Couverture de PSYS_183

Article de revue

Les chemins de maraude d’une formation groupale

Pages 151 à 166

Introduction

1En 2005, nous avons fondé l’Association ASTRAG (ASsociation pour le TRAvail Groupal thérapeutique et social, ASTRAG, 2018). Les buts de cette Association sont d’encourager et de promouvoir la sensibilisation et la formation au travail groupal thérapeutique et social des médecins, des médecins psychiatres, des travailleurs de la santé mentale, des travailleurs sociaux et, plus généralement, des personnes impliquées dans des processus de dynamique de groupe.

2Chaque année, l’Association organise une formation groupale articulée sur quatre week-ends. Cette formation est gratuite et ouverte à tout public intéressé par la dynamique groupale. Les formateurs ainsi que les conférenciers et les personnes-frontières participent aussi à titre gratuit. C’est là une configuration inhabituelle et presque « hérétique » (à plus d’un titre), car la médiation de l’argent est considérée comme essentielle dans la pratique psychanalytique, qu’elle soit groupale ou individuelle.

3Pendant cette expérience riche et foisonnante qui dure désormais depuis douze ans, nous avons eu l’occasion de tisser plusieurs liens théoriques et « de terrain » avec notre cheminement psychothérapeutique et psychanalytique.

4Nous avons présenté notre expérience groupale en 2016 au Symposium de l’Institut Baudouin, auquel va notre obédience analytique (Galli Carminati et Carminati, 2015). Cet article s’inspire en partie de notre exposé de 2016.

5Du point de vue théorique, les liens avec la théorie du don (Mauss, 1923-24) pourraient offrir des pistes intéressantes pour un approfondissement et une meilleure compréhension des mécanismes à l’œuvre.

6De manière un peu paradoxale, nous partons d’une expérience de formation gratuite, avec donc une forte influence du concept de « don » sur un chemin de maraude, qui est au contraire dicté par le vol.

7Cet article est bien conçu comme un « chemin de maraude » qui est, en fait, le chemin du pilleur qui, en passant d’une chaumière à une ferme, d’une maison de campagne à un pavillon de chasse, vole – dans notre cas, discrètement et sans trop de dégâts – les trésors du savoir analytique pour en faire festin et partage de concepts et d’idées.

Le groupe chez Jung /Freud/ Baudouin

8L’attention que l’analyse jungienne porte à l’interprétation du sujet, ainsi que celle de Freud qui met beaucoup d’importance à l’interprétation de l’objet (le trauma freudien), nous apportent deux regards très complémentaires à l’analyse de l’appareil psychique groupal. En effet cet appareil a, lui aussi, comme l’individu, une perspective « génétique » : la vie de l’appareil psychique groupal ne coïncide pas seulement avec la vie du groupe hic et nunc, mais va au-delà du temps réel des réunions du groupe et puise ses racines dans le groupe ancestral. On revient encore une fois à la nécessité d’une approche « baudouiniste » de synthèse.

9La théorisation des complexes faite par Jung nous porte à voir notre subconscient comme une scène où des instances multiples se confrontent et entrent en relation. Comme le dit Baudoin avec Jung (Baudouin, 1950), ces complexes ont tendance à « s’arrondir en personnalités », multiples à l’intérieur d’une même personne, et nous le voyons aussi bien dans la situation groupale. Nous pouvons penser notre vie psychique tout entière comme une vie de groupe. Le travail groupal proprement dit serait alors un partage de ces complexes qui peuvent se renforcer ou être refoulés par les effets des alliances ou des pactes de dénégation, qui sont autant de mécanismes de base dans la dynamique groupale.

10Le travail groupal est un lieu d’élection de la synchronicité. Les effets de synchronicité dans le travail groupal sont fréquents et même « banals », dans le sens qu’ils font partie de l’expérience quotidienne du groupe. Comme le dit Usandivaras dans son remarquable article sur Foulkes (Usandivaras, 1986), il est assez étrange que Jung lui-même, qui affirmait que « le rêve est rêvé par l’inconscient collectif et partagé par les rêveurs », n’ait pas considéré le groupe comme champ d’investigation et d’expérimentation.

11La notion même d’individuation, but ultime de l’évolution spirituelle de l’homme selon Jung, est à la base de l’expérience de travail groupal, qui peut être décrit en grande partie comme une oscillation entre la conscience de sa propre individualité, rendue plus aiguë par réaction à la tendance intégrative du groupe, et l’émergence d’un moi « supérieur » de groupe par le biais d’un effort de transformation auquel chaque membre du groupe participe. C’est un processus transcendantal, qui pourrait finalement être appelé religieux, au sens du latin religare, se lier à nouveau à notre source commune, le grand tout dont nous sommes issus (Powell, 1993). L’expérience groupale nous amène au contact des sources « numineuses » de la production mythologique, résultat tangible de la vis formandi archétypique.

12Nous pourrions avancer ici l’hypothèse que la raison pour laquelle Jung n’a pas porté son attention sur la dynamique groupale est proche de la raison pour laquelle Freud ne voulait pas entendre parler d’archétypes et de synchronicité, c’est-à-dire le souci d’être accusé de sorcellerie et d’exotérisme. Cette hypothèse, qui serait à vérifier avec un travail bibliographique, nous amènerait à croire que Jung n’a pas voulu franchir le pas et passer à la phase « expérimentale » de ses idées sur la synchronicité et les archétypes avec des groupes, pour cette même raison.

13Si, du côté de la psychanalyse « individuelle », le groupe a été traité avec une certaine « timidité », les pères de l’analyse groupale n’ont pas montré plus d’audace à jeter un pont entre leur discipline et l’analyse traditionnelle. Et pourtant, les éléments pour un dialogue étaient là.

14Il ne faut pas oublier que nous sommes avec Freud et Jung au début du XXe siècle, l’humanité veut se distancier des hordes, les reléguer dans l’ombre, et de l’ombre, malheureusement, elles ressortiront dans la splendeur néfaste du totalitarisme de tout genre. Le travail groupal est, selon nous, une manière de travailler ce qui est vital dans la horde, comme en tant qu’analyste nous faisons avec ce qui est vital dans l’ombre de l’individu. Bion et Foulkes arrivent après le deuxième conflit mondial, les temps sont différents et on peut se lancer dans une théorisation du groupe, certes, avec peut-être encore un peu trop de timidité envers les pères.

Une balade entre les topiques

15Ouvrons ici une première étape de notre chemin de maraude autour des première et deuxième topiques, en passant par la vision jungienne de l’inconscient jusqu’à la synthèse de Baudouin. Dans son chef-d’œuvre L’interprétation des rêves (1900), Freud introduit ce qui sera ensuite appelé la première topique (figure 1). Même s’il reviendra sur cette description, elle reste néanmoins fondamentale dans l’histoire de la psychanalyse, car elle introduit la notion de modèle de l’appareil psychique comme un lieu imaginaire et imaginé composé de différents espaces (topoï) psychiques dépositaires de contenus en interaction entre eux.

Figure 1

Première topique freudienne, 1900

Figure 1

Première topique freudienne, 1900

16Ce modèle, analogue aux modèles utilisés dans la physique du XIXe siècle, permet de décrire le fonctionnement de notre appareil psychique sur la base de trois aspects (points de vue) :

  1. Topique : quels sont les différents éléments de l’appareil psychique : subconscient, préconscient et conscient ;
  2. Dynamique : quelles sont les forces qui sont en jeu entre les éléments : principe de plaisir (libido) et principe de survie, très vite remplacé par la pulsion de mort ;
  3. Économique : quel est le but de ces interactions : maintenir au niveau d’équilibre le plus bas possible la tension de l’énergie interne.

17La première topique fut remplacée par un nouveau modèle de l’appareil psychique (Freud, 1920, 1923) à partir de 1920 (figure 2). Dans ce deuxième modèle, les topoï du premier modèle deviennent des « attributs » de trois nouveaux topoï, le Ça, le Moi et le Surmoi. Un quatrième « lieu » est introduit, le Soi, qui tantôt s’identifie avec le Moi et tantôt vient à signifier la totalité de l’appareil psychique, cela pouvant être aussi un effet linguistique de la prose freudienne.

Figure 2
Figure 2

18Les concepts de conscient et d’inconscient deviennent des attributs des nouveaux topoï, qui peuvent être totalement ou partiellement inconscients.

19Une discussion de la complexe relation entre Freud et Jung est bien au-delà des ambitions de cet article, mais nous pouvons remarquer comment Jung reprend le concept de topique, en acceptant lui aussi un modèle de l’âme, comme il aurait préféré le dire, basé sur des « lieux » dépositaires d’entités de nature différente et en interaction dynamique entre eux.

20Les topoï de Jung sont partiellement différents des topoï de Freud, mais ils ont eux aussi une nature plus ou moins inconsciente. Nous retrouvons aussi le concept d’un Moi conscient comme centre de la personnalité et un Soi comme principe unificateur de l’être, qui chez Jung prend une importance primordiale, le développement du Soi étant le but ultime de la guérison de l’être et de l’évolution morale. Cela est le processus que Jung appelle individuation.

21Cette description topique ne rend absolument pas justice à l’édifice théorique de Jung, beaucoup plus riche et complexe (et on pourrait dire la même chose de Freud), mais, comme nous l’avons annoncé, ceci n’est qu’un « chemin de maraude » auquel nous invitons notre lecteur, où nous pillons les quelques éléments qui nous seront utiles dans la suite.

Figure 3

Topique jungienne

Figure 3

Topique jungienne

22En 1950 le psychanalyste genevois Charles Baudoin a tenté une synthèse autant ambitieuse que subtile entre les théories de Freud et de Jung (Baudouin, 1950), visant à montrer leur complémentarité aussi bien pratique que théorique. Fidèle au concept de topique, il a combiné les topiques freudienne et jungienne dans la structure du Cône de Stoker (Stocker, 1946) où les différents topoï sont arrangés autour du moi conscient et aspirant à un fonctionnement harmonieux dans l’esprit du principe économique freudien, orchestré par un Soi fruit d’un processus d’individuation jungien. À cela Baudoin ajoute une intéressante analogie avec les domaines du corps, esprit et cœur de Pascal, et bien d’autres que nous amèneraient trop loin de notre chemin.

23Dans sa synthèse, Charles Baudoin introduit une septième instance, qu’il appelle l’automate, dérivé du principe de répétition freudien. Fidèle à la tradition, Baudoin attribue un degré de conscience/inconscience aux différents topoï.

24Ceux qui connaissent l’œuvre de Jung, pourraient trouver raison d’étonnement dans l’absence de l’animus/anima dans notre discussion sur les topiques. Et d’ailleurs une consultation rapide sur l’Internet à propos de Jung nous montre une série de représentations où l’animus/anima est à côté de l’ombre, persona, moi et soi. Cette omission, suggérée par Baudoin lui-même avec son « septénaire », nous a invités à la réflexion sur ce sujet. À noter que Baudoin était un fin connaisseur de Jung, au point que son livre sur lui (Baudouin, 1963) est conseillé par l’Institut Jungien Suisse comme introduction à la vie et œuvre du maître. Donc les raisons de cette omission, que Baudouin n’explique pas, méritent réflexion.

25Malgré l’iconographie courante qui nous montre l’animus/anima comme un topos dans la construction jungienne, nous pensons que cela est incorrect et que Baudouin a vu juste dans son choix des topoï entre les différents éléments fournis par la construction jungienne.

26La caractéristique des topoï, tels que Freud les a introduits, c’est d’être des « ensembles » dans le sens presque mathématique, ou justement topologique, du terme, rassemblant des entités (matériel conscient ou inconscient) avec des caractéristiques communes. Dans ce sens les topoï ont une nature statique, tandis que les éléments qu’ils contiennent sont mûs par les forces de l’âme (principe dynamique) vers un but d’homéostasie énergétique (principe économique).

27Cela n’est sûrement pas le cas de l’animus/anima, qui est une entité « transversale » que nous retrouvons dans tous les topoï mais qui n’est complètement contenu dans aucun d’eux. L’animus/anima n’est pas un contenant d’éléments, mais plutôt un faisceau d’énergie qui prend son origine dans les archétypes de l’inconscient collectif de Jung et qui traverse tous les topoï, en assumant des éléments mais sans être complètement contenu en aucun d’eux. Il est aussi un élément hautement dynamique, qui change au gré de l’évolution de l’appareil psychique, par exemple dans le processus d’individuation.

Figure 4

Le Cône de Stoker selon Baudouin

Figure 4

Le Cône de Stoker selon Baudouin

28En effet, de manière spécifique à la dynamique œdipienne – que nous considérons ici surtout comme l’introduction du tiers qui nous sépare de la symbiose avec la mère – le couple animus/anima est probablement lié à la bipolarité sexuée et à l’intégration précoce des aspects sexués, les deux nécessairement présents et qui traversent, comme nous venons de le dire, les différentes étapes de l’individu à travers les instances.

29Nous serons donc presque tentés de voir dans l’animus/anima une entité complexuelle qui, comme dit Jung, peut s’« arrondir en personnalité » et devenir un des complexes qui, selon la vision de Jung, animent notre « théâtre de l’âme » et apparaissent dans nos rêves. L’harmonie entre animus/anima et les autres complexes est d’ailleurs une des conditions fondamentales pour l’équilibre psychique et pour l’individuation et le triomphe jungien du Soi.

30Et donc voilà que, éclairci aussi ce point, nous pouvons faire usage du butin théorique que nous avons accumulé jusque là pour nous aventurer plus loin dans le monde groupal.

Le septénaire de Baudouin, le Cône de Stocker et le groupe

31Nous pourrions à ce point nous demander quels sont les liens entre notre expérience groupale et le modèle du Cône de Stocker tel qu’il a été décrit par Baudouin (Baudouin, 1950).

32Nous abordons donc la deuxième étape de notre chemin de maraude entre le Cône de Stocker avec ses trois composantes, biologique, sociale et spirituelle, et les instances du septénaire de Baudouin.

33Dans le Cône de Stocker la base est représentée d’une part par le secteur – on y ajoutera les besoins, biologiques, c’est-à-dire par les instances de l’automate et du primitif, ensuite la persona sociale se manifeste, en plein secteur/besoin social, toujours selon le schéma de Baudouin, contrecarrée de l’ombre, ce qui recouvre le refoulement chez Freud dans la première topique. Le surmoi appartient déjà au secteur/besoins spirituels, avec le soi. Les trois niveaux que Baudouin emprunte à Pascal, corps, esprit, cœur sont parcourus par le développement de l’individu, on pourrait dire selon sa phylogenèse psychologique.

34Nous notons que selon la coupe freudienne le primitif est contrecarré par le surmoi ; selon la coupe jungienne c’est la persona qui est contrecarrée par l’ombre. Le souci, dont on discutera plus tard, est que le refoulement du processus primaire et le refoulement du processus secondaire (nous sommes respectivement dans la première topique de Freud) se posent à deux niveaux différents du développement, entre inconscient et préconscient, et pré conscient et conscient, ce dernier se trouvant à la limite du monde extérieur. Or le surmoi se développe dans la première enfance, la persona étant d’apparition plus tardive et liée à la confrontation de l’individu avec le monde social. Comme on vient de le dire, on reviendra sur ce point plus tard.

35En suivant l’hypothèse de l’existence d’un appareil psychique groupal, nous pourrions voir comment le septénaire de Baudouin pourrait être interprété à la lumière du Cône de Stocker.

36L’automate est le corps des participants au groupe et le cadre physique. C’est très présent dans le travail groupal. La fatigue et les expressions d’ennui, de sommeil ou les postures sont autant d’expressions d’états psychophysiques qui ne peuvent être véhiculés par la parole.

37Le primitif de l’appareil psychique groupal est le lieu d’où émergent les besoins de satisfaction ou de plaisir. C’est le lieu du plaisir individuel avec ou contre le plaisir du groupe. La posture assise en rond peut représenter une sérieuse limitation du mouvement et frustrer les participants.

38La persona. À souligner que la position assise face à face expose la personne au regard d’autrui. La persona est l’image que le groupe veut donner de lui-même. Ce besoin est très présent dans l’illusion groupale et aboutit dans les discussions « café du commerce ». Un groupe qui « tourne en rond » peut être une manifestation de la persona, aussi dans son aspect « bon élève » envers le couple conducteur-observateur. C’est aussi l’image que le petit groupe cherche à donner de soi dans le grand groupe.

39Le surmoi guide la conduite du groupe dans la phase d’illusion groupale. C’est aussi l’impératif ressenti par le groupe d’« aller plus vite » et de « descendre en profondeur ». Le surmoi invite aussi le groupe à « suivre le conducteur ». C’est l’incapacité du conducteur à conduire le groupe vers le salut qui est à la base de la désillusion groupale.

Figure 5

Le Cône de Stocker et la dynamique groupale à travers le septénaire de Baudouin

Figure 5

Le Cône de Stocker et la dynamique groupale à travers le septénaire de Baudouin

40L’ombre, c’est le dépositaire de l’énergie brute du groupe et de toutes les pulsions de brisure du cadre, de meurtre du leader. Il émerge au début, quand le groupe doit se « mouler » dans le cadre comme force centripète mais aussi, avec une polarité contraire, dans l’attitude d’attaque-fuite, où le groupe se réunit pour « faire sa loi » et se défendre ou pallier les carences du leader. C’est aussi là que naissent les fantasmes de couplage « incestueux » pour accomplir le destin messianique.

41Le soi émerge après la désillusion groupale et le deuil du leader bon et généreux. Il amène le groupe à sa réalité et prépare le deuil de la formation, quand le groupe se séparera à jamais.

42Le moi-groupe, c’est l’émergence de la conscience du groupe en tant qu’entité. Il peut amener à des réactions de fuite causées par l’angoisse de perte d’identité des membres, mais c’est à l’origine de l’illusion groupale. La formation du moi groupal est clairement observée lors des premiers petits groupes. Il contient les représentations groupales, les projections et le transfert groupal.

43Les instances de Baudouin peuvent se voir dans un groupe :

  • de manière individuelle, telle que le participant le vit dans le groupe au moment donné, elles sont toutes présentes mais le participant montre plus fortement l’une ou l’autre, comme on le disait, au moment donné ;
  • de manière groupale, les participants du groupe incarnent l’une ou l’autre, de manière plus forte chacune selon le profil de l’individu et la situation groupale au moment donné.

44La dynamique groupale joue entre ces distributions des instances, car le groupe fait changer dans le temps, au niveau du participant, l’instance dominante en donnant une nouvelle distribution des instances au niveau du groupe. La dominance de l’une ou l’autre instance dans le participant est travaillée par le groupe et redistribuée à un autre participant.

45Cela correspond très bien aux niveaux 2 et 3 de Foulkes, mais réinterprétés selon le Cône de Stocker.

46En effet dans le travail groupal nous voyons l’émergence des différentes « instances » du septénaires de Baudouin, avec un suivi qui ne respecte pas vraiment, ou seulement en partie, des successions chronologiques mais qui se caractérise par des présences concomitantes.

Le groupe continue son chemin

47Le postulat fondateur de la psychanalyse de groupe est l’existence d’un appareil psychique groupal qui puisse être analysé avec les méthodes psychanalytiques. Si nous considérons la vision de Jung, partagée par Baudouin, de l’existence d’un inconscient collectif qui a sa propre structure et qui est le lieu de formation des archétypes (Jung, 1920), il peut sembler évident qu’il devrait y avoir une contribution théorique considérable à la psychanalyse de groupe provenant du courant jungien. Par les mêmes considérations, nous pourrions penser que la groupe-analyse ait pu apporter des éléments importants au corpus théorique jungien.

48La troisième étape de notre chemin de maraude nous plonge donc dans le monde profond des archétypes.

49La seule considération du fameux schéma de Jung décrivant les différentes couches de l’inconscient (voir figure 5, Jung, 1936, Baudouin 1963) pourra nous suggérer que le groupe est un outil idéal pour explorer les couches profondes et donc s’approcher du monde des archétypes.

50En effet, cette « rencontre groupale » n’a jamais vraiment eu lieu. Freud a limité ses considérations sur le collectif à la psychologie des foules et à la description de la horde (Freud, 1913, 1921), sans jamais pousser ses investigations dans le domaine de la dynamique groupale, et sa vision du collectif reste assez effrayante : « Les impulsions auxquelles obéit un groupe peuvent selon les circonstances être généreuses ou cruelles, héroïques ou lâches, mais elles sont toujours aussi impérieuses qu’aucun intérêt personnel, pas même celui de l’autopréservation, ne peut se faire sentir » (Freud, 1921, Chapitre II).

51La doxa jungienne, pour sa part, veut qu’un travail groupal jungien soit carrément un oxymore. Jung a utilisé le mot « collectif » d’une manière très générale, en l’appliquant à toute collection d’individus qui pourraient exercer un effet destructeur sur l’individualité des personnes. Il a écrit, en effet, que « cela est conforme à l’expérience que les influences sociales et collectives produisent habituellement seulement une intoxication de masse et que seule l’action que l’homme a sur l’homme peut amener une transformation réelle » (Jung, 1964). Dans sa quête de l’individuation, l’homme, selon Jung, ne peut se relier à ses semblables s’il n’est pas en premier relié à soi-même, s’il sort en somme de la condition d’« homme-masse ».

52Le groupe semble rester pour Jung là d’où l’individu doit s’éloigner. Comme analystes de groupe, nous sommes très en accord avec le fait que le rapport à soi est le fondement du rapport à ses semblables, mais nous ne pensons pas que, comme le dit Jung, « personne ne peut être lié à ses semblables jusqu’à ce qu’il soit connecté à lui-même » (Jung, 1964) car nous pensons que c’est justement grâce aux liens avec nos semblables que nous arriverons plus facilement à poursuivre dans notre processus d’identification.

Figure 6

Schéma de Jung décrivant les différentes couches de l’inconscient

Figure 6

Schéma de Jung décrivant les différentes couches de l’inconscient

53Jung, comme Freud, a lui aussi tendance à penser tous les groupes en termes de psychologie des foules ou de la masse, ce qui a probablement été un grand obstacle pour de nombreux jungiens non seulement à accepter la valeur de la thérapie de groupe, mais aussi à accéder au développement de nouvelles tendances dans la psychologie analytique connectée à la dynamique de groupe. Tout cela est surprenant si l’on considère le corpus théorique de Jung.

54Nous voulons donner ici seulement quelques pistes dans cette direction. Le groupe est le lieu d’élection pour l’émergence des archétypes hypothétisés par Jung. Selon lui, les archétypes vides de forme sont une tendance héréditaire de la nature humaine à former des représentations « mythologiques ».

55Le setting du petit groupe (famille) et du grand groupe (société) dans le travail groupal analytique permet l’émergence de ces archétypes dans un espace fantasmatique un peu plus libre, car en partie dépouillé des contingences d’une famille ou d’une société donnée : cela semble être donc une situation « de laboratoire » idéale pour les observer et les étudier.

56La tendance du groupe à régresser vers des représentations ancestrales est une occasion unique de retracer à rebours l’évolution des archétypes et leur « émergence » dans la vie commune.

57Le groupe même est très probablement un archétype, celui de la communauté des humains et, de façon plus ancestrale, de la horde ou du troupeau. Le groupe comme lieu des projections infinies que Foulkes a décrit en termes de matrice (Foulkes, 1973) est une des meilleures matérialisations de la « vis formandi » que Jung attribue aux archétypes.

58Jung (1946) écrit à propos des archétypes, qu’ils « représentent la vie et l’essence d’une psyché non individuelle. Bien que cette psyché soit inhérente à chaque individu, elle ne peut être ni modifiée ni possédée par lui personnellement. Il en est de même chez l’individu comme dans la foule et, finalement, chez tout le monde. C’est la condition préalable de chaque psyché individuelle, tout comme la mer est le porteur de la vague individuelle. ». Cela pourrait être repris mot à mot pour décrire l’appareil psychique groupal. Les conséquences de ce rapprochement sont d’une grande portée. Même le plus petit groupe amène avec soi, dans le niveau primordial de Foulkes, la matrice de la destinée de l’humanité tout entière, avec les polarités opposées de l’amour et de la haine, de l’intégration et de la destruction, de la vie et de la mort. Foulkes lui-même a mis en avant le fait que toutes les relations du monde extérieur, ou macro-sphère, se trouvent dans la microsphère du groupe (Foulkes, 1965).

59Foulkes (1964) présente quatre niveaux de processus de groupe. Le premier, qu’il appelle le niveau actuel, porte sur la réalité sociale. Le deuxième est le niveau de transfert, correspondant à l’ensemble des développements transférentiels d’objet. Le troisième est décrit par Foulkes comme le niveau projectif, qui est le lieu des projections partielles d’objet. En parlant du quatrième, Foulkes fait référence au niveau primordial, ce qui correspond à l’inconscient collectif de Jung. Foulkes lui-même exprime cette analogie : « Ce quatrième niveau est celui dans lequel les images primordiales apparaissent, selon les concepts de Freud et particulièrement ceux formulés par Jung au sujet de l’existence d’un inconscient collectif » (Foulkes, 1964, p. 115). Bien que cette analogie puisse nous sembler riche et féconde, Foulkes ne traitera à nouveau de la question ni dans ce livre, ni dans un autre.

60Chaque groupe est un échantillon d’humanité, avec son inconscient collectif qui émerge sous l’aspect de formations archétypales qui lui sont propres pendant le travail de groupe. Il est ironique que les archétypes de Jung émergent du groupe social, quand lui-même n’a jamais vu le lien avec le groupe thérapeutique.

61Cette remarque est restée pendant longtemps « inaperçue » et inopérante et c’est seulement dans les années 1980 que la relation entre le quatrième niveau de Foulkes et la théorie jungienne a commencé à être explorée dans les termes de rituel et de production mythologique appliqués au groupe (Usandivaras, 1986).

Qui vient en premier, la persona « sociale » ou le surmoi « spirituel » ?

62La dernière étape de notre chemin de maraude nous amène en balade entre la vision du septénaire selon Baudouin et une vision du septénaire légèrement différente qui est la nôtre.

63Selon un écrit de Freud, « on admettra aussi ce schéma général d’un appareil psychique pour les animaux supérieurs psychiquement semblables à l’homme. Il faut supposer un surmoi dans tous les cas où il y a eu, comme chez l’homme, une période plus ou moins longue de dépendance dans l’enfance. On ne peut éviter de supposer une séparation du moi et du ça.

64La psychologie animale ne s’est pas encore attaquée à l’intéressante tâche qui s’offre ici » (Freud, 1923).

65Le fait que le développement du petit, de l’homme ou d’un animal, soit long et nécessite un contact avec le père et le groupe, semble déterminer selon la suggestion de Freud la séparation du moi et du ça (première topique) et l’apparition/besoin du complexe d’Œdipe (deuxième topique). Nous avons été ici très schématiques, ce que l’on veut dire en fait est que le surmoi est une étape précoce du développement, bien plus profonde de l’impact du social qui arrivera forcément plus tard et auquel répond la persona.

66Nous avions remarqué que la coupe freudienne met le primitif face au surmoi et la coupe jungienne met la persona face l’ombre. En suivant par contre les niveaux différents, étapes du processus d’individuation, la persona arriverait bien trop précocement (en étant à la limite du monde extérieur) quand le surmoi, lui, se pose comme tiers séparateur très précocement dans le développement de l’individu. Or le surmoi est vraiment le lieu du conflit œdipien, très présent dans la première enfance, la persona étant, selon notre réflexion, d’apparition plus tardive et liée à la confrontation de l’individu avec le monde externe, individu qui se conforme bon an mal an aux exigences sociales.

67Comme nous avions dit brièvement plus haut, dans le travail groupal nous sommes confrontés à l’émergence des différents « personnages » du septénaire de Baudouin, dont la présence est concomitante. Nous allons les parcourir à nouveau en suivant « notre » chemin bien que, dans le cas du groupe, leur apparition ne suit pas des véritables étapes chronologiques.

68Le rappel des besoins de base, faim, besoin d’aller aux toilettes, soif, mal au dos, les chaises étant toujours moins commodes que ce qu’on aurait espéré, toux, envie de dormir, fourmillements : chacun en fait l’expérience, certains en ressentant plus que d’autres, dans un tel ou tel autre groupe, le rôle de l’automate prend fortement ou péniblement son corps. Ce rôle passant d’un participant à l’autre, l’impression positive est aussi possible, avec un bien-être nouveau, une sensation de force et de santé.

69Le primitif est le jouisseur, celui qui veut s’amuser, qui peut être frustré des limitations imparties. Le participant en a marre de rester assis, il serait tellement plus heureux en promenade, ou au ski, ou à la fête d’anniversaire à laquelle il a renoncé pour perdre son temps à ASTRAG. Il se lance dans la séduction, frétille et se tortille, vite repris par la frustration dictée par la règle d’abstinence. Là aussi le rôle du primitif passe d’un participant à un autre, dans le même groupe ou, plus fréquemment, au fur et à mesure que la formation se déroule.

70Le surmoi est souvent face à des conflits de loyauté entre leader du groupe et imagos parentales, la distance « pratique » des parents étant souvent prise dans le quotidien, au vu aussi de l’âge des participants, les imagos parentales nous font retomber dans l’enfance œdipienne la plus profonde.

71En effet l’introduction du tiers, disons grosso modo le père/la loi/le totem, nous sépare à jamais de la symbiose avec la mère dont nos rêves de lieux enchantés, sanctuaires, églises, jardins fleuris ramènent tout au long de la vie l’insaisissable souvenir. Selon nous ce moment du développement est probablement beaucoup moins sexué que dans la théorie freudienne, que le bébé soit garçon ou fille la symbiose avec la mère est vraiment un premier moment fondamental et le tiers est indispensable à la séparation. Que le tiers soit managé avec l’attaque ou la séduction dépend certes du sexe du bébé mais aussi et fortement parce que le bébé est lui-même, plus à l’aise avec la confrontation ou l’esquive, la rébellion ou la fuite.

72Dans le groupe le conducteur est par excellence l’imago du père qui nous laisse miroiter une toute-puissance salvatrice pour nous décevoir, encore une fois, dans son incapacité de nous libérer de la mort.

73Plus la loyauté aux imagos parentales est forte, plus et plus rapidement nous trouvons les failles du conducteur du groupe. Les grands casseurs de cadre sont des personnes de nature très solidaire et fondamentalement des grands obéissants à l’autorité. Les participants qui cherchent à trouver un accord et qui montrent un visage plus accommodant sont en effet des personnes qui ont fait au moins en partie le deuil de la fidélité aux imagos parentales et qui relativisent aussi beaucoup plus la confiance dans l’élan solidaire entre les êtres.

74La déception que toute situation humaine amène invariablement, et de manière spécifique la formation ASTRAG, est recueillie dans le rôle de l’ombre, secret, silencieux, douloureux, grand générateur de migraines et de coliques. Souvent l’ombre dérange l’automate avec des sensations désagréables, un peu comme le conflit interne passe à travers la somatisation s’il n’arrive pas à être symbolisé.

75La position sociale, le fait d’être quelqu’un pour les autres, ou tout au moins de s’en convaincre, donne une certaine stabilité à l’individu. En quelque sorte l’individu suit son évolution du bébé au petit enfant, à l’enfant en âge scolaire, à l’adolescent, à l’adulte qui, à travers les études et la profession s’enracine dans la société. Rien n’est sans peine car le rôle social certes nous rassure mais nous enchaîne aussi dans une réalité qui est bien celle-là et n’est pas une autre. Cet enchaînement à une réalité de rôle nous libère parfois contre notre gré, parfois avec soulagement, mais toujours en nous surprenant, au moment de la retraite. La maturité tardive et la vieillesse nous poussent vers le soi.

76Le soi nous ouvre un espace de réflexion, on pourrait dire un espace contemplatif, spirituel au sens, selon nous immanent, avec un contact entre intérieur et extérieur qui accueille le conflit des frustrations et des blessures. « Quand on n’a pas de choix, on est libre », donc liberté et contrainte de la finitude acceptée.

77Le moi vit à travers les échanges des instances entre elles et dans la situation groupale, et spécialement dans un training groupal, le moi est confronté d’emblée et sans pouvoir échapper aux couches profondes non seulement de lui-même mais aussi de l’inconscient collectif.

78L’expérience groupale, tout en redisant bien que les instances ne se succèdent pas dans un groupe mais cohabitent, nous a fait réfléchir sur le besoin de terminer la série des petits groupes, chaque jour, avec un groupe de réflexion, juste avant le grand groupe. Cette tradition qui nous a été transférée du training de la Fondation OMIE à Bilbao (Fundación OMIE, 2018) et de la TGA de Genève (TGA, 2018), suggère que, après le contact avec l’inconscient, c’est la persona sociale à permettre une « stabilisation » et un certain apaisement des participants.

79La confrontation avec l’espace social nous semble donc se poser d’abord dans le cadre de la famille avec l’introduction du tiers, la thématique œdipienne et ensuite seulement dans le cadre plus large de la famille élargie, clan, communauté, société.

Figure 7

Notre alternative au septénaire de Baudouin – Cône de Stocker

Figure 7

Notre alternative au septénaire de Baudouin – Cône de Stocker

80Tout en étant, l’enfant, influencé par le contexte social et par l’inconscient collectif, la première source de frustration est la présence du tiers séparateur qui le sort d’un état de complétude dans la dyade mère-enfant et l’oblige à commencer, mieux, à continuer, après l’automate et le primitif, son chemin d’individuation.

81Nous nous permettons donc ici, même au risque d’être répétitifs, de reproduire le schéma triangulaire de Stockes et les instances de Baudouin, avec l’inversion de la persona avec le surmoi.

82Nous pourrions dire que l’angle haut du triangle de Stockes, le secteur spirituel, est probablement en lien plus avec notre persona et que notre attitude sociale dépend fortement de comment nous avons intégré dans notre surmoi, dans la phase précoce du développement, la fonction tierce/lois/totem.

Brève histoire d’ASTRAG

83L’Association ASTRAG vient au monde le 31 janvier 2005 et a pour but de sensibiliser des personnes intéressées aux situations groupales… aux situations groupales.

84Les raisons profondes de la création de cette Association peuvent être en partie expliquées par un mouvement de dissidence et de sécession au sein de la TGA (Travail Groupal Analytique) des HUG de Genève de la part de la présidente de ASTRAG (juste ou pas, justifié ou pas, il est difficile de le dire).

85Un site (ASTRAG, 2018) est rapidement mis en place sur le Net, mais le message qui reste au centre de l’information qu’on y met est : « Si vous voulez comprendre quelque chose du groupe, il faut en faire ». Presque un lustre plus tard on essaiera d’ajouter un volet : « Pour plus d’explications », mais à part ce volet en plus, qui est bien élégant, le lecteur reste plutôt sur sa faim.

86Le comité est en 2005 composé de quatre membres, dont trois seront aussi partie intégrante du staff, c’est-à-dire des formateurs. En 2006, la formation essaie de démarrer, mais il y a très peu d’inscrits et nous nous donnons une année de réflexion en plus. En 2007, nous démarrons avec une formule « sans argent », « sans filtre ». Une personne s’ajoute au Comité et elle y restera jusqu’en 2011, en travaillant dans le staff jusqu’en 2010. En 2010, un membre du staff sera accepté dans le comité, tout en continuant à travailler en tant que staff. Au cours de 2012, le comité va revenir à 4 membres. En 2013 un autre membre du staff est intégré dans le Comité.

87Les locaux nous sont prêtés sans aucune compensation de la part de l’Institut de Lavigny, dans le Canton de Vaud. En 2012, l’Institut demande que nous puissions lui fournir une formation pour une dizaine de personnes, leurs collaborateurs, en deux groupes, sur deux fois deux jours. Cette demande, qui ajoute un 50 % d’activité à notre formation, présente un aspect positif, car nous faisons encore plus de groupe, et un aspect négatif de surcharge de travail. Cette demande de formation ciblée au monde socio-éducatif se limitera à 2012.

88Nous avons des demandes de formation aussi ailleurs qu’en Suisse, ce qui introduit une problématique importante par rapport à une éventuelle professionnalisation de la formation et une véritable fracture dans le comité et le staff.

89En 2007, nous avons deux petits groupes pour un total d’environ quinze participants, le staff est composé de quatre personnes dont deux portent non seulement le petit groupe mais aussi le grand groupe et la théorie.

90En 2008, 2009 et 2010, nous augmentons à trois groupes, le staff est de six personnes.

91En 2011 nous arrivons à quatre groupes avec neuf membres du staff, car la personne qui conduit le grand groupe et qui donne la théorie aux « première année » ne fait pas de petits groupes.

922011 sera un moment de déstabilisation de la formation, le staff est arrivé à neuf personnes et, au cours de la formation, il y a des changements de rôles du staff entre le groupe de réflexion et la théorie, ce qui ne fut pas de gestion facile.

93En 2012, nous revenons à trois petits groupes avec huit membres du staff, dont six personnes pour la conduction des petits groupes et deux personnes pour le grand groupe et les théories.

94En 2012 également, nous introduisons pour les candidats à la formation l’exigence de nous envoyer leur CV et une lettre de motivation, ne devant pas dépasser au total cinquante lignes, pour être admis, ou virtuellement pas, à la formation Nous énonçons aussi des règles d’obtention de l’attestation finale, qui ne va plus être octroyée si les absences dépassent un certain nombre. Il y a donc une feuille de présence qui est remplie par les conducteurs de groupe. Cette mesure de contrôle n’est pas vraiment en accord avec l’esprit libre de la formation, mais a été jugée nécessaire pour donner une marque d’engagement aux participants.

95Comme nous verrons dans la suite, les absences et les abandons assez nombreux sont en effet un point auquel le comité et le staff se sont habitués, et probablement font partie de l’esprit et de la nature de la formation. Le staff aussi a souffert d’abandons et de démissions dans son sein, en devant faire face, « au pied levé » et pas toujours dans la bonne humeur, aux défections, voulues ou indépendantes de leur volonté, de certains membres du staff.

96En 2013, nous avons décidé de ne garder que deux groupes avec une dizaine de participants, de manière à tenir, même en cas de désistement massif, un nombre correct de participants. Le risque était d’avoir une dynamique trop proche du grand groupe (qui commence à douze membres) dans le petit groupe. Nous avons commencé finalement avec neuf participants par groupe et avec un nombre très limité de désistements.

97En 2014 la formation se composait de trois groupes pour un total d’une trentaine d’intervenants entre formateurs et élèves. En 2015 nous sommes passés à quatre groupes, jusqu’à 2017 avec dix formateurs et une trentaine de participants aux groupes.

98Dès 2017 les deux superviseurs quittent la conduction du grand groupe en continuant à donner les théories. Les conducteurs du grand groupe ont un échange avec les superviseurs avant de commencer le grand groupe.

99Dès 2018 on a élargi à cinq groupes au vu du nombre de participants et le staff a été remanié profondément avec le départ d’un certain nombre de membres du staff pour des raisons personnelles, professionnelles et probablement aussi du fait d’une « institutionnalisation » de la formation qui, entrant dans sa douzième année, devient quasiment une tradition en perdant forcément le caractère rebelle qui avait probablement rassuré les esprits plus vagabonds ou, comme souvent, plus liés à des loyautés parentales.

100Nous avons changé la séquence des groupes, pour laisser les petits groupes, très riches de mouvements inconscients, dans la matinée, de manière à permettre, sur le temps de la pause de midi, des supervisions plus calmes et longues. Une supervision générale suit le grand groupe en fin journée.

Le Cadre

101La formation se cale, avec quelques modifications mineures, sur le modèle des groupes de formation à Bilbao (Fondation OMIE à Bilbao) et de la TGA de Genève. Actuellement il y a deux petits groupes d’une heure et demie, une théorie d’une heure, une réflexion d’une heure juste avant le grand groupe d’une heure et demie. La théorie est différente pour les « première année » et pour les suivants (2e, 3e, 4e et 5e) qui ont un groupe de lecture ensemble.

102Comme nous l’avons vu, la dimension des petits groupes ne dépasse pas les neuf participants qui, avec le conducteur et l’observateur, forment un groupe de onze personnes, la limite « théorique » au-delà de laquelle la dynamique devient celle du grand groupe étant douze participants.

103Chaque groupe a sa salle, que nous essayons de garder pendant les quatre sessions d’une année. Si cela est possible, nous avons une autre salle pour la théorie des « première année » et le grand groupe, pour minimiser la confusion des lieux.

104Les petits groupes sont un simulacre de la famille, le grand groupe l’est de la société. Donc les couples, conjoints, membres d’une même famille réelle, ne sont pas admis dans le même petit groupe, pour ne pas passer du fantasmatique au réel. Le comité s’efforce d’éviter de mettre dans le même petit groupe, aussi, dans la mesure du possible, des personnes qui ont des liens hiérarchiques ou sentimentaux trop étroits.

105La formation s’étend sur quatre fois deux jours (un samedi et un dimanche) pendant l’année.

106Pour la théorie, les participants sont partagés en deux groupes, ceux qui en sont à la première année et les autres. Pour la première année, il y a un cours théorique classique sur la groupe-analyse, avec une large partie dédiée aux hypothèses de base de Bion. Les autres années suivent des lectures en commun des différents auteurs qui ont écrit sur l’analyse groupale, tels que R. Kaës, M. Botbol, C. Neri, I. Yalom, W. Bion, etc.

107En deuxième et troisième session, on admet une personne-frontière qui participe à tout le week-end, et des conférenciers, quasi toujours le samedi. Quand il y a une conférence, tout le monde y participe en faisant abstraction de l’année de formation. La personne-frontière participe aux différents petits groupes et à la réflexion, ainsi qu’au grand groupe. Cette personne introduit « l’étranger qui vient d’ailleurs ».

108La structure d’une journée suit un schéma qui a pour but de permettre un travail assez approfondi, mais qui est aussi soucieux de permettre aux participants de « bien rentrer chez eux ».

109Le setting est très important, car le groupe est un puissant mobilisateur des affects, et donc il faut donner le temps d’élaborer le matériel qui vient à la lumière pendant la séance du petit groupe. D’un autre côté, il faut éviter une trop grande accélération qui amène le risque d’instabilités et, à l’extrême, de décompensations.

110Le conducteur du groupe se trouve tout le temps partagé entre les deux nécessités de « faire confiance au groupe » qui est en mesure de « s’autoréguler » d’une façon qui surprendra parfois même les groupistes plus chevronnés, et, en même temps, de veiller à ce que personne ne se trouve dans une situation de danger ou de souffrance dangereuse.

111Cela est d’autant plus important que, dans la pratique groupale peut-être plus encore que dans le travail en individuel, le setting garde un air « innocent », tandis que les forces en jeu sont profondes et puissantes, et il est facile de se faire « surprendre ». Tout est faux et artificiel dans un groupe de parole, car c’est une disposition hautement « ritualisée », sauf les sentiments et les émotions, qui demeurent bien réels et vivants.

112Le setting des petits et grands groupes est très classique, le cercle autour duquel se réunit la communauté, réminiscence du campement ancestral où le feu protégeait des dangers de la nuit et du mandala vivant primitif. Nous avons décidé de ne rien mettre au centre comme objet transitionnel (table basse ou pot de fleur) pour laisser émerger la plénitude du vide groupal, lieu de formation de la matrice du groupe où se tissent les liens interpersonnels. Nous pensons aussi qu’il est important de ne pas limiter ou empêcher le « face-à-face » des corps, y compris les organes sexuels, dans la formation de l’identité groupale.

113Le cadre annoncé est assez strict : il est interdit de se lever de sa chaise, de se toucher ou de se passer des objets (mouchoirs ou bonbons inclus, et tant pis pour les crises de larmes ou de toux). Il est aussi interdit de quitter le groupe et de boire et manger. Les règles sont « découvertes » par les participants plutôt qu’énoncées « ex cathedra ». Les transgressions, fréquentes, motivent un rappel de la règle transgressée sans conséquence « disciplinaire ». La confrontation avec le cadre est une des sources les plus riches de « matériel » fantasmatique et elle est fondamentale pour la construction de l’identité groupale.

114Très tôt dans l’évolution du petit groupe le conducteur est amené à énoncer la règle de confidentialité, sans laquelle l’enveloppe groupale et le nécessaire lien de confiance auraient du mal à s’établir. Une des règles, qui est la plus mystérieuse au début, est la restitution, c’est-à-dire la demande faite aux participants de rapporter au groupe toute conversation entre deux membres portant sur les groupes et advenue en dehors du groupe. Si les confins de cette règle sont assez flous, son importance est immédiatement claire face à la réaction du groupe à la première « fuite » de matériel groupal lors d’un couplage.

115Les va-et-vient entre la théorie et l’expérience du groupe permettent une profonde perlaboration et intériorisation de concepts qui, au premier abord, peuvent sembler abstraits sinon abstrus. Il est toujours surprenant et fascinant de voir comment des notions presque « subies » dans la théorie, parfois même avec un certain malaise, deviennent des évidences au cours des petits groupes.

116Le contraire est aussi vrai : des situations ou des sentiments vécus avec surprise, voire angoisse, pendant une séance de petit ou grand groupe peuvent s’éclaircir et devenir compréhensibles grâce à la théorie.

117La conduction des petits groupes est assurée par un conducteur, épaulé par un « observateur », un membre du staff qui n’a pas droit à la parole pendant le petit groupe. Contrairement à d’autres formations, nous avons décidé de faire participer au grand groupe tout le staff avec droit à la parole.

118Le staff se réunit pendant les pauses dans une salle qui lui est réservée, et y prend aussi le repas de midi, en essayant de limiter au maximum les contacts avec les participants hors des groupes. Pendant ces périodes a lieu l’intervision, qui consiste en un bref « compte rendu » de l’observateur de chaque groupe et une discussion en commun. L’idée directrice est de parler du groupe, toute référence directe aux personnes et même l’utilisation des noms étant fortement découragée. Cette règle peut évidemment être transgressée lorsqu’il s’agit de signaler une situation personnelle potentiellement dangereuse.

119L’expérience nous a montré qu’un respect du cadre de la part de tout le monde, y compris, et surtout, les membres du staff, est protecteur du bon déroulement de la formation et évite le développement de situations déstabilisatrices et dangereuses. Après quelques hésitations, par exemple, nous en sommes venus à interdire formellement le covoiturage entre membres du staff et participants pour se rendre à la formation, même s’ils se connaissent très bien.

120Le cadre tel qu’il est appliqué à ASTRAG est assez classique pour une formation groupale. Notre expérience nous suggère la plus grande prudence par rapport aux changements, car si le travail groupal est une pratique plus que bien connue, notre compréhension profonde des mécanismes n’en est qu’au début.

Conclusions

121ASTRAG est une formation groupale assez « classique », excepté le fait qu’elle est gratuite. Depuis douze ans cette formation a accompagné une centaine de personnes venant d’horizons très différents et n’appartenant pas forcément au domaine thérapeutique.

122Nous avons beaucoup réfléchi à la prise de risque qu’une expérience groupale quasiment « sans filtre » sur les admissions et sans argent peut constituer, du fait que l’expérience de formation groupale nous met forcément en contact avec des couches profondes, primitives et cognitivement peu abordables de nous-mêmes et de l’inconscient collectif. C’est pour cette raison que nous avons opté (volens ou nolens mais le destin a été d’une grande sagesse) pour un staff très fiable, soudé et avec de bonnes bases analytiques.

123Cela entraîne une dynamique nouvelle qui remet en cause tous les aspects de la formation et du rapport entre staff et participants.

124L’expérience analytique groupale, bien qu’elle ait beaucoup été écrite et pensée sur le groupe, reste encore à ce jour relativement lointaine d’une intégration dans un corpus de la vision « classique » psychanalytique. Il nous semble que le groupe, étant le lieu privilégié du collectif, ouvre à un vaste chantier où une synthèse entre psychanalyse et analyse de groupe semble désormais nécessaire pour permettre d’avancer.

125L’œuvre de Baudouin faisant le pont entre les topiques freudiennes et la vision jungienne autour de l’inconscient collectif a théorisé les instances comme la synthèse de ces deux visions de la psyché. Le pas vers la thérapie groupale n’a pas été fait par Baudouin, ni par Jung et Freud, mais d’une part la référence de Jung à l’Unus Mundus, la dynamique œdipienne freudienne et les instances de Baudouin génèrent un modèle puissant pour la théorisation de la dynamique groupale.

126Comme nous l’avons vu, la situation groupale nous met sans ménagement en contact direct avec des contenus archétypaux.

127Le besoin du chef totem, propre de la dynamique œdipienne, l’émergence de la frustration face à l’impuissance du chef à nous libérer de Mère Nature si puissante et si inévitablement mortifère, le chemin à travers les instances de l’automate « vivre-pour-vivre » jusqu’au soi individué, toutes nécessairement présentes pour la survie, tout cela est pris en pleine figure par les participants (et le staff) dans le groupe, et encore plus vivement dans un groupe de formation où la partie rationalisante et apaisante est certes présente, mais gardée à distance et utilisée avec grande modération.

128Nous pensons que l’analyse de groupe, avec un aspect d’amplification des dynamiques individuelles, est un laboratoire précieux pour avancer, aussi, dans le domaine de la psychanalyse dite classique, avec une continuation et un enrichissement réciproques très riches et lumineux.

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Date de mise en ligne : 05/10/2018

https://doi.org/10.3917/psys.183.0151

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