Le changement psychique en alcoologie
1Il est d’usage de dire que le travail psychique en alcoologie est long et laborieux. Ce sont souvent les collègues d’autres champs qui l’expriment ainsi, réduisant parfois l’apport de travaux éclairants comme ceux par exemple de Joyce MacDougall (2001) à un « ils ne savent pas parler ».
2Tentés dans un premier temps de défendre nos patients et notre travail avec eux en argumentant que les collègues ne connaissent rien à la problématique addictive, nous ne pouvons que reconnaître qu’il nous arrive aussi parfois d’être découragés.
3Fréquenter des groupes de travail clinique en psychiatrie s’avère être d’un grand réconfort dans la possibilité du partage d’expérience du travail au long cours. Cependant, ces patients n’ont pas la même réputation que « les alcooliques ».
4La psychothérapie avec les patients qui ont une problématique addictive s’inscrit dans la durée et est émaillée de réalcoolisations, de pertes parfois, d’événements dramatiques, d’espoir et de découragement, d’absences et de rendez-vous manqués (dont Quinodoz (2004) nous dit qu’ils sont aussi un moyen de s’approprier l’espace thérapeutique)… Mais on avance ! La relation au produit, le lien avec le fonctionnement psychique de la personne, avec son histoire, la fonction et la place qu’il occupe représentent un premier temps de travail. La constitution de la discipline addictologique a, à ce titre, largement contribué au développement de cet axe de travail : « produit(s) – en lien avec l’individu – en tenant compte du contexte » (Morel et al., 2010).
5Ensuite, se produisent, pour certains, des remaniements psychiques qui nous font penser à une réelle créativité. Même s’il leur arrive encore de côtoyer le produit, ce n’est plus pareil. Alors, parce que le changement psychique est un « instant de grâce » après des années de labeur, parce qu’il ouvre une perspective de vie meilleure pour le patient et parce qu’il est un peu magique, au sens où nous ne savons pas comment expliquer qu’à tel moment, ce changement arrive, nous avons eu envie de nous y attarder en nous appuyant sur une recherche clinique.
6Bien sûr, cet aboutissement ne se fait pas facilement et pas pour tous. Il est le résultat d’un long apprivoisement et de la restauration d’une confiance fondamentale (en écho au « Défaut fondamental » de Balint) dans l’expérience de la relation thérapeutique.
7Ces psychothérapies réclament un engagement spécifique. Le désespoir abyssal de certains patients est tel que nous ressentons parfois le risque d’y glisser avec eux. Il s’agit souvent dans un premier temps d’y croire à leur place afin de les faire douter de cette relation absolue (renvoyant alors à ce que Denis (2013) appelle « l’exaltation ») mais destructrice afin d’envisager d’autres possibles. Comment pourraient-ils espérer si nous ne pensons pas qu’ils peuvent se sortir de leur dépendance ? Ces patients proposent une sorte de défi au thérapeute.
8L’énergie que ce travail demande peut prendre source dans un espace de recherche. Les patients qui y sont examinés, les thérapeutes eux-mêmes et la dynamique de l’équipe en profitent.
La « solution alcoolique » à la tension psychique
9De nombreux auteurs ont décrit la conduite addictive comme un moyen de régulation des tensions psychiques au risque d’en évacuer les représentations et finalement de désertifier la pensée (McDougall, 2001 ; Descombey, 2005). Cette conduite a également pour effet de fixer le psychisme dans une position répétitive, puisque toute la vie du sujet addict tend à s’organiser autour de la recherche du produit toxique. Ce produit, écrit McDougall, n’est qu’un « objet transitoire », qu’il faut sans cesse renouveler pour tenter d’obtenir un apaisement. Il s’oppose au modèle de l’objet « transitionnel » (Winnicott) dont l’intériorisation permet de faire face plus durablement aux situations de frustration et de perte d’objet. Les affects et leurs représentations sont soumis à « une expulsion hors psyché, une dispersion sous la forme d’actes (dont celui de boire est le plus spectaculaire mais non le seul) », note Descombey (ibid., p. 146).
10C’est donc l’agir qui est privilégié par le patient au détriment de toute activité réflexive qui passerait par la parole, le dialogue et la représentation mentale. De ce fait, tout engagement dans la psychothérapie verbale constitue en soi un changement important dans la recherche de nouvelles solutions.
11Mais un changement du comportement relationnel ne suffit pas. Fonagy et al. (2005) ont indiqué que la modification des relations intersubjectives n’était qu’une étape vers la possibilité de « changement représentationnel ». Il s’agira de supporter, sans le secours de l’alcool, des tensions et des angoisses peut-être régressives. Ces états seront plus acceptables à partir du moment où la relation thérapeutique permet de les formuler verbalement ou même d’en partager une représentation imagée (Monjauze, 1999 ; Tisseron, 2010).
12La notion de changement représentationnel concerne aussi bien l’image de soi que celle de relations avec l’entourage. Un tel changement peut être obtenu au cours d’une psychothérapie et s’associer à une réduction de la consommation d’alcool ou à l’abstinence.
13C’est ce que nous avons cherché à montrer dans une recherche sur les patients de notre centre qui entreprenaient une psychothérapie verbale. Elle s’est fondée sur l’idée que la psychothérapie n’a pas seulement pour effet de soutenir l’abstinence des patients, mais qu’elle peut induire des changements concernant les représentations du rapport à soi et aux autres. L’hypothèse principale est que le développement de ces représentations nouvelles modifie la fonction du symptôme addictif.
14Ainsi, nous avons mis en place un dispositif permettant d’observer le remaniement psychique éventuel produit par la psychothérapie effectuée dans le cadre institutionnel. Avec ce dispositif de recherche, nous avons tenté de donner une réponse à la question du changement psychique telle qu’elle se pose avec des personnes qui abusent de l’alcool. Mais nous avons d’abord été confrontés au problème plus général de la recherche sur les psychothérapies.
Évolution de la recherche en psychothérapie
15Comme le remarquent Zimmermann et al. (2000), les recherches sur la psychothérapie ont démontré leur effet positif sans toujours bien préciser ce qui a produit cet effet. La mise en évidence de facteurs communs ne constitue pas nécessairement un éclairage sur le processus de changement par lui-même puisque le facteur le plus souvent invoqué est celui de l’alliance thérapeutique dès le début de la psychothérapie (Connors et al., 1997 ; Luborsky et al., 2002).
16Il faut distinguer deux grandes tendances dans la recherche sur les psychothérapies.
Approches nomothétique et idiographique
17En 1995, l’American Psychologist Association a énoncé des principes pour la pratique de la psychothérapie fondée sur des preuves, à l’instar de l’Evidence based medecine (Ebm) et des essais contrôlés randomisés (Ecr). Il s’agit d’une perspective nomothétique, c’est-à-dire qu’elle suggère la meilleure méthode thérapeutique possible pour un patient moyen (Spring, 2007).
18Elle a conduit à des études comparatives entre les différentes psychothérapies, comme celle de l’Inserm (2004) ou, plus spécifiquement, comme l’étude Match (1998) comparant trois types de thérapie des troubles alcooliques.
19On s’est rendu compte alors que les résultats issus de ce modèle à partir d’un grand nombre d’observations étaient difficilement applicables aux cas particuliers rencontrés sur le terrain. « L’intelligibilité des résultats des études quantitatives standardisées, conclut Fischman, nécessite leur intégration dans un champ de validation clinique plus large et ouvert » (2009, p. 16).
20Les psychanalystes ont longtemps opposé à l’évaluation quantitative un repli défensif. Puis, deux paradigmes de validation se sont opposés. Dans la méthode idiographique, la validation des interactions complexes entre le patient et l’analyste ne peut venir que de chaque cas singulier en rapport avec la cohérence de la théorie et sa déduction clinique, ce fut la position de Freud. On a prôné le retour à des études de cas unique permettant d’analyser le processus thérapeutique avec des critères autant qualitatifs que quantitatifs (Thurin, 2005). Mais d’autres psychanalystes, comme Fonagy et Target (2005) ont admis que ces études naturalistes ne suffisent pas et qu’elles nécessitent des vérifications par des recherches empiriques pour être généralisées. On retrouve là la complémentarité de l’approche clinique et expérimentale prônée par Lagache (1949).
21Il faut alors identifier des remaniements psychiques susceptibles de se produire avec la psychothérapie et ne pas se contenter de la réduction des symptômes, comme la quantité d’alcool consommé. « Les résultats des traitements seront mieux évalués avec la prise en compte des capacités psychologiques globales du patient, du rapport à soi et à l’autre, de la qualité des relations affectives et interpersonnelles, et de l’évolution de la dynamique propre de la personnalité » (Fischman, 2009, p. 23).
Une recherche clinique et projective sur l’évolution de patients suivis en CSAPA
Méthodologie et dispositif de la recherche
22C’est à partir de cette réflexion sur la recherche en psychothérapie que nous avons mis en place une étude fondée sur des appréciations cliniques et projectives autant que sur des mesures statistiques. Nous avons souhaité travailler dans une perspective à la fois nomothétique et idiographique, avec une cohorte relativement réduite permettant d’analyser le devenir de chaque cas.
23Les patients ont été examinés par un observateur extérieur à sa prise en charge (un psychologue participant à la recherche) à deux reprises : au début de sa psychothérapie (t1) et, une deuxième fois, à un stade avancé de sa psychothérapie, un an plus tard (t2). Ce double examen comprenait :
- un entretien semi-directif permettant d’explorer les grands domaines de la vie du patient (vie familiale, socio-affective, professionnelle) et l’impact de la consommation d’alcool ;
- un Rorschach. Les Rorschach ont été passés selon les conditions classiques de la méthode française. Tous les protocoles ont été cotés par le même cotateur.
24Un formulaire de consentement était signé par le patient en t1. Un troisième entretien pouvait avoir lieu avec l’observateur, pour la restitution des résultats auprès des patients qui le souhaitaient.
Descriptif des psychothérapies pratiquées
25Considérant que, dans le domaine de l’alcoologie, ce qui unit les psychothérapies est plus déterminant que ce qui les oppose, nous avons orienté et adapté nos méthodes thérapeutiques en fonction de l’état singulier de chaque patient au début de sa thérapie, comme le recommandent, par exemple, Norcross et Lambert (cité par Jaeken et al., 2015).
26Ces thérapies avaient en commun l’objectif d’aider le patient à progresser dans la représentation de soi et de réfléchir à son rapport à l’alcool. De ce fait ont été utilisés des modèles de référence psychodynamique, rodgérien, cognitiviste, plutôt éclectiques. Ces thérapies s’intégraient souvent dans un ensemble de soins pratiqués dans les CSAPA (entretiens médicaux, thérapie psychomotrice, suivi social, groupe d’expression) qui étaient définis en équipe d’une façon personnalisée. Il n’a donc pas été possible d’étudier l’impact particulier d’une méthode thérapeutique plutôt qu’une autre et nous avons pris le parti d’intégrer dans notre étude les patients ayant effectué une thérapie pendant la période définie ci-dessus, sans exclure aucune de ces méthodes. Leur point commun était simplement la situation de face-à-face, l’utilisation de la parole et leur intégration dans un des sites du CSAPA. Elles répondaient ainsi toutes à la définition de « processus d’accompagnement psychorelationnel de personnes en souffrance à des fins d’élucidation, d’élaboration et d’émancipation » (Delourme et Marc, 2004).
Sujets inclus dans la recherche
27Les patients n’ont fait l’objet d’aucune sélection : pour être inclus dans la recherche, il suffisait qu’ils demandent à bénéficier d’un suivi psychothérapeutique pendant la période d’inclusion qui s’est déroulée entre décembre 2011 et février 2013.
28La plupart de ceux qui ont accepté d’y participer l’ont fait spontanément et parfois même avec enthousiasme. Ils s’en sont saisis comme d’une occasion d’en savoir plus sur eux-mêmes, y voyant, pour certains, comme un prolongement de leur thérapie.
2918 patients ont été vus en t1. 13 ont effectué une psychothérapie et ont été retestés en t2 (2 patients décédés et 3 abandons de thérapie).
30Liste des 13 patients intégrés dans la recherche
Le diagnostic DSMV est pour les 13 sujets : « trouble de l’usage de l’alcool » [1].
Devenir clinique des patients en t2
31Dans 11 cas sur 13, l’usage de l’alcool a diminué au stade t2 et est devenu intermittent ; il peut s’agir d’un usage régulier plus modéré ou de longues périodes d’abstinence avec des rechutes. Le plus souvent, c’est le rapport à l’alcool qui a changé, comme l’exprime l’un des patients de l’étude : « Maintenant je bois pour me détendre, pas pour me défoncer. »
32Dans les cas de Caroline et Yann cependant, les rémissions ont été de courte durée et l’alcoolisation massive s’est finalement maintenue. Les thérapeutes constatent qu’il n’y a pas eu de changement dans les positions psychiques de ces patients entre t1 et t2.
33Nos analyses ont porté particulièrement sur les onze cas ayant montré une amélioration clinique au cours de leur année de psychothérapie.
Hypothèses opérationnelles à partir du Rorschach
Le Rorschach comme test de représentation
34Le choix du Rorschach comme instrument central de cette étude se justifiait, selon nous, doublement. La première raison est le rapport homologique que le Rorschach entretient avec le processus psychothérapique. La libre « assimilation associative » (Rorschach, 1921) à partir des taches préfigure la libre expression d’une thérapie non directive, quel que soit le modèle interprétatif utilisé par le thérapeute.
35Nous avons rappelé, en introduction, que la prise d’alcool correspondait à une conduite d’évitement des souffrances psychiques associée à un déficit de représentation. Le Rorschach vise au contraire à faire apparaître des représentations imagées et à les mettre en mots.
36Au début du traitement psychothérapique, cette expression est limitée tant que l’alcool continue à faire barrage aux représentations. Il est probable qu’alors, nous soyons confrontés dans le Rorschach à deux phénomènes :
- la tendance à des réactions d’angoisse immédiate contre lesquelles le psychisme se montre désarmé ;
- la difficulté à élaborer des représentations subjectives.
37Ces deux tendances ont déjà été observées dans les Rorschach de patients souffrant d’addictions.
Les réactions à l’angoisse
38Les réponses d’estompage de diffusion (Y) sont inspirées par le dégradé de la lumière et de l’ombre. Elles sont interprétées comme révélatrices d’une « angoisse passive » et d’un sentiment de détresse impuissante. Elles ont été repérées chez des patients alcoolo-dépendants (Zarka et Monjauze, 2002).
39En général, ces réponses ont tendance à diminuer avec la progression de la psychothérapie (Exner, 1993 ; Silverstein, 2007), mais il peut y avoir une phase transitoire d’augmentation (Yazigui et al., 2011). Pingannaud (1955) a observé après une cure de sevrage alcoolique une augmentation de ces réponses, mais plus formalisée (FY), ce qui signifie une anxiété mieux contrôlée.
40La formule IA d’angoisse ne devrait normalement pas dépasser .12 selon Rausch de Traubenberg (1970). Une statistique plus récente donne une moyenne à .13 chez 330 sujets normatifs (de Tychey et al., 2012). Saliba (1982) remarque l’élévation fréquente du score IA aussi bien chez les buveurs que chez les patients abstinents.
41Les réponses « Defect » concernent des êtres ou organes détériorés, malades ou morts, cela peut aller jusqu’à une dégradation de l’unité organique, chez des patients alcoolo-dépendants (Zarka et Monjauze, 2002 ; Jacquet et Corbeau, 2004). Ces réponses renvoient plus au retrait du dynamisme vital, à la sidération de l’angoisse qu’à de véritables représentations psychiques. En effet, elles ne sont pas dotées de caractéristiques qui leur confèrent une valeur expressive, au sens que nous allons rappeler.
Capacité d’expression subjective
42Toutes les réponses du Rorschach ne sont pas également projectives. L’expression du sujet se fait surtout dans les kinesthésies et dans toute réponse comprenant des éléments non présents dans le stimulus. Elles peuvent être réunies dans un indice d’expression (EX), qui est la somme de toutes les réponses dont le déterminant est plus expressif que sensoriel, selon la définition de Rausch de Traubenberg (1970) : K, kan, kp, kob, Clob, Texture, Vista.
43L’augmentation de l’indice EX indique un enrichissement du soi par une meilleure capacité de représentation psychique. L’accroissement de plusieurs composantes de cet indice a été relié à l’évolution de la psychothérapie : les Kinesthésies (Piotrowski, 1957), les réponses Texture, qui expriment une sensibilité inquiète au contact humain, et les réponses Vista, qui expriment une introversion critique (Exner, 1993).
44Les réponses Clob sont fortement expressives mais dysphoriques. Par rapport aux réponses estompages, elles organisent le thème angoissant dans une représentation scénarisée et subjectivée. Elles peuvent augmenter en cours de psychothérapie quand le patient accède à un matériel fantasmatique qui était évité ou refoulé auparavant. Ceci a été observé chez des boulimiques en psychothérapie, de même que l’accroissement du score global EX (Gaudriault et Guilbaud, 2005).
45Enfin, il faut évoquer les réponses osmotiques (OSMO). Ce ne sont généralement pas des réponses expressives, car elles sont déterminées par des éléments formels plutôt figés, par exemple, « deux femmes fixées ensemble par le bassin » (pl. VII) ou encore, « deux clowns qui se regardent dans un miroir » (pl. II, fausse réflexion). Elles paraissent s’opposer à la dynamique des réponses expressives. Elles ont été repérées chez différents types de patients addicts et notamment alcoolo-dépendants (Pheulpin et al., 2003 ; Jacquet et al., 2004 ; Smaniotto et al., 2010). Ces réponses peuvent diminuer avec la psychothérapie (Gullestad, 1986 ; Gaudriault et Guilbaud, 2005) pour laisser la place à des réponses expressives.
Stabilité et désirabilité sociale des scores du Rorschach
46L’utilisation du Rorschach en retest pose certaines questions de validité.
47La stabilité est attestée pour une grande part des réponses pour des périodes allant de 6 mois à 5 ans (Gronnerod, 2006). En revanche, le Rorschach est sensible aux modifications psychiques produites par la psychothérapie en fonction de l’état dans lequel se trouve le patient au moment initial du traitement (Appelbaum, 1977 ; Lerner, 1998).
48Les principaux biais qui peuvent affecter une évaluation avant et après thérapie sont de deux sortes (Choi et al., 2005) :
- la tendance à dramatiser ses réponses dans un sens pathologique, ce qui peut se produire en début de traitement, au moment où le sujet s’efforce de paraître assez souffrant pour obtenir une aide-soignante. Cela correspond au « hello » de l’effet appelé Hello-Goodbye qui indique une dramatisation en début de thérapie (t1) et, au contraire, une survalorisation en t2.
- Le « goodbye » de cet effet signifie que le sujet souhaite à un stade avancé de sa thérapie (t2) en montrer les bénéfices, selon l’idée qu’il se fait d’une réussite thérapeutique.
- La désirabilité sociale au Rorschach a été étudiée expérimentalement avec des groupes ayant reçu des consignes modifiées (Exner, 1993 ; Yeil, 2007). Ces recherches montrent qu’elle tend surtout à affaiblir le nombre de réponses (R), augmenter le nombre de banalités (Ban) et les réponses formelles (F%).
49Le retest après thérapie pourrait produire, outre les effets mentionnés ci-dessus, un effacement des réponses les plus morbides considérées par les sujets comme peu conformes au progrès de leur santé psychique.
Résultats
Analyse nomothétique des résultats
Désirabilité sociale
50Les moyennes donnent une idée du niveau des scores, qui sont, dans l’ensemble, inférieurs aux moyennes normatives. Le test de Wilcoxon (W) ne montre une différence significative que pour le nombre de réponses (R), qui est nettement réduit. Le F% et le nombre de Ban restent à peu près constants.
Indices d’angoisse et capacité d’expression [2]
51Le tableau présente les indices d’angoisse et de capacité d’expression pour les onze patients qui ont évolué cliniquement. Les moyennes sont données à titre indicatif. Le test de Wilcoxon a été calculé sur les indices suffisamment représentés pour permettre une comparaison statistique.
52Les moyennes des trois indices d’angoisse (Y, IA et Defect) sont en diminution mais seul le score IA montre une différence significative (p = <.025, unilatéral).
53Le score moyen de réponses expressives (EX) progresse peu dans sa globalité ; le score moyen de Kinesthésies coopératives est en progrès tandis que le score moyen de réponses osmotiques diminue, mais pas d’une façon significative.
Étude idiographique de trois cas
54Les résultats chiffrés de l’étude nomothétique donnent un aperçu insuffisant de la compréhension de l’évolution de chaque cas. L’étude idiographique permet de tenir compte des particularités individuelles dont témoigne le Rorschach. Nous allons présenter, à titre d’exemples, trois cas mettant en évidence leur évolution singulière. Dans les cas d’Édouard et Chantal, c’est la capacité expressive qui s’est développée. Pour Mathilde au contraire, l’évolution s’est faite sur un mode plus adaptatif et restrictif.
55Édouard, 51 ans, journaliste, est célibataire. Il évoque une enfance douloureuse, son père le brimait et sa mère était incapable de le protéger. Il a eu de la peur et de la honte tout le long de son enfance. Il en a gardé une mauvaise image de lui-même et a eu besoin de boire pour compenser cette mauvaise image. Mais l’ivresse passée, il se replie sur lui-même et rompt tout contact avec l’extérieur. Il est venu pendant un an irrégulièrement à ses séances de thérapie. Cette instabilité exprimait sa difficulté à s’engager dans un projet sans ressentir de la honte et de la culpabilité. Un des objectifs de la thérapie fut de l’aider à reconnaître et accepter sa souffrance sans se dévaloriser. La dépendance à l’alcool n’a pas disparu, mais elle est moins intense et culpabilisée.
56Au premier abord, on remarque dans l’évolution du Rorschach la diminution importante du nombre de réponses (R), de 23 à 12. Or cette restriction affecte essentiellement les planches couleurs et n’empêche pas un accroissement du niveau d’expression (EX) et une diminution de l’anxiété (IA), ce que le sujet confirme : « Je me sens plus libre, moins stressé… »
57Dès la planche I, il découvre en t2 « un animal maléfique avec des ailes impressionnantes, une chauve-souris gigantesque et terrifiante… ». Cette image, qui semblait latente en t1, peut alors être énoncée sans trop de trouble. À la II, Édouard ajoute en t2 « deux personnages qui se tapent dans les mains, des compères semblables, une cigarette à la bouche… Ils s’entrechoquent d’une manière légère et sympathique le pied et le tibia… Une forme de complicité… » Cette kinesthésie coopérative signe une ouverture relationnelle qui n’avait pas d’équivalent en t1. Ceci corrobore ce que dit le patient en t2 concernant l’amélioration de ses relations avec les autres.
58À la IV, apparaît en t2 un « clown assez énorme… Il serait en position de trôner… Il est vu en contre-plongée avec un effet de perspective. » Cette réponse de type KV (kinesthésie et vista) montre un mélange d’inquiétude et de dérision envers l’autorité, ce qui va avec le fait que le patient met « moins les autres sur un piédestal » et donc se sent moins dévalorisé par rapport à eux.
59À la planche VII, Édouard voyait en t1 « deux nanas en mouvement… comme si elles posaient pour une photo ou si elles se regardaient devant la glace leur courbure de reins ». Cette réponse est une fausse réflexion, puisque l’altérité est confondue avec l’image de soi. Elle disparaît en t2 pour être remplacée par « deux danseuses qui… se regardent et… font un mouvement pour se toucher la tête, cela est plutôt joyeux ».
60C’est une meilleure distinction entre soi et l’autre. Ce progrès dans la capacité relationnelle ne doit pas cacher cependant un certain échec qui se renforce en t2 aux planches couleurs. Le sujet y montre sa difficulté à manifester ses émotions, ce qu’il admet : « Les couleurs me déroutent », dit-il, de la même façon que ses émotions le décontenancent, d’autant plus qu’il ne trouve plus autant dans l’alcool le moyen de les extérioriser ou de les apaiser.
61Chantal, 58 ans, divorcée, a trois filles. Elle consomme excessivement de l’alcool, tous les week-ends, pour faire face à sa solitude. Son père et sa mère sont alcoolo-dépendants. Elle est l’aînée de neuf frères et sœurs. Son enfance est marquée par des conditions de vie très précaires, elle décrit une maison vétuste et l’état incurique de la mère et des enfants.
62Suivie très régulièrement en psychothérapie, elle vient à 29 entretiens. Elle est également suivie en relaxation individuelle. Elle cesse la consommation d’alcool au début de ces soins. En début de thérapie, elle sort d’une rupture sentimentale. Elle n’arrive pas à faire le deuil de cette relation. Elle ne consomme plus d’alcool, n’en ressent plus le besoin.
63Le premier Rorschach de Chantal était dominé par la perplexité et la difficulté à laisser venir librement une activité imaginaire. Cette inhibition était sans doute liée à son sentiment d’incompétence et une forte anxiété qu’elle avait tenté de compenser par une attitude séductrice envers l’examinateur, ce qu’elle faisait habituellement dans sa vie. Mais la pauvreté de l’expression dans le premier protocole de Rorschach, pouvant laisser craindre une évolution difficile, a été démentie par l’évolution remarquable de cette patiente, qui s’est manifestée aussi bien sur le plan clinique que dans le deuxième Rorschach : l’expressivité (EX) a sensiblement augmenté, l’anxiété somatique (IA) s’est bien réduite. Remarquons notamment la planche II où la figuration d’un malaise somatique en t1 disparaît au profit de réponses kinesthésiques, plus vivantes et adaptatives : « Là je vois deux éléphants qui se tiennent par la trompe avec de petits bonnets sur la tête… C’est bizarre, ces petits bonnets, mais bon… Ou deux clowns qui se tiennent par la main et qui dansent… »
64À la X, la nouveauté la plus intéressante est celle des « deux figures qui sont en train de boire quelque chose, avec le nez, la bouche… Elles sont retenues ensemble avec un cordon ombilical en jaune » que Chantal dénie ensuite à l’enquête. Il y a là une expression subjective forte qu’on peut rapprocher de la distance prise par cette patiente par rapport à l’alcool. Il reste que ce type de réponse traduit une certaine dépendance relationnelle qui est sans doute maintenant mieux reconnue et acceptée par la patiente.
65Mathilde, 33 ans, profession intermédiaire, célibataire sans enfant. Inquiète en raison de consommations excessives d’alcool et d’autres produits et souffrant d’une difficulté à accepter certains traits de sa personnalité ainsi que sa sexualité, d’un manque de confiance dans ses relations amoureuses, de trouble de la conduite alimentaire et d’angoisses somatiques.
66Cette jeune femme au parcours de vie difficile a beaucoup investi sa psychothérapie, cessé les consommations problématiques et apprivoisé et accepté ses ressentis. Elle a également pu faire confiance en un homme envers qui elle s’est engagée et installée dans une vie commune.
67L’évolution de t1 à t2 est positive, mais plutôt normative, ce qui apparaît dans la diminution de la productivité (R) et de l’expressivité (EX). On retrouve à la planche III une allégorie des « anges d’amour qui tombent sur le couple dont les cœurs se rejoignent », sans doute un processus d’idéalisation pour lutter contre une inquiétude qui diminue (IA en baisse) mais reste sensible dans la réaction à la planche IV avec une réponse Vista (« Un sentier au milieu d’une forêt, la nuit… Et comme s’il y avait des falaises sur les côtés »), ce qui signe le manque de confiance en elle. Le protocole devient plus extratensif, avec une tendance aux réactions affectives très vives. Dans les trois dernières planches, toutes les réponses kinesthésiques disparaissent tandis que les colorations de ces planches sont davantage exploitées en t2 sur un mode très sensoriel (« une sensation de chaleur », pl. VIII ; « c’est les couleurs qui font que c’est vivant », pl. X). L’évolution de cette patiente se fait sur le mode de l’extériorisation, au prix d’une certaine fermeture envers ses fantasmes et mouvements psychiques internes. À la planche X, le « quelque chose d’aquatique » de t1 est devenu un « aquarium » contenant des animaux « très vivants » mais débarrassé de ses aspects les plus incongrus comme ces étranges « jambes qui apprennent à nager la brasse » et les « tourbillons bleus » de t1.
68Mathilde estime en t2 qu’elle se sent plus en phase avec ses valeurs, moins « bancale ». Cette insistance sur l’équilibre retrouvé est à mettre en rapport avec les traumatismes subis par cette femme qui paraît s’efforcer de faire taire en elle des angoisses passées et de privilégier des images affectives très idéalisées, mais peut-être au détriment de son expression personnelle.
Discussion et conclusions
La question de la désirabilité sociale
69Pour les onze cas qui ont évolué cliniquement, nous nous sommes demandé si les patients avaient pu ressentir le deuxième test comme une injonction à une plus grande conformité par rapport à ce qui est acceptable socialement. Cette hypothèse pourrait expliquer la fréquente diminution de R qui correspondrait à l’évitement des réponses de t1 considérées comme les plus morbides. Cependant, le F% et les Ban restent majoritairement constants. En outre, certaines réponses Defect se maintiennent en t2. Il n’est donc pas possible de conclure que tous les changements entre t1 et t2 soient dus seulement à la désirabilité sociale, même si ce facteur a pu avoir un rôle important dans quelques cas. De la même façon, l’effet Hello-Goodbye a pu contribuer à l’évolution des Rorschach, mais essentiellement chez ces sujets dont la visée adaptative est dominante.
Le traitement de l’angoisse
70En ce qui concerne la sensorialité dysphorique, on s’aperçoit que l’indice Y est présent en t1 pour la majorité des sujets, cela correspond à un sentiment de détresse impuissante. Quand cette forme d’angoisse persiste en t2, c’est souvent sur un mode plus contrôlé. Ce meilleur contrôle paraît être corroboré par l’évolution de l’indice d’angoisse (IA) qui était nettement supérieur à la norme en t1 et qui diminue significativement en t2. En outre, les contenus d’êtres vivants détériorés qui traduisent une image de soi morbide (Defect) sont plutôt atténués en t2.
71Il semble que la plupart des patients ont appris à mieux faire face à leur angoisse, à moins l’éprouver, ou peut-être seulement à moins la déclarer, puisque ce dernier indice est sensible à la désirabilité sociale.
Développement de la représentation de soi
72Dans plusieurs cas, des réponses expressives liées à l’angoisse (Clob) sont en revanche en augmentation. Cet accroissement peut constituer une phase difficile de la thérapie, ces nouvelles représentations inquiétantes contribuant à renforcer l’existence d’une imagerie dysphorique.
73L’émergence d’angoisses archaïques au cours du processus psychothérapique constitue un progrès dans la représentation de soi. Cette évolution a été décrite dans le Rorschach pour divers types de patients en psychothérapie (Rothschild et al., 2008 ; Yazigi et al., 2011 ; Gaudriault, 2013). Elle pourrait correspondre à un stade nécessaire du traitement avant de trouver l’apaisement. Quoi qu’il en soit, l’apparition de réponses Clob, en tant que réponses expressives, manifeste un meilleur niveau de représentation que les réactions passives à l’angoisse (Y).
74L’indice global de réponses expressives (EX) est en t1 chez nos patients relativement faible et progresse peu, en moyenne, en t2. On peut penser que l’habitude prise de réprimer les représentations par le moyen de l’alcool n’a pas encore vraiment disparu après un an de thérapie. Cependant, ces résultats bruts sont trompeurs car ils ne tiennent pas compte du fait que les réponses expressives en t1 et en t2 ne sont pas strictement les mêmes. Ainsi, certaines ont disparu tandis que de nouvelles apparaissent en t2. Parmi ces nouvelles réponses peuvent émerger des représentations qui étaient peut-être refoulées ou inhibées en t1.
75Qu’il s’agisse de Kinesthésies, de Textures ou de réponses Clob, ces nouvelles réponses expressives montrent bien la capacité des patients à traduire leur évolution d’une façon imagée. Le développement de cette capacité associé aux effets de la psychothérapie confirme des observations faites par les psychologues projectivistes depuis celles de H. Rorschach lui-même (1921). Ce résultat peut être mis en lien avec les travaux plus récents de Tisseron (2010) qui montrent combien l’utilisation des images peut jouer un rôle essentiel dans l’évolution psychothérapique. Cette imagerie nouvelle n’est pas toujours harmonieuse, mais paraît traduire un remaniement des représentations de soi et de son rapport avec les autres.
Évolution à dominante adaptative
76Dans les cas d’évolution sur le mode adaptatif (comme Mathilde), le retest montre au contraire une restriction du nombre de réponses et particulièrement des réponses expressives, ce qui paraît aller avec un besoin de « tourner la page » des difficultés évoquées en début de la thérapie. Une meilleure adaptation sociale est obtenue, mais au prix d’une certaine contention psychique. C’est dans ces cas que l’effet de désirabilité sociale semble jouer le plus grand rôle. Cette tendance à un plus grand contrôle de l’expression pourrait correspondre à ce que Saliba (1982) et Barthélémy (2013) ont observé en comparant les Rorschach avant et après une cure de sevrage, ce que le premier a appelé « un élargissement de l’influence du moi » conduisant à une meilleure adaptabilité, et le second, une amélioration du contrôle marquée par la « fadeur ». Ce type d’évolution paraît plutôt conformiste, mais ne doit pas être sous-estimé ; on le rencontre également chez d’autres types de patients addictifs (Gaudriault et Guilbaud, 2005).
Cas d’évolution stationnaire
77Enfin, dans deux cas, il n’y a pas eu de changement durable dans le rapport à l’alcool dont la consommation est restée intense. Le Rorschach n’a pas permis d’observer de modification importante. Il semble que la destructivité soit restée dominante, même si ces patients paraissaient être plus lucides sur leur état au moment t2. À ce stade, la poursuite des soins était donc nécessaire.
Regard critique sur le dispositif
78Notre projet n’était pas d’étudier l’efficacité globale de nos traitements mais de comprendre comment se faisait l’évolution des patients. Nous avons voulu échapper à la simplification des mesures des résultats, et notamment à une mesure pure et simple du symptôme alcoolique. C’est pour cette raison que nous avons plutôt choisi des instruments d’évaluation au plus près du travail effectué en thérapie que sont l’entretien semi-directif et le Rorschach pour étudier qualité de l’image et de soi et des représentations par rapport à autrui, qui sont autant d’éléments en jeu dans le travail psychothérapique.
79À cet égard, nous avons constaté qu’il était difficile de tirer des conclusions générales en raison de l’état psychique particulier de chaque patient qui était mis en avant par ces moyens d’investigation.
80Nous avons choisi de considérer que la psychothérapie entreprise par chaque patient était une variable commune. Cette hypothèse peut paraître discutable, puisque, comme nous l’avons mentionné, les méthodes utilisées par les thérapeutes pouvaient être d’orientations différentes. Cependant, nous nous sommes ralliés au « paradoxe de l’équivalence » des thérapies, ce qui paraît avoir été confirmé par l’étude Match (Match, 1998 ; Despland, 2010), supposant ainsi que ces méthodes concourraient de la même façon au soin psychique des patients.
81Une autre difficulté propre à la recherche en psychothérapie est qu’on ne pouvait guère définir, dès le début du traitement, le temps nécessaire pour obtenir un véritable progrès dans l’état du patient. De fait, au terme t2 que nous avons fixé à environ douze mois, nous nous sommes rendu compte que l’évolution de chaque patient était extrêmement variable : certains avaient cessé la thérapie depuis plusieurs mois, d’autres étaient proches de la fin et certains (nous le savons maintenant) devaient poursuivre leur psychothérapie longtemps après le stade t2. Ces différences inévitables contribuent à montrer que notre population ne constituait pas une cohorte homogène pour laquelle nous aurions pu administrer un même traitement. Le seuil des douze mois peut se révéler parfaitement arbitraire et largement insuffisant pour observer des résultats sur les remaniements psychiques. La difficulté d’établir le temps du retest pour étudier un processus psychothérapique qui n’est pas linéaire a déjà été soulignée (Laurenceau et al., 2007). En alcoologie notamment, l’évolution d’un patient qui modère sensiblement sa consommation d’alcool ou qui devient abstinent traverse souvent une période difficile de sevrage psychique pendant laquelle il peut être extrêmement troublé voire dépressif avant de retrouver un nouvel équilibre dans sa vie. Cette période est variable d’une personne à l’autre.
82Ainsi, si l’on se place du point de vue de sa scientificité, les limites de cette étude apparaissent clairement. Nous avons pointé l’insuffisance dans ce domaine d’une perspective purement nomothétique, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de dégager à partir d’elle des principes généraux concernant la psychothérapie des personnes en difficulté avec l’alcool. Notre effectif est réduit et nos conditions d’expérience, comme nous l’avons vu, ne répondent pas à des normes de reproductibilité qui permettraient, à coup sûr, d’obtenir les mêmes résultats sur d’autres patients. Notre étude se range donc plutôt du côté des études naturalistes.
83Sur un plan plus clinique, celui sur lequel nous avons tenté de nous placer, nous devons admettre que, dans le cadre de notre plan d’expérience, nous avons fait preuve d’un certain empirisme pour mener cette recherche à son terme en prenant soin de ne pas perturber les traitements en cours. Nous avons dû nous concerter souvent entre nous, parler ensemble de nos résultats et privilégier la compréhension du patient peut-être au détriment de la rigueur de l’expérimentation. Ainsi, les thérapeutes étaient informés des résultats de l’évaluation, ce qui a pu influencer la suite de leur relation avec le patient. Mais, à notre décharge, nous voulons souligner qu’une telle étude n’avait jamais été entreprise dans nos services et que nos tâtonnements étaient nécessaires pour progresser dans une recherche qui nous semblait novatrice.
Intérêt de la recherche dans la clinique alcoologique et perspectives
84Nous avons pu expérimenter avec cette recherche le positionnement de « chercheur clinicien » à l’écoute de ce que les patients ont à dire en dehors des espaces de psychothérapie où la complexité des enjeux implique une autre parole et une autre écoute. Nous avons vu aussi comment s’articulent les perceptions des difficultés et du parcours par le patient et par le thérapeute, à l’aide d’un outil projectif, le Rorschach.
85Nous souhaitons maintenant poursuivre ce travail dans une exploration des représentations de la maladie et son évolution au cours des soins, du point de vue de celui qui les vit. Ces représentations sont issues à la fois des causes perçues, du sens donné par chacun, associé, de manière plus ou moins congruente au discours médical et aux représentations sociales (Douine et al., 2012).
86Cette « croisée des chemins », constitutive des représentations de la maladie correspond bien à ce que l’on a l’usage de dire au sujet des addictions, à savoir qu’il s’agit de la rencontre entre un produit, une personnalité et un moment socio-culturel.
87Est-ce qu’une partie du soin ne consiste pas justement à explorer ses propres représentations de ce que l’on vit ? On peut supposer que les patients qui évoluent favorablement sont ceux qui ont pu explorer leurs représentations et donner un sens à leurs addictions. Ceci est particulièrement vrai si on considère, pour certains patients, la problématique addictive proche de la dimension psychosomatique, telle qu’elle est envisagée par Debray (2001), et que le sens de ce que vivent ces patients échappe au psychisme par les effets mêmes du produit, l’attente de ces effets, et par l’acte même de boire.
88Se soigner est finalement une formidable occasion d’ouvrir et d’explorer sa créativité, ce qui était indicible alors par d’autres voies. Dans ce cas, on peut penser que le fait même de travailler sur les représentations sera thérapeutique.
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Mots-clés éditeurs : psychothérapie, angoisse, changement des représentations, Rorschach, adaptation, alcool
Mise en ligne 15/04/2016
https://doi.org/10.3917/psyt.214.0079