1La colère est une émotion, un sentiment souvent méconnu, mal jugé, mal compris, très souvent assimilé à de l’agressivité et de la violence. Possédons-nous les outils nécessaires pour recevoir et accompagner ces émotions, et d’entre toutes celles qui peuvent parfois nous laisser les plus démunis, les colères d’enfants ?
2Colère vient du grec Kholê (bile) qui a donné choléra. Dans la pensée antique, la colère est due à un échauffement de la bile, selon l’expression « chaude chole » ou « bile chaude ». Les dieux antiques ont immortalisé la colère, dans l’Ire : un flot d’ouragan, un souffle torride qui balaie tout sur son passage. Dans la philosophie scholastique, l’appétit irascible, du latin ira, colère, est la faculté par laquelle l’âme essaie de surmonter les difficultés qu’elle rencontre dans la poursuite du bien ou dans la fuite du mal. Des onze passions de l’âme, cinq sont dues à l’appétit irascible : la colère, l’audace, la crainte, l’espérance, et le désespoir. Cholérique est emprunté du latin cholericus, « agir sous le coup de la colère » (XIIIe siècle après J.-C.) et donne « Fulminer », « être en colère », « pester contre quelqu’un ». « La fumée leur monte à la tête » est une expression qui traduit la colère. La colère est pour les animaux et les êtres frustres. Elle fait partie des sept pêchés capitaux. Dieu seul a droit à l’ire.
3La littérature et les courants philosophiques ont profondément marqué la mémoire collective d’une image négative de la colère. Pour Sénèque (58), dont les tragédies comme Médée, Phèdre, et Œdipe dans la version romaine de la tragédie fondée sur la pièce de Sophocle, « Œdipe Roi », ont nourri le théâtre classique français du XVIIe siècle, « Le souverain bien est une âme qui méprise les événements extérieurs et se réjouit par la vertu ». Fidèle aux doctrines stoïciennes, il place la colère au premier rang des passions. La vertu doit être la ligne « droite ». Les passions sont « l’écart ». La joie et la douleur élèvent ou abaissent l’âme. Le sage ne doit ressentir ni désir, ni joie, ni crainte et remplacer ces mouvements désordonnés par la raison, la volonté, la circonspection. Il faut s’occuper de l’homme, l’affermir, le consoler, l’encourager, et faire jouir son âme de l’ataraxia, cette sérénité si recherchée de Pyrrhon et d’Epicure, qui devient pour les stoïciens l’absence de passion ou apatheia.
4Pour les péripatéticiens, les passions ont leur raison d’être, sont naturelles, et doivent aider à trouver la vertu dans un juste milieu. La colère peut être la source d’une valeur, comme la crainte celle de la prudence. Il suffit de contenir et diriger l’impulsion première. C’est cette idée que réactualise Ficat (2006) dans son roman La colère d’Achille. Longtemps après la guerre de Troie, Achille l’Eacide, le héros grec, petit-fils d’Éaque, fils de Thétis et de Pélée, est aux Enfers et chante sa propre vie pour tuer son ennui. Ficat, à travers Achille, fait l’apologie de la colère : « La colère n’en finit pas d’embraser la vie, d’enflammer les forêts, de briser les glaciers. Elle nourrit le désespoir et fait renaître l’homme à lui-même ». La colère incarnée en un tourbillon qui déferle sera une offrande d’Achille à la vie. Selon Ficat, la colère, qui n’est pas toujours bonne, est parfois nécessaire. Il faut alors la compter comme une épreuve et la tourner en rédemption. Pour Achille qui, selon son humeur, lutte par devoir ou pour la gloire, la paix est aussi un combat, et sa conquête est intérieure. Pour Basset (2002), la colère contient un formidable potentiel de transformation interindividuelle : celle d’une personne dont le mobile est l’injustice, qui témoigne en même temps qu’elle n’a pas renoncé à la justice.
5Le terme colère, die Wut en allemand, apparaît très peu dans les écrits de Freud. Il mentionne un accès de colère chez « L’homme aux loups » (1914), parce qu’à Noël il n’avait pas reçu de cadeau. Il s’agit de son premier souvenir, qui semble être un souvenir-écran. Dans Au delà du principe de plaisir (1919), il décrit un jeu de son petit-fils, qu’il dénomme le jeu du « fort-da » (jeu de la bobine). Le phonème « fort », qui signifie « loin », « va-t’en », marque l’expérience d’impuissance et de déplaisir qui empêche Ernst Wolfgang de pleurer. En jouant à faire disparaître la bobine la représentant, et à la faire revenir à lui au bout d’une ficelle, en disant « da », « voilà », il surmonte son déplaisir par l’emprise. Freud appelle Bewältigungstrieb la pulsion par laquelle il lui est possible non seulement d’élaborer l’absence de sa mère, mais aussi de s’absenter d’elle physiquement et psychiquement.
6L’expression de la colère dans notre culture européenne concentre ainsi un paradoxe entre les aspects négatifs de sa réception sociale, et ceux, positifs, qu’ils traduisent, d’une construction de soi apparaissant toujours légitime pour la personne qui l’exprime. D’un point de vue individuel, personnel, elle nous rassemble, et elle est toujours juste, d’un point de vue social, elle atteint les forces de cohésion des groupes dans leur dimension consensuelle ; elle les remet en question dans leur forme policée, c’est-à-dire dans une forme qui donne très peu d’acceptation aux affects associés à la colère. Il n’y a pas un jour où la presse ne se fait écho de la colère. Elle semble se développer d’un bout à l’autre du monde : dans des Etats en guerre permanente, ou en colère contre des décisions politiques, ou dans le contexte de conflits diplomatiques. Les pervers ne se mettent jamais en colère et déclenchent celle des autres ; ils se réclament de la cohésion, mais divisent. Les personnes déprimées le sont rarement, mais violemment ; elles se divisent au préjudice de leurs relations sociales. Dans certaines cultures, la colère est représentée dans des autels, exprimée dans des rites, reconnue comme une force vitale, douée de vertus de transformations, comme celle d’Ogun dans le panthéon vodoun, se mettant en colère à cause du silence de ses hôtes, et s’enfonçant en terre après s’être repu et calmé.
7Le travail auprès des familles nous donne parfois à constater, chez certains parents en dépression, une colère rentrée particulièrement vive. Plus leur colère est vive et rentrée, plus l’expression de leurs affects dépressifs nous semble forte. La dépression signe-t-elle un coûteux refoulement de la colère ? En face d’une personne montrant des signes dépressifs, il peut être important d’être attentif à des mouvements de colère inhibés, particulièrement si cette colère est orientée vers la parentalité. L’agitation d’un enfant est parfois le corollaire de la colère et de l’agressivité inhibées d’un parent. Autrement dit, si la dépression est un mécanisme pour en éviter la mise en acte, nous pouvons nous demander si cette mise en acte de la colère pourrait permettre une revitalisation du lien relationnel. Le moment où l’on devient père, ou mère, est souvent l’occasion de découvrir la puissance des émotions liées à l’expression la plus criante de la Vie. De nombreux parents témoignent de la grande colère concomitante de ce moment exceptionnel : colère contre les professionnels, médecins, sages-femmes, institution hospitalière.
8Lors d’une consultation dans un centre médico-psychologique, une mère se plaint du suivi de son enfant. Elle fustige les professionnels, les psychologues, les psychiatres, les services de psychiatrie en général, et leur reproche leur incompétence, leur impuissance, leur manque de sincérité. Sa colère ne tarit pas. Le professionnel d’entre nous à l’époque l’écoute en essayant de verbaliser, d’associer, de « mentaliser ». Mais il n’y arrive pas, car elle ne l’écoute pas et semble se « vider » d’un énervement sans début ni fin. Il essaie de se concentrer sur son histoire, d’en chercher un point de départ, une origine. Elle s’est mariée avec un homme alcoolique dont la conduite addictive n’a fait que s’aggraver durant dix ans, appelant encore d’autres addictions – de jeux et d’attitudes dispendieuses – ruinant son foyer, matériellement et moralement, se montrant de plus en plus violent vis-à-vis d’elle. L’imprévisibilité de cette violence au quotidien l’a insidieusement installée dans une hypervigilance angoissée et une attention permanente à son mari au détriment de toute attention pour elle. Elle s’est peu à peu négligée, abandonnant toute coquetterie, tout loisir personnel et toute relation à l’extérieur de son foyer. Elle a commencé de réagir lorsque leur fils a été remarqué à l’école pour sa tristesse et son inhibition. En tant qu’épouse, elle subissait l’emprise de son mari. En tant que mère, elle en était révoltée. Elle a voulu alors en soigner ce qui pour elle en était la cause. Elle s’est adressée aux services de psychiatrie pour demander une prise en charge de son conjoint. Ceux-ci ont tout d’abord refusé un suivi auquel, ont-ils estimé, d’après elle, elle le forçait, l’hospitalisant ensuite à plusieurs reprises, plusieurs années plus tard, de façon coercitive, a-t-elle jugé, en l’excluant de tout entretien en tant qu’épouse, et en laissant son conjoint sans suivi suffisamment conséquent à sa sortie. Elle a eu l’impression de devoir assumer à la fois la déchéance progressive de son mari et les ruptures violentes causées par les soins hospitaliers, ainsi que leurs échecs, et de n’être sollicitée que pour s’entendre remise en cause. Elle a fini par se séparer de son conjoint, divorcer, et n’en a plus de nouvelles. Elle pense qu’il se trouve en déshérence entre l’hôpital et divers hébergements de fortune. Elle évoque cette histoire sur un ton vindicatif et de plus en plus agressif. Elle reproche qu’on l’ait reçue avec vingt minutes de retard, et prend plus d’une heure pour exprimer sa colère. Elle se plaint que le psychiatre qui l’a précédemment « convoquée » fumait le cigare durant les entretiens sans lui demander si cela la gênait ; qu’elle a dû subir d’être encore questionnée sur ce passé ; et qu’elle retrouve les services de psychiatrie tels qu’elle les a connus, déjà incompétents pour son mari, alors qu’elle cherche maintenant à faire suivre son fils. Elle a d’ailleurs remarqué une plaque à l’entrée qui indiquait notre rattachement à l’hôpital où a été « interné » et si mal soigné son conjoint. On ne le lui a pas dit, lorsqu’elle a pris rendez-vous, que nous formions la même équipe. Elle s’énerve de plus en plus. Plus elle s’énerve, plus le psychologue se campe dans un ton qu’il voudrait rempli du calme de la « bonne attitude distancée ». Mais au comble d’une tension intérieure qu’il n’arrive pas à s’avouer, dans une interaction qui a perdu depuis longtemps tout accordage, lui vient l’image qu’il la jette dehors, et aussitôt le malaise de s’avouer un désir de violence à l’encontre d’une femme qui se plaint d’avoir été battue. A l’instant même où cette pensée vient au professionnel – qu’il est lui-même entraîné dans une boucle systémique d’affects violents – le ton de cette mère change et devient calme. Celui-ci a de lui-même inconsciemment changé d’attitude : il a simplement accepté de recevoir la colère de cette mère, comme il reçoit des larmes ou d’autres expressions affectives qui s’expriment pour ce qu’elles sont, en abandonnant ses défenses interprétatives, et en exprimant un « juste » malaise. La sincérité qui lui était demandée par cette mère n’était-elle pas celle de l’accueil non dénaturé de son émotion, cet accueil étant profondément solidaire de celui de son fils ? Le point de départ de sa colère était-il à chercher dans un événement de son histoire, ou dans le défaut d’accordage affectif dont elle souffrait, et dans le mouvement de construction qu’elle cherchait à mettre en place ?
9Les colères d’enfant sont parmi les plus violentes, les plus difficiles à contenir. Loin d’être seulement des débordements pulsionnels, elles manifestent, appellent, réclament, et au contraire, amènent à finalement se poser, ou tentent de le faire, après un débordement ou un éclatement. L’expérience clinique nous montre chaque jour les effets nocifs de la censure de la colère, qui enferme l’individu dans les zones de non-dit et parasite la relation à soi-même et aux autres. Il existe pourtant des expressions positives de la colère qu’il est possible et souhaitable d’apprendre, comme d’accueillir celle des autres.
10Lors d’une consultation dans un centre de protection infantile, Fabrice, un enfant de deux ans et demi, arrive en salle d’attente et entre dans le bureau de consultation en disant qu’il est Spider-Man, en imitant les postures du super-héros, avec une expression et des gestes très menaçants. Fabrice a été reconnu par son père, mais celui-ci s’est ensuite séparé de sa mère, et ne s’est plus occupé de lui. Sa mère, qui s’est encore sentie plus abandonnée au travers de l’abandon de son fils que du sien, et qui a dû aller vivre à l’hôtel dans une situation très précaire, s’est isolée pendant plusieurs mois avec lui dans leur petite chambre, alitée et pleurant quotidiennement. Elle vit de nouveau en couple et vient d’avoir une petite fille. Elle va mieux. Mais depuis la naissance de sa petite sœur, Fabrice est extrêmement agité, menace sa sœur et sollicite sa mère en permanence. Celle-ci essaie d’agir avec patience tout en tentant un recadrage éducatif permanent, mais elle en est épuisée et vient demander conseil. Elle pense que les difficultés de Fabrice viennent de l’isolement qu’ils ont vécu et de la dépression qu’elle a traversée, et s’en sent totalement coupable, comme de lui avoir donné un père qui l’a abandonné. L’agressivité de son fils la renvoie incessamment à cette période triste de sa vie et à sa dépression et l’affecte à nouveau. Durant l’entretien au cours duquel elle évoque cette période douloureuse et ses sentiments devant son fils, Fabrice crie, menace, jette des objets, se jette sur les murs en faisant mine de les escalader, les sourcils toujours froncés, rabattu sur lui-même ou les bras levés, et se fait menaçant à l’égard du psychologue. La remarque de ce dernier : « Tu joues à Spider-Man » déclenche sa fureur. Il montre qu’il ne joue pas. Il lui répond en fronçant les sourcils : « Spider-man », et semble manifester qu’il l’est pour de vrai. Spider-Man, le héros de bande dessinée des « Marvel Comics » créé par Lee et Ditko (1962), est orphelin à six ans, acquiert ses pouvoirs de super-héros au décours d’une malencontreuse intoxication, et s’engage à sauver des vies humaines en intervenant contre des créatures mutantes destructrices, après le meurtre de son tuteur, qui le rend ivre de colère et pour lequel il ressent une forte culpabilité. S’il est vécu comme vrai par Fabrice – au travers de sa colère – les menaces contre lesquelles il se bat le sont aussi. Comme celles de l’enfermement dans la tristesse avec sa mère, dont il sort à peine, et d’un monde extérieur faisant irruption dans le sien sans transition, notamment sous la forme d’un discours porté sur son histoire dans un niveau de langage qu’il ne maîtrise pas encore et qui de toute façon lui est porté de l’extérieur. Fabrice se calme progressivement après plusieurs mois d’entretiens conjoints avec sa mère, plus portés sur l’observation de ses compétences et de ses centres d’intérêt que sur une quelconque verbalisation de son passé qui fait toujours revenir « Spiderman ». Il entre peu à peu dans un langage construit et montre une grande avidité d’attention et de contact. Pour celui qui l’exprime, la colère énonce une vérité et ne souffre d’aucune interprétation. Elle ne se dit pas, elle ne se commente pas, elle se vit ; elle fait partager un émoi ou le fait vivre, ou encore le déplace, par des canaux en grande part non verbaux.
11Un dessin animé bien connu du grand public, « Le livre de la jungle », réalisé par Reitherman en 1967 pour les studios Disney à partir d’un recueil de nouvelles de Kipling (1894), montre l’élan constructif, à l’accent même désespéré tant il manifeste de besoin vital, exprimé dans la colère de son héros, Mowgli. Au fond de la jungle, Mowgli le petit d’homme, rejeté par sa famille louve adoptive, ne veut pas être humain ; il ne veut pas quitter le monde des animaux. Il crie, il fuit, tape et pleure, se refuse à cette réalité évidente pour tous sauf pour lui. Bagheera et Baloo, en substituts parentaux, l’accompagnent sur un chemin où il doit affronter cette colère, ainsi que la tentation d’une vie de discipline au milieu des éléphants, de volupté chez les singes, et d’affronter les tentateurs de la vie, symbolisés par Kaa le serpent hypnotiseur, pour enfin faire face à la peur et à la mort, incarnées par Sherkan le tigre haineux. Lorsqu’il a victorieusement traversé ces épreuves, il peut enfin se tourner vers son humanité et cette charmante jeune fille qui vient chercher de l’eau à la rivière. A ce moment, son appartenance à la race humaine ne fait plus aucun doute.
12Deux moments de colère sont particulièrement identifiables. L’une, enfantine, est le refus de cette réalité : « Je ne me reconnais en aucune espèce animale mais je vais quand même chercher ». Les loups l’ont rejeté et il n’accepte pas ce rejet. Mowgli passe par de la colère, puis s’effondre dans le chagrin. Lorsque Baloo lui propose d’être ours, un nouveau souffle l’anime, la joie revient. De courte durée. Chaque nouvelle expérience est teintée d’espoir puis de désespoir. La deuxième colère est une colère d’adulte. Sherkan le poursuit parce qu’il est un humain. Mowgli finit par accepter cette réalité, l’assume, et combat son ennemi. La colère n’est plus une figure du déni, elle est l’expression du vivant. « Je suis tel que je suis ». Mowgli accepte par là son devenir humain.
13En allant au cœur de son histoire, nous pouvons la comprendre comme le voyage extraordinaire d’un petit garçon courageux dans son processus d’humanisation, placé par son « éducatrice », Bagheera, dans une « famille d’accueil » louve, qui refuse de devenir un « petit d’homme », et qui va devoir éprouver toutes les étapes utiles à ce processus. Ce film est une belle métaphore de la construction de soi chez l’enfant et l’adolescent. L’un des paradoxes de la maturation de Mowgly est de devoir assumer d’être grand avant de l’être, par choix et par volonté, ce qu’il ne peut faire qu’en s’appuyant sur le ressort de l’idéalisation du monde nouveau qu’il voudrait conquérir, porté par des processus groupaux et sociaux et par certains types de relations, d’amitiés et d’identifications, qui lui permettraient de dépasser les sentiments d’abandon auxquels il devra être confronté. Mais comment passer cette étape alors que le monde des hommes lui est totalement inconnu, qu’il n’y connaît aucun compagnon, et que ce passage le confronte irrémédiablement à la perte totale de son environnement affectif, répétition de son passé de « placement » ? Il n’y a ni justice ni justesse dans la vie de Mowgly, sinon dans celle des sentiments qu’il éprouve. C’est sur ceux-ci qu’il devra s’appuyer, et Baghera le sait et le pousse délibérément dans ses retranchements pour les lui faire exprimer. Elle est à la fois réceptrice et transformatrice de ses sentiments de colère, et en cela, la promeut comme l’énergie de vie nécessaire dans l’étape initiatique qui attend Mowgly.
14La colère qui est pour de vrai, ou qui a toujours de justes raisons, ne laisse plus place à l’appréhension sociale ajustée, qui nécessite une constante articulation entre ce qui est vécu et ce qui est perçu, entre ce qui apparaît et ce qui échappe. Un grand nombre d’injonctions dans l’éducation que nous donnons aux enfants, comme « sois sage », « tiens-toi calme », « ça suffit », ou certains gestes, peuvent tout autant participer d’un holding attendu, que réprimer des émotions qui demandent à s’exprimer, qui peuvent de ce fait être perçues comme n’ayant pas droit de cité, et nourrir des clivages entre le corps et l’affect. Certains enfants élaborent à plus ou moins grand coût des stratégies – préconscientes, voire inconscientes – pour ne pas exprimer une colère ressentie. La colère monte, le corps s’apprête à son mouvement de destruction : l’esprit brise l’élan ; l’inhibition se met en marche. Cette étape est aisément observable chez l’adulte. Le doigt tapote, la figure se colore, rougit, le pied s’agite. Et pourtant, tout reste contenu. La tension monte, les veines du cou se gonflent, les épaules remontent. L’énergie s’accumule. Les colères invitent-elles aux passages à l’acte, ou bien les passages à l’acte ne sont-ils pas parfois dus aussi aux manques d’aboutissants de certains mouvements de colère, qui ne trouvent pas leur constructivité, et fonctionnent pour eux-mêmes, en boucle fermée ?
15L’aspect de destructivité de certaines colères est explicite chez les tout-petits. Comment, dans quelles conditions, une colère peut-elle être constructrice ? Il est absolument nécessaire de distinguer, comme le fait Winnicott (1969), les colères d’un enfant devant les frustrations qui sont le fait de la rencontre avec le principe de la réalité, et la destructivité qu’il a besoin d’exprimer à l’égard de ceux qu’il aime pour les sentir et se sentir exister séparément en les voyant survivre à son agressivité. Ce type d’élan n’appelle, ni ne se satisfait, de réponses verbales. Il attend autre chose, sur un autre plan, que la verbalisation qui, au contraire de lui répondre, l’esquive, le renforçant, ou le créant. Ce type de colère mobilise le corps et l’invoque, posant la question de l’articulation corps-affect-psyché dans ce moment d’élan vital. Les conditions de sa réception permettent, ou non, cette constructivité. Il lui faut pouvoir d’abord être développée pour être reçue ensuite par celui qui la vit. Mais il lui faut d’abord être reçue, sans représailles trop dommageables, par celui à qui elle est adressée, pour être ensuite en retour reconnue pour ce qu’elle est et ce qu’elle contient, par celui qui la vit. Il s’agit de reconstruire un nouvel arrimage de la vérité de son vécu propre et intérieur, aux enjeux sociaux et aux ajustements que ceux-ci nécessitent et coûtent, de l’extérieur. Baloo à la fois joue avec la colère de Mowgli et lui donne valeur de réalité, ou plus exactement, l’accompagne pour qu’il fasse d’une colère de refus de la réalité, une colère de maturité. Il la transforme au travers d’un échange où son corps solide et bien arrimé la reçoit et la reconnaît comme une énergie et un élan constructeurs. La colère de Mowgli devient exploration et découverte ; Baloo, par son corps, amène à la libération de la « cuirasse » émotionnelle, au sens d’Otto Rank (1924), qui ramène la fermeté et la souplesse.
16Face à la colère, qui engage profondément l’articulation corps-affect-psyché, tout professionnel doit toujours considérer rigoureusement ses contre-attitudes, en étant à la fois attentif à ses positionnements et à l’écoute de ses fonctions proprioceptives, en affinant leur perception afin d’être plus alerte de ses propres mouvements émotionnels. Il est curieux d’observer à quel point il est facile de se leurrer et de prétendre cacher aux autres comme à soi-même son état interne. Dans une situation où nous prétendons avoir gardé notre calme, il nous faut un tiers pour nous révéler la vérité : « Tu avais l’air de bouillir ». Ce travail peut s’effectuer lors de moments de détente et de prise de conscience, dont les techniques peuvent être très diverses, mais dont toutes gagnent, lorsque ces mouvements émotionnels sont importants, à s’appuyer sur la valorisation du vécu corporel et à sa réception et son partage en groupe.
Bibliographie
- Basset L. (2002) : Les saintes colères. Jacob, Job, Jésus. Genève, Labor et Fides.
- Ficat C. (2006) : La colère d’Achille. Paris, Bartillat.
- Freud S. (1914) : À partir de l’histoire d’une névrose infantile. OCF-P, XIII : 1-119. Paris, PUF, 1988.
- Freud S. (1919) : Au-delà du principe du plaisir. OCF-P, XV : 273-238. Paris, PUF, 1996.
- Kipling R. (1894) : Le livre de la jungle. Paris, Gallimard, 1987.
- Lee S., Ditko S. (1962): Spider-Man. Saint Laurent du Var, Panini Comics, 2003.
- Rank O. (1924) : Le traumatisme de la naissance. Paris, Payot, 2002.
- Sénèque (41) : De la colère. Paris, Les Belles Lettres, 1971.
- Sénèque (58) : De la vie heureuse. Paris, Les Belles Lettres, 2002.
- Winnicott D.W. (1969) : L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications, in : Jeu et réalité, pp. 120-131. Paris, Gallimard, 1975.