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Article de revue

Le poker : pratiques normales et pathologiques

Pages 37 à 52

Notes

  • [1]
    10 livres = environ 14 euros ; 50 livres = environ 70 euros.

Le poker

Historique

1Le poker est un jeu de cartes inventé aux États-Unis à la fin des années 1820 (Depaulis, 2008). On trouve dans les mémoires d’un ancien militaire, James Hildreth, la première mention du poker en 1836. En 1843, un joueur repenti, Jonathan Green, évoque le poker dans un livre dédié aux « artifices et méfaits du jeu » : « Ce jeu est particulièrement destructeur – peut-être plus que tout autre jeu de cartes rapide aujourd’hui en usage ; et il est fréquent que des milliers de dollars changent de mains en quelques minutes ; et il n’est pas rare qu’un coup, qui prend de deux à cinq minutes, commence aussi bas qu’un quart de dollar et monte à plusieurs milliers en quelques minutes » (Jonathan Green, cité par Depaulis, 2008).

2À ses débuts, le poker est pratiqué avec seulement 20 cartes. Ce n’est que vers 1835 que les joueurs commencent à jouer avec 52 cartes. En France, la première référence au poker (alors écrit « pocker ») se trouve dans un texte de Marie de Fontenay écrit en 1855, où l’auteur rapporte des faits observés lors d’un voyage aux États-Unis. En 1858, le poker est cité dans L’histoire de la mode en France d’Émile de La Bédolière (Depaulis, 2008). Pratiqué avec 32 cartes fermées, le poker devient un jeu fréquemment pratiqué en France. C’est à Las Vegas, ville emblématique du jeu aux États-Unis, que le poker va prendre une nouvelle envergure. En 1970, Benny et Jack Binion, propriétaires du mythique casino Binion’s Horse, décident de mettre en place un championnat de poker. C’est ainsi que naissent les World Series of Poker (WSOP), événements mondialement connus. Au fil du temps, la manifestation grandit et certains joueurs de poker font même figure de légende. Le poker devient alors un jeu emblématique et prestigieux. Cet engouement est visible à travers le nombre de participants aux WSOP : lors de la première édition en 1970, 38 participants se disputaient le titre de champion du monde. En 1982, le tournoi compte 104 inscrits ; ce nombre ne cesse de croître au fil des ans, pour atteindre en 2006 le record de 8773 participants.

3Le monde du cinéma commence alors à s’intéresser au poker. Un film en particulier est fréquemment cité comme l’un des points de départ de la « pokermania » (terme utilisé pour décrire l’engouement massif du public pour le poker) : il s’agit du film Rounders (« Les joueurs »), réalisé par John Dahl en 1998. Ce film retrace, de façon romancée, l’itinéraire d’un célèbre joueur de poker, interprété par un acteur en vogue, Matt Damon.

4En France, la fièvre poker s’est également répandue grâce à la diffusion télévisée des WSOP, ainsi qu’à la représentation du poker au cinéma.

5L’arrivée d’Internet va encore favoriser et accélérer le développement du poker. De nouveaux moyens techniques voient le jour, sans législation existante pour encadrer ces pratiques. Les premiers sites de poker en ligne sont créés en 1990. Assez rudimentaires, ils offrent cependant la possibilité de jouer au poker pour de l’argent contre le logiciel. Le développement de la technologie Peer-to-peer permet dès 1997 aux joueurs de s’affronter entre eux, au lieu de jouer seulement contre l’opérateur. Le développement du poker en ligne a permis l’important essor de ce jeu, permettant une très grande accessibilité à tous. La pratique du poker en ligne a été légiférée en France en 2010.

Description du jeu

6Le poker, dans sa forme actuelle, se pratique avec 52 cartes. Différentes variantes existent, qui peuvent être décomposées en trois familles : les pokers fermés, les pokers à cartes exposés (également appelés « studs ») et les pokers à cartes communes (« variantes à flop »).

7Peu importe la variante, le but du jeu est de former des combinaisons afin d’obtenir la meilleure main possible. À l’issue de plusieurs tours d’enchères, le joueur détenant la meilleure main gagne le pot. Mais former la meilleure combinaison n’est pas la seule façon de gagner un tour : c’est là qu’intervient le bluff. Bluffer, c’est faire croire à l’adversaire qu’on possède une main bien plus forte qu’en réalité afin de l’obliger à se coucher et remporter ainsi le pot.

8De très nombreuses variantes du poker existent. Parmi elles, seules deux variantes sont autorisées en France par l’ARJEL : le Texas Holdem (qui se joue avec deux cartes privatives fermées, et cinq cartes exposées communes à tous les joueurs) et le Omaha (qui se joue avec quatre cartes privatives fermées et cinq cartes communes ouvertes). Quelle que soit la variante, le poker peut se pratiquer de deux façons : en tournoi ou en cash game. En tournoi, tous les joueurs s’acquittent de la même somme au début de la partie (« droit d’entrée ») et reçoivent un nombre de jetons égal. Les joueurs sont éliminés au fur et à mesure du jeu et le dernier restant gagne la partie. En cash game, les joueurs peuvent entrer en jeu avec la somme de leur choix (à chaque table, il existe toutefois un montant minimal et maximal). Ils jouent alors directement avec des jetons représentant de l’argent réel. Contrairement au tournoi, le joueur peut racheter des jetons ou quitter la table lorsqu’il le souhaite.

Spécificités du poker

9Le poker est aujourd’hui l’un des types de jeu les plus populaires (Wood, Griffiths et Parke, 2007). Selon le site spécialisé Poker Players Research (2011), le nombre de joueurs de poker en ligne dans le monde est passé de 17,8 millions en septembre 2006 à 22,2 millions en mai 2010.

10Plusieurs éléments ont contribué à l’important essor du poker ces dernières années. Parmi eux, l’histoire de Chris Moneymaker est considérée comme l’un des points de départ de l’intérêt massif du grand public pour le poker : ce comptable américain de 27 ans, après s’être qualifié sur Internet pour un montant de 39 dollars, gagne 2,5 millions de dollars lors du tournoi principal des World Series of Poker en 2003, devenant ainsi champion du monde. Selon Wood et ses collaborateurs (2007), plusieurs éléments pourraient influencer l’intérêt toujours croissant du public pour le poker : l’implication de nombreuses célébrités dans ce jeu, notamment acteurs et sportifs, la diffusion de tournois et d’émissions de poker à la télévision et la possibilité d’apprendre à jouer gratuitement sur Internet et d’y jouer pour de très faibles sommes.

11Shead, Hodgins et Scharf (2008) soutiennent quant à eux que la principale raison de l’engouement pour le poker est la composante réelle d’habileté impliquée dans le succès à long terme. Comme l’expliquent Liley et Rakow (2010), la principale difficulté du poker est de prendre des décisions stratégiques à partir d’informations incomplètes. Ils montrent que des joueurs de poker moyennement expérimentés sont capables d’avoir un jugement assez précis des probabilités qu’ils ont de gagner à un moment précis du jeu. St. Germain et Tenenbaum (2011) complètent ces éléments, en mettant en évidence de meilleures performances au poker chez des joueurs experts et intermédiaires que chez des joueurs débutants. En effet, ils accordent plus d’importance aux éléments liés à la situation, tandis que les joueurs débutants se focalisent sur des considérations de poker basiques et sur des indices non pertinents (tels que la chance ou la curiosité). Une des caractéristiques des joueurs de poker serait, selon St. Germain et Tenenbaum (2011), la capacité à traiter de multiples bribes d’information et ce, de manière très rapide. Il est intéressant de noter que la législation française considère que le poker n’est pas qu’un jeu de hasard : en novembre 2011 est publié au Journal officiel un commentaire du ministère du Budget stipulant que « sont imposables […] les gains réalisés par les joueurs professionnels dans des conditions permettant de supprimer ou d’atténuer fortement l’aléa normalement inhérent aux jeux de hasard. Cette position est pleinement applicable à la pratique habituelle du jeu de poker, y compris en ligne, dès lors que le poker ne peut être regardé comme un jeu de pur hasard et sous réserve qu’il soit exercé dans des conditions assimilables à une activité professionnelle. »

12Dès 1989, Browne, se basant sur de nombreuses observations de parties de poker, explique que trois éléments sont importants pour devenir un joueur de poker gagnant : connaître et utiliser des stratégies (évaluer les probabilités, analyser les propos et le comportement de l’adversaire et bluffer), savoir gérer son argent et être capable de reconnaître et de maîtriser ses émotions. Notons que toutes ces compétences peuvent être mises à profit dans diverses situations de la vie quotidienne.

13Le poker présente la particularité, contrairement aux autres jeux de hasard et d’argent, de ne pas confronter le joueur à la « Maison » (le casino ou l’opérateur de jeu) : celui-ci joue directement contre d’autres joueurs, d’où la possibilité réelle de profit à terme (Schwartz, 2006 ; Boutin, 2010 ; Bjerg, 2010). L’habileté et la stratégie sont donc très importantes au poker. Malgré cela, le hasard influence toujours l’issue du jeu : tout le talent du monde ne peut déterminer le tirage des cartes. Le joueur peut néanmoins utiliser certaines compétences pour gagner en dépit du hasard : des stratégies telles que le bluff, l’utilisation des positions dans le jeu, la prise en compte des probabilités, l’analyse des adversaires… Ainsi, la part de hasard ne détermine pas intégralement l’issue du jeu : l’adresse des joueurs en présence est également un élément important. Boutin (2010) souligne ainsi l’aspect dynamique et contextuel du hasard dans le poker : « Lorsque l’écart d’adresse entre les joueurs est grand, l’impact du hasard sur les résultats perd de son importance. Au contraire, lorsqu’il y a équivalence d’adresse entre les joueurs, l’impact du hasard augmente » (p. 127).

Le poker : du normal au pathologique

Pratique du poker en France

14Le poker peut se pratiquer en ligne ou en live. En France, ces deux types de pratiques sont encadrés par la loi. Le poker en live peut ainsi se pratiquer dans les casinos et cercles de jeu mais aussi dans le milieu associatif.

15La loi du 15 juin 1907 autorise la mise en place de casinos (proposant des jeux type machines à sous et des tables de jeu comme la roulette, le blackjack et le poker) dans les stations balnéaires, climatiques et thermales, choix démontrant la volonté du législateur de limiter ce type de jeux à une pratique occasionnelle, dans un contexte particulier. Les cercles de jeux sont des lieux de jeu plus spécifiques, proposant des jeux de tables, comme le poker, la roulette et le blackjack. Ils existent dans un premier temps dans le cadre de la loi des associations de 1901, puis sont finalement légalisés par la loi de finances du 30 juin 1923, qui prévoit leur soumission à l’autorisation révocable du ministère de l’Intérieur et le prélèvement d’une partie de leurs bénéfices (appelé le produit brut des jeux, ou PBJ).

16À l’heure actuelle, les cercles et maisons de jeux ont pour cadre réglementaire le décret du 5 mai 1947 et l’instruction du 15 juillet 1947. Ces textes prévoient notamment que les cercles doivent faire une déclaration d’existence et s’acquitter de taxes, en fonction de leur recette. Il existe des cercles de jeux à Paris et quelques-uns en province (Toulouse, Reims…).

17Les cercles de jeu sont des lieux de jeu assez particuliers, auréolés d’un certain prestige et fréquentés par une clientèle souvent relativement aisée. Ils fonctionnent généralement comme des clubs privés dans lesquels les membres doivent payer une cotisation annuelle.

18Cependant, depuis quelques années, ces cercles ont vu leur clientèle évoluer et augmenter de façon importante. De plus en plus de joueurs, issus de milieux socioculturels diversifiés, s’y inscrivent et viennent y pratiquer une activité de jeu. L’essor relativement nouveau du poker n’y est pas pour rien : en quelques années, ce jeu a fait l’objet d’une véritable mode, amenant les joueurs à fréquenter les cercles de jeu pour s’adonner à sa pratique.

19Le poker en live peut également se pratiquer dans le milieu associatif. Contrairement aux casinos et cercles de jeux, dans lesquels les mises financières sont obligatoires et souvent importantes, le poker en milieu associatif se veut sans enjeux financiers. Il existe en France de très nombreux clubs de poker, à but non lucratif, régis par la loi des associations de 1901. Ces clubs proposent, moyennant une adhésion annuelle souvent assez basse, la possibilité de participer à de nombreuses parties (souvent hebdomadaires) gratuitement. Ces parties ont généralement lieu dans le cadre d’un championnat annuel, au cours duquel les joueurs sont récompensés en fonction de leurs performances. Les récompenses financières étant interdites, les gagnants reçoivent des lots. La pratique associative du poker a pour vocation de fédérer les joueurs de poker et de favoriser un jeu convivial et dénué de risques financiers.

20Le poker en live présente pour les joueurs différents avantages, tels que l’aspect social, les stimulations sensorielles et la possibilité d’affronter directement son adversaire et d’user de stratégies psychologiques (analyse du comportement du joueur, bluff…). Ces aspects sont absents dans la pratique du poker en ligne, qui est lui privilégié pour son aspect rapide et accessible (aussi bien géographique que financièrement : il est en effet possible de jouer gratuitement en ligne ou d’y miser de très faibles sommes). Le jeu en ligne est considéré par les joueurs comme plus technique, permettant un apprentissage plus rapide (Barrault, Untas et Varescon, 2014).

21Au vu du développement du jeu en ligne, le législateur décide en 2010 de légiférer sa pratique. Cette loi concerne tous les jeux en ligne, y compris le poker. Malgré la protection offerte aux joueurs grâce à cette loi, ce changement fait de nombreux mécontents chez les joueurs de poker. Le cloisonnement imposé par la loi a pour les joueurs français plusieurs conséquences : ils ne peuvent plus jouer qu’entre Français, ce qui entraîne une diminution du nombre de tables de jeu proposées et des dotations garanties pour les tournois ; et les taxes financières sont plus élevées, réduisant les éventuels profits et augmentant les pertes.

22Malgré cela, le poker reste un jeu très pratiqué en France, notamment en ligne. Le bilan de l’ARJEL publié en novembre 2011 (ARJEL, 2011) rend compte de l’engouement des Français pour le poker en ligne : en 2011, près de 797 000 comptes de joueurs actifs sont recensés (le terme de « compte joueur actif » fait référence à un compte personnel de jeu utilisé de manière régulière). Pour le dernier trimestre de l’année 2011, 275 000 comptes ont été actifs de façon hebdomadaire. Parmi ces joueurs actifs, 60 % se sont assis au moins une fois à une table de cash game, tandis que 80 % ont participé au moins une fois à un tournoi. L’ARJEL met également en évidence le profil de joueurs réguliers très actifs : une petite proportion des joueurs (1 %) est responsable de 60 % des mises en cash game, et de 36 % des mises en tournois. 10 % des joueurs les plus actifs sont responsables de 90 % des mises de cash game et de 78 % des mises de tournois.

Profil des joueurs de poker

23Les données de la littérature mettent en évidence un profil sociodémographique particulier des joueurs de poker. Dans un échantillon de 245 joueurs réguliers, Barrault et Varescon (2012) soulignent ces caractéristiques : les joueurs de poker sont majoritairement des hommes (97 %), jeunes (d’un âge moyen de 29 ans), souvent cadres (31 %) ou employés (21 %), travaillant à temps plein (52 %) ou étudiants (21 %), avec une proportion de célibataires assez élevée (55 %).

24Ce profil semble relativement éloigné de celui des joueurs pathologiques décrit dans la littérature, notamment en France. Une étude de prévalence de l’OFDT (2011) souligne en effet que les joueurs excessifs sont plus souvent des hommes (75,6 %), d’un âge moyen de 41 ans, vivant en couple (55,2 %), étant fréquemment en situation financière précaire (57 % ayant un revenu inférieur à 1100 €) et ayant, pour la quasi-totalité d’entre eux, un niveau d’études inférieur ou égal au baccalauréat.

25Dans cette étude, les types de jeu les plus fréquemment pratiqués par les joueurs excessifs sont le Rapido (loterie instantanée pluriquotidienne), le PMU (paris hippiques) et les paris sportifs, ce qui pourrait expliquer les différences constatées en termes de données sociodémographiques.

26Le profil des joueurs de poker apparaît en revanche très proche de celui des joueurs en ligne décrit par Griffiths, Parke, Wood et Rigbye (2010) et Gainsbury, Wood, Russel, Hing et Blaszczynski (2012) : ceux-ci décrivent en effet le joueur en ligne comme étant un homme jeune, célibataire, bien éduqué et occupant un emploi à responsabilité.

27Cependant, il apparaît que cette spécificité des joueurs de poker, en termes sociodémographiques, ne peut être imputée seulement à l’utilisation du média Internet, dans la mesure où ce profil s’applique également aux joueurs en live (Barrault et Varescon, 2012). La prédilection pour le poker semble l’explication la plus pertinente pour rendre compte de ces spécificités. Le poker semble donc être un jeu qui, par ses caractéristiques, attire une population de joueurs sensiblement différente.

28En effet, l’une des spécificités majeures du poker, contribuant à son important succès, est la composante d’habileté et de stratégie coexistant avec la part de hasard (Shead et al., 2008). Browne (1989) souligne l’importance de plusieurs éléments pour être gagnant au poker : l’utilisation de stratégies, une bonne gestion financière et la capacité à reconnaître et maîtriser ses émotions. Le poker est donc considéré, à juste titre, comme un jeu dans lequel un écart d’adresse peut être favorable au joueur et donc dans lequel il peut y avoir de « bons » et de « mauvais » joueurs (Boutin, 2010). La réelle possibilité d’être gagnant à long terme grâce à ses capacités et son habileté, possibilité absente dans les jeux de hasard et d’argent ne comportant pas de part d’habileté, pourrait attirer un public différent, intéressé par la composante stratégique, la possibilité d’apprendre et de s’améliorer. Cela pourrait expliquer la forte représentation des cadres et des étudiants chez les joueurs de poker, parce que ces deux catégories regrouperaient des individus qui, de manière générale, ont une certaine habitude et surtout un certain goût de la réflexion et de l’apprentissage, éléments importants dans le poker. La pratique du poker fait d’ailleurs appel à des domaines variés, tels que les mathématiques, les statistiques, la psychologie et la gestion.

Prévalence du jeu pathologique et facteurs de risques

29Les caractéristiques structurelles du poker en font un jeu à part, différent des jeux de hasard pur. Par conséquent, la pratique excessive du poker pourrait avoir des manifestations différentes de celles décrites dans la littérature. Le poker, en particulier en ligne, semble avoir un potentiel addictogène important : 9 % (Hopley et Nicki, 2010) à 18 % (Wood et al., 2007) des joueurs réguliers de poker seraient joueurs pathologiques. Dans une étude menée en population générale, Halme (2010) montre que, parmi les joueurs réguliers, 19,2 % correspondent aux critères de jeu excessif. Selon Wood et Williams (2009), le poker est le jeu le plus problématique pour les joueurs en ligne.

30Les données de la littérature mettent en évidence certains facteurs de risques et de vulnérabilité au jeu pathologique chez les joueurs de poker.

31L’étude de Wood et al. (2007) suggère que, comme pour les autres types de jeu, les étudiants seraient une population vulnérable aux problèmes de jeu liés au poker. Parmi les 422 étudiants ayant participé à l’étude, 18 % rapportent des problèmes de jeu. Cependant, les sommes d’argent perdues apparaissent la plupart du temps peu importantes (moins de 10 livres pour 53 % des participants, de 10 à 50 livres [1] pour 38 %). Les participants ayant des problèmes de jeu jouent plus souvent que les joueurs sociaux, ou récréatifs, et évoquent des pertes financières plus importantes. Selon les auteurs, les principaux facteurs prédicteurs d’un problème de jeu dans cette population sont : un état émotionnel négatif (anxiété, culpabilité, tristesse…) après le jeu, le fait de jouer pour échapper aux problèmes de la vie quotidienne et le fait de se présenter durant le jeu comme un membre du sexe opposé au sien (d’avoir un pseudonyme/une photo d’homme en étant une femme, ou vice-versa. Le « gender swapping » est rapporté par 20 % des femmes, et 12 % des hommes).

32D’autres études identifient également des facteurs prédictifs d’un problème de jeu au poker en ligne : le temps passé à jouer, le phénomène de dissociation pendant le jeu, une vulnérabilité à l’ennui, l’impulsivité et les humeurs négatives (dépression, anxiété, et stress) (Hopley et Nicki, 2010), mais également la tendance à mentir sur leur genre (« gender swapping »), le fait de dépenser plus que prévu et de jouer souvent pendant de longues durées (Griffiths et al., 2009).

33Certains traits de personnalité semblent également impliqués dans la pratique, normale comme pathologique, du poker. Barrault et Varescon (2013a), comparant des joueurs de poker réguliers pathologiques et non pathologiques, montrent que la recherche de sensations, définie par Zuckerman (1972) comme un besoin de sensations variées, nouvelles et complexes et d’expériences pour maintenir un niveau d’excitation élevé, est un trait commun à tous les joueurs de poker, pathologiques ou non. Les joueurs de poker seraient donc de hauts chercheurs de sensations, jouant pour assouvir leur besoin de sensations fortes. Cette hypothèse est corroborée par les résultats d’une étude qualitative, dans laquelle les joueurs de poker soulignent leur recherche de sensations fortes à travers le poker (Barrault et al., 2014). L’impulsivité, en revanche, distingue les joueurs pathologiques des joueurs non pathologiques (Barrault et Varescon, 2013a). Ce trait de personnalité, caractérisé par une sensibilité moins importante aux conséquences négatives du comportement, des réactions rapides et non planifiées aux stimuli avant le traitement complet de l’information et un manque de considération pour les conséquences à long terme (Moeller, Gerard, Barrat, Dougherty, Schmitz et Swann, 2001), apparaît comme un facteur prédictif du jeu pathologique chez les joueurs de poker (Barrault et Varescon, 2013a ; Hopley et Nicki, 2010).

34L’impulsivité et la recherche de sensation sont donc deux dimensions de personnalité impliquées dans la pratique du poker, mais semblent jouer un rôle différent : la recherche de sensations conditionnerait l’intérêt pour la pratique du poker, tandis que l’impulsivité jouerait un rôle dans l’installation et le maintien de pratiques excessives.

35Certains facteurs de risques probables d’un problème de jeu au poker semblent donc se dégager de la littérature : la présence d’états émotionnels négatifs (anxiété, stress et dépression), le temps passé à jouer, la dissociation ressentie durant le jeu, l’impulsivité et le fait de mentir sur son genre.

Spécificités de l’addiction au poker

36Les spécificités du poker semblent avoir une influence sur la manière dont se manifeste l’addiction. Les pertes financières, dans la littérature sur le jeu pathologique, occupent une place centrale. Or il semble qu’au poker, ce ne soit pas tant l’aspect financier qui pose problème, mais plutôt les conséquences sociales, affectives et professionnelles qu’implique une pratique excessive du poker (Barrault et al., 2014). En effet, dans une étude qualitative, ces auteurs montrent que les joueurs de poker, pathologiques ou non, sont conscients des risques liés à une pratique excessive du poker et distinguent les risques financiers des risques sociaux et psychologiques. Si tous les joueurs reconnaissent l’existence de risques financiers, peu d’entre eux rapportent avoir effectivement souffert de telles conséquences. Comme le suggère Bjerg (2010), l’addiction au poker pourrait s’exprimer dans des aspects autres que financiers. En effet, dans le discours des joueurs, l’accent est porté sur les conséquences sociales et psychologiques d’une pratique excessive du poker : les joueurs excessifs rapportent ainsi plutôt des difficultés d’ordre sociales et émotionnelles liées à leur pratique de jeu. La désocialisation, les affects négatifs (dépression et anxiété) et l’importance du temps passé à jouer, au détriment d’autres activités, sont ainsi fréquemment rapportés par les joueurs excessifs (Barrault et al., 2014).

37En 2010, Bjerg suggère ainsi qu’au poker, la perte de contrôle a lieu à deux niveaux : l’un interne (ex. : stratégie de jeu, autocontrôle) et l’autre externe (ex. : les montants joués, la fréquence de jeu). La perte de contrôle interne se rapporte à un phénomène bien connu des joueurs de poker, appelé le tilt. Le tilt, qui peut se définir comme un processus de perte de contrôle durant le jeu, est le plus fréquemment occasionné par l’accumulation de pertes, ou d’évènement statistiquement improbables au cours du jeu, vécus par le joueur comme injustes (Palomäki, Laakasuo et Salmela, 2013). Ces événements occasionnent chez le joueur un débordement d’émotions négatives (affects dépressifs, anxieux, colère, frustration…), amenant la détérioration du processus de prise de décision. Décrit par les joueurs comme inhérent au jeu lui-même, le tilt ne semble pourtant pas sans liens avec les problèmes de jeu. Dès 1989, Browne explique en effet que tous les joueurs de poker expérimentent le tilt mais que les joueurs pathologiques ont moins de capacités à retrouver le contrôle après une situation induisant le tilt. Ils se distingueraient donc par la durée et la fréquence du tilt. Ce lien entre tilt et jeu excessif a également été mis en évidence dans une étude qualitative (Barrault et al., 2014) : les joueurs non pathologiques tendent à rapporter des stratégies pour éviter le tilt (par exemple faire une pause ou arrêter de jouer), contrairement aux joueurs excessifs qui rapportent des épisodes de tilt fréquents et intenses.

38Le tilt pourrait être favorisé par une forte impulsivité. Ces deux notions sont à rapprocher, dans la mesure où toutes deux impliquent une détérioration de la prise de décision et sont liées au jeu pathologique. Par ailleurs, Palomaki et al. (2013) montrent que le processus de tilt est fréquemment initié par des pertes que le sujet considère comme injustes. Ainsi, il convient de s’interroger sur le rapport que le sujet entretient avec le hasard.

Rapport au hasard et distorsions cognitives

39La coexistence et l’influence conjointe du hasard et de l’adresse dans l’issue du jeu au poker est un élément central dans la compréhension et dans la prise en charge des joueurs pathologiques. S’il semble impossible de quantifier la part d’habileté et de stratégie dans le jeu, ces éléments semblent souvent surestimés par les joueurs. Cela pourrait donc entraîner le maintien de la pratique de jeu malgré des pertes, les joueurs ayant l’illusion de pouvoir gagner grâce à leur adresse.

40L’illusion de contrôle est l’une des distorsions cognitives les plus prégnantes dans les jeux de hasard et d’argent. Langer (1975) la définit comme l’« attente d’un succès personnel significativement plus importante que la probabilité objective ne le garantit » (p. 313). Grâce à des comportements ou pensées superstitieuses, les sujets pensent influencer l’issue du jeu, niant ainsi la part importante de chance et de hasard. Selon l’auteur, les hommes projettent leurs croyances en leurs capacités à maîtriser les issues des événements contrôlables par des moyens conventionnels sur des événements totalement incontrôlables, tels que les jeux de hasard.

41Dans le cadre du jeu pathologique, certaines études montrent que l’illusion de contrôle influence la pratique de jeu, favorisant le développement d’une pratique de jeu plus importante et de prise de risque financière plus grande (Delfabbro et Winefield, 2000 ; Ladouceur, Gaboury, Dumont et Rochette, 1987).

42Le rôle des distorsions cognitives, ou fausses croyances liées au jeu, dans l’installation et le maintien du jeu pathologique n’est en effet plus à prouver (Miller et Curie, 2007 ; Griffiths, 1994 ; Toneatto, Blitz-Miller et Calderwood, 1997). Cependant, dans le cadre du poker, en raison de l’existence effective d’une part de stratégie et d’habileté, ces distorsions pourraient être différentes. Les données issues de la littérature sont relativement hétérogènes : Mitrovic et Brown (2009) ne trouvent pas de différences dans les distorsions cognitives entre joueurs de poker réguliers pathologiques et non pathologiques ; tandis que Linnet, Froslev, Ramsgaard, Gebauer, Mouridsen et Wohlert (2011) montrent que les joueurs pathologiques de poker présentent les mêmes biais de décisions et d’estimation que des joueurs inexpérimentés sur une tâche de poker expérimentale, les joueurs de poker expérimentés non pathologiques ayant des performances bien meilleures que ces deux groupes. Ces auteurs suggèrent que les joueurs de poker pathologiques n’ont pas de déficit dans l’appréhension des probabilités (Lambos et Delfabbro, 2007) mais choisissent de façon délibérée de s’engager dans des paris risqués. Le concept de « double switching » de Sévigny et Ladouceur (2003) pourrait expliquer cet effet : les joueurs vacilleraient entre deux états cognitifs : l’un prenant en compte de façon objective et rationnelle les probabilités, et l’autre centré sur des informations concernant l’activité et ses issues (le gain financier).

43Barrault et Varescon (2013b) montrent que les joueurs pathologiques de poker présentent des distorsions cognitives (illusion de contrôle, contrôle prédictif, incapacité perçue à arrêter de jouer et biais d’interprétation) plus intenses que les joueurs non pathologiques. Leurs résultats montrent que l’illusion de contrôle est la distorsion la plus liée au jeu pathologique, et en constitue un prédicteur. Deux études qualitatives (Bjerg, 2010 ; Barrault et al., 2014) ont investigué les distorsions cognitives chez les joueurs de poker, montrant qu’il existe une part d’irrationalité dans l’estimation que les joueurs font de leur niveau de jeu : ceux-ci tendent à surestimer leurs capacités. Cette croyance semble favorisée et renforcée par l’occurrence d’un gain important. La coexistence du hasard et de la stratégie au sein du poker semble en effet complexifier le rapport du sujet au hasard et favoriser les biais d’attribution, les pertes étant attribuées à la malchance et les gains à l’habileté du joueur. Ce type de biais tend ainsi à faire perdurer la pratique de jeu.

44Ces résultats permettent de mieux comprendre le rôle des distorsions cognitives, en particulier de l’illusion de contrôle, dans le développement de pratiques de jeu à problèmes, et ont une implication potentiellement importante dans la prévention et le traitement.

Conclusion

45Le poker présente des caractéristiques, notamment l’intrication entre hasard et stratégie, qui en font un jeu à part au sein des jeux de hasard et d’argent. Jeu très populaire, il peut être pratiqué sur Internet ou en live (casinos, cercles de jeu ou milieu associatif). Au vu de la popularité de ce jeu, mais également de son potentiel addictogène, il semble pertinent de s’intéresser au profil sociodémographique et psychologique des joueurs de poker, pathologiques ou non. Ceux-ci sont majoritairement des hommes, plutôt jeunes et hauts chercheurs de sensations. Ce jeu pourrait en effet assouvir leur besoin de sensations fortes et de nouveauté.

46Certains éléments, tels que le phénomène de dissociation durant le jeu, l’affectivité négative (anxiété et dépression), le tilt, l’impulsivité et les distorsions cognitives apparaissent liés à l’installation et au maintien de problèmes de jeu chez les joueurs de poker. Ainsi, les recherches futures pourraient investiguer plus précisément le rôle de ces variables dans le jeu pathologique, et les liens qu’elles entretiennent entre elles. Il semble également pertinent de prendre en compte ces éléments à la fois dans la prise en charge et la prévention du jeu pathologique chez les joueurs de poker.

Bibliographie

Bibliographie

  • ARJEL (2011). Rapport d’activité 2011. En ligne : http://www.arjel.fr/
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Mots-clés éditeurs : jeu pathologique, poker, distorsions cognitives, facteurs de risques

Date de mise en ligne : 18/12/2015.

https://doi.org/10.3917/psyt.212.0037

Notes

  • [1]
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