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Article de revue

Impacts relationnels et conjugaux vécus par les conjointes de joueurs pathologiques : comparaisons des perceptions des joueurs et de leurs conjointes

Pages 91 à 113

Notes

  • [1]
    La plupart des études concernant les répercussions du TJA sur les partenaires conjugaux considère ceux-ci en tant que femmes. Par conséquent, et afin d’alléger le texte, les termes joueurs et conjointes seront respectivement utilisés au masculin et au féminin à moins qu’il soit pertinent de préciser le genre exact.

1Le trouble lié au jeu d’argent (TJA) engendre de nombreux impacts qui se répercutent bien au-delà des frontières de l’individu qui en souffre (Kalischuck, 2010 ; Kourgiantakis et al., 2013 ; Langham et al., 2016). Des études démontrent en effet qu’entre six et huit membres de l’entourage du joueur subissent des impacts en raison des habitudes de jeu de hasard et d’argent (JHA) de celui-ci (Ferland et al., 2016 ; Goodwin et al., 2017). La littérature a jusqu’ici mis en évidence les stress importants vécus par l’entourage du joueur pathologique (JP) sur les plans économique, psychologique, social et de la santé physique. Les proches vivant sous le même toit que le joueur et partageant une proximité affective avec lui sont les plus susceptibles d’être affectés par ses habitudes de jeu (Goodwin et al., 2017). Incidemment, le conjoint du JP est particulièrement vulnérable aux impacts engendrés par le TJA (Holdsworth et al., 2013 ; Riley et al., 2021).

2Lorsqu’interrogés sur les impacts engendrés par les habitudes de JHA, les joueurs et les conjointes [1] identifient un nombre similaire de conséquences (Jeffrey et al., 2019), toutefois leurs perceptions des mêmes impacts divergent lorsque celles-ci sont comparées (Cunha et al., 2015 ; Cunha et Relvas, 2015 ; Dowling et al., 2016 ; Ferland et al., 2008 ; Jeffrey et al., 2019). Plus précisément, les joueurs ne voient pas les impacts vécus par leur conjointe de la même façon que ces dernières rapportent comment elles les subissent (Ferland et al., 2008). Considérant l’importance d’adapter l’intervention aux besoins des conjointes et des couples dans lesquels un des membres est joueur (Hodgins et al., 2007), il est essentiel de clarifier et de mieux comprendre les répercussions que peuvent avoir ces divergences de perception sur la relation conjugale.

3Alors que les impacts financiers se trouvent au premier plan des impacts identifiés par les conjointes et les joueurs (Downs et Woolrych, 2010 ; Ferland et al., 2016 ; Li et al., 2017 ; Lorenz et Shuttlesworth, 1983), ce sont principalement les impacts sur le plan relationnel qui sont perçus et vécus de manière différente (Ferland et al., 2016 ; Jeffrey et al., 2019). En effet, sur ce plan, les conjointes identifient la perte du lien de confiance avec le JP (Downs et Woolrych, 2010 ; Lesieur, 1998 ; Lorenz & Shuttlesworth, 1983 ; Tremblay et al., 2015), des conflits et des tensions dans le couple (Holdsworth et al., 2013), le divorce ou la rupture (Downs et Woolrych, 2010 ; Patford, 2009), de la violence conjugale (Ferland et al., 2016 ; Korman et al., 2008 ; Lavis et al., 2015), une vie sexuelle moins satisfaisante (Lorenz et Shuttlesworth, 1983 ; Lorenz et Yaffee, 1988), des changements sur le plan des rôles et du partage des responsabilités (Dickson-Swift et al., 2005 ; Patford, 2009), un investissement moindre du joueur dans la vie familiale (Downs et Woolrych, 2010) de même qu’un vécu d’isolement et la diminution des activités sociales et familiales.

4Quant à eux, les joueurs semblent avoir une vision moins négative des impacts familiaux et conjugaux découlant de leurs habitudes de JHA, mais perçoivent plus négativement les difficultés de nature non relationnelle (Cunha et al., 2015). Toujours selon Cunha et al. (2015), les JP mettraient davantage l’accent sur les problèmes de nature individuelle alors que les conjointes mettraient les difficultés relationnelles (c’est-à-dire conjugales et familiales) ou psychologiques en avant-plan. De plus, les joueurs font état d’une satisfaction conjugale comparable à celle retrouvée dans la population générale, alors que les conjointes sont plus insatisfaites que la moyenne populationnelle (Cunha et Relvas, 2015). Il semble également que les joueurs perçoivent moins de difficultés que les conjointes dans leur fonctionnement familial et conjugal.

5Ces observations de Cunha et al. (2015) et de Cunha et Relvas (2015) vont dans le même sens que celles notées par Jeffrey et al. (2019) dans une étude comparant un groupe de joueurs à un groupe de conjointes sur les impacts vécus en raison des habitudes de JHA. Afin d’assurer la comparabilité des impacts, l’équipe de chercheurs a utilisé une liste d’impacts pouvant tous être vécus tant par les joueurs que par les conjointes. Leurs résultats indiquent que les joueurs mentionnent davantage d’impacts directs et manifestes alors que les conjointes font plus état de répercussions découlant de ces impacts. Plus précisément, les joueurs mentionnent plus d’impacts dans les domaines financier, études/travail, santé et comportements délinquants et les conjointes un plus grand nombre dans les domaines émotionnel/psychologique et relationnel (Jeffrey et al., 2019).

6Malheureusement aucune des études précédentes n’a été menée auprès de dyades et il est donc difficile de dégager les divergences à l’intérieur des mêmes couples. À notre connaissance, seule l’étude de Ferland et al. (2008) a été menée auprès de dyades « joueur/conjointe ». Tout comme les autres, celle-ci rapporte la présence de divergences dans la perception des impacts occasionnés par le TJA. Ainsi, outre percevoir des impacts différents, les conjointes de cette étude avaient tendance à percevoir les impacts qu’elles subissaient comme plus importants que ceux que leurs conjoints-joueurs subissaient (Ferland et al., 2008).

7Alors que peu d’hypothèses sont avancées par les chercheurs pour expliquer les différences observées entre les joueurs et les conjointes, celles actuellement disponibles vont toutes dans le sens d’une distorsion de la part des JP. En effet, Cunha et Relvas (2015) indiquent que les joueurs auraient tendance à construire une réalité différente et surtout moins négative que celle vécue par leurs proches. Pour leur part, Jeffrey et al. (2019) attribuent ces divergences à la tendance qu’auraient les joueurs à minimiser les conflits, les tensions et le risque réel de rupture de leur relation parce que trop absorbés par leurs activités de jeu et moins en contact avec les réelles perturbations dans leur relation conjugale.

8Comme mentionné précédemment, ces constats sur les divergences dans la perception des impacts relationnels principalement sur le plan conjugal ont été faits dans le cadre d’études menées soit à partir du point de vue de la conjointe, soit à partir de celui du joueur (Grant Kalischuk et al., 2006) ou encore en comparant un groupe de joueurs à un groupe de conjointes (Cunha et al., 2015 ; Jeffrey et al., 2019). Toutefois, comme le mentionnent Li et al. (2017), les études sur les divergences devraient se faire simultanément à partir du point de vue des deux protagonistes. Avoir ces deux points de vue pourrait permettre d’intervenir plus adéquatement auprès du couple plutôt qu’uniquement auprès du joueur comme c’est souvent le cas actuellement. Ainsi, l’objectif de cette étude est d’identifier et de documenter, sur le plan qualitatif, les points de convergence et de divergence entre les perceptions de JP et de leurs conjointes sur le thème des impacts relationnels et conjugaux vécus par ces dernières en raison des habitudes de JHA.

Méthode

9La présente étude utilise les données colligées dans le cadre d’une plus vaste recherche réalisée par Ferland et al. (2016). Celle-ci a été menée auprès de JP en traitement dans trois centres publics de réadaptation en dépendance du réseau de la santé et des services sociaux du Québec, ainsi qu’auprès de membres de l’entourage de ces JP. Pour plus de détail sur la collecte de données, voir le rapport de recherche de Ferland et al. (2016).

Participants

10L’étude actuelle porte sur 22 dyades (N = 44) composées d’un JP et de sa conjointe. Le groupe des joueurs est composé de 22 JP (17 hommes et 5 femmes) ayant débuté un traitement dans un centre public de réadaptation en dépendance. Ils sont âgés de 18 à 60 ans (M = 39,7 ans ; ET = 10,5). La majorité a terminé des études secondaires (68,2 %) et a un revenu annuel brut de plus de 40 000$ CDN (45,4 %).

11Quant à lui, le groupe des conjointes est composé de 22 participants (4 hommes et 18 femmes) s’identifiant comme les conjointes des JP du premier groupe. Un ex-conjoint a été inclus dans ce groupe, car il continuait à offrir un appui affectif et financier significatif à son ancienne partenaire malgré une rupture survenue trois ans auparavant. Les conjointes sont âgées de 19 à 67 ans (M = 40,0 ans ; ET = 12,4). La majorité a obtenu un diplôme d’études secondaires (59,1 %) et un revenu annuel brut variant entre 20 000 et 39 000$ CDN (50,0 %). Le tableau 1 présente les caractéristiques sociodémographiques des deux groupes de participants.

Tableau 1

Caractéristiques des groupes

Tableau 1
Groupes Caractéristiques Joueurs (n = 22) Conjointes (n = 22) Âge M = 39,7 ET = 10,5 M = 40,0 ET= 12,4 % % Genre Femme 22,7 81,8 Homme 77,3 18,2 Revenu >20 000$ 27,3 23,8 20 000$- 39 999$ 27,3 52,4 40 000$- 59 999$ 31,8 9,5 60 000$-79 999$ 13,6 14,3 Scolarité Primaire 9,1 Secondaire 68,2 59,1 Collégial 18,2 27,3 Universitaire 4,5 13,6

Caractéristiques des groupes

Procédure

12La présente étude utilise les données et retranscriptions anonymisées des entrevues individuelles réalisées avec les JP et leurs conjointes (Ferland et al., 2016).

Analyses

13Le logiciel N’Vivo a été utilisé pour mener les analyses qualitatives et le logiciel SPSS a quant à lui été employé pour brosser le portrait sociodémographique des JP et de leurs conjointes.

14La méthode de thématisation en continu a été utilisée pour l’analyse qualitative puisque celle-ci permet d’obtenir une liste complète des thèmes présents (Paillé et Mucchielli, 2003). Le processus d’analyse a été réalisé en plusieurs étapes distinctes. D’abord, l’ensemble des retranscriptions des participants des deux groupes a été codifié et catégorisé. Par la suite, une première comparaison a été effectuée entre les impacts identifiés individuellement par l’ensemble des JP et par l’ensemble des conjointes. Cette étape a permis de dégager des concepts descriptifs et comparatifs des perceptions respectives des deux groupes de participants quant à la nature et l’intensité des impacts subis par les conjointes. Puis, la dernière étape d’analyse a permis de faire ressortir les divergences, les convergences et les caractéristiques particulières observées entre les JP et leurs conjointes à l’intérieur des différentes dyades.

Résultats

15Les résultats de l’analyse du discours des participants présentent la position des groupes des JP et des conjointes, tout en mettant en relief, s’il y a lieu, les spécificités qui leur sont propres. Les dyades qui se distinguent sont ensuite examinées afin de faire ressortir la nature de leurs particularités. Celles-ci sont identifiées par la lettre « D » suivie du numéro de la dyade. Les JP sont quant à eux identifiés par la lettre « J » et les conjointes par la lettre « C » toutes deux suivis du numéro de la dyade.

16Presque tous les JP et conjointes ont identifié au moins un impact subi par la conjointe sur le plan relationnel/conjugal : les conjointes se démarquent par la fréquence, l’étendue et la richesse de leurs commentaires à ce sujet. Elles élaborent davantage quant aux tenants et aboutissants des impacts qu’elles soulèvent, élargissant ainsi le registre de ceux-ci et permettant d’obtenir une perspective plus détaillée de leurs expériences. En comparaison, les commentaires des JP tendent à être laconiques et sommaires, plus factuels et moins explicites au plan affectif.

17Cinq thèmes sont ressortis du discours des participants concernant les impacts relationnels et conjugaux, soit (1) les ruptures/séparation/menaces de rupture, (2) les changements dans les rôles des membres du couple, (3) l’érosion du lien de confiance, (4) les conflits et tensions et (5) la diminution de l’intimité/lien affectif entre les partenaires.

1 – Les ruptures/séparation/menaces de rupture

18La remise en question de la poursuite de la relation conjugale ressort comme un élément central des impacts relationnels. Bien que la majorité des conjointes évoquent avoir envisagé une rupture ou une séparation, peu de JP rapportent cet impact sur leur relation conjugale, du moins dans ces termes :

19

Bien, c’est difficile à dire [si mes habitudes de jeux de hasard et d’argent ont détérioré ma relation] parce que dans le fond, ça se passe quand même bien moi puis ma blonde, ça va super bien même… Mais tu sais, c’est sûr que ça a eu des répercussions mais on ne se sent pas plus mal pour autant.
(J8)

20Pourtant, des conjointes mentionnent clairement avoir menacé le JP de rupture ou l’avoir quitté, ne serait-ce que quelques jours :

21

J’ai vraiment réagi mal là. Je voulais qu’il s’en aille là, c’était trop là, je veux dire là, se faire mentir pendant quasiment un an, c’est assez là, ça ne passe pas là. Ça fait que je voulais qu’il s’en aille complètement, et quand il a pris la décision d’aller au centre, je me suis comme calmée et j’ai compris qu’il savait qu’il avait un problème et qu’il voulait le régler.
(C8)

22En contrepartie, même si certains JP rapportent avoir menacé leur conjointe de rupture, aucune ne fait état de ce type de menaces de la part du JP. Quoi qu’il en soit, lorsque les participants sont questionnés directement sur leur relation de couple, tant les JP que les conjointes reconnaissent unanimement que les habitudes de JHA ont contribué à détériorer celle-ci.

2 – Les changements dans les rôles des membres du couple

23Les changements dans les rôles constituent un impact fréquemment soulevé dans le discours des conjointes alors qu’il ne l’est pas par les JP. Les principaux concepts qui se dégagent à ce sujet sont le fardeau d’avoir à assumer un rôle de contrôle et de surveillance auprès du JP et d’être la principale source de soutien de ce dernier. Les commentaires des conjointes témoignent généralement d’un ressenti de stress, de conflit moral ou d’obligation d’avoir à exercer un rôle inusité en se chargeant de la surveillance, du contrôle ou de la régulation des activités du JP ou des finances du couple.

24La prise en charge de la gestion financière du JP ou de l’ensemble du ménage par la conjointe est d’ailleurs une des formes d’activité de surveillance et de contrôle la plus rapportée par les deux membres des couples. Toutefois, à la différence des conjointes, les JP semblent normaliser cette pratique qu’ils décrivent comme une forme de partage des responsabilités qui vise à les protéger des conséquences de leur jeu excessif :

25

Je vous explique : il y a plusieurs années, j’ai décidé [avec] mon épouse qui veut toujours m’aider [que] ma paie est déposée dans un compte à elle, un compte conjoint. Pis moi, je vis avec ma rente du Québec. Fait que oui, responsabilité financière. C’est moi qui travaille, mais elle paie pour me protéger. C’est comme ça qu’on fonctionne.
(J20)

26Ce genre de point de vue n’est pas partagé par les conjointes, pour qui cette responsabilité revêt un caractère inusité. Elles utilisent d’ailleurs des termes faisant référence à une distorsion de leur rôle de partenaire en devenant un parent pour le JP. Des vocables tels que « materner », « jouer à la mère / au père » ou faire allusion au JP en employant des mots tels que « enfant » ou « bébé » sont observés chez plusieurs conjointes. C’est d’ailleurs le cas chez la conjointe de la dyade 20 :

27

Moralement, ça me fait quelque chose parce qu’il faut tout contrôler. C’est comme si j’élèverais [sic] un autre enfant. Être obligé d’y dire quoi faire, quoi ne pas faire […]. Avoir le contrôle sur un adulte, ce n’est pas drôle. D’être obligé de contrôler un adulte parce qu’il n’est pas capable de se contrôler. Il est comme un enfant.
(C20)

28Les conjointes tendent à présenter la prise en charge de la gestion financière du JP ou du ménage comme se voulant initialement une forme d’aide offerte au JP, dans un esprit de collaboration et avec l’assentiment de ce dernier. Pour plusieurs conjointes cependant, cette aide est devenue un fardeau puisqu’elle se transforme en obligation ou parce qu’elle relève uniquement d’elles. Certaines ont exprimé des réticences à l’idée d’exercer ce rôle en raison des enjeux de pouvoir et de dépendance.

29

Je trouve ça difficile parce que j’ai lu les pamphlets qu’il [le JP] a reçus hier, puis ça dit qu’il pourrait me donner sa carte ou des choses comme ça […]. Moi je trouvais que ce n’était pas correct nécessairement ; il y avait une partie de moi qui me disait : « C’est comme si je le couvais comme un enfant. »
(C9)

30Certains JP perçoivent les activités de surveillance/contrôle des conjointes comme étant le reflet d’une détresse émotionnelle ou psychologique de celles-ci, tel que l’indique le JP de la dyade précédente :

31

[Le jeu a détérioré notre relation] Parce que là, en plus, je suis surveillé en quelque sorte… Elle ne vérifie pas mes factures et tout là, mais elle a tout le temps peur. Elle m’a rappelé parce qu’elle savait que j’avais rendez-vous à une heure. Elle m’a appelé à 10 h au travail. « C’est quoi tes projets pour la journée ? » Parce que j’avais tendance à lui dire « Je vais faire quelques heures d’over puis je vais rentrer après. » T’sais, quelques heures d’over, c’était devant une machine à sous ! Fait que là, elle avait peur que je lui dise que j’allais faire quelques heures d’over.
(J9)

32Si les JP estiment que la prise en charge du budget par la conjointe est un moyen de les protéger eux, aucun n’identifie clairement le besoin des conjointes de chercher à se protéger elles. Un seul JP fait référence à un vague mécanisme de protection observé chez sa conjointe, mais son commentaire suggère une lecture émotionnelle ou psychologique de cet impact :

33

Il y a une espèce de mécanisme de protection, je ne sais pas trop comment l’exprimer clairement, mais une espèce de mécanisme de protection qui se met en branle chez elle. […] des fois, elle me demande soit de transférer l’argent que j’ai vers son compte, ça peut être aussi de mettre un peu de pression pour consulter.
(J21)

34Certaines conjointes expliquent agir ainsi dans l’objectif de protéger leurs avoirs, de s’assurer de répondre aux besoins de base des enfants, ou encore de prévenir d’autres conséquences supplémentaires pour elles-mêmes. C’est ce qu’explique la conjointe de la dyade 10 : « Si j’ai commencé à gérer les finances de la maison, c’est surtout pour ne manquer de rien à la maison. Surtout pour les enfants, leur nourriture et tout. »

35Toujours concernant les changements de rôle dans le couple, plusieurs conjointes mentionnent une forme de détresse ou de ressentiment d’avoir à offrir du soutien, le plus souvent affectif, au JP. Plusieurs mentionnent que ce soutien est offert au détriment de leur équilibre et ressources personnels, ou en l’absence d’une perception de réciprocité de la part du JP :

36

Je sens vraiment qu’il est prisonnier un petit peu de ça. Quand je le vois comme ça, ça me pousse à le materner un peu plus. […] Ce qui me dérange aussi, quand il joue, il revient et il est fatigué. Il est comme cerné, il n’a souvent pas mangé. Fait que là, en plus de m’être stressée pour lui, c’est comme s’il faut que je prenne soin de lui un peu. Mais là, c’est déchirant un peu et c’est comme si je suis fâchée que… pas qu’il ne prenne pas soin de moi, mais qu’il fasse comme abstraction des fois que j’existe.
(C21)

37Ce soutien peut aussi prendre la forme de services ou de soutien logistique offerts au JP. Le ressenti associé à ce type de soutien demeure le même, à savoir une impression de renoncer à quelque chose d’important au profit du JP. Le conjoint de la dyade 5 évoque ici son sentiment de faire des sacrifices et d’être hypothéqué par le soutien logistique qu’il se sent obligé d’offrir à sa partenaire-joueuse :

38

Elle a fait une faillite personnelle par rapport au jeu. Ça occasionne que moi j’aille la chercher et la reconduire au travail. Avant elle avait son auto. […] Tu sais, moi, ça m’amène des sacrifices de ma part. C’est quand même désagréable. […] j’ai moins de temps libre par rapport à qu’il faut que j’aille la porter, puis la chercher, puis tout ça.
(C5)

39Seuls quelques JP identifient cet impact chez leurs conjointes. La joueuse de la dyade 5 est une des rares à évoquer le fardeau qui peut accompagner le rôle de soutien endossé par le conjoint. Elle semble toutefois davantage remarquer le soutien affectif que le soutien logistique :

40

Ça touche mes sautes d’humeur aussi, parce que c’est lui qui a à backer mon mental, mes up and down. Mais il y a plus de down que de up. […] L’impact psychologique… C’est peut-être plus d’être obligé de me soutenir psychologiquement et de m’encourager et me dire : « Tu vas être capable de t’en sortir » et d’essayer de contrôler, d’essayer de me donner des trucs pour me contrôler […]. Parce que c’est difficile pour lui, il est obligé de supporter mes sautes d’humeur… C’est peut-être, des fois, plus rough pour lui à ce niveau-là.
(J5)

3 – L’érosion du lien de confiance

41L’érosion, voire la perte, du lien de confiance envers le JP est un thème relevé par la majorité des JP et des conjointes. Alors que les JP abordent cette question de manière plus générale, les conjointes tendent pour leur part à l’associer à la détresse de vivre une communication malhonnête avec le JP, d’être confrontées aux mensonges de ce dernier ou à son manque de fiabilité.

42

[La confiance] a mangé une claque avec toutes ces années de mensonges. Ça dépend sur quoi. Par rapport à moi et au fait qu’on est un couple et qu’on s’aime, ça, je n’en doute pas. Ça c’est correct, mais tout le reste, je peux douter souvent. [Nom du JP] est rendu très habile menteur, même des fois je pense qu’il ne s’en rend même pas compte quand il ment… Il y a des choses que je lui fais confiance, mais il y a d’autres choses que non.
(C21)

43Les partenaires de la dyade 10 offrent des perceptions opposées de l’impact sur le lien de confiance. Le JP exprime une forme d’ambivalence, niant dans un premier temps un impact délétère sur la confiance en mettant plutôt l’accent sur un impact émotionnel subi par sa conjointe, à savoir des inquiétudes face à la situation financière actuelle du couple et des craintes relatives à ce qu’il pourrait faire :

44

Elle s’inquiète parce qu’il ne reste pas beaucoup d’argent. Puis elle s’inquiète si je me rends à utiliser les cartes de crédit, puis faire faillite, puis perdre…. Que je tombe dans le trou.
(J10)

45Sa conjointe (C10) ne partage pas tout à fait cette lecture. Son propos souligne plutôt un lien de confiance dorénavant altéré avec le JP en conséquence de ses mensonges et de ses fausses promesses. Cette conjointe indique aussi que l’entrée en traitement du JP ne sera pas suffisante pour rétablir la confiance :

46

Depuis qu’il est venu [au centre public de réadaptation en dépendance], je ne pense pas que… c’est une preuve comme quoi : «Tu peux me faire confiance. » […]. [La découverte du problème de jeu] a changé deux choses. La première c’était le manque de confiance, parce qu’à chaque fois il disait : « Ça y est c’est la dernière fois, je ne vais plus jouer. » Et après je me rends compte que c’était des paroles en l’air, qu’il a recommencé à chaque fois.
(C10)

4 – Les conflits et tensions

47Le thème des conflits et tensions entre les deux partenaires entraînant un climat délétère sur la relation conjugale ressort sur le plan des impacts relationnels. Ils sont souvent présentés comme des impacts subséquents à un autre type d’impacts, le plus souvent émotif/psychologique ou encore financier.

48De manière générale, la présence de disputes/frictions dans le couple est davantage rapportée par les conjointes. Elles y font plus spécifiquement référence en employant ce genre de vocable et détaillent davantage que les JP leurs expériences à ce niveau. Lorsque les participants des deux groupes précisent la nature des disputes/frictions, ils évoquent des conflits liés à l’argent, à l’état psychologique ou affectif de l’un ou l’autre des partenaires ou parlent de pressions exercées par un partenaire sur l’autre.

49Les JP et les conjointes évoquent tous deux les conflits liés à la question des finances. Toutefois, ces conflits sont davantage évoqués par les conjointes qui fournissent un plus vaste éventail d’écueils financiers amenant des conflits dans le couple : les JP utilisent des termes plus généraux (ex. : « On a eu des chicanes par rapport à l’argent »). La diminution des avoirs du ménage, le détournement des ressources financières de la conjointe ou du couple vers le jeu, les emprunts et les dettes du JP envers sa conjointe font partie des sources de conflit les plus nommées par les conjointes. D’autres, moins rapportées, demeurent néanmoins significatives ne serait-ce qu’en raison de l’importance ou de l’intensité reflétées dans le discours de la conjointe. Ainsi, une conjointe mère au foyer mentionne des disputes récurrentes sur la présence insuffisante du JP à la maison parce que celui-ci choisit d’augmenter ses heures de travail pour compenser les pertes occasionnées par ses habitudes de JHA.

50La présence de conflits découlant de l’état psychologique ou affectif d’un ou des deux membres de la dyade est le type de conflit le plus soulevé par les JP et les conjointes. Il appert toutefois que ces dernières sont plus enclines que les JP à identifier l’origine des querelles ou du climat délétère dans le couple à des facteurs affectifs, comportementaux ou psychologiques chez les JP. Elles identifient notamment sa mauvaise humeur, son irritabilité, ou encore ses conduites et attitudes incompatibles avec l’ajustement dyadique (ex. : irresponsabilité, mensonges, etc.). Les JP se reconnaissent ces mêmes éléments, mais estiment que la colère de leurs conjointes génère tout autant de conflits.

51Certains JP et conjointes identifient des tensions ou conflits découlant d’une forme de pressions exercées par un membre du couple dans le but d’influencer l’autre ; les participants identifiant cet impact présentent le JP comme étant à l’origine de ces tensions. La conjointe de la dyade 2 mentionne entre autres avoir vécu une forme de harcèlement en raison de l’insistance du JP à la convaincre de commettre une fraude en sa faveur :

52

J’ai toujours résisté à le faire, mais lui, il me l’a demandé [faire des faux chèques]. […] Moi, je me suis obstinée. […] Quelquefois, il se ressaye un peu, mais il a compris qu’il ne gagnerait pas sur cette facette-là. […] Il y met beaucoup d’énergie parce qu’il est très convaincant. Il est très tenace. Il ne lâche pas jusqu’à temps que je me choque vraiment pis que je dise : « Il n’en est pas question, je n’ai jamais fait ça de ma vie, mais je ne commencerai pas. ».
(C2)

53Le JP de cette même dyade illustre de manière plus vague la nature et la manière dont cette pression a été exercée :

54

Elle a embarqué, malgré elle, dans mon engrenage, parce que les joueurs, c’est des gars très « Ah, pas de danger, je vais voir trois coups d’extra, tu vas voir, je vais te redonner ça ». C’est ça là, elle a embarqué dans ce jeu-là, et à la fin, elle n’embarquait plus dans le jeu. C’était trop là […]. [J’ai fait du chantage et des menaces] du style « Je vais crisser mon camp, je ne peux pas faire ce que je veux, etc. » C’est comme de la cruauté mentale là.
(J2)

55Même si la plupart des participants ont nié la présence de comportements de chantage, de violence ou de menaces dans leur couple, c’est uniquement lorsque questionné directement à ce sujet que certains en ont fait mention. C’est toutefois le chantage/menaces et non la violence qui a été reconnue par plusieurs. Lorsque les propos concernant ce sujet sont analysés sous l’angle des dyades, on constate que près de la moitié d’entre elles comporte un membre qui reconnaît la présence de violence, de chantage/menaces initié principalement par le JP.

56De plus, plusieurs dyades ont offert des réponses contradictoires quant à la présence de ces comportements. Dans ces cas, il s’agit autant des situations où le JP reconnaît avoir fait du chantage/menaces à sa conjointe alors que cette dernière nie avoir vécu cette expérience, ou l’inverse : la conjointe estime avoir subi du chantage/menaces de la part du JP, alors que ce dernier nie avoir eu de tels comportements. En outre, les précisions apportées par les JP, mais aussi par quelques conjointes, mettent en évidence une tendance à amalgamer les concepts de chantage et de menaces dans les deux groupes. Par exemple, la joueuse de la dyade 1 explique : « Je pourrais dire un peu, parce que c’est du chantage émotif : “Si tu ne me dépannes pas, je vais être mal prise.” » Pour sa part, le conjoint de cette même dyade mentionne : « Elle me met de la pression […]. Cinq fois par année, du chantage de suicide. Il y a eu tellement d’histoires de suicide… »

57Aucun JP ne reconnaît avoir menacé sa conjointe en lui tenant des propos suicidaires ; quelques-uns reconnaissent cependant lui avoir fait des menaces de rupture, ce qu’aucune conjointe n’identifie : « Heu… ben oui, je lui ai dit : “Je vais m’en aller” ; c’était un genre de menace » (J6).

58L’altération du lien affectif entre les partenaires ou encore, une perception d’appauvrissement de la qualité de la relation conjugale sont eux aussi des impacts mentionnés par les JP et leurs conjointes, mais nettement plus par les conjointes. Ce type d’impact ressort dans leurs discours comme étant une répercussion de la diminution du nombre ou de la qualité des activités sociales ou de loisirs du couple. Les conjointes tendent à évoquer cet impact en termes de baisse de leur satisfaction conjugale ou d’émoussement du ressenti de proximité affective avec le JP. De leur côté, les JP s’en tiennent davantage à une description plus factuelle, se bornant souvent à sous-entendre les répercussions de la diminution des activités partagées avec la conjointe sur la relation de couple. Les discours du JP et de la conjointe de la dyade 12 présentent le type de divergence observé à ce sujet.

59

Entre nous deux, bien oui, c’est sûr [qu’il y a des changements sur le plan des activités]. J’ai moins de sous, puis je ne veux pas qu’elle paie pour moi, non plus. On essaie de faire des petites sorties qui ne coûtent pas cher, mais c’est le fun en faire des plus grosses aussi, une fois de temps en temps.
(J12)

60

Parce que je me permets de faire moins d’activités et de choses par prévention, ou parce qu’on s’est chicané, parce qu’il a eu une rechute, parce que je feel pas donc je n’ai pas le goût de voir du monde. Je n’ai pas le goût de sortir. Fait qu’on reste… On entretient cette ambiance de merde là, à la maison, donc ce n’est pas mieux. […] C’est que si je veux faire des activités ou me gâter un peu, il ne faut pas que je compte sur lui. Je veux dire, il n’en a pas d’argent pour ça.
(C12)

5 – La diminution de l’intimité/lien affectif entre les partenaires

61Bien que le manque d’intérêt et de disponibilité affective ou physique du JP à participer à la vie de couple ou familiale soit identifié par les deux membres du couple, chacun d’entre eux semble décrire ces impacts différemment. En effet, quelques conjointes présentent cet impact comme un éloignement affectif qui s’installe dans le couple en réaction à l’attitude de retrait du JP qui suscite chez elles le sentiment d’être seules, fuies, voire désertées par celui-ci.

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Ç’a souvent fait qu’on s’est éloigné beaucoup parce qu’à un moment donné, il devient comme vraiment dans sa bulle, on ne peut plus lui toucher quasiment. […] Ça fait que mes besoins personnels ne sont pas tant comblés non plus parce qu’on a besoin que notre conjoint nous montre qu’il nous aime. Et là lui, dans ce temps-là, il se renferme complètement sur lui-même.
(C17)

63Pour leur part, les JP évoquent moins la perte de proximité affective dans la relation et mettent davantage l’emphase sur leur propre manque de disponibilité affective et d’intérêt à interagir avec leurs conjointes. Par exemple, le JP de la dyade précédente met à l’avant-plan son propre désintérêt, de même que l’impact émotionnel ou psychologique subi par sa conjointe, sans mentionner explicitement d’impact sur sa relation conjugale.

64

Elle doit vivre avec mes sautes d’humeur. Dans le sens que si je rentre chez nous puis j’ai gagné de l’argent, bien je suis vraiment content. Mais si je perds beaucoup d’argent puis je rentre chez nous, bien le lendemain matin, je ne suis pas sortable du lit, je ne suis pas motivé. Donc, elle subit ça, mes changements comportementaux. Elle subit tout mon stress. Aussi, bien elle s’est fait mettre de côté totalement…
(J17)

65Les conjointes sont par ailleurs les seules à identifier l’émergence d’un sentiment de malaise, de non-dit ou de tabou au sein du couple suivant la découverte TJA, qui les amènent à faire comme si ce problème n’existait pas. Plusieurs d’entre elles expliquent ce phénomène par la crainte d’indisposer le JP. Conséquemment, certaines évoquent avoir l’impression de marcher sur des œufs ; d’autres expriment un malaise face aux révélations du JP et craignent d’ouvrir une boîte de pandore en l’encourageant à se dévoiler davantage.

66

Elle va penser que je n’ai plus confiance en elle si je passe mon temps à lui demander « Puis, as-tu été joué ? ». On n’en parle jamais. Je l’appelle le midi, mais quand je vois qu’elle est plus maussade, je n’avance pas. J’attends que ça vienne d’elle.
(C6)

Discussion

67L’objectif de cette étude était de documenter, sur le plan qualitatif, les points de convergence et de divergence entre les perceptions des JP et celles de leurs conjointes sur les impacts relationnels et conjugaux vécus par ces dernières en raison des habitudes de JHA. Les résultats de la présente étude confirment les observations de plusieurs auteurs selon lesquelles les JP et les conjointes semblent percevoir différemment les impacts découlant du TJA (Cunha et al., 2015 ; Cunha et Relvas, 2015 ; Dowling et al., 2016 ; Ferland et al., 2008 ; Jeffrey et al., 2019).

68L’analyse du discours des JP et des conjointes a permis de faire ressortir plusieurs différences entre les deux groupes notamment sur le volume de commentaires émis, la nature des impacts identifiés et le style narratif employé (vocabulaire et concepts). Les deux groupes diffèrent également dans la manière de s’exprimer : les conjointes ont un discours plus exhaustif et empreint d’émotions qui suggère qu’elles perçoivent comme plus importants et graves les impacts qu’elles vivent. De leur côté, les JP ont un discours plus factuel dans lequel se retrouve peu de résonnance affective ce qui rend difficile l’évaluation du degré d’importance ou de gravité qu’ils accordent aux impacts vécus par leurs conjointes. Ces observations appuient les résultats de Ferland et al. (2008) et de Jeffrey et al. (2019) qui constataient que les conjointes avaient tendance à percevoir les impacts subis, tant par elles-mêmes que par leur conjoint-joueur, comme plus importants qu’estimés par ce dernier.

69Différentes hypothèses peuvent être avancées pour expliquer les divergences entre les joueurs et leurs conjointes. Elles résident notamment dans des effets associés au sexe de l’individu qui peut influencer sa socialisation, son rôle et ses attentes dans le couple ou son langage. En effet, comme l’explique Cloutier (2015) la socialisation des hommes et des femmes est différente et porte davantage les femmes que les hommes à surveiller la relation conjugale, le climat relationnel conjugal et le soutien de leur conjoint. Dans ce contexte, il est possible que les conjointes de JP soient plus vigilantes en ce domaine et qu’elles tendent davantage que ces derniers à observer une plus grande diversité de conséquences sur leur vie conjugale.

70Le sexe des participants peut également être un facteur déterminant sur la perception des rôles et des comportements des partenaires dans les dyades. Dans cette optique les JP et les conjointes pourraient concevoir différemment les impacts relationnels ce qui expliquerait, du moins en partie, pourquoi les changements de rôle dans le couple ne sont pas perçus de la même façon par le JP et sa conjointe.

71La présence grandement majoritaire des hommes parmi les JP et des femmes parmi les conjointes ayant participé à l’étude pourrait également être responsable de certaines différences qualitatives observées sur le plan du discours. En effet, selon Dinda et Allen (1992), les femmes tendent à se dévoiler davantage que les hommes. Newman et al. (2008) soutiennent également qu’il y aurait des différences entre les hommes et les femmes quant aux signifiés des mots qu’ils emploient. Ainsi, les femmes utiliseraient davantage de mots liés aux processus psychologiques et sociaux ce qui leur confère un style plus « relationnel » alors que les hommes utiliseraient davantage de mots liés aux propriétés physiques des objets et aux sujets impersonnels (Newman et al., 2008). Toujours selon ces auteurs, les différences entre les sexes seraient encore plus marquées dans les contextes imposant moins de contraintes sur l’utilisation du langage. Cet élément caractérise le style des entrevues qualitatives utilisées pour ce projet puisque les participants n’ont pas reçu de définition des termes employés et qu’aucun format de réponse n’a été exigé.

72Bien qu’il soit possible d’émettre des hypothèses pour expliquer la présence de divergences de points de vue entre les JP et leurs conjointes, il n’en demeure pas moins que ces divergences ont des impacts réels sur la relation conjugale et qu’il est important d’adresser celles-ci en intervention. Ainsi, des modalités d’intervention conjugale pourraient être offertes aux couples dont l’un des membres est joueur afin d’offrir un espace de dialogue et d’échange qui peut favoriser la reprise d’un lien de confiance dans le couple. Déjà quelques études démontrent qu’une meilleure compréhension de l’expérience de l’autre dans les couples formés avec un JP peut mener à une perception accrue de soutien mutuel dans le couple, favorisant ainsi la reconstruction de leur confiance (Tremblay et al., 2015).

73Lorsque l’intervention conjugale n’est pas possible ou souhaitable, l’intervention auprès des JP devrait les sensibiliser à l’ampleur des impacts que leurs habitudes de JHA peuvent ou ont causé à leur conjointe. Par ailleurs, l’intervention auprès des conjointes de JP ou de tout autre membre de leur entourage devrait fournir un espace pour s’exprimer sur les impacts vécus de même que sur les divergences de perceptions qu’elles ont pu observer.

Forces et limites

74La principale force de cette étude est d’avoir pu rencontrer des dyades JP/conjointes afin de mettre en lumière les convergences et divergences dans leur discours décrivant les impacts vécus par les conjointes en raison des habitudes de JHA du JP. L’utilisation d’entrevues individuelles semi-structurées s’est avérée des plus pertinente pour explorer un sujet aussi sensible que les impacts des comportements des JP sur les conjointes. En outre, procéder par des entretiens individuels a permis de mieux comprendre non seulement la nature, mais aussi la manière dont s’expriment les différences de perceptions entre les partenaires de même dyade. Le fait d’interroger séparément les partenaires d’une même dyade a permis de mieux saisir l’expérience des impacts telle que les participants les ont perçus, pour mieux contraster par la suite leurs points de vue, attitudes et croyances respectives. Un tel procédé a permis d’explorer les perceptions des impacts vécus par la conjointe du JP en tenant compte des deux sources d’information simultanément, soit le JP et sa conjointe, sans être restreint à l’un ou l’autre. À notre connaissance, la présente étude est la première à mettre en parallèle les discours d’un nombre substantiel de JP et de leurs conjointes afin d’en documenter, qualitativement, les similitudes et les divergences de perceptions. Une autre force de cette étude est l’effort d’exploration et de catégorisation des impacts à partir des principaux thèmes et concepts émergeant du discours des deux groupes de participant. Cela a permis d’étayer une vue d’ensemble à la fois exhaustive et précise des impacts vécus par la conjointe et de la perception que peut en avoir le JP.

75Malgré les forces observées dans cette étude, quelques limites subsistent. Ainsi, la complexité et l’étendue du sujet des impacts vécus par les conjointes en raison des habitudes de JHA du JP n’ont pas permis d’atteindre la saturation empirique, et ce bien que la taille de l’échantillon soit tout de même importante. Une autre limite réside dans la sélection des conjointes qui ont été informées du projet par les JP eux-mêmes. Conséquemment, il est possible de croire que ce ne sont pas tous les conjoints qui ont été informés du projet et qui ont donc pu décider d’y participer ou non. Une autre limite du projet réside dans le nombre de JP de sexe féminin et de conjoints de sexe masculin. Cette faible représentation rend difficile de bien discerner les divergences appartenant aux hommes et aux femmes, et ce pour les deux groupes de participants. Ainsi, une réplique de l’étude dans laquelle il y aurait une meilleure répartition des sexes dans les deux groupes pourrait permettre de mieux rendre compte de la réalité attribuable au sexe. Il est également à noter que la grande diversité dans l’histoire de JHA des JP constitue également une limite. En contrôlant mieux celle-ci, il serait possible d’avoir des groupes plus homogènes et donc de pouvoir davantage étendre la portée des résultats. Toutefois, comme encore peu d’études se sont attardées à explorer les différences de perceptions entre les JP et leurs conjointes, la présente étude est un point de départ des plus pertinents pour favoriser l’élaboration de stratégies cliniques visant à améliorer le bien-être des conjointes et des JP.

Conclusion

76Les différences observées sur le plan du discours des JP et des conjointes semblent effectivement confirmer que les JP ne perçoivent pas de la même façon que leurs conjointes les impacts vécus par ces dernières en raison de leurs habitudes de JHA. Différents facteurs pourraient contribuer à expliquer ces résultats, dont les effets du sexe sur la conceptualisation des impacts, l’expérience et l’expression de ceux-ci. Les résultats de l’étude apportent une contribution significative à une compréhension plus approfondie des impacts relationnels et conjugaux reliés au TJA, dans le contexte où l’élaboration d’interventions conjugales pourrait être une avenue prometteuse pour le JP et ses proches.

Références

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Mots-clés éditeurs : perception, conjugal, relation, couple, impacts, jeu pathologique, convergence, divergences, trouble lié au jeu d’argent, analyse qualitative

Date de mise en ligne : 18/01/2022

https://doi.org/10.3917/psyt.274.0091

Notes

  • [1]
    La plupart des études concernant les répercussions du TJA sur les partenaires conjugaux considère ceux-ci en tant que femmes. Par conséquent, et afin d’alléger le texte, les termes joueurs et conjointes seront respectivement utilisés au masculin et au féminin à moins qu’il soit pertinent de préciser le genre exact.

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