Psychotropes 2010/3 Vol. 16

Couverture de PSYT_163

Article de revue

Scientisme et guerre des sciences

Pages 77 à 88

Notes

  • [1]
    Psychotropes, vol. 15, n°2, « Éditorial ».
  • [2]
    DHLF Robert.
  • [3]
    Discours prononcé par Marcellin Berthelot lors d’un banquet de la Chambre syndicale des produits chimiques, le 5 avril 1884
  • [4]
    On peut citer comme appartenant à ce mouvement, très développé et actif aux États-Unis, les Cultural Studies, les Gender Studies, les Post-colonial Studies.
  • [5]
    L’auteur exclut lui-même du camp ennemi l’école de Pierre Bourdieu, sans pour autant préciser en quoi elle échapperait au dualisme et à l’idéalisme.
  • [6]
    Ce qui constituait dans les années 1980, le projet dit « éliminationniste » d’une partie des sciences cognitives.
  • [7]
    Publications du Collège de France, Odile Jacob, 2010. Il est cependant regrettable que certaines interventions (parmi les plus remarquables) ne figurent pas dans l’ouvrage alors qu’on y trouve d’autres textes dont certains sont hors sujet.
  • [8]
    Modélisation déjà discutée par G.E. Edelman dans La théorie sélectionniste des groupes neuronaux, source des travaux actuels sur la plasticité neuronale.
  • [9]
    D’après le philosophe et historien des sciences Thomas Kühn évoqué plus haut, les sciences ne produisent pas seulement des connaissances cumulatives se renforçant dans une période de normalité, mais également des paradigmes de scientificité : un édifice conceptuel et un langage commun ; des conditions méthodologiques adoptées par la communauté scientifique ; des pratiques sociales de communication et de collaboration interne, mais également de diffusion dans des publics plus larges. Lorsque de nouveaux paradigmes, et non seulement de nouvelles connaissances même apparemment révolutionnaires apparaissent, il y a révolution scientifique. Entre la science normale et la science révolutionnaire, il n’existe pas de commensurabilité. La théorie de l’histoire des sciences de Kühn n’est qu’en partie proche des ruptures épistémologiques étudiées par Bachelard, essentiellement par l’importance attribuée par Kühn aux conditions sociales de la recherche, de l’enseignement, de la collaboration, de la diffusion.
  • [10]
    On peut donner en exemple d’interdisciplinarité conceptuelle, le regroupement de plusieurs disciplines autour du paradigme cognitiviste : l’intelligence artificielle, la psychologie cognitive, la linguistique générative, les neurosciences.
  • [11]
    Daniel Widlöcher, conférence faite à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, novembre 2009.

Citer cet article


  • Delattre, N.
(2010). Scientisme et guerre des sciences. Psychotropes, . 16(3), 77-88. https://doi.org/10.3917/psyt.163.0077.

  • Delattre, Nicole.
« Scientisme et guerre des sciences ». Psychotropes, 2010/3 Vol. 16, 2010. p.77-88. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-psychotropes-2010-3-page-77?lang=fr.

  • DELATTRE, Nicole,
2010. Scientisme et guerre des sciences. Psychotropes, 2010/3 Vol. 16, p.77-88. DOI : 10.3917/psyt.163.0077. URL : https://shs.cairn.info/revue-psychotropes-2010-3-page-77?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/psyt.163.0077


Notes

  • [1]
    Psychotropes, vol. 15, n°2, « Éditorial ».
  • [2]
    DHLF Robert.
  • [3]
    Discours prononcé par Marcellin Berthelot lors d’un banquet de la Chambre syndicale des produits chimiques, le 5 avril 1884
  • [4]
    On peut citer comme appartenant à ce mouvement, très développé et actif aux États-Unis, les Cultural Studies, les Gender Studies, les Post-colonial Studies.
  • [5]
    L’auteur exclut lui-même du camp ennemi l’école de Pierre Bourdieu, sans pour autant préciser en quoi elle échapperait au dualisme et à l’idéalisme.
  • [6]
    Ce qui constituait dans les années 1980, le projet dit « éliminationniste » d’une partie des sciences cognitives.
  • [7]
    Publications du Collège de France, Odile Jacob, 2010. Il est cependant regrettable que certaines interventions (parmi les plus remarquables) ne figurent pas dans l’ouvrage alors qu’on y trouve d’autres textes dont certains sont hors sujet.
  • [8]
    Modélisation déjà discutée par G.E. Edelman dans La théorie sélectionniste des groupes neuronaux, source des travaux actuels sur la plasticité neuronale.
  • [9]
    D’après le philosophe et historien des sciences Thomas Kühn évoqué plus haut, les sciences ne produisent pas seulement des connaissances cumulatives se renforçant dans une période de normalité, mais également des paradigmes de scientificité : un édifice conceptuel et un langage commun ; des conditions méthodologiques adoptées par la communauté scientifique ; des pratiques sociales de communication et de collaboration interne, mais également de diffusion dans des publics plus larges. Lorsque de nouveaux paradigmes, et non seulement de nouvelles connaissances même apparemment révolutionnaires apparaissent, il y a révolution scientifique. Entre la science normale et la science révolutionnaire, il n’existe pas de commensurabilité. La théorie de l’histoire des sciences de Kühn n’est qu’en partie proche des ruptures épistémologiques étudiées par Bachelard, essentiellement par l’importance attribuée par Kühn aux conditions sociales de la recherche, de l’enseignement, de la collaboration, de la diffusion.
  • [10]
    On peut donner en exemple d’interdisciplinarité conceptuelle, le regroupement de plusieurs disciplines autour du paradigme cognitiviste : l’intelligence artificielle, la psychologie cognitive, la linguistique générative, les neurosciences.
  • [11]
    Daniel Widlöcher, conférence faite à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, novembre 2009.
« Le plus souvent, ce qu’ils attendent de ces échanges, ce n’est pas d’avoir beaucoup à apprendre de l’autre discipline, c’est plutôt d’avoir beaucoup à lui apporter. »
Dan Sperber, Sur l’interdisciplinarité

1Je me propose d’examiner dans un premier temps ce qu’on appelle « scientisme », un terme d’usage courant de nos jours mais qui a de multiples sens et une histoire déjà longue ; il faudra alors décider dans lequel de ces sens le scientisme peut poser des questions aux chercheurs et aux praticiens, et quel type de questions : épistémologiques ? anthropologiques ? politiques ? éthiques ? Dans une deuxième partie, je reviendrai sur la question de savoir s’il faut aujourd’hui déclarer ouverte la guerre des sciences et, dès lors, choisir son camp [1]. Je conclurai sur l’interdisciplinarité.

Qu’appelle-t-on scientisme ?

Histoire du terme

2En français, le terme a été inventé en 1898 par l’écrivain, très célèbre à l’époque, Romain Rolland, « contre un mouvement de pensée d’après lequel la connaissance scientifique permettrait de résoudre tous les problèmes philosophiques, sociaux, moraux, politiques de l’humanité » [2]. Le terme est donc polémique puisque le mouvement de pensée visé est le positivisme d’Auguste Comte, et d’emblée dépréciatif parce que le projet qu’il porte est jugé idéaliste sinon quasiment religieux. Précisons néanmoins que ce n’est pas l’épistémologie positiviste qui est visée, mais la partie aujourd’hui moins connue de l’œuvre d’Auguste Comte, qu’il considérait lui-même comme une nouvelle religion appelée à remplacer celles qui existaient. Voilà une illustration de ce scientisme total qui ne manque pas de paraître naïf aujourd’hui :

3

« Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine. Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes [3]. »

4En France, « positivisme » et « scientisme » continuent d’être souvent synonymes ; mais cette équivalence n’est plus de saison, car les diverses formes de philosophie positiviste ne prétendent plus aux mêmes croyances messianiques. En particulier, le néopositivisme (positivisme logique) de l’école de Vienne et de ses successeurs n’a jamais attribué à la science la mission de résoudre tous les problèmes de l’humanité, ni même ceux de toutes les connaissances, mais exclusivement ceux de la connaissance expérimentale et des mathématiques.

5En anglais, le terme est plus tardif et a trois sens différents. Le premier est descriptif et non normatif ; il désigne la pratique de méthodes scientifiques sans impliquer qu’elles auraient une validité générale dans tous les domaines de l’existence. Le deuxième est plus proche du français et serait mieux traduit par le terme allemand Wissenschaftgläubigkeit, croyance dans la science. Enfin, scientism signifie aussi tout le contraire, une application non critique des méthodes scientifiques à des domaines inappropriés (infra).

Les différents sens et usages du terme aujourd’hui

6On peut distinguer quatre et même cinq sens du terme (Nadeau, 1999) :

71. Comme précédemment, l’idée que la science fournirait toutes les solutions aux problèmes et aux souffrances de l’humanité en faisant disparaître l’ignorance, les superstitions, les religions, mais aussi la pauvreté, l’injustice, les guerres, la violence et toutes les formes de malheur.

82. L’idée que la science pourrait se substituer à la philosophie. Il s’agit là de questions traditionnelles dans l’histoire de la philosophie : son statut dans l’ordre des savoirs, ses divisions en parties (principalement la métaphysique), son rapport aux sciences, si elle est elle-même une science ou doit le devenir, ou tout au moins adopter des méthodes scientifiques pour traiter les problèmes philosophiques.

93. L’idée que les méthodes des sciences exactes, expérimentales et mathématisées, sont les seules méthodes scientifiques fiables et donc valides, et qu’il faudrait les appliquer à tous les domaines de connaissance objective possibles, biologiques, sociales, psychologiques. C’est ce projet que Rudolf Carnap, éminent représentant du positivisme logique, appelait de façon plus claire le réductionnisme physicaliste (Carnap, 1934, 2004). C’est dans ce sens strictement épistémologique, privé de tout lyrisme sur le bonheur futur de l’humanité, que peut se poser la question d’une opposition des sciences, entre celles qui sont susceptibles de passer l’épreuve de la réduction physicaliste, et celles qui ne le sont pas, mais prétendent néanmoins au titre de sciences (infra). En arrièreplan, se pose également la question de l’unité de « la science » à travers les sciences particulières : s’il peut exister légitimement des méthodologies et des épistémologies différentes selon les domaines de recherche, et si elles sont « commensurables » ou non d’après le terme proposé en 1962 par Thomas Kühn (Kühn, 1983)(infra).

104. Plus récemment, le terme « scientisme » s’est doté d’une nouvelle connotation dépréciative pour désigner une application non critique des méthodes scientifiques à des domaines inappropriés : banalisation du langage des sciences et de leurs concepts (en général les plus contreintuitifs comme ceux de la physique quantique, de la théorie de la relativité, des théories du chaos, de la formalisation mathématique) ; exportation transdisciplinaire de modèles scientifiques dans des champs de connaissance où ils n’ont aucune pertinence heuristique ; démesure des analogies et des métaphores et autres « faits de langage » valant pour découvertes. Les meilleurs exemples de scientisme dans ce nouveau sens ont été recensés dans le texte-canular du physicien Alain Sokal en 1996 : Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique (cf. Bouveresse, 1999).

115. Enfin, aujourd’hui, on appelle aussi scientisme le caractère propre aux sociétés développées d’attribuer aux sciences un rôle social et économique de plus en plus important ; au point que le concept même de développement comprend pour une part essentielle le développement scientifique, la « société cognitive » passant pour l’avenir planétaire de la mondialisation. Il s’agit là d’un phénomène nouveau qui n’était que souhaité ou prédit par les positivistes du dix-neuvième siècle, fortement accéléré pendant la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide : cinquante années où les sciences les plus avancées ont bénéficié de soutiens jamais vus de la part des États : chimie, physique nucléaire, recherche spatiale, informatique. Aujourd’hui, dans les pays développés, la science contribue pour une part croissante à la production des biens et des marchandises ; elle devient elle-même marchandise dans la mesure où elle réclame de plus en plus d’investissements financiers et rapporte d’énormes bénéfices aux entreprises et aux États ; si bien que les programmes de recherche scientifique sont devenus très dépendants des organismes de crédits, qu’ils soient publics ou privés. On pense évidemment au rôle des grandes multinationales de l’industrie pharmaceutique dans l’orientation des recherches médicales, y compris dans les sciences fondamentales, ou plus directement dans les politiques de santé. On peut évoquer aussi le rôle accru des experts scientifiques auprès des pouvoirs politiques, avec des risques de confiscation des pouvoirs par une élite savante, le désintérêt des populations devant des questions de plus en plus complexes qui pourtant les concernent directement en tant que consommateurs de technologies : nouvelles énergies, biotechnologies, télécommunications, nanotechnologies, etc., bref, tout ce que recouvre le terme « scientocratie » comme modèle politique d’un genre nouveau.

12Précisons que, parmi ces divers usages du terme, il faudrait distinguer et ne pas confondre ceux qui appartiennent à l’épistémologie et ceux qui relèvent du champ politique au sens large. Les scientifiques sont aussi des membres d’une société et il y a longtemps qu’ils ne travaillent plus en solitaires ni même en collaborant uniquement avec leurs semblables dans des communautés scientifiques, fussent-elles internationales. À ce titre, ils approuvent ou désapprouvent les choix économiques et sociaux des politiques menées dans leurs pays ou aujourd’hui par l’Union européenne. Depuis quelques années, ils s’expriment publiquement plus volontiers que par le passé pour ou contre telle ou telle mesure. Mais il ne faudrait pas associer des prises de position sur des questions citoyennes à la défense d’une discipline contre une autre ou d’une épistémologie contre une autre. Trop d’exemples dans le siècle passé devraient nous mettre en garde contre la confusion de l’épistémologique et du politique. Pourtant, la violente opposition de certains psychanalystes à toute idée d’une évaluation des psychothérapies assimilée d’emblée à un contrôle d’État de type fasciste ou stalinien, relève de cette confusion regrettable. La critique passionnée et systématique de l’article de Marc Valleur par Michel Le Moal (dans Psychotropes, 2009, n° 2) relève de la même confusion : que des personnels de santé « manifestent et pétitionnent » ne saurait être une preuve du caractère « idéologique » et non scientifique des professions et des disciplines qu’ils défendent.

13C’est donc seulement dans un sens épistémologique (troisième sens du terme) que l’on peut établir avec une certaine légitimité une opposition entre les sciences physico-compatibles et celles qui ne le sont pas ou pas complètement ; qu’on les appelle « humaines » ou « sociales » selon les domaines explorés, ou « inductives » et « hypothético-déductives » selon leurs méthodes (Delattre et Widlöcher, 2004) ; ou encore « dures » et « molles » d’après une métaphore très usitée aujourd’hui mais dont la signification et la pertinence sont très contestables (Soler, 2000).

Des sciences

Classifications des sciences

14La métaphore a été forgée d’après la distinction entre le hardware et le software en informatique : les sciences dures concerneraient le hardware (l’équipement matériel du système), les molles le software (les logiciels utilisables par des usagers). Utilisée à propos des sciences, cette distinction établit les sciences molles comme « applications » (au sens informatique) des dures, et implique par conséquent un jugement normatif, tant sur les sciences que sur les chercheurs, les départements universitaires, les structures institutionnelles de recherche. Pourtant, cette distinction qui parle beaucoup à l’imagination, n’existe dans aucune classification dans les universités et les instituts officiels de recherches, et pas davantage dans les allocations budgétaires publiques ou privées. Derrière la facilité d’usage de la métaphore, l’opposition désigne de façon plus factuelle, d’une part les sciences de la nature (physique et biologie) et les sciences formelles (logique, mathématiques, informatique), d’autre part les sciences sociales et les sciences de l’homme.

15Pourtant, cette opposition peut sembler elle-même datée, dans la mesure où de nouvelles disciplines comme les sciences cognitives ou d’autres plus classiques comme la psychologie, la linguistique, l’économie, voire la neurobiologie (infra), déplacent les classifications traditionnelles.

La Guerre des sciences

16Elle a d’abord été déclarée par certains sociologues au nom d’un relativisme plus ou moins complet en épistémologie, le constructivisme social (Hacking, 2008). Avec quelques variantes, la thèse soutenue est que l’objectivité revendiquée dans les sciences est d’abord un produit social qui n’a pas plus de lien privilégié avec la réalité que d’autres constructions sociales comme les mythes et les religions. L’épistémologie scientifique ne serait alors qu’une sous-partie de l’histoire et de la sociologie des sciences ; au final, des notions et des valeurs comme la vérité et l’objectivité s’effaceraient au profit d’un relativisme plus ou moins total. Voici un exemple du genre de propositions auxquelles peut aboutir le « programme fort en sciences sociales » de Bruno Latour : « Si Ramsès II est mort de tuberculose, il ne peut l’être que depuis 1882, date à laquelle Koch découvrit son fameux bacille. Il n’y a donc aucun sens à dire que Ramsès est mort de tuberculose. » Or, qu’on ne puisse le dire que depuis 1882 n’implique pas que la tuberculose n’existait pas avant cette date. Cette confusion entre le mot qui désigne et la chose désignée relève d’un nouvel idéalisme, non plus celui des idées et des concepts mais celui des mots. La confusion philosophique est ici entre sens et vérité d’un énoncé ; un énoncé peut avoir un ou plusieurs sens (par exemple en poésie) sans pour autant avoir le moindre contenu de vérité ; à l’inverse, un énoncé vrai ou faux a toujours un sens vérifiable. Si certains s’en réjouissent, il peut sembler regrettable et même inquiétant que la notion de vérité objective s’évanouisse en épistémologie, au profit d’une guerre entre les sciences qui y prétendent encore et celles qui se seraient libérées de l’oppression de la vérité [4].

Retour aux addictions

17Toutefois, le constructivisme social en épistémologie intéresse directement le secteur des psychothérapies et en particulier celui des addictions. Si le concept de maladies addictives est indiscutablement une construction sociale, est-ce à dire (comme pour la tuberculose) que la chose désignée n’existait pas avant 1785 et ne présente par conséquent aucune objectivité ? Évidemment non, et on pourrait du reste citer Freud lui-même à propos de ses propres constructions métapsychologiques : « une nouvelle classification n’est pas une nouvelle découverte ».

18Comme l’écrit Marc Valleur : « Dès son origine, la notion de maladie addictive ne consiste pas dans une découverte due aux progrès de la science, ou dans le constat froid de l’existence de perturbations biologiques chez les addicts, mais dans un effort de naturalisation de faits culturels, de matérialisation de faits connus depuis longtemps, d’abord appréhendés de façon subjective et interprétés en fonction des valeurs religieuses et morales. »

19Pour prendre un autre exemple que la tuberculose, à la différence de ce qui s’est produit pour la rage, aucune découverte particulière n’est venue transformer l’image traditionnelle de l’ivrognerie ; rien n’est venu prouver que l’alcoolisme est en lui-même une maladie indépendante des maladies qu’il entraîne. J’ajoute que personne n’aurait eu l’idée d’associer dans une même entité classificatoire l’alcoolisme des ouvriers et l’opiomanie des artistes, et encore moins le jeu des passionnés de risque ; l’alcoolisme est un fléau social, l’opiomanie un luxe d’oisifs, le jeu une passion, moins noble que la passion amoureuse, mais présentant pourtant les mêmes caractères. Marc Valleur a donc raison de dire que « c’est une maladie » est d’abord un énoncé performatif destiné à changer l’attitude sociale à l’égard des alcooliques. Toutefois, je suis moins convaincue que le passage soit de la punition à la compassion mais plutôt au soin, le soin médical n’étant pas nécessairement compassionnel ; et il n’est pas certain aujourd’hui que le regard social sur les addictions soit particulièrement compassionnel. Mais si le concept de maladie addictive est une construction sociale comme ce fut ou comme c’est encore le cas de nombreuses maladies psychiatriques, la prise en charge au sens large des addicts relève-t-elle exclusivement des sciences humaines et sociales et non des sciences biologiques ?

20Je voudrais revenir sur la réponse de Michel Le Moal à cette étude historique :

21

« Marc Valleur a choisi son camp, celui des sciences humaines et sociales (…), au sein desquelles se regroupent un grand nombre de psychiatres, les psychanalystes, les psychologues cliniciens et les travailleurs en santé mentale. Cet ensemble est militant, puissant, et pétitionne dès qu’apparaît toute tentative de “biologiser”, de “naturaliser” le domaine du “psy”. »

22Il ne s’agirait donc plus seulement d’opposition voire de guerre entre les sciences de la nature et les sciences sociales, mais entre deux camps : celui de « la » science et celui de l’idéologie : « Marc Valleur a une vision du monde, une idéologie, ou une ardente conviction : l’esprit et le corps sont des principes séparés ; il est dualiste et corollairement récuse le matérialisme. » Je ne m’attarderai pas sur les amalgames entre vision du monde, idéologie et forte conviction, mais je ferai seulement trois remarques sur cette première partie de la réponse.

23Premièrement, l’article incriminé « n’attaque » pas plus les neurosciences que la psychiatrie, et le dualisme pour lequel il plaide n’est que méthodologique et n’a rien d’ontologique ; il n’affirme pas que l’esprit et le corps sont des principes séparés, mais seulement que le clinicien est voué à bricoler entre des modèles différents qui, pour lui, ne peuvent être que provisoires comme le sont des outils. En seconde part, il est faux d’imputer dualisme et idéalisme aux sciences sociales dans leur ensemble. Si on peut en effet parler d’idéalisme linguistique à propos du programme fort de Bruno Latour, la totalité des chercheurs en sciences sociales depuis qu’elles existent sont loin de partager de telles vues [5]. Enfin, Michel Le Moal fait lui aussi preuve d’un dualisme manichéen en rejetant du côté de « l’idéologie » les approches psychologiques et sociales des phénomènes addictifs, pour ne retenir que celles qui procèdent des sciences du cerveau. Pourtant, lui-même ne défendait pas une position aussi radicalement guerrière en 1997. Dans une interview donnée au journal Libération (11/1997) à propos des addictions, suite à un article publié dans la revue Science, Michel Le Moal déclarait :

24

« Si, par une psychothérapie, je change mes croyances ou mes représentations mentales, je change aussi le fonctionnement de mes neurones à dopamine. (…) Mettre en place des systèmes d’éducation efficaces serait aussi pertinent que de rechercher des médicaments. »

25Il plaidait même alors pour le rôle protecteur des éducations puritaines qui joueraient le rôle d’une vaccination cérébrale contre les tentations du plaisir addictif. Faut-il comprendre qu’en 13 ans les sciences du cerveau ont permis d’éliminer définitivement toute description et approche psychologique ou sociale des maladies mentales et comportementales ? [6] Il n’en est rien dans la seconde partie de l’article de Michel Le Moal, plus informative que militante :

26

« Seul existe un système esprit-cerveau intégré. (…) La culture est source d’apprentissages, de mémoires, de sensations, de représentations, de symboles spécifiques engrangés dans le cerveau et générateurs de conduites. »

27Autrement dit, le cerveau est un organe plastique qui s’auto-organise au gré des expériences personnelles, sociales et culturelles de son porteur, la personne ou « le sujet ». Et en effet, les travaux les plus contemporains de la neurobiologie vont peut-être conduire à dépasser l’ancienne opposition entre sciences de la nature, sciences sociales et sciences de l’homme.

Une heureuse rencontre

28En juin 2008, s’est tenu au Collège de France un colloque international dont on peut espérer qu’il fera date, « Neurosciences et psychanalyse : une rencontre autour de la plasticité neuronale » [7]. Comme le rappelle Michel Le Moal dans la deuxième partie de sa réponse, la découverte de la plasticité neuronale est sans doute la plus remarquable et la plus prometteuse des neurosciences contemporaines. Découvertes proprement neurobiologiques qui contredisent la modélisation computationnelle et modulaire du cerveau, classique jusqu’aujourd’hui dans une grande partie des sciences cognitives [8]. Pour le dire simplement, la plasticité neuronale est la capacité qu’a le cerveau d’être modifié par les expériences et les pratiques de vie d’un individu ; celles-ci laissent une trace dans le cerveau, non sous la forme d’empreintes ineffaçables (comme le pensait Freud), mais au contraire dans les ensembles de synapses, successivement facilités en tant que fonctionnels, et remaniables dans de nouvelles configurations au gré des expériences de vie. Les ensembles neuronaux n’accomplissent donc pas seulement des programmes de traitement de l’information innés, mais ils subissent continuellement (dans un état normal de fonctionnement) des processus de « reconsolidation » et de « déconsolidation » de leurs équilibres locaux tout au long de la vie du cerveau. Il existe par conséquent une discontinuité dans le fonctionnement qui rend possible la singularisation individuelle de chaque cerveau : selon la formule de Pierre Magistretti, « nous n’utilisons jamais deux fois le même cerveau ». La prise en compte de la plasticité neuronale ouvre de nombreux chantiers de recherche sur la mémoire, le langage, l’imagination, l’inconscient, la pensée conceptuelle, la socialisation, la personnalisation, la subjectivité.

29Mais l’intérêt plus immédiat de cette rencontre touche à la question de l’interdisciplinarité, qui est aussi au cœur des deux contributions à la question des addictions. Comment concevoir, mais surtout pratiquer l’interdisciplinarité, à partir de quand et jusqu’où ? Or, dès l’ouverture du colloque, Pierre Magistretti a fondé sur un paradoxe les conditions de la rencontre : les neurosciences expérimentales et la psychanalyse sont incommensurables[9]. Tout les oppose : l’appareil conceptuel et les langages d’exposition (déjà nombreux en psychanalyse et eux-mêmes parfois incommensurables) ; les méthodes d’investigation : relation de parole entre un thérapeute et un patient / protocoles expérimentaux et contrôles inter-juges ; les pratiques sociales de chaque discipline : relation interpersonnelle / appartenance d’un patient à une cohorte. Pourtant, les données nouvelles sur la plasticité neuronale autorisent une rencontre sur plusieurs points : l’homéostasie et les discontinuités ; l’inconscient cognitif et l’inconscient psychanalytique ; l’émergence d’une singularité individuelle au cours de l’histoire d’une personne ; et à partir de là, les questions plus larges du déterminisme causal et du déterminisme de la contingence. « Rendre compte de la contingence et de ses conséquences imprédictibles constitue bel et bien un des points de butée les plus importants que rencontrent les neurosciences contemporaines. » Ainsi, il ne s’agit pas de l’acte de naissance d’une interdisciplinarité conceptuelle comme celle qui consiste à traduire tels ou tels concepts de la psychanalyse en équivalents neurobiologiques (la neuropsychanalyse). Il s’agit encore moins du regroupement des deux disciplines autour d’un nouveau paradigme [10].

30Voilà donc un bel exemple qui ne réclame d’aucune des deux disciplines qu’elle adopte les méthodes, le langage et les pratiques sociales de l’autre, mais que chacune apprenne de l’autre et abandonne cet « esprit de propriétaire » qui marque trop souvent les débats et les échanges entre disciplines concurrentes. Je distinguerais cependant l’interdisciplinarité dans les modèles théoriques et les concepts, et celle qui existe déjà dans les pratiques cliniques. Si la rencontre de modèles étrangers les uns aux autres est satisfaisante pour l’esprit, le clinicien peut éprouver comme un éclectisme de bricoleur le fait de puiser dans des modèles neurobiologiques, génétiques, comportementaux, psychanalytiques, sociaux, culturels. Pourtant, un tel éclectisme devient de plus en plus la norme quand il s’agit de pratiques cliniques :

31

« On peut encore rêver à des progrès en psychiatrie comme il y en a eu tant en médecine autour du trépied étiologie-diagnostic-traitement. Mais on ne devrait pas trop compter dessus et même dire adieu à cette conception de nos métiers ; de plus en plus, nos interventions se font sur la chronicité, la durée, la prévention, et les pratiques seront de plus en plus interdisciplinaires même si chaque secteur spécialise ses recherches fondamentales [11]. »

Conclusion

32La guerre des sciences s’avère donc obsolète pour une raison qui contredit le rêve d’une unité de « la » science. Mais la pluralité n’implique ni relativisme culturel ni désaveu de l’objectivité. Enfin et contre toute attente, c’est par la neurobiologie que commence à s’éteindre la classique opposition entre sciences de la nature, sciences sociales, sciences de l’homme. Certains attendaient de la connaissance du cerveau un abandon au rayon des antiquités de toutes les sciences sociales et des sciences humaines. Mais l’histoire des sciences s’est déjà montrée ironique : elle a plusieurs fois déjoué elle-même les espoirs démesurés que les plus grands scientifiques d’une époque ont placés en elle.

Bibliographie

  • Ansermet F. et Magistretti P. (2010). Neurosciences et psychanalyse : une rencontre autour de la plasticité neuronale. Paris, Odile Jacob.
  • Bouveresse J. (1999). Prodiges et vertiges de l’analogie. Paris, Raisons d’agir.
  • Carnap R. (1934, 2004). La tâche de la logique de la science. Paris, Vrin, coll. Philosophie des sciences.
  • Delattre N. et Widlöcher D. (2003). La psychanalyse en dialogue. 5e partie, Paris, Odile Jacob.
  • Hacking I. (2008). Entre science et réalité : La construction sociale de quoi ? Paris, La Découverte.
  • Kühn T. (1962, 1983). La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion.
  • Le Moal M. (2009). « Voiles toutes vers le passé », Psychotropes, vol. 15, n° 2.
  • Nadeau R. (1999). Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie. Paris, PUF.
  • Soler L. (2000). Introduction à l’épistémologie. Paris, Ellipses.
  • Valleur M. (2009). « La nature des addictions », Psychotropes, vol. 15, n° 2.

Mots-clés éditeurs : addiction, épistémologie, interdisciplinarité, modèle, neurobiologie

Date de mise en ligne : 24/01/2011

https://doi.org/10.3917/psyt.163.0077

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