Notes
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[1]
En Suisse, le système de démocratie directe tend à contraindre les médias télévisés à faire coïncider leur agenda avec celui des politiques, puisque les citoyens sont amenés périodiquement à se prononcer sur des objets de vote (référendum, initiatives populaires).
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[2]
Pour N. Nel (1998), la logique spatiale d’un dispositif scénographique comprend à la fois une conception globale de l’espace, une disposition territoriale renvoyant à une sémiotique de l’espace, une mise en scène euclidienne délimitant des volumes/surfaces, et enfin un agencement d’« objets scéniques ».
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[3]
En Suisse, le législateur attend de la télévision de service public qu’elle puisse « contribuer à la libre formation de l’opinion des auditeurs et des téléspectateurs, leur fournir une information générale diversifiée et fidèle, pourvoir à leur formation générale et à leur divertissement, et développer leurs connaissances civiques » (Art. 3 de la loi fédérale sur la radio et la télévision suisse).
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[4]
Par collégialité, on entend un principe de fonctionnement du gouvernement suisse qui suppose que les conseillers fédéraux adoptent et défendent une position ou ligne de conduite commune.
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[5]
Qu’il soit apparenté à un théâtre moderne voire bourgeois dans certains cas (en France, Ciel mon mardi, en Italie, Maurizio Costanzo Show) ou à un théâtre antique dans d’autres (La Vida en un Xip en Espagne, voir à ce sujet le travail de Lochard, Soulages et al. (1999 : 85), le studio de télévision dans les talk-shows s’édifie sur une mise en abîme qui relie, sur un mode indiciel, le téléspectateur au débat : le public y est alors mandaté et incarnation du sujet regardant.
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[6]
Ces forums auraient peut-être pour vocation de compenser les « ratés de la démocratie représentative » (Lochard, Soulages, 1999 : 84) en offrant un espace de parole à des citoyens peu confiants, voire défiants envers leurs institutions et ceux qu’ils ont mandatés pour les représenter. Cette non-visibilité télévisuelle du téléspectateur s’explique en partie par le rôle « actif » joué par le citoyen dans le système de démocratie directe en Suisse, citoyen promu au rang de décideur, s’exprimant davantage par les urnes que par le truchement des médias, et qu’il s’agit d’informer avant les votes (initiatives, référendums).
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[7]
Dans les débats politiques suisses romands, deux voire trois journalistes se relaient chaque dimanche pour animer ces débats, évitant par là une personnalisation de la fonction du modérateur.
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[8]
Le standard téléphonique visible à l’arrière du plateau relie alors l’émission à son téléspectateur.
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[9]
Lors de la présentation d’Infrarouge, É. Burnand, rédacteur en chef des magazines à la TSR, précisait aussi : « Nous sommes dans une phase de polarisation de la vie sociale et politique. Les Romands ont goût pour la controverse et la discussion » (cité dans Le Temps, 15/01/04) ou encore : « En Suisse romande, le goût pour la controverse et le débat d’idées est plus fort qu’il y a quelques années. C’est à ce besoin que répondra le nouveau talk-show [...] Ce face-à-face [...] permettra d’aller à la rencontre d’un autre public, plus jeune et plus noctambule » (cité dans l’hebdomadaire suisse romand l’Hebdo – 13/11/03).
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[10]
Les responsables d’Infrarouge ont fait le pari de programmer ce débat le mardi, en deuxième partie de soirée (22 h 30), alors que, rappelons-le, les anciens débats (TO et DdC) étaient des rendez-vous dominicaux, proposés en fin de matinée.
1Dans un travail fondateur s’inspirant d’une sémiotique peircienne appliquée aux dispositifs d’énonciation du journal télévisé français, Eliseo Veron (1981) a montré que la mise en scène matérielle du studio de télévision était partie prenante de l’énonciation télévisuelle. Son analyse a ouvert la voie à des recherches visant à rendre compte « des conditions de production ou de reconnaissance d’un discours » (ibid. : 101), envisagé comme « le résultat d’un énorme dispositif social » (ibid. : 102). Cela dit, il importe – et nous suivons ici Éric Landowski (1997 : 198) –de « rapporter les discours à différentes variables de caractère contextuel correspondant à la diversité empirique des situations de communication ». Une telle mise en relation du discours et de la situation d’énonciation s’inscrit pour nous dans une problématique où la scène de représentation télévisée, loin de n’être qu’un paramètre périphérique du débat télévisé, fixe les termes du contrat de l’émission. Autrement dit, la configuration de l’espace télévisé, le lieu réel (par exemple le théâtre) ou mythique (par exemple l’agora) qu’il reproduit, préfigurent le type de gestion de la parole et l’imaginaire accolé à cette parole (Lochard, Soulages, 1999 : 81-83) ; conçu comme arène, amphithéâtre ou salon, le studio de télévision permet aux téléspectateurs et aux protagonistes d’inférer les attendus du genre, tels qu’ils sont du moins anticipés par l’instance télévisuelle. Ainsi chaque lieu assigne-t-il aux acteurs (animateur, public-plateau, débatteurs) des rôles et un mode de participation tributaires en partie de sa symbolique (l’autorité du lieu, son historique) ; c’est cette symbolique qui prédispose tantôt à une relation fusionnelle, mimétique, entre les invités et le « public participant » dans les confrontations d’arènes (Ciel mon mardi, TF1, 1998-1992), tantôt à une relation pédagogique entre l’animateur et ses invités dans les « amphithéâtres » (La marche du siècle, 1987, FR3, 1991-1999) ou encore à des échanges informels et ritualisés entre invités de renom dans « les salons » des débats culturels (Apostrophes, Antenne 2, 1975-1990).
2Tout mode d’organisation et de structuration des plateaux de télévision a des incidences sur le régime de présence (mise en place physique) et de visibilité (mise en images) des acteurs qui y sont installés et montrés. Ainsi, par sa fonction d’ancrage du rituel de parole, le studio est-il d’abord un marqueur du mode de présence des énonciateurs s’y exprimant. En cela, jonction entre les lieux institutionnels de délibération du politique et l’espace spectaculaire de sa représentation médiatique, le studio participe de l’acte de monstration de l’homme politique, lui impose des structurations posturales, l’assigne à des emplacements, met son corps « en scène ». Ensuite, l’espace télévisuel a une « incidence sur la relation entre les sujets filmés mais aussi sur la relation induite par le filmage avec le destinataire de l’émission » (Lochard, Soulages, 1999 : 55). Car c’est sur la base d’un dispositif scénographique que la régie donne « à voir » le spectacle médiatique par le recours à des opérations filmiques (cadrage, jeu sur le champ/contre-champ, ocularisations) ; le champ du possible en matière de construction des plans et de mise en place d’un dispositif réticulaire s’avère en effet partiellement tributaire de la configuration de l’espace (voir les plans immergés au sein des dispositifs d’emplacement surélevés et la posture de participant par procuration que ce point de vue suscite chez le téléspectateur). Enfin, l’arrangement et la disposition des éléments sémiotiques signifiants (mobilier, emplacement, articulation entre scène et salle) participent de l’anticipation faite par les acteurs du débat et les téléspectateurs du type d’interaction privilégié par un genre ou sous-genre « débat télévisé ».
3Dans la mesure où elle est « supposée déterminer le contenu des manifestations discursives ainsi, d’ailleurs, que leur formes d’expression » (Landowski, 1997 : 198), la scénographie d’un studio de télévision produit donc des effets attendus ; elle livre des indices qui permettent d’inférer les types de relations appelées à s’instaurer sur le plateau entre les acteurs, et entre ceux-ci et les téléspectateurs. Mentionnons, tous genres confondus, « l’effet de sérieux » (Antona, 1996 : 195) imputable à la nudité et à l’austérité des émissions d’information et d’interview, celui de « défictionnalisation » (Veron, 1983 : 106) induit par le dispositif frontal et le regard adressé au téléspectateur par le présentateur de JT, ou encore l’effet de « spectacularisation polémique » (Charaudeau, Ghiglione, 1997 : 51) généré par les dispositifs des débats fondés sur un face-à-face d’opinions entre deux ou plusieurs débatteurs. Ainsi les dispositifs traduisent-ils des enjeux discursifs (influence, négociation de l’image de soi) dont acteurs du débat politique et téléspectateurs ont à tenir compte. La scène télévisuelle définit alors les conditions « prédialogiques » (Bromberg : 1992) à partir desquelles le débat aura lieu, orientant son déroulement, lui conférant des valences relationnelles (polémique, intimiste) au sens où les caractéristiques desdits espaces (unité, séparation, dimension, etc.) formatent l’interaction entre les acteurs.
Vers une archéologie des débats télévisés à la TSR
4Si les scénographies des plateaux télévisés ont déjà été l’objet d’analyses comparatives, notamment interculturelles (Nel : 1988 ; Lochard, Soulages : 1999), ou d’études monographiques (Darras : 1994), une « archéologie » qui prend en compte l’évolution des dispositifs de plateau, par genre et pour une même chaîne de télévision, reste à notre connaissance une entrée encore peu pratiquée. L’examen de l’évolution du statut accordé par un média à la parole politique (débatteurs, public-plateau, animateur, parole des téléspectateurs) peut ainsi être opérant à travers la description de ces scénographies. Pour y parvenir, l’examen d’un « genre » stable semble une condition sine qua non. C’est à ce prix qu’un relevé des couches de « sédimentation » sémiotiques, qui donnent leur plus-value symbolique aux espaces télévisés, peut s’avérer pertinent. Pareille stabilité s’observe à la Télévision suisse romande (TSR) qui n’a programmé que trois émissions de « débat politique » stricto sensu lors des quatre dernières décennies : Table Ouverte (1966-1996), Droit de cité (1996-2004) et Infrarouge (2004 à aujourd’hui) [1].
5Dans cet article, nous examinerons les modes hétérogènes d’organisation de l’espace du studio de ces trois émissions, avec pour objectif de saisir non pas la perception ou le jeu qu’en font les acteurs du débat politique mais leur organisation matérielle. Pour y parvenir, sera proposée une modélisation sémiotique de la situation de communication télévisée qui s’appuiera sur un découpage par unités d’analyse topologique. À l’instar d’une grammaire linguistique qui segmente les textes en unités de langue (morphèmes, phrases, discours ou autres unités transphrastiques), nous avons recouru à des opérateurs locaux (emplacements, mobilier), intermédiaires (scènes, exploitation de la profondeur du studio, décor), et macro-topologiques (lieu archétypique). On considérera que les places des acteurs (retrait et centralité), la présence d’un mobilier (continu vs séparateur), l’espace (centripète vs agorisé) et les scènes (diamétralité, centricité), de même que le principe d’ouverture/fermeture du studio sur l’extériorité du studio préfigurent, au même titre que les identités des acteurs, au déroulement du débat, et nous renseignent sur les termes du « contrat de communication » (Charaudeau : 1997) propre à un genre télévisé (ici le débat).
Les plateaux télévisés : des lieux archétypiques
6D’emblée, le studio s’envisage comme un territoire structuré et structurant, qui installe les acteurs (invités, animateur, public-plateau) et les dispose selon une logique proxémique/posturale. Y sont agencées des scènes qui disposent, hiérarchisent les places des acteurs et les éléments du plateau (décor, mobilier), et se greffent ce faisant à un dispositif [2] de « spectacularisation du réel » (Charaudeau, 1997 : 67) qui dote l’espace « d’un certain nombre de valeurs symboliques » (ibid.). On émettra l’hypothèse descriptiviste que les dispositifs scénographiques traduisent des imaginaires de parole cultivés par l’instance médiatique, et on tentera de mettre au jour l’évolution de ces imaginaires et des valeurs symboliques en prenant pour objet les débats télévisés programmés à la TSR.
7Force est d’admettre que les studios qui accueillent les débats télévisés en général, et les débats politiques à la TSR en particulier, ont un ancrage topologique. Ils se constituent par référence à des lieux réels, voire mythiques, où se tinrent jadis (par exemple le forum ou l’agora), et aujourd’hui (telle que l’assemblée parlementaire) la délibération politique. En suivant de Michel de Certeau (1990 : 172 et sqq.), on distinguera d’une part le lieu, territoire assigné et institutionnalisé, et d’autre part l’espace, ce lieu approprié et pris en charge par l’individu ; si le lieu renvoie à une « configuration instantanée de positions » (ibid. : 173), l’espace engage quant à lui des « opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent » (ibid.). Cette distinction a une valeur heuristique. En effet, appréhendés comme des lieux, les studios de télévision qui accueillent nombre de débats politiques font référence, par effet de modélisation (parfois parodique) à des emplacements institutionnels archétypiques ou fondateurs (l’archéion) auxquels est relié un imaginaire de parole démocratisant. Scènes de démocratie directe ou représentative, ces studios ne naissent pas ex nihilo, mais se constituent dans un rapport d’analogie, plus ou moins assumé, avec des lieux sociaux préexistants. Ainsi les trois émissions de débat politique programmées à la TSR entre 1966 et 2006 recouvrent-elles des référentiels topologiques distincts : le huis clos d’une commission de conciliation (Table Ouverte), le débat parlementaire (Droit de cité), et un lieu hybride, à mi-chemin entre le tribunal populaire et la scène de combat (Infrarouge).
8L’émission Table Ouverte (TO), premier débat politique du genre, voit le jour en 1966. Symptomatique d’une paléo-télévision à « vocation civique » (Lochard, 1994 : 29), TO fait coïncider son agenda avec celui dicté par l’actualité politique du moment (votations populaires) et prend appui sur un mandat juridique qui fixe les obligations d’une télévision du service public en Suisse [3]. Fondée sur un huis clos, et donc sur une absence de public-plateau, TO réunit quatre débatteurs (partisans vs opposants), campés deux par deux autour d’une table circulaire. La métaphore contenue dans le titre de l’émission traduit d’emblée la volonté de l’instance médiatique d’organiser une discussion entre des adversaires conviés moins à en découdre sur un registre polémique qu’à confronter leurs opinions, quand bien même le dispositif d’emplacement des invités reposerait en apparence sur un face-à-face a priori menaçant. Le huis clos de TO n’est pas sans rappeler un espace de négociation, celui que l’on trouve par exemple dans les commissions de conciliation : la table ronde qui joint les invités davantage qu’elle ne les sépare, la proximité entre les invités, la posture en retrait du journaliste modérateur, tous ingrédients réunis pour la mise en place d’un débat « mesuré », fondé sur une recherche de consensus très helvétique. Véritable rituel télévisuel, cette émission s’inscrit dans la lignée d’une télévision du service public jouant pleinement son rôle de courroie de transmission entre l’opinion publique et les lieux de représentation de la délibération politique (le Parlement). Pareil rituel se légitime alors par sa permanence ; celle de son dispositif, resté inchangé pendant plus de trois décennies, celle aussi de son heure de diffusion hebdomadaire qui lui donne sa temporalité quasi liturgique (chaque dimanche à 11 h 30).
Photogramme 1 : Table Ouverte animée par Benoît Aymon (TSR : 1988).
Photogramme 1 : Table Ouverte animée par Benoît Aymon (TSR : 1988).
10Emblématique d’un espace public « idéal » au sens où l’entendait initialement Jürgen Habermas (1978), dépourvu d’effets de mise en spectacle (absence de public-plateau), TO se déroule dans un studio clos, épuré, monochrome. Ce débat n’incarne ni des lieux de délibération politique (re)connus, ni ceux, mythiques, des origines de la délibération démocratique. Scène d’intermédiation entre les lieux institutionnels du politique et l’espace privé (foyer domestique), ce débat reproduit un des principes fondateurs du système politique suisse : sa collégialité [4]. Assigné à une posture d’observateur dont le regard n’a pas prise sur les coulisses ou sur l’extériorité du studio (un regard invité à se porter uniquement sur la scène des débatteurs), le téléspectateur assiste à l’émission sans procuration, et sans la médiation d’un « dispositif énonciatif de mise en spectacle » (Soulages, 1999 : 80). De par sa configuration, TO cultive finalement davantage la symbolique d’une confrontation d’arguments qu’une logique d’affrontement entre personnes. Ainsi le mobilier rassembleur, la bipartition de l’espace scénique des débatteurs, l’intégration du journaliste à la scène de débat, sont-ils autant d’éléments qui concourent à faire converger le regard du téléspectateur vers les seuls débatteurs. Sur cette scène centrale, la représentation spectaculaire est atténuée, car la séparation « scène/salle », qui fonde la mise en abîme des espaces théâtralisés [5], en vigueur notamment dans les talk-shows, n’a pas cours ici. Cette émission ne s’inscrit pas non plus dans la filiation des discussions proposées dans les débats-forums et autres espaces agorisés, qui reposent sur la présence massive d’un public manifestant ou participant [6].
11Dès 1996, l’émission Droit de cité (DdC) remplace TO. Avec cette nouvelle formule, la télévision suisse romande maintient le principe du genre (une discussion politique entre locuteurs « autorisés », élus et porte-parole au premier chef) mais opère un remaniement de la scénographie du studio. Outre l’apport de quelques innovations technologiques (écran géant, présence d’un public-plateau), DdC se définit comme un débat polylogal sous-tendu par la mise en place d’un dispositif éclaté, centrifuge. L’émission augmente ainsi le nombre des invités, et opère une disjonction de la scène qui les accueille. Mais c’est avant tout la référence topologique du studio qui s’en trouve modifiée. Si, initialement, l’émission TO réunissait des figures représentatives – professionnels du discours politique appelés à trouver un terrain d’entente au sein d’une « commission de conciliation » – le débat DdC campe désormais sur un dispositif nettement moins rassembleur et intimiste, à savoir celui qui caractérise « l’hémicycle parlementaire ». Les emplacements des invités en arc de cercle, la séparation du studio en deux aires distinctes (qui rend compte du clivage des opinions des débatteurs), de même que l’ajout d’une assistance située à la périphérie du débat : autant d’opérateurs attestant la volonté de la TSR d’institutionnaliser sa scène télévisée. En 2001, Droit de Cité modifie son décorum ; elle table alors sur une agorisation de la scène du studio, et sur une exploitation de la profondeur du studio, invitant aussi davantage de débatteurs : l’analogie avec l’espace parlementaire suisse est alors manifeste.
Photogramme 2 : Droit de Cité animé par Dominique Von Burg (TSR, 1998).
Photogramme 2 : Droit de Cité animé par Dominique Von Burg (TSR, 1998).
13Par une mise en spectacle plus accrocheuse, l’émission Infrarouge (2004) atteste, quant à elle, du passage d’un imaginaire de parole consensuelle, collégiale, à un imaginaire de parole conflictuelle et dissensuelle. À la fois « show » et débat, du moins dans sa mise en scène, cette dernière émission en date entérine une symbolique de l’affrontement en pariant sur une configuration duelle et en « face-à-face » entre deux adversaires du jour. En centrant le débat autour de la scène des débatteurs – une espace centrifuge et non plus centripète comme dans le studio agorisé de DdC – les concepteurs d’Infrarouge ont manifestement valorisé une situation d’énonciation propice aux échanges agonaux. Dans cet espace, conçu telle une scène de combat (un « ring »), le public-plateau est disposé en arc de cercle, et joue un rôle plus actif que dans les versions précédentes des débats. Parmi cette assistance, s’immiscent des interlocuteurs ratifiés, appelés à se lever, et à supporter vs prendre à partie un des deux invités. Il faut y voir alors, au-delà d’une représentation dramaturgique de la discussion politique, la consécration d’un principe de polyphonie discursive avec d’un côté, deux débatteurs engagés dans une communication principale (Goffman, 1981 : 156 et sqq.), de l’autre, une parole sollicitée, souvent testimoniale ou polémique, qui se greffe à cet échange. Invités à se lever, à venir « témoigner » à une barre, les invités donnent à Infrarouge une allure de tribunal populaire dans lequel, fait nouveau, deux scènes de parole coexistent ; une scène principale où a lieu le face-à-face entre adversaires du jour et une scène secondaire qui enchâsse la première, et accueille à la fois le public-plateau et les « tiers » intervenants.
Photogramme 3 : Infrarouge animé par Michel Zendani (TSR, 2005).
Photogramme 3 : Infrarouge animé par Michel Zendani (TSR, 2005).
15Par ailleurs, il y a matière à se pencher sur l’identité des invités appelés à en découdre dans Infrarouge, invités qui sont désormais recrutés non plus seulement en fonction de leur statut socioinstitutionnel (élus, parlementaires de la scène politique cantonale ou nationale) mais aussi de leur idiosyncrasie anticipée par l’instance médiatique (compétence communicationnelle, charisme, etc.). Dès lors, si Infrarouge maintient dans ses débats quelques thématiques strictement politiques (financement de la sécurité sociale : 29/08/06, chômage : 04/04/06, questions de l’asile et de l’intégration des Musulmans : 11/02/06 et 03/10/06), elle privilégie cependant le traitement de faits de société nourris par l’actualité du moment (l’affaire des caricatures de Mahomet : 07/02/06, la grippe aviaire ; 28/02/06, la prostitution lors du mondial de football : 23/05/06). Cette ouverture thématique légitime l’invitation par l’instance télévisuelle de nouvelles catégories d’acteurs moins institutionnels et dont la présence bloque a priori l’assimilation de cette émission au genre « débat politique », du moins tel qu’il se déclinait initialement. Sur l’année 2006, on constate sur le plateau d’Infrarouge, outre la présence de politiciens, notamment ceux de l’Union démocratique du Centre (UDC), toujours enclins à radicaliser l’argumentation (par exemple trois émissions consacrées en 2006 au leader populiste de l’UDC, Christophe Blocher), celle de personnalités, souvent « bons clients » qui, ayant déjà fait leurs preuves par le passé, à travers leur sens de la répartie ou leur esprit de contraction, reviennent périodiquement ; ainsi, et à titre d’exemple, en invitant de sémillants avocats prêts à défendre « une » cause (par exemple Charles Poncet, Jacques Barillon) ou des « intellectuels » à la réputation sulfureuse (p tels Tariq Ramadan, invité à deux reprises en 2006, ou Jean Romain, philosophe et écrivain très « médiatique »), les producteurs de l’émission induisent des effets de personnalisation dans le jeu politique, imposent la polémique comme registre attendu, et enfin exploitent autant la posture d’« électron libre » des invités que celle de représentant ou de porte-parole autorisé revendiquée en règle générale par les élus politiques.
16Au sein de cette configuration identitaire hétérogène, dans laquelle les parlementaires (conseiller nationaux, élus locaux) conservent, précisons-le, une forte visibilité, principalement dans les débats orientés autour de thèmes « politiques », l’interdépendance entre le dispositif scénographique et le dispositif d’énonciation s’avère accentuée par rapport aux débats précédents ; duplex, webcam, SMS envoyés par les téléspectateurs, et insérés par incrustation à l’écran, témoignent de la mise en place d’un important dispositif technologique qui participe d’une rupture de l’unité de lieu et d’action qui caractérisait historiquement les débats à la TSR. Ainsi, quand bien même le format de discussion d’Infrarouge (le face-à-face) s’apparenterait-il à celui en vigueur dans TO, ce sont les éléments sémiotiques circonscrivant ce format qui en modifient la portée symbolique ; car il faut comprendre que la discussion politique autour d’un mobilier rassembleur et d’une table rotonde (TO) qui réunit n’équivaut pas à une confrontation autour d’une table rectangulaire et oblongue, qui marque davantage l’opposition qu’elle ne rassemble.
Espaces, scènes et emplacements dans les débats politiques
17Comme on l’a vu, les studios des trois débats suisses romands ont des ancrages topologiques distincts. À un niveau plus micro, on détaillera à présent les opérateurs sémiotiques qui construisent les dispositifs scénographiques. Pour y parvenir, on examinera tour à tour l’agencement scénique, les dispositifs d’emplacement des acteurs et enfin le dispositif d’énonciation que traduit cette organisation de l’espace. Au sein des studios de télévision, se localisent des scènes délimitées par des frontières plus ou moins marquées, scènes qui séparent le plateau en espaces principaux et/ou secondaires, clivés ou joints, centraux et/ou périphériques. Dans son analyse scénologique des débats télévisés, Noël Nel (1990 : 101) appelle « topos des actants » et « topos du public observateur » respectivement le territoire où se développent les échanges de parole entre invités du débat, et celui réservé à l’assistance présente dans le studio. Selon l’auteur précité, l’arrangement de ces scènes peut d’ailleurs s’exprimer à la fois comme relation topologique (proximité, fusion, ouverture vs fermeture) et comme relation euclidienne, construite alors autour de coordonnées spatiales (points, lignes, profondeur) (ibid. : 98). Appliqué aux débats politiques à la TSR, l’examen de ces deux types de relations est éclairant. Dénuée de scène réservée au public, la première émission (TO) s’édifie à partir d’un épicentre : la scène des débatteurs. Celle-ci joue sur le détachement fond/figure avec un effet d’effacement de la profondeur du studio, conjuguant un décor azur aux vertus apaisantes, et une absence de visibilité de l’espace extérieur à la scène des débatteurs. Dans un second temps, les débats à la TSR (DdC et Infrarouge) gagnent en visibilité, s’installent dans l’espace de profondeur du studio tout en maintenant un principe de centralité de la scène des débatteurs ; cependant, l’ajout d’une scène enveloppante réservée au public ne clive pas les scènes entre elles, et ne dissocie pas le statut actoriel et spectatoriel des personnes présentes dans le studio – comme c’est souvent le cas dans les talk-shows – mais les hiérarchise et les enchâsse. À l’examen maintenant des relations euclidiennes qui structurent l’espace télévisé, on constatera que si la TSR a privilégié initialement (TO) un face-à-face euphémisé, construit à partir d’une « diamétralité » et d’une « axialité » spatiale (Boudon, 1981 : 100), elle a, par la suite, organisé le studio sur un principe de concentricité des scènes (à l’instar des espaces parlementaires), pour enfin privilégier un « dualisme concentrique » (ibid. : 100) qui met en présence deux scènes, l’une centrale, l’autre périphérique.
18Tout aussi signifiantes sont les places « physiques » occupées par les protagonistes au sein de ces scènes. Ainsi le dispositif d’emplacement circulaire de TO, remplacé d’abord par une configuration en fer à cheval (DdC) puis par un dispositif plus éclaté (DdC dès 2001), redevient frontal et resserré avec Infrarouge. À l’aune des emplacements, c’est aussi le mobilier qui joue un rôle crucial dans le type de communication relationnelle qui s’établit dans ces débats, puisque les emplacements, tantôt partagés, tantôt individuels, favorisent des jeux de coalition/d’alliance, ou au contraire d’opposition et d’antagonisme entre les invités ; de fait, ce mobilier rassemble les protagonistes mais les oppose symboliquement dans TO (mobilier continu dans le cas d’une table ronde), il les sépare (mobilier discontinu) mais vise à les faire converger dans la configuration en arc de cercle de DdC, pour enfin les réunir (autour d’une même table) mais les opposer dans Infrarouge : oblongue et à angle droit dans Infrarouge, circulaire dans TO, la table qui accueille les sujets parlants constitue ainsi un marqueur non négligeable de la portée relationnelle des échanges.
19Faut-il ajouter que le dispositif d’emplacement a aussi des incidences sur les régimes proxémiques et posturaux imposés aux invités, à l’animateur et au public ? On peut convoquer la grammaire des distances interindividuelles proposée par Edward T. Hall (1971) et admettre que les mises à distance/rapprochements entre invités nous renseignent sur les modalités d’échange et le régime de présence des acteurs du débat. Ainsi, si TO rapproche les débatteurs, favorise un échange raisonné en instaurant une distance « personnelle » entre eux, DdC les maintient à une distance « sociale » et « publique » ; cette mise à distance des sujets parlants, qui va de pair avec une individualisation de leur emplacement (« pupitres » répartis dans le studio), prédispose sans aucun doute à une singularisation de l’énonciation, et restreint la recherche de consensus. La tendance se confirme avec Infrarouge qui impose une « structuration posturale frontale » (Brunnetière, 1996 : 109) entre deux débatteurs tenus à distance idoine ; ni trop proche afin de leur éviter une situation d’intimité propice au dialogue empathique, ni trop éloignée pour accentuer les effets de « tension » recherchés sans doute par les concepteurs de l’émission.
20Quant au modérateur, il a eu, traditionnellement, dans les débats à la TSR, pour rôle prédominant de gérer les interactions sur le plateau (allocation des tours de parole, gestion thématique, etc.). En termes de territorialisation, et si l’on recourt aux opérateurs planaires de l’espace que sont la « centralité » sur l’axe frontal du plateau et le « retrait » sur l’axe latéral (ibid. : 104), se dessine la place matérielle et symbolique de ce journaliste-modérateur dans les trois émissions analysées. Point commun à celles-ci : le journaliste [7] partage la scène des débatteurs, il en constitue même l’épicentre (voir le dispositif de TO ou celui d’Infrarouge). En position de centralité, ce journaliste contrôle les échanges, privilégie son rôle de gestionnaire des échanges. Assis en « bout » de table dans TO, à son milieu dans Infrarouge, localisé au centre de l’assemblée dans DdC, le journaliste se caractérise en outre par une position de « retrait » par laquelle son impartialité et son implication énonciative limitée sont soulignées par cette organisation territoriale.
21On clôturera ce parcours en rendant compte de l’évolution du dispositif d’énonciation dans les débats télévisés à la TSR. Dans toutes les émissions – à l’exception de DdC –, le dispositif repose sur un principe de polyphonie discursive où la voix des téléspectateurs se greffe ponctuellement à celle des débatteurs. Dès le premier débat (1966), le téléspectateur, figure du citoyen tout venant, demeure persona non grata sur les plateaux. Convié cependant à s’exprimer en direct sur appel téléphonique – un mode d’intervention qui le prive d’une présence physique et traduit une coupure sémiotique entre le corps et la voix – ce téléspectateur n’est cependant pas complètement absent du débat, puisqu’un standard téléphonique, exhibé à l’arrière-plan du décor, rend compte de sa participation vocale ; les vitres transparentes du standard, scène dans la scène, et la visibilité des standardistes dans la profondeur de champ rappellent au téléspectateur que ce premier débat est construit pour lui, qu’il y a sa place, même si celle-ci s’acquiert par un renvoi métonymique [8]. Si l’intervention téléphonique en direct du téléspectateur est par la suite abandonnée au profit d’un acte de médiation, un journaliste venant régulièrement sur le plateau rendre compte des questions/remarques des appelants, la mise en relation du téléspectateur avec les invités demeure cependant tangible. Cette participation du quidam, quoique encadrée et formatée (questions courtes à poser aux invités), ne sera plus opérante dans le second débat au sens où le modèle de l’« assemblée parlementaire » reproduit par le studio de DdC et l’imaginaire démocratisant qui s’y rattache (démocratie représentative) procèdent logiquement d’une éviction de la parole du téléspectateur-citoyen.
22Il faut attendre 2004 (Infrarouge) pour constater la réapparition physique du profane dans le débat mais selon un modus operandi différent. Cette fois, le studio de la TSR s’ouvre sur l’extériorité du studio et le médium télévisé, désormais hybride, emprunte au médium informatisé sa logique de mise en réseau en se connectant sur l’« ailleurs » de la vie quotidienne et sociale (webcam connecté au domicile d’un témoin, recours au duplex, SMS, mise en relation avec le site internet de l’émission).
Les débats à la TSR : vers un imaginaire de parole dissensuelle
23Une analyse (socio)sémiopolitique de la situation de communication révèle que le débat politique à la TSR s’est récemment spectacularisé, notamment en tablant sur les effets d’audience que peuvent susciter les performances actorielles des débatteurs (polémique, réactivité, jeu sur les faces des débatteurs). Le studio de télévision, après avoir été un espace de jonction entre l’opinion publique et la sphère du politique, après avoir préfiguré une discussion pacifiée mais contradictoire, a désormais acquis un statut de scène de représentation ; d’abord en convoquant des références à un lieu institutionnel (l’assemblée collégiale dans DdC), ensuite en s’arrimant à un espace théâtralisé (tribunal populaire dans Infrarouge). On assiste ainsi dans le paysage audiovisuel suisse romand à une reconfiguration de l’« espace public télévisuel » (Mouchon, 1998 : 15) autour d’une logique d’affrontement (l’agôn), avec une arène télévisée fondée désormais sur l’activation d’une parole dissensuelle et non plus consensuelle comme ce fut le cas précédemment. La rupture intervient, on l’a vu, avec l’émission Infrarouge (2004) qui, aux dires de ses créateurs [9], a été conçue par analogie avec un « village virtuel ». Ce concept a pour conséquence – et notre analyse conforte cette déclaration d’intentions – de rattacher la discussion politique à un imaginaire très « contemporain » : celui d’une démocratie directe et participative. Connecté à tout moment à des espaces extérieurs au studio, le média télévisé emprunte désormais à la logique dé-spatialisante du médium informatisé. Ayant à composer avec un « contrat de captation » (Charaudeau et al., 1991 : 17) toujours plus contraignant (faire ressentir, faire réagir, faire participer) dans l’optique de préserver son audience face aux chaînes concurrentes, Infrarouge a abandonné le principe d’unité spatiale, et conçu son dispositif autour de trois enchâssements sémiotiques : celui de la scène du studio avec un « ailleurs » (duplex, webcam, espace agrégatif ou les écrans dans l’écran) ; celui d’une réalité filmée (ou profilmique) avec un univers extra filmique (forum virtuel, SMS défilant à l’écran) et enfin celui des discours tenus depuis une arrière-scène (public-plateau) avec ceux tenus depuis une scène principale.
24Les studios de la TSR ont été initialement mis en scène pour promouvoir des espaces de négociation et privilégier la finalité interne (Vion, 1992 : 127) des échanges, au sens où les débatteurs semblaient avant tout « appelés à s’entendre sur les contenus et délimiter les points de convergence » (ibid. : 127). Dès 1996, ces studios rejouent les attendus d’une démocratie représentative, par mimesis avec le dispositif scénique en vigueur à l’assemblée parlementaire suisse (DdC) alors que désormais (Infrarouge dès 2004), la TSR met en spectacle une forme syncrétique de démocratie directe télévisée où les finalités externes des interactions entre invités (gratification symbolique, polémique, figuration) font concurrence, ou du moins se surajoutent aux visées de transmission de contenus, fondatrices des premiers débats. Cette évolution des dispositifs télévisés n’est sans doute pas étrangère à la situation de crise politico-institutionnelle traversée depuis quelques années par la Suisse, avec en point de mire, la conflictualisation du débat politique mais aussi la remise en cause d’un ethos du consensus qui caractérisait à la fois le champ politique et les premiers débats à la TSR. Il s’avère que suite au récent succès électoral (2003) de la droite nationale populiste (l’Union Démocratique du Centre) et à l’élection de son leader, Christoph Blocher, au sein du Conseil fédéral, la conflictualisation du débat politique à l’échelle nationale se trouve projetée (l’introduction du face-à-face, la métaphore du duel, le « débat-tribunal ») dans l’organisation scénographique d’Infrarouge, dernier « débat » en date programmé par la TSR. Ce débat-show (ou two-man-show), ne fait finalement que se mettre au diapason des tensions surgies dans l’arène politique, la mise en scène des studios traduisant le « style » politique du moment (personnalisation de la politique, radicalisation des antagonismes).
Conclusion
25L’articulation entre l’événementialité constatée dans le champ politique et les mouvements de programmation télévisés invite à jeter un éclairage sémio-politique sur les mises en scène de ces débats. On peut à cet égard rappeler les enseignements du travail de Jean-Pierre Esquenazi (1999) qui, sur la base d’un historique des émissions de télévision françaises, montre que la succession des régimes politiques en place, et la nature du réseau tissé entre les journalistes politologues, animateurs de débats et les politiques, sont autant d’éléments contextuels qui « affectent la production de formes d’émission spécifiques, gouvernées par une intentionnalité spécifique » (ibid. : 23). Certaines émissions emblématiques, L’Heure de vérité (dès 1982) notamment, ont été en mesure de modifier les règles du jeu télé-démocratique, d’affecter les rapports de force entre acteurs, et plus spécifiquement de marquer l’ascendant de l’instance télévisuelle sur la sphère du politique, en enfermant notamment les élus dans une logique performancielle (prépondérance de l’image donnée de soi, prise en compte de l’opinion publique). En cela, Infrarouge, deux décennies après le lancement de l’émission de François-Henri De Virieu, semble être en mesure d’imposer de nouvelles règles du jeu, sommant les hommes politiques de se soumettre à l’épreuve du duel et du réquisitoire public. Par ailleurs, si on s’en tient aux mouvements de programmation recensés par Sébastien Rouquette (2002), le glissement, constaté dans Infrarouge, d’une logique de confrontation d’opinions vers celle d’un affrontement entre personnalités, permet de tirer un parallèle entre le débat suisse et la « vague polémique » de talk-shows qui déferla en France dès 1988. En effet, il y a homologie de structure entre Infrarouge et les shows de parole de l’époque (Ciel mon Mardi ou Stars à la barre), au regard notamment du choix des sujets traités (faits de société), du style d’animation offensif fondé sur le rôle d’interlocuteur à part entière assumé par l’animateur, et de la typicité (voire archétypicité) des identités sociales et discursives des invités. Cependant, les conditions d’émergence de ces formules diffèrent. Ainsi, si la vague de talk-shows polémiques en France n’est pas étrangère au consensus qui caractérisa la période de cohabitation politique et à la situation de forte concurrence entre les chaînes qui suivit la privatisation de TF1 (avec l’arrivée de nouveaux canaux, La Cinq et M6), la reconfiguration du débat à la TSR apparaît-elle comme l’aboutissement d’une radicalisation des tensions politiques (fin du consensus et du principe de collégialité au gouvernement) et du durcissement du débat politique public autour de thèmes « sensibles » (immigration, droit d’asile politique).
26La comparaison s’avère alors éclairante puisqu’elle souligne que l’instance télévisuelle peut soit accompagner un « climat » politique, mettant en phase son régime de parole et les mises en scène de ses débats avec le contexte politique du moment (Infrarouge et le contexte politique suisse), soit au contraire proposer des formules (types de gestion de la parole) qui s’inscrivent en rupture avec une situation politique donnée. C’est ce dernier cas de figure que relève par exemple Éric Darras (1994 : 78), dans son analyse de l’émission Les Absents ont toujours tort (La Cinq), parodie des émissions politiques de l’époque, et dont le dessein fut de « restaurer dans la France politiquement consensuelle de 1992, les couples notionnels fondamentaux et fondateurs du jeu politique (majorité/opposition, droite/gauche, bien/mal) ».
27Se pose enfin la question de savoir si l’on n’assiste pas à un déclin, du moins structurel, sinon conjoncturel du débat politique à la TSR ? Autrement dit, est-ce que, malgré les missions juridiques assignées à la télévision publique en Suisse, l’unique chaîne publique et généraliste suisse romande ne céderait pas aux sirènes des talk-shows, en préférant tabler sur la médiatisation spectacularisante de problèmes de société (affaires, scandales) plutôt que de traiter uniquement de dossiers politiques, souvent techniques et peu propices à drainer un public noctambule [10] ? Si les deux premiers débats (Table ouverte et Droit de cité) ont rejoué les attendus d’un espace de délibération politico-médiatique qui informe et édifie la conscience citoyenne des téléspectateurs avant les nombreuses votations (référendum, initiatives populaires) constitutives du système de démocratie directe en Suisse, le dernier débat (Infrarouge) propose, quant à lui, de mettre en scène une dramaturgie télévisuelle dans laquelle les débatteurs accomplissent des performances, et dans laquelle les enjeux, liés aux gains/pertes symboliques inhérents à ces duels télévisés, sont exacerbés par la scénographie du studio.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : sémiotique de l'espace, mise en scène, situation de communication, scénographie
Mise en ligne 23/09/2014
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.7357Notes
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[1]
En Suisse, le système de démocratie directe tend à contraindre les médias télévisés à faire coïncider leur agenda avec celui des politiques, puisque les citoyens sont amenés périodiquement à se prononcer sur des objets de vote (référendum, initiatives populaires).
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[2]
Pour N. Nel (1998), la logique spatiale d’un dispositif scénographique comprend à la fois une conception globale de l’espace, une disposition territoriale renvoyant à une sémiotique de l’espace, une mise en scène euclidienne délimitant des volumes/surfaces, et enfin un agencement d’« objets scéniques ».
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[3]
En Suisse, le législateur attend de la télévision de service public qu’elle puisse « contribuer à la libre formation de l’opinion des auditeurs et des téléspectateurs, leur fournir une information générale diversifiée et fidèle, pourvoir à leur formation générale et à leur divertissement, et développer leurs connaissances civiques » (Art. 3 de la loi fédérale sur la radio et la télévision suisse).
-
[4]
Par collégialité, on entend un principe de fonctionnement du gouvernement suisse qui suppose que les conseillers fédéraux adoptent et défendent une position ou ligne de conduite commune.
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[5]
Qu’il soit apparenté à un théâtre moderne voire bourgeois dans certains cas (en France, Ciel mon mardi, en Italie, Maurizio Costanzo Show) ou à un théâtre antique dans d’autres (La Vida en un Xip en Espagne, voir à ce sujet le travail de Lochard, Soulages et al. (1999 : 85), le studio de télévision dans les talk-shows s’édifie sur une mise en abîme qui relie, sur un mode indiciel, le téléspectateur au débat : le public y est alors mandaté et incarnation du sujet regardant.
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[6]
Ces forums auraient peut-être pour vocation de compenser les « ratés de la démocratie représentative » (Lochard, Soulages, 1999 : 84) en offrant un espace de parole à des citoyens peu confiants, voire défiants envers leurs institutions et ceux qu’ils ont mandatés pour les représenter. Cette non-visibilité télévisuelle du téléspectateur s’explique en partie par le rôle « actif » joué par le citoyen dans le système de démocratie directe en Suisse, citoyen promu au rang de décideur, s’exprimant davantage par les urnes que par le truchement des médias, et qu’il s’agit d’informer avant les votes (initiatives, référendums).
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[7]
Dans les débats politiques suisses romands, deux voire trois journalistes se relaient chaque dimanche pour animer ces débats, évitant par là une personnalisation de la fonction du modérateur.
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[8]
Le standard téléphonique visible à l’arrière du plateau relie alors l’émission à son téléspectateur.
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[9]
Lors de la présentation d’Infrarouge, É. Burnand, rédacteur en chef des magazines à la TSR, précisait aussi : « Nous sommes dans une phase de polarisation de la vie sociale et politique. Les Romands ont goût pour la controverse et la discussion » (cité dans Le Temps, 15/01/04) ou encore : « En Suisse romande, le goût pour la controverse et le débat d’idées est plus fort qu’il y a quelques années. C’est à ce besoin que répondra le nouveau talk-show [...] Ce face-à-face [...] permettra d’aller à la rencontre d’un autre public, plus jeune et plus noctambule » (cité dans l’hebdomadaire suisse romand l’Hebdo – 13/11/03).
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[10]
Les responsables d’Infrarouge ont fait le pari de programmer ce débat le mardi, en deuxième partie de soirée (22 h 30), alors que, rappelons-le, les anciens débats (TO et DdC) étaient des rendez-vous dominicaux, proposés en fin de matinée.