Couverture de PSYS_163

Article de revue

Entre asile et renvoi, la femme qui ne tenait plus debout

Pages 173 à 178

Notes

  • [1]
    Ce texte est basé sur une intervention publique que nous avons réalisée le 3 juillet 2015, dans le cadre du 2e Congrès Européen de Psychiatrie Sociale, à Genève.
  • [2]
    Chef de Clinique, Département de Santé Mentale et de Psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève.
  • [3]
    Médecin Adjoint, Département de Santé Mentale et de Psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève.
  • [4]
    Médecin Adjoint Responsable de Secteur, Département de Santé Mentale et de Psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève.

Introduction : contexte de travail

1Depuis plusieurs mois, nous assistons en Europe à une crise migratoire sans précédent, à l’origine d’un afflux considérable de personnes en recherche d’asile, et mettant à mal la politique européenne d’accueil des réfugiés. Dans ce contexte bien particulier, nous accueillons dans notre centre de crise et de psychiatrie transculturelle à Genève (Premand et al., 2013) nombre de personnes ayant fait l’objet d’une décision de renvoi selon les accords de Schengen/Dublin, communément nommés « NEM DUBLIN » (« non-entrée en matière selon les accords de Dublin »). Alors que ce genre de mesure administrative peut nous paraître a priori sans danger (puisque le patient est censé être renvoyé dans un pays d’accueil sûr), nous avons voulu, à travers une vignette clinique détaillée, revenir sur le caractère traumatique (répétition de l’effraction) qu’elle peut néanmoins revêtir, en faisant (re)surgir la thématique du refuge insécure, de l’abri faussement rassurant, et en filigrane celle de la figure censée être protectrice qui s’avère en fait persécutrice. Il s’agit également pour nous de maintenir une réflexion sur l’utilité et l’usage de la théorie analytique dans un contexte de centre de psychiatrie communautaire proposant des soins de crise intensifs, y compris à certaines populations vulnérables comme celles des personnes en recherche d’asile.

Accords de Dublin

2Pour rappel, les accords de Dublin désignent, à l’intérieur de l’espace Schengen, une coopération régissant les compétences pour le traitement des demandes d’asile, évitant ainsi la multiplication des procédures dans différents pays. La Suisse prend part à la coopération de Schengen/Dublin. Située au centre de l’espace Dublin, la Suisse a pu jusqu’ici transmettre nettement plus de demandeurs d’asile aux autres états de Dublin qu’elle n’en a elle-même acceptés (Confédération Suisse, 2011). L’espace Dublin comprend 32 Etats, à savoir les 28 Etats de l’Union Européenne et quatre Etats associés, la Norvège, l’Islande, la Principauté du Liechtenstein et la Suisse. Le but de la procédure Dublin est qu’un seul Etat Dublin soit amené à examiner la demande d’asile d’un requérant. L’Etat Dublin responsable est celui dans lequel le requérant a déposé sa première demande d’asile. Lorsqu’un autre état Dublin est déclaré compétent, la Suisse peut rendre alors une décision de non-entrée en matière et le requérant concerné est tenu de quitter la Suisse (Secrétariat d’Etat aux Migrations, 2015). Cet accord est néanmoins de plus en plus remis en cause, vu les conditions d’accueil que les pays d’entrée peuvent réellement fournir aux réfugiés. Les juges de la Cour Européenne des Droits de l’Homme accordent de plus en plus d’importance aux conditions matérielles d’accueil et se montrent prêts à s’opposer à l’automatisme du mécanisme Dublin, quand celui-ci néglige les besoins des demandeurs d’asile (Rosenstein, 2014).

Facteurs de crise habituellement retrouvés chez les patients requérants d’asile et écho traumatique avec des événements antérieurs

3Les facteurs à court et à moyen terme de bonne évolution psychique pour les patients requérants d’asile sont maintenant assez bien connus, le principal demeurant la stabilisation de leur statut administratif, ce qui constitue une réponse à un besoin primaire de sécurité (Lamkaddem et al., 2015). Les difficultés psychiques sont la conséquence d’un cumul de facteurs de stress que l’on subdivise en prémigratoires (traumatismes subis dans le pays d’origine), péri-migratoires (événements advenus pendant le trajet) et post-migratoires (conditions d’accueil en termes de logement, possibilités de trouver un emploi et stabilité du statut de séjour) (Hauswirth et al., 2004 ; Porter et Aslam, 2005). Le refus de l’octroi d’asile constitue un des facteurs de crise les plus fréquents, renvoyant les patients de manière consciente ou inconsciente à différentes thématiques, notamment celle de la faillite d’un projet migratoire dont ils estiment porter la responsabilité (en tant que chef de famille par exemple) ou celle de l’injustice de se voir retirer un droit de séjour qui a une valeur réparatrice par rapport aux dommages subis dans le pays d’origine (de Coulon et von Overbeck Ottino, 1999 ; Bartolomei et al., 2012). Nous observons dans notre pratique une résonance possible avec la déception provoquée par des figures anciennes censées être protectrices qui se sont avérées défaillantes dans ce rôle (Bartolomei et al., ibid.).

4De manière spécifique, l’application des accords de Dublin peut faire écho avec un vécu de non-reconnaissance par autrui du véritable danger que peut incarner ce renvoi. Cette non-prise en compte du besoin de sécurité peut ramener le requérant à de précédentes situations de détresse et à un vécu de déshumanisation, amenant ainsi une nouvelle thématique dans la scène transférentielle.

5Pour le clinicien, placé bien souvent malgré lui à la fois dans un rôle de thérapeute et d’expert, il s’agit de gérer l’urgence clinique, mais également les demandes provenant des différents interlocuteurs : le patient, ses amis, sa famille, son mandataire, l’OCP (Office Cantonal de la Population), le SEM (Secrétariat d’Etat à la Migration), le service d’aide au départ de la Croix-Rouge, les collègues somaticiens… Ces demandes se cristallisent souvent autour de la rédaction d’un certificat de (non)transportabilité, dans un délai assez bref. Comment, dans ce climat d’urgence où l’actuel occupe toute la scène et d’injonction à l’agir, lorsque l’intrapsychique semble disparaître, préserver une réflexion psychopathologique s’appuyant sur l’appréhension diachronique de la trajectoire du patient ? Comment éviter certains pièges contre-transférentiels pouvant nous conduire à prendre des positions extrêmes et réductrices, tantôt salvatrices, tantôt rejetantes ? Une approche « anti-traumatique », afin d’en éviter la répétition, devrait prendre en compte les différents niveaux de la personne et permettre associations et va-et-vient entre ces différents niveaux et à travers l’histoire vécue par cette personne.

Vignette Clinique : Mme S.

6Mme S. est une femme âgée d’environ 40 ans, née dans un village d’Erythrée. De confession musulmane, elle parle l’arabe. Elle se marie tardivement avec un homme qui lui plaît, bien que le mariage soit arrangé. De cette union naissent deux filles. Mme S. n’a pas d’antécédents psychiatriques. Il y a plusieurs années, son mari, militaire de carrière, disparaît durant la nuit. Mme S. suspecte une arrestation, mais ne parvient pas à obtenir d’informations et reçoit des menaces de la part des autorités. C’est ce qui la pousse à quitter précipitamment son pays et à confier ses deux filles à sa mère, tout en espérant pouvoir les faire sortir du pays par la suite.

7En Erythrée, la conscription militaire ne dure officiellement que 18 mois. Cependant, tous les hommes sont appelés sous les drapeaux, sans jamais être totalement renvoyés à la vie civile. Les déserteurs sont souvent incarcérés et les membres de leurs familles recherchés par la police (Nicholson, 2015 ; Defait, 2015). En 2014, l’Erythrée est encore en tête du classement par pays de provenance des demandes d’asile faites en Suisse, avec 6923 demandes. En Suisse, les requérants d’asile érythréens ayant déserté ou refusé de servir peuvent en effet se voir reconnaître la qualité de réfugié (Eyer et Schweizer, 2010 ; Secrétariat d’Etat aux Migrations, 2014).

8En 2013, Mme S. arrive au Soudan et est recrutée en tant que femme de chambre, elle quitte néanmoins ce poste dans l’espoir de trouver de meilleures conditions salariales. Elle est rapidement engagée par une autre famille dans un pays voisin, mais sa situation se détériore : Mme S. subit notamment des maltraitances physiques et psychiques de la part de la maîtresse de maison, sous forme de coups et d’épisodes de séquestration. Quelque temps plus tard, elle est victime d’une agression sexuelle de la part du père de famille, qui la menace de représailles si elle en fait part à quiconque. L’été suivant, elle accompagne cette famille en vacances dans un pays d’Europe qui lui avait accordé un visa : c’est à l’occasion de ce séjour que Mme S. parvient à s’enfuir et à gagner la Suisse, où séjourne un membre de sa famille.

9Arrivée en Suisse, elle dépose rapidement sa demande d’asile, mais, conformément aux accords de Dublin, elle se heurte à un refus de la part des autorités et est renvoyée vers le pays d’Europe d’où elle provient. En attendant l’organisation de son départ, elle se voit offrir un logement dans un foyer de la ville.

Premiers contacts

10Quelques mois après son arrivée, Mme S. consulte la médecine somatique pour des douleurs abdominales persistantes ainsi que des troubles du cycle menstruel. A noter que différents travaux mentionnent la mise en avant du symptôme somatique comme reflet de la souffrance mentale dans cette population (Maier et al., 2010). Notre collègue somaticien met en évidence, dès la première consultation, un tableau clinique de dépression sévère et nous adresse la patiente. C’est entre-temps que Mme S. va recevoir, via le service d’aide au retour de la Croix-Rouge, la notification du délai de son renvoi vers le pays d’Europe où elle avait été enregistrée.

11Lorsque nous la rencontrons pour la première fois, Mme S. se plaint de palpitations, de céphalées, d’oppression (elle se tient la poitrine) et de tremblements, nous présentant un corps « aux abois ». L’accès aux sentiments est difficile. Elle nous fait part de sa tristesse, mais comme si elle était secondaire. Le pays d’Europe dans lequel elle est censée repartir ne représente pour elle que l’illusion d’un asile : « L’y renvoyer serait comme la livrer à ses bourreaux, elle préfère de ce fait se donner la mort elle-même. » Parallèlement, il nous est rapidement demandé par l’Office des Migrations de produire un rapport se prononçant sur son aptitude à voyager. Le temps de la rencontre semble ainsi d’emblée envahi par cette question, qui devient le seul thème abordé dans les entretiens. Toutes nos tentatives de mieux connaître son histoire demeurent vaines. Et lorsque le renvoi est évoqué, la patiente se met à trembler, ses yeux se ferment et elle s’effondre soudainement. Lors des premiers épisodes, les membres de l’équipe sont comme sidérés, restent auprès d’elle en lui prenant la main et en essayant de lui parler, parfois plusieurs dizaines de minutes. Ce « cri » constant de la patiente nous met face à notre vécu d’impuissance.

12Dans nos réunions multidisciplinaires apparaissent surtout les sentiments d’impuissance et d’urgence que vivent les uns et les autres : face à l’injonction à se prononcer rapidement sur la transportabilité de la patiente, plusieurs soignants se sentent dépassés par le pouvoir que la patiente, le contexte et les autorités leur transfèrent. Si les avis divergent concernant l’origine des crises (crises de conversion versus dissociation post-traumatique), tous convergent quant à la réalité de l’effondrement psychique de la patiente face à quelque chose de l’ordre de l’irreprésentable (Roussillon, 1995). Par ailleurs, comme cela peut arriver lors d’interventions de crise auprès de cette population, l’absence de ressources familiales et le climat d’urgence distillé par les injonctions administratives, où l’actuel fait écran, font obstacle à une lecture plus diachronique de la situation clinique, qui tiendrait compte à la fois de l’histoire vécue et ressentie par la patiente.

13Au fil des discussions, la principale hypothèse de crise que nous retenons est la réactivation, par l’annonce de son renvoi, d’un sentiment de désaide et d’un vécu agonistique, du fait de la non-reconnaissance, par une figure censée être protectrice, du réel danger représenté. Cela fut en effet déjà le cas pour les services de police et les militaires dans son pays, ainsi que pour son employeur qui l’avait agressée sexuellement. Par ailleurs, selon la mandataire de Mme S., la patiente n’a pas pu être reconnue à temps comme victime de la traite des femmes (ce qui aurait peut-être pu prévenir le renvoi).

14Il nous est difficile, à ce stade, d’affiner notre hypothèse, ce qui constitue un point méthodologique en soi : supporter de ne pas avoir d’hypothèse de crise définitive et nous mettre au travail en tant que soignant, tenter de contenir la souffrance tout en lui donnant un sens ; être présent, tenir le coup, rester vivant. Il s’agit alors d’élaborer, sur un plan contre-transférentiel (en prêtant notre appareil psychique à la patiente), un travail de représentation, que la patiente elle-même ne peut débuter à ce stade.

15Nous convenons de nous abstenir de toute forme d’intervention interprétative et de proposer un « holding » à la fois psychique et physique auprès de la patiente. Le terme holding est compris ici au sens d’un « lieu ou d’un état psychique offert où le patient puisse s’assembler et reconstituer une trame interne » (Ogden, 2012). Physique aussi car il s’agit de répondre au langage qu’elle nous adresse, celui du corps. Ainsi, lorsque la patiente s’effondre, nous convenons de doucement la relever, de faire quelques pas avec elle, en l’entourant et en évoquant le groupe de soignants que nous sommes, qui peut pour l’instant la porter. De même, dans les entretiens, nous nous efforçons de faire émerger différentes parties d’elle et de l’aider à les rassembler : non seulement la femme blessée, mais également « la mère de », qui s’est mobilisée pour la survie de ses filles, la « fille de », qui peut s’inscrire dans une filiation de femmes combatives, ou encore « la cousine de », membre à part entière d’un groupe familial dont un des représentants vit non loin de Genève.

16Parallèlement, nous demandons un délai aux autorités pour rédiger le rapport qui nous est demandé : il s’agit là de pouvoir se réapproprier une temporalité que nous avions jusqu’alors subie tout comme elle, et de pouvoir s’octroyer le temps nécessaire à une rencontre qui fasse place au sujet. Ce délai nous permet dès lors d’affiner notre lecture psychopathologique en prenant contact avec les différents interlocuteurs concernés (mandataires de la patiente, assistante sociale, collègues infirmiers et médecins des soins somatiques – von Overbeck Ottino, 2002) et de prendre position sur la question de la faisabilité d’un renvoi que nous estimons finalement contreindiqué. Notons que dès son arrivée la patiente était au bénéfice d’une médication anxiolytique.

2e temps de l’intervention de crise

17La gravité de l’état clinique de Mme S., notamment la répétition des crises, ayant rendu tout renvoi impossible, sa demande d’asile sera finalement traitée en Suisse. Nous découvrons peu à peu une autre clinique : les crises s’espacent de plus en plus, la dépressivité devient abordable, dans les entretiens comme dans le vécu post-traumatique des maltraitances subies. Les entretiens suivants nous permettent d’aborder plus en détails l’histoire de Mme S. ainsi que la question de son réseau social. Face à la persistance de la symptomatologie dépressive, nous instaurons un traitement antidépresseur. Nous entreprenons des démarches afin de rétablir le contact avec la mère de Mme S. et ses filles, restées en Erythrée.

18Lorsque nous revenons sur les épisodes d’effondrement qu’elle a présentés, elle ne nous rapporte aucun souvenir, se remémorant seulement qu’elle « ressentait alors une immense tristesse », dans une ambiance psychique de dissociativité. En fin d’intervention de crise, nous avons beaucoup plus accès à son monde interne et à des vécus dicibles, nommables, permettant l’entame d’un travail de représentation. Notamment apparaissent les ombres de certaines figures du passé censées la protéger et qui ont failli dans ce rôle. Nous commençons alors à avoir accès à son matériel intrapsychique, auparavant entravé par l’actuel de la scène et l’urgence de la situation de renvoi.

Discussion

19Les soins psychiques auprès de ces migrants nous confrontent au risque de nous retrouver pris dans un conflit de loyauté, c’est-à-dire un « conflit apparent qui nous place dans une situation d’obligation à la fois vis-à-vis du patient, et des autorités et du mandat qu’elles nous confèrent » (double loyauté), à l’instar de ce qui peut se passer pour les médecins de prison (Association pour la Prévention de la Torture, 2008). On l’a vu, les soignants sont exposés à des mouvements transférentiels intenses de la part du patient ou de son réseau, les mettant dans une position d’objet tout-puissant, soit réparateur, soit persécuteur, ce qui peut sidérer leur capacité de penser. Nombre de patients requérants d’asile, lorsqu’ils arrivent, ne font pas encore la différence entre le lieu de soins et les lieux administratifs, attendant de nous que nous leur redonnions, à travers un certificat ou une attestation, le statut qui leur a été refusé jusque-là. Le travail en équipe implique l’accueil de ces mouvements transférentiels, y compris des mouvements d’identification projective à travers lesquels le patient nous fait vivre des sentiments d’impuissance et de détresse intense, amplifiés par une logique administrative. Avec les intervisions et les supervisions, il s’agit de pouvoir retrouver une capacité associative et créatrice, à travers l’histoire indicible qui nous est racontée sur l’avant-scène du corporel (Roussillon, 2008).

20Les attitudes de surinvestissement sont bien décrites dans les soins auprès de cette population vulnérable : pris par un fantasme de réparation non élaboré, les soignants peuvent être amenés à faire des choses « qu’ils ne feraient pas pour d’autres patients ». Il en découle un risque de vécu d’épuisement pour ces soignants, à lier également à la répétition des situations, mais aussi et surtout à la place que d’aucuns voudraient voir le clinicien occuper dans ces questions de renvoi : celle de l’expert, celle de celui qui annonce la mauvaise nouvelle, ou même celle du médecin qui va faciliter la procédure d’expulsion. Entre l’attitude du sauveur et une position d’impuissance, entre une attitude militante et un certain rejet, entre des mouvements de surinvestissement et de contre-investissement, il s’agit d’accéder, avec l’équipe, à une position de contenance et d’élaboration, profondément clinique, et à éviter les écueils de l’agir, où les mouvements d’accueil ou de rejet se rejouent.

Réflexion sur les conséquences de l’application des accords de Dublin

21Nous sommes de plus en plus confrontés à des renvois vers un autre pays de l’espace Schengen, dans le cadre des accords de Dublin. Les autorités, parfois l’opinion publique, semblent considérer que ces renvois ne devraient pas poser de problème puisque effectués vers un pays sûr dont on présuppose les capacités d’accueil.

22Or, notre réalité clinique nous rappelle quotidiennement combien ces renvois peuvent représenter une répétition (effraction) traumatique dépassant les capacités de représentation de ces patients et entraîner un sentiment de désaide. A l’instar du renvoi vers le pays d’origine, ce type de renvoi peut donner un sentiment de non-reconnaissance des traumatismes subis et des épreuves traversées, allant parfois jusqu’à une remise en question du statut de victime. Il peut également s’agir d’un échec du projet migratoire, d’autant plus si la Suisse était le pays visé comme destination finale. Cela constitue enfin un déracinement supplémentaire ; malgré le temps relativement limité entre l’arrivée en Suisse et le renvoi vers un autre pays de l’espace Schengen, le patient a déjà pu créer des liens, voire retrouver des connaissances du pays d’origine.

23Le pays vers lequel la personne est renvoyée et qu’il n’a que brièvement connu n’est, la plupart du temps, pas identifié comme un refuge. Il peut même représenter, comme la situation clinique présentée dans ce travail l’indique, une source de menace.

Conclusion

24Nous constatons, à partir de notre clinique, que les situations de renvoi « NEM Dublin » doivent être le plus souvent considérées comme équivalentes à des situations de renvoi vers le pays d’origine. Nous y trouvons une synergie entre la clinique du traumatisme et celle de la déception. Ces situations peuvent amener à des symptômes ou troubles psychiatriques graves chez des personnes qui n’ont, la plupart du temps, pas d’antécédents psychiatriques. A travers des entretiens individuels infirmiers et médicaux, à travers des entretiens de couple et de famille lorsque c’est possible, à travers des interventions sociales, et à travers un travail de réseau (incluant le patient, le médecin généraliste, l’avocat, l’interprète, l’assistant social et le service d’aide au retour), nous pouvons dans un premier temps servir de médiateur avec des interlocuteurs parfois perçus comme menaçants. Nous pouvons ensuite éviter le passage à l’acte à travers un accompagnement bienveillant et une remise en sens des événements vécus. Ces questions, avant tout cliniques mais également éthiques, ne peuvent être abordées et encore moins être portées par un seul intervenant. C’est pourquoi l’aspect essentiel de cette psychiatrie communautaire est le travail en équipe. Sa condition, afin de pouvoir s’inscrire dans la psychothérapie institutionnelle analytique dont elle se réclame, reste par ailleurs la supervision clinique de cette même équipe.

Bibliographie

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 06/10/2016.

https://doi.org/10.3917/psys.163.0173

Notes

  • [1]
    Ce texte est basé sur une intervention publique que nous avons réalisée le 3 juillet 2015, dans le cadre du 2e Congrès Européen de Psychiatrie Sociale, à Genève.
  • [2]
    Chef de Clinique, Département de Santé Mentale et de Psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève.
  • [3]
    Médecin Adjoint, Département de Santé Mentale et de Psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève.
  • [4]
    Médecin Adjoint Responsable de Secteur, Département de Santé Mentale et de Psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève.
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