de synthèses liminaires sur « les conditions concrètes de l’activité journalistique » (p. 20), c’est-à-dire ses aspects matériels, législatifs, financiers…, vers une étude minutieuse des formes et registres de l’écriture de presse (l’article de tête, l’article de fond, écrire pour informer, pour raconter, pour divertir…) avant de rassembler tous ces savoirs en des interrogations plus larges sur la manière dont l’essor du journal et, plus largement, de l’écriture périodique, a modifié le rapport des hommes au temps – Marie-Ève Therenty (pp. 1309-1318) –, au quotidien – Dominique Kalifa (pp. 1329-1340) –, à l’art, à la littérature, à la vie sociale et politique…

6Plus précisément, une première partie, « L’exercice de la presse au xixe siècle » (pp. 23-212), permet au lecteur d’aborder cet univers dans ses aspects matériels et ses usages – Judith Lyon-Caen (pp. 23-60), sa législation – Vincent Robert (pp. 31-96) –, ses caractéristiques techniques et ses enjeux financiers – Gilles Feyel (pp. 141-180) –, sa commercialisation et sa diffusion – Gilles Feyel et Benoît Lenoble (pp. 181-211) – ; le spécialiste lui-même y glane quantité d’informations précises (le montant des recettes publicitaires et le budget détaillé de plusieurs journaux, l’évolution du prix du timbre de 1796 à 1908, etc., dans la riche contribution de Gilles Feyel – pp. 141-180 – ; l’évolution du nombre d’abonnements et de ventes au numéro dans toute la France, dans celle de Gilles Feyel et Benoît Lenoble – pp. 181-211 –…)

7Après ce tableau tant surplombant qu’extrêmement précis de la presse vue comme activité économique, la seconde partie a un titre un peu vague, « Le mouvement de la presse au xixe siècle » (pp. 213-614), mais signifiant : toutes les contributions qui y prennent place insistent sur l’aspect dynamique d’une presse qui n’a rien d’homogène, ni de constant. La première section, « Périodiser » (pp. 213-267), dégage les principales scansions internes à l’histoire de la presse, à travers notamment un texte de Vincent Robert (pp. pp. 213-248) résumant brillamment les lignes de force d’une histoire politique des journaux qui pourrait remplir, à elle seule, un volume entier. Une seconde section, « Inventorier » (pp. pp. 269-614), dresse une typologie des périodiques (le quotidien, le journal militant, la revue, la petite revue), typologie d’autant plus pertinente que tous les contributeurs remémore l’indécision générique qui caractérisa longtemps les journaux et les rubriques et la porosité des frontières entre les genres journalistiques jusqu’à leur relative stabilisation vers la fin du siècle. Soucieux de ne jamais réduire la complexité et la richesse de l’univers médiatique du xixe siècle, les auteurs de cette section déclinent une « typologie historique des périodiques » (p. 268) en décrivant avec finesse le quotidien – Marie-Ève Therenty, Dominique Kalifa, Alain Vaillant (pp. 269-294) –, la presse littéraire – Alain Vaillant (pp. 317-332) –, la revue – Thomas Loué (pp. 333-352) –, la presse de vulgarisation – Marie-Laure Aurenche (pp. 383-416) –, la presse catholique, la presse illustrée (avec des illustrations)…

8La troisième partie (pp. 615-1308) s’intéresse de près aux formes et aux registres de l’écriture journalistique, décrivant aussi bien l’organisation du travail des rédactions que les multiples visées de l’écriture de presse – informer, instruire, raconter, divertir… –, sans oublier d’accorder sa place à l’illustration de presse – Fabrice Erre (pp. 835-850), Thierry Gervais (pp. 851-864) –, avant de raconter l’évolution des rubriques (chronique, article de fond, rubrique des sports…). Cette troisième partie s’achève sur une quarantaine d’articles consacrés aux principales « figures » du journalisme, des plus connues (Charles-Augustin Sainte-Beuve, Émile Zola, Guy de Maupassant, Jean Jaurès) à celles qui ont été plus ou moins oubliées (Julien L. Geoffroy, Étienne de Jouy, Séverine). Il s’agit de petites biographies plus traditionnelles, mais dont un panorama aussi complet que celui que se propose de tracer La Civilisation du journal ne pouvait se dispenser.

9La dernière partie, « La culture de la presse au xixe siècle » (pp. 1309-1606), reprend de la hauteur en abordant des problématiques transversales fondamentales : question des modifications que l’écrit périodique a imposé à la perception sociale et individuelle du temps – Marie-Ève Therenty (pp. 1309-1318) – ; genèse de la notion d’opinion et lien de cette notion avec la presse – Pierre Karila-Cohen (pp. 1355-1366) – ; place de la presse dans la constitution des identités nationales, culturelles, sociales et de genre ; mutations produites par la presse dans les débats et la pensée scientifique, philosophique et, évidemment, littéraire et esthétique ; modification de la définition même de la littérature et de l’écrivain, devenus, à leur tour, objets médiatiques. Autant de contributions qui éclairent et stimulent la pensée, et ne laissent de côté aucune des problématiques liées à l’entrée dans la modernité littéraire.

10Donnant l’impression d’une exhaustivité thématique, l’ouvrage réussit à être intéressant de bout en bout, malgré d’inévitables répétitions (la création de La Presse par Émile Girardin en 1836 est maintes fois rappelée, comme l’importance du Petit Journal d’Albert Millaud dans l’évolution générale des périodiques, mais il s’agit là de repères fondamentaux). Peut-être que les spécialistes d’un thème précis, quel qu’il soit (la législation de la presse, le reportage, Louis Veuillot…), n’apprendront-il pas grand-chose s’ils se limitent à l’article consacré à leur objet : La Civilisation du journal permet surtout un surplomb, même si l’ouvrage réussit le pari d’être également très circonstancié. Mais il sera plus intéressant encore dans le cadre d’une lecture au long cours qui fera découvrir au lecteur un univers riche et vivant. Car la force de La Civilisation du journal est vraiment d’épuiser l’univers du périodique au xixe siècle, sans en négliger aucun aspect, qu’il soit très général (l’importance de la législation sur la forme des périodiques et leurs contenus, le « rubricage », les choix d’écriture…) ou presque anecdotique (comme le montant du salaire des crieurs parisiens). Au-delà même de la valeur informative du volume, les interrogations qu’il formule sur l’ère médiatique ouverte par le journal au xixe sont vivifiantes : les contributions posent toutes des questions (et proposent des réponses) sur des sujets bien plus larges que ne l’annonce leur titre : nombre d’entre elles interrogent autant qu’elles expliquent, sans jamais chercher à aplanir les difficultés, ni à réduire la foisonnante diversité de leurs objets.

11La Civilisation du journal est une publication de premier plan, dans le domaine des études médiatiques comme dans celui des études littéraires – d’autant plus que cette distinction y est abolie. Les deux index, les illustrations et, surtout, les 1 350 références de sa bibliographie en fin de volume contribuent à en faire un ouvrage indispensable aux chercheurs, mais cette « somme » est tout autant à conseiller aux étudiants et aux simples amateurs de la presse, tant l’ouvrage est complet, divers et – ce qui ne gâche rien – agréable à lire.

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