Couverture de PSYS_104

Article de revue

La construction de l'identité par le récit

Pages 229 à 240

Notes

  • [1]
    Association internationale fondée par D. Le Bon (L’agir libre. L’éleuthéropédie. Ed La Compagnie Littéraire. 2004) qui propose une formation théorique et pratique (en groupe et en entretien) visant à la fois l’assouplissement de la personnalité mais aussi le développement de l’agir comme « personne » (dans le sens de Ricœur). L’éleuthéropédie est également un lieu d’élaboration théorique s’inspirant de l’Approche Centrée sur la Personne de Rogers et surtout des philosophies de J.P. Sartre, M. Buber et P. Ricœur.
« La toute première chose dont je me souviens dans ma prime enfance, c’est d’une flamme, d’une flamme bleue jaillissant d’une cuisinière à gaz que quelqu’un venait d’allumer… J’avais trois ans. Je l’ai vue, j’ai senti sa chaleur contre mon visage. J’éprouvai de la frayeur, une vraie frayeur, pour la première fois de ma vie. Mais je garde aussi le souvenir d’une sorte d’aventure et d’une joie étrange… Cette peur était comme une invite, un défi à (me risquer ) vers quelque chose dont j’ignorais tout… »
Miles Davis

1Trente ans, quarante ans après les faits, Miles Davis raconte ce vieux souvenir de quelques sensations fortes. Son récit est coloré, vibrant, sensuel, charnel et, pour qui connaît le célèbre trompettiste de jazz, toute son histoire s’y dessine.

2Et c’est bien là que réside la force du récit. Quelle que soit la parcelle de l’histoire que nous racontons, c’est toute notre vie, avec ses déceptions, ses souhaits, ses espoirs mais aussi ses moments de gloire, de joie et de réussite qui s’y précipite. D’où notre bonheur à raconter mais aussi notre frayeur car raconter nous engage et nous implique !

3Nous sommes plusieurs psychologues francophones, regroupés dans une association appelée « Eleuthéropédie » [1], à nous être intéressés à la force thérapeutique du récit. Je propose ici une première synthèse de nos réflexions et de notre pratique.

Avant-propos : raconter, pratique universelle

4Raconter constitue probablement le moyen le plus quotidien et le plus universel de mettre en forme son expérience vécue, la rendant par là même intelligible à soi-même et à autrui. Nous racontons pour partager la solitude, inhérente à notre condition humaine. Nous racontons pour nous faire connaître. Et surtout, nous racontons pour nous comprendre nous-mêmes.

5Je pense à l’enfant qui attire l’attention de sa mère pour lui raconter ses premières découvertes, ses jeux, ses conflits et, plus tard, ses premières amours. Je pense aussi à la personne âgée qui tente, parfois désespérément, de retenir plus longtemps son médecin ou la fonctionnaire communale qui lui apporte son repas, afin de faire un brin de causette. Je pense enfin, dans le contexte d’une autre culture, à ces magnifiques récits africains chantés par les griots, de village en village.

6Raconter paraît ainsi une pratique universelle. En effet, dans toutes les cultures on raconte sa vie, celle de son peuple, de son ethnie, de son sexe, etc. De la même manière, aussi loin dans le passé qu’il nous est possible de porter notre regard, nous y découvrons des histoires, qu’elles soient profanes ou sacrées, humaines ou divines, individuelles ou universelles, fictives ou réelles.

7Raconter semble réparateur : raconter semble bien un besoin humain.

Mais d’où vient ce besoin de raconter ? Echos de quelques philosophes

8Nous n’avons pas accès directement à nous-mêmes : la transparence de soi à soi est impossible. Nietzsche comme Freud nous l’ont déjà montré les premiers : toute compréhension de soi passe par la médiation de signes, de symboles ou de textes.

9En racontant mes expériences vécues, je me comprends dans le face à face avec le texte de mes récits. Ceux-ci me donnent une interprétation de ce que j’ai fait, à travers laquelle je peux me reconnaître et que je considère acceptable pour moi : « C’est moi qui ai vécu cela et je m’y reconnais. ».

10Au « connais-toi toi-même » de Socrate, on peut répondre : raconte-toi toi-même et tu te comprendras. En me racontant, je me connais et il en est de même de la connaissance que j’ai d’autrui : le meilleur des portraits – même le plus ressemblant – m’apprend moins sur quelqu’un que l’anecdote qu’il me raconte. Nous avons besoin de nous raconter pour nous rencontrer.

11Pour le phénoménologue Schapp (1976), notre être est un être-empêtré-dans-des-histoires. Notre contact avec le monde est d’emblée un contact médiatisé par une histoire, car toute perception du monde est « empêtrement » dans une histoire. Ainsi, il n’y a pas d’abord l’arbre « réel » au bord de la route en tant que simple objet de perception mais bien, par exemple, l’arbre de palabre des Africains ou l’arbre qui sert de rendez-vous aux amoureux, ou encore l’arbre contre lequel une voiture est venue s’écraser, etc. « Le monde et l’histoire dans laquelle nous sommes empêtrés coïncident. Le monde est seulement dans l’histoire, ou bien il est d’abord dans les histoires dans lesquelles l’individu est empêtré ou co-empêtré » (Schapp, ibid., p.164).

12En effet, n’avons-nous pas, chacun, déjà fait l’expérience de certaines de nos histoires qui nous collent à la peau, de ces histoires passées dans lesquelles nous sommes encore et toujours empêtrés ? Oser les raconter, c’est tenter de reprendre l’initiative, de s’en décoller. La marge d’initiative dont dispose le sujet empêtré dans son histoire peut être étroite mais elle existe toujours, affirme l’auteur. Au minimum, nous pouvons reconnaître et accepter notre empêtrement car, écrit Schapp, toute tentative de dérobade, loin de nous dégager de l’empêtrement, risque de donner naissance à une autre histoire dans laquelle nous nous trouverons empêtrés encore davantage. « Nous ne pouvons nous atteindre nous-mêmes que par nos propres histoires, par la manière dont nous les assumons, dont nous y sommes empêtrés, la manière dont ces empêtrements prennent forme, s’assouplissent ou deviennent inextricables » (Schapp, ibid., p.126).

13Pour Paul Ricœur, « nous racontons des histoires parce que les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées ». En particulier, « toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit » (1983-85, p. 115). La plupart de nos vies sont remplies de moments de paix, de bonheur, de sérénité. Mais elles sont aussi traversées de moments de souffrance ; qu’elle soit légère ou intense, la souffrance est vécue comme rupture et entrave à notre projet d’existence – cassure parfois minime, parfois dramatique. Dans ces derniers cas, la personne ne parvient plus à donner sens à ce qui lui arrive. Le monde lui paraît absurde, vain, brutal. Ses valeurs se diluent et s’effondrent. Qui, en effet, n’a pas déjà vécu de ces moments où l’existence se précipite, où l’on se sent perdu, confus, divisé, coupé de soi-même, aux abois ?

14Qui suis-je ? Croire en quoi ? Vivre pour quoi ? Que veux-je ? Quelle que soit leur acuité, ces questions surgissent, toutes renvoient à la question de l’identité. A cette question, Paul Ricœur affirme que nous ne pouvons répondre que par le récit de notre vie. En racontant notre vie ou des épisodes de celle-ci, nous en construisons ou reconstruisons la cohésion ; ce qu’il appelle notre identité narrative.

La question de l’identité

Identité et permanence de soi

15Sous-jacente à la question de l’identité se joue la question de la permanence de soi. Examinons-la brièvement et tentons de saisir la particularité avec laquelle le récit, même d’un petit bout de son histoire, y répond.

16Que nous ayons 20 ans, 30 ans, 50 ans ou plus, nous avons certainement le sentiment d’avoir évolué et d’avoir changé, de nous être transformé(e) parfois profondément. Mais en même temps, nous nous reconnaissons le même ou la même. Et cela, quels que soient les aléas, les transformations ou même les ruptures de notre existence. Ce « sentiment de permanence de soi » nous donne une sensation de continuité, de cohérence et d’unité de nous-même. Il peut bien sûr exister plus fortement chez certains, moins fortement chez d’autres.

17Mais quand il fait défaut, cela s’accompagne généralement de souffrance. Pensons à l’angoisse des schizophrènes qui, divisés dans leurs multiples personnalités, ne peuvent construire ce sentiment d’unité d’eux-mêmes. Pensons aussi à la détresse éprouvée par des personnes souffrant d’amnésie qui se trouvent dans l’impossibilité de mettre des mots sur ce qui leur est arrivé et de construire ainsi la continuité de leur histoire. Sans entrer dans des cas aussi graves, nous avons tous déjà certainement vécu des événements qui, en quelque sorte, nous déportent de nous-mêmes.

Identité et permanence de soi chez Paul Ricœur

18Pour Paul Ricœur, l’identité se décline selon deux pôles qui ont chacun leur mode de permanence : l’idem ou la mêmeté et l’ipséité que le récit articule. En attestant du maintien de soi, le récit exprime la « personne ». Ce « non-concept » de personne n’est pas employé ici dans le même sens qu’être humain.

19Mais avant de poursuivre plus avant la découverte de l’identité narrative chez Paul Ricœur, je vous propose un bond dans le passé avec Pascal (XVIIe siècle) puis, plus proche de nous, avec E. Mounier. Ce détour devra nous permettre de nous approcher de ce que Ricœur entend par ce non-concept de « personne », sans lequel nous ne pouvons saisir sa conception du récit comme vecteur de l’identité.

Blaise Pascal

20Voici un petit texte bien connu (tiré des Pensées) de Pascal, qui s’intitule Le dilemme du moi : « Qu’est-ce que le moi ?(…) Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si l’on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non car je puis perdre ces qualités, sans me perdre moi-même. Où donc est ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. »

21La conclusion de Pascal est certes triste et décevante, voire intenable car ce sont bien des personnes que nous aimons ; le problème est pourtant bien posé : quel est, en effet, cet insaisissable sujet qui est à lui seul toutes les qualités, tout en les excédant toutes ? Pascal esquisse déjà la voie en nous montrant qu’il nous faut distinguer la notion d’un moi psychologique détenteur de caractéristiques, de qualités – bref, d’une personnalité – de la notion d’un moi personnel dont nous allons rechercher l’identité. Nous ne pourrons pourtant nous contenter, comme il semble le faire, de réduire le sujet à un substrat abstrait et désincarné.

22Nous voyons ainsi déjà se dessiner deux niveaux irréductibles l’un à l’autre, mais non séparables : ce que plus tard Ricœur appellera l’idem et l’ipse.

23Pascal nous entraîne aussi à réfléchir à ce qu’implique une relation interpersonnelle, ici celle, privilégiée, d’amour : nous n’aimons pas autrui pour les qualités qu’il posséderait et dont nous pourrions faire étalage. Comme Pascal nous le montre, nous pouvons, en effet, retourner en leur contraire toutes les raisons que nous nous donnerions pour aimer quelqu’un.

24Et s’il faut témoigner de l’amitié ou de l’amour, nous ne pouvons que répondre, comme Montaigne à propos de son amitié pour La Boétie, en refusant de les décrire en termes d’adjectif ou d’attribut. « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais…, écrit-il, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : “parce que c’était lui, parce que c’était moi.” ».

25Nous aimons autrui parce que nous vivons avec lui une relation heureuse où nous nous maintenons.

26En nous conviant d’emblée dans le champ de la relation interpersonnelle, Pascal nous fait penser que la personne ne se fait apparaître que dans le rapport à l’autre, dans la relation je-tu avec autrui. Nous verrons plus loin avec Paul Ricœur que la personne n’apparaît que dans son agir engagé avec les autres.

Emmanuel Mounier

27Faisons un second saut dans le temps, avec Emmanuel Mounier (1905-1950) et sa philosophie personnaliste. « La personne, écrit-il, n’est pas le plus merveilleux objet du monde, un objet que nous connaîtrions du dehors, comme les autres. Elle est la seule réalité que nous connaissions et que nous fassions en même temps du dedans ». Nous nous construisons comme personne : mais, formulé ainsi, cela pourrait nous faire croire que la personne est un état idéal à atteindre – conception éloignée de celle de mouvement et d’agir.

28« Le Meilleur des Mondes de Huxley, dit-il aussi, est à l’opposé d’un univers personnel, car tout s’y aménage, rien ne s’y crée, rien n’y joue l’aventure d’une liberté responsable. Pas d’existence personnelle sans exercice de la liberté ». Faisant allusion au Meilleur des Mondes, Mounier nous indique que la tâche personnaliste est de s’affranchir de toutes les formes d’asservissements et de déterminismes pour exercer sa liberté : celle-ci est vue comme une conquête, comme un projet à atteindre.

29« Elle (la personne) est une activité vécue d’auto-création, de communication et d’adhésion qui se saisit et se connaît dans son acte. » La personne vue par Mounier est une œuvre de soi-même : elle s’explicite, s’enrichit et se développe. Elle exige la communication avec autrui en acceptant de s’exposer à l’altérité, mais n’accepte pas la communion qui en serait la négation. La personne est une activité d’adhésion : en effet, pour E. Mounier, l’exigence la plus fondamentale d’une vie personnelle est celle de notre engagement, c’est-à-dire d’un esprit d’initiative et de risque.

Les deux pôles de l’existence humaine chez Ricœur : idem et ipse

30Revenons maintenant à Paul Ricœur et aux deux pôles de l’existence humaine. J’illustrerai ici mon propos par l’histoire de Javier, espérant ainsi pouvoir mieux faire saisir l’enjeu du récit dans la reconstruction d’une identité personnelle brisée.

31

Javier est aujourd’hui un homme de plus de 50 ans. Né en Afrique, il a fui son pays d’origine pour des raisons politiques afin de se réfugier en Suède à l’âge de 14-15 ans.
Je l’ai rencontré alors qu’il venait une nouvelle fois d’immigrer en Belgique, mais pour des raisons professionnelles cette fois. Je l’ai écouté pendant de nombreuses heures me raconter son histoire et je pense l’avoir aidé à reconstruire sa vie dans un sens qui le satisfaisait davantage.
« Où veux-je vivre ? Pour quel métier suis-je fait : artiste peintre, fonctionnaire, économiste ? Suis-je belge, africain, suédois, européen ? Et comment puis-je travailler dans une entreprise européenne si je ne me “sens” pas européen, car quelle est alors ma loyauté professionnelle ? » Ou encore : « Si je continue ce boulot, ne vais-je pas éteindre en moi toute sensibilité à l’art et au beau ? » Etc. Telles étaient les multiples questions qui tarabustaient Javier au moment où je l’ai rencontré.
Questions qui renvoyaient à celle de l’identité et à celle de la permanence de soi déclinée sous le pôle de l’identité idem, comme nous allons le voir dans un instant.

L’idem : le même

32L’idem désigne, selon Ricœur, l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît un individu. Ainsi, Anne a des yeux bruns, souffre fréquemment du dos, joue adorablement du piano, râle sans doute un peu trop souvent mais fait preuve de tant de générosité et a tellement bon cœur. Ou encore, elle est assistante sociale, médecin, enseignante, avocat, etc. Et si on reprend les catégories freudiennes, elle est de tempérament hystérique, phobique, paranoïde ou obsessionnel.

33La figure emblématique de l’idem est le caractère. Ricœur rattache deux notions à celle de caractère : la notion d’habitude et celle d’identification.

34L’habitude peut être définie comme une disposition acquise par la répétition. Contrairement à la simple disposition qui peut être héréditaire – j’ai, par exemple, une disposition à faire trop de cholestérol – l’habitude serait le résultat d’un faire, d’une action répétée. On dira d’ailleurs : j’ai pris telle ou telle habitude et il m’est difficile de m’en débarrasser. Ou : heureusement que j’ai cette habitude, cela me facilite la vie.

35Ainsi, la notion d’habitude comporte une double valence : celle d’habitude en train d’être contractée et celle d’habitude déjà acquise. Cette double valence de l’habitude inscrit le caractère dans le temps : je n’étais pas gourmande et j’ai commencé à le devenir le jour où mon compagnon m’a emmenée dans de bons restaurants. Et puis, je le suis restée. L’innovation qui a accompagné le commencement (je le suis devenue) se laisse par la suite recouvrir par l’inertie propre à l’habitude (je le suis restée).

36Le caractère est aussi le résultat d’identifications conscientes et inconscientes : les normes, les valeurs, les idéaux, les personnages auxquels s’est identifié un individu. Comme son père, il est devenu patient et tolérant, par exemple, et il aime la nature comme sa mère, etc. « Le se-reconnaître-dans contribue au se-reconnaître-à. » (Ricœur, 1990, p.146).

37Par les identifications acquises et les habitudes contractées, j’ai construit mon caractère au fil du temps. Il présente une certaine permanence, on me reconnaît, comme je me reconnais grâce à mon caractère. Mais la sédimentation des habitudes et l’imprégnation des identifications lui donnent une permanence subie. Mon caractère m’est devenu ainsi comme une seconde nature. L’identité du caractère est donc assurée par la stabilité empruntée aux habitudes et aux identifications acquises.

38Reprenons l’histoire de Javier.

39

Javier ne se reconnaît plus. Il avait une nationalité, il ne sait plus à laquelle s’identifier ; il avait des idéaux, il ne les reconnaît plus comme siens et ne peut rien mettre à leur place. Enfant, il se vivait comme sensible et émotif et il trouve qu’il fait un boulot « sec » d’économiste dans une entreprise. Des événements ont bousculé la structure de son caractère : rupture de l’idem mais non voulue. A cette époque, Javier aurait voulu, pour répondre à la question angoissante de son identité, trouver quelque chose de stable et de permanent qu’il aurait pu isoler et observer et qui aurait résisté au temps et à la fracture de son existence due à l’exil. Au travers duquel il aurait pu se reconnaître.
Se maintenir à ce niveau, c’eût été prendre le risque de l’enfermer dans des caractéristiques personnelles et sociales. Derrière toutes ces questions, je lisais la question du sens qu’il voulait donner à sa vie, celle de l’ipse, mais je pressentais qu’il n’était pas encore en mesure ni de se la poser ni d’y répondre.

L’ipse : soi-même

40Je l’ai fait moi-même. Tout seul. J’en revendique la paternité. L’ipse renvoie à ce qu’il y a de plus autonome en soi, à ce qui nous donne l’intuition de notre liberté.

41Le rapport que nous construisons à nous-même n’est pas un rapport d’identification avec son caractère (je suis colérique) qui écraserait l’ipse sur l’idem, ni même un rapport à un soi qui éprouverait un sentiment par rapport auquel il a peu d’initiative, si ce n’est celui de le sentir (je me sens en colère), comme on pourrait le trouver chez C. Rogers (1968). L’ipséité présume une distanciation entre soi et son caractère, soi et son histoire, soi et son corps, soi et son vécu. Et le récit – surtout sa reprise, comme nous allons le voir – construit précisément cette distance.

42L’ipséité s’atteste dans la reconnaissance qu’a le sujet d’être à l’initiative de ses actes, de son éthique et de ses paroles. C’est ce que Paul Ricœur appelle l’ascriptibilité, terme qu’il traduit tel quel de l’anglais. Je m’ascris mes actes lorsque je reconnais que j’ai la puissance d’agir sur le monde, d’interrompre le cours mécanique des choses et l’automaticité de la nature. Sauf contraintes extérieures, le mobile de mes actes m’appartient.

43L’ascriptibilité désigne aussi pour P. Ricœur l’homme capable d’exercer pleinement son jugement éthique ; rien n’est bon, ni mauvais en soi. Dans le vif de l’action, je choisis d’agir en fonction de ce que je crois être le bien pour moi et pour autrui.

44Enfin, l’ascriptibilité renvoie à l’attestation que le sujet a d’être à l’initiative de sa parole et donc de ses sentiments et par là de son caractère. L’ipse suppose ainsi non seulement une distanciation entre soi et son caractère, mais aussi la reconnaissance d’être à l’origine de sa persévération. C’est bien moi qui reprends telle ou telle habitude. Attardons-nous sur ce dernier point, probablement le plus difficile à accepter.

45Rappelons d’abord que le caractère est, pour P. Ricœur, le résultat d’habitudes et prenons l’exemple de la colère. J’ai l’habitude de me mettre en colère. « Je me mets en colère, je mets en colère moi ». C’est bien moi qui fais quelque chose à moi. Lorsque j’élabore mon rapport à moi-même de cette façon, j’atteste que je suis consciente que je suis à l’origine de ma colère. Ne confondons pas avec la culpabilité, ce qui sous-entendrait une faute. Il peut, d’ailleurs, être tout à fait justifié que je me mette en colère. Mais, qu’elle soit pertinente ou pas, c’est bien moi qui me fabrique cette colère, probablement avec le discours intérieur que je me tiens : discours qui est le résultat d’une vision du monde que je me suis édifiée tout au long de mon existence. Je peux bien entendu ne pas saisir comment je l’ai fait naître ; le récit me permettra d’ailleurs de le saisir de l’intérieur et de construire une distance juste entre mon vécu et le soi. Mais n’anticipons pas !

46L’ipséité s’atteste également dans un certain rapport que la personne entretient avec son corps. Il n’est ni un rapport d’identification ni un rapport d’objectivation. Je ne suis pas mon corps. M’identifier à mon corps serait recouvrir l’ipse par l’idem. Je n’ai pas non plus mon corps, ce serait le considérer comme un objet ou un outil et j’établirais alors une distance trop grande et sans bienveillance entre moi et mon corps. Mon corps est mien. Je le rends mien : ces mains, ces bras, ce ventre que j’ai vu grandir, grossir, admirer, caresser. Je les ai, en quelque sorte, adoptés. Nous avons une histoire commune. Processus d’appropriation, qui s’opère grâce au récit et non état, la mienneté installe en moi un rapport à moi-même où je ne m’identifie ni à mon histoire ni à mon corps ni à telle ou telle de mes caractéristiques.

47L’ipse désigne ainsi ce qui n’est pas le moi. L’ipse renvoie à ce qui est irréductible à toute détermination, qu’elle soit celle du caractère, du corps ou de l’histoire personnelle. La figure emblématique de l’ipse est, cette fois, le respect de la parole donnée ou la constance dans l’amitié : quoi qu’il se passe, quelles que soient les turbulences de mon caractère, je me maintiens.

48L’écart entre l’idem et l’ipse est ici à son maximum, l’opposition entre la permanence subie du même et la permanence voulue du soi, la plus extrême. En revanche, l’écart entre l’idem et l’ipse est minimum lorsqu’on identifie le sujet avec son caractère. Ricœur parle, à ce propos, d’un recouvrement de l’ipse par l’idem.

49

Javier à nouveau : « Quel sens à donner à ma vie ? », me dit-il un jour. « C’est bien là une interrogation vaine à laquelle j’ai décidé de ne plus penser », poursuivit-il. « La vie n’a pas de sens et il est inutile de vouloir lui en donner un. Sur quels critères d’ailleurs se fonder pour lui en donner un : tout se vaut en définitive ? ». Et puis, ajouta-t-il, « aucune valeur ne mérite qu’on se sacrifie pour elle. ». Il savait de quoi il parlait et je pouvais le comprendre. Pourtant c’était bien la question du sens qu’il retournait sous toutes ses formes.
Javier se sent écartelé entre sa vie avant et après l’exil. Il ne peut plus reconnaitre ses valeurs d’antan. Les défendre a failli lui coûter la vie. Mais au-delà de cela, c’est toute idée de sens qu’il renie, toute idée de projet pour son existence qu’il rejette. « Je gagne bien ma vie », m’a-t-il souvent dit, un peu honteusement d’ailleurs, comme s’il ne se considérait pas, en cela, loyal par rapport à sa famille et à son passé. « J’essaye d’être heureux et pour le reste, je ne sais pas grand-chose ». Manifestement, ce programme ne le satisfaisait pas vraiment : désespoir de la fracture de l’ipse.
Javier ne se reconnaissait pas non plus comme étant vraiment à l’initiative de son passé de militant. « Je ne sais pas pourquoi j’ai rejoint ces groupes », m’a-t-il plusieurs fois dit. « Sans doute pour faire plaisir à ma mère », ajouta-t-il un jour, perplexe et troublé d’imaginer que sa mère ait peut-être voulu l’entraîner sur des chemins si dangereux.

50Résumons : deux pôles dans l’existence humaine : l’ipse et l’idem ; l’ipse répondant à la question du qui de l’existence alors que l’idem répond à la question du quoi (qu’ai-je fait) et du comment (comment je l’ai fait). Chacun ayant son mode de permanence de soi à travers le temps : subie dans le cas de l’idem, voulue dans le cas de l’ipse. D’un côté l’entêtement du caractère, de l’autre la constance dans l’amitié ; sédimentation du caractère au fil du temps, renouvellement de l’amitié à travers les années.

51Comment le récit articule-t-il cette permanence du soi – et par-là se fait la voie de la « personne » ? Avant de répondre à cette question, il nous faut encore nous arrêter sur les caractéristiques particulières du récit et le distinguer de la description, qui lui est proche, mais qui n’a pas du tout le même effet sur le narrateur.

Le récit

Caractéristiques particulières du récit

52Un récit se définit généralement comme « la transformation d’un état (initial) à un autre (final) » (Reuter, 1997).

53Faire un récit consiste à mettre en action des personnages selon des règles qui en font une totalité hautement organisée, de façon à construire une histoire jugée cohérente et convaincante par celui qui raconte. Ces personnages sont dotés d’affects, d’émotions et animés de jugements éthiques.

54Le récit relatant une succession de faits, d’actions, d’émotions et de sentiments vécus, on peut d’abord le concevoir comme une chronique d’un temps passé, comme le dirait Roselyne Orofiamma (2002). Ces événements sont agencés selon une mise en intrigue choisie par le narrateur qui ordonne la succession d’événements qu’il raconte selon un ordre chronologique et un ordre subjectif.

55La mise en intrigue est ainsi l’opération qui construit une configuration à partir d’une simple succession d’événements. Le terme de configuration, préféré par Paul Ricœur à celui de structure, désigne l’art d’agencer des faits pour en faire un tout selon un ordre qui donne sens à l’histoire racontée. Cette mise en intrigue est une représentation ou une imitation de la réalité, enrichie par la créativité et l’imagination du narrateur. La transformation inhérente au récit est précisément le résultat de cette mise en intrigue.

56Ainsi, lorsque je fais un récit, je raconte ce que j’ai fait et comment je l’ai fait (je suis le personnage central de l’histoire, le héros ou l’héroïne, en quelque sorte) en un tout cohérent, me donnant de la sorte une représentation de mes actions. En d’autres mots, mettre en intrigue, c’est configurer, agencer des événements pour en faire une histoire cohérente où l’hétérogène et le contingent sont rendus nécessaires.

57Par hétérogène et contingent, on désigne tout événement ressenti comme contrariant son projet d’existence, que celui-ci soit précis ou flou, proche ou lointain. Cela suppose une complétude, c’est-à-dire une totalité et une étendue.

58On entend d’abord le fait qu’il s’agit d’une totalité, c’est-à-dire une histoire qui a un début, un milieu et une fin. Un événement est un début quand le narrateur estime qu’il est suffisant pour comprendre ce qui va suivre. Il ne s’agit évidemment pas d’une chronologie objective. La personne décide elle-même ce qui va être le début de son histoire, la plupart du temps ce qui lui paraît nécessaire pour que son histoire puisse être comprise. Cela peut d’ailleurs changer d’une fois à l’autre.

59Le milieu, c’est forcément ce qui se passe entre le début et la fin, mais avec sa logique propre qui est celle du renversement. Le moment où, dans l’histoire, cela bascule quand le discordant, l’inattendu surgit.

60

Des amis de Javier se font arrêter. Par peur de leur dénonciation sous l’effet de la torture, les parents de Javier l’envoient précipitamment en Europe.

61Le renversement est l’élément nécessaire pour qu’il y ait récit. Le récit est semé de péripéties effrayantes, menaçantes, mais aussi grandioses ou vivifiantes. Au centre de celles-ci se trouve un épisode majeur, discordant avec le reste. C’est le moment où le bonheur se transforme en malheur. L’inverse est évidemment possible aussi. Le renversement apparaît à la fois comme inattendu et comme vraisemblable : tout le travail du récit consiste précisément à rendre vraisemblables ces incidents discordants. C’est d’ailleurs dans la mesure où le discordant est devenu vraisemblable que s’opère la purification, la catharsis. Cette injustice, cette frayeur, cette humiliation ne m’apparaît plus alors comme révoltante, angoissante, absurde ou invraisemblable, mais comme ce qui m’appartient et constitue mon histoire, comme nécessaire à mon histoire – ce sans quoi mon être-au-monde serait autre. Et donc mon identité. Je me reconnais dans ce qui m’est arrivé et je m’en émeus. L’émotionnel rejoint alors l’intelligible.

62La fin désigne ce qui devait arriver étant donné ce qui précède. « La configuration de l’intrigue impose à la suite indéfinie des incidents le sens du point final (…). Point final comme celui d’où l’histoire peut être vue comme une totalité » (Ricœur, Tome 1, 1983, p. 131). La personne s’arrête là, c’est la chute de son histoire. En racontant, elle a transformé des événements vécus plus ou moins comme étrangers à elle-même en un tout intelligible et acceptable pour elle. Elle a raconté comment elle est en train de faire bifurquer sa vie à travers/grâce à ces événements qu’elle vient de raconter. Elle a pris une orientation et se sent sans doute davantage disponible pour d’autres expériences.

63Quant à l’étendue, c’est la durée nécessaire à l’action. Dans un récit, le temps y est plein, ponctué. Pas de temps morts – sans signification – tout concourt au déroulement de l’action.

64En racontant, la personne a inscrit des événements qu’au départ elle percevait comme discordants par rapport à sa vie ou au projet de sa vie, étrangers à elle-même dans le tout momentané de son histoire. La mise en intrigue a ainsi relié entre eux les événements épars d’une vie, en intégrant dans le temps la diversité et le discordant. Le récit se présente ainsi comme un système organisé qui met de la cohésion là où il n’existait qu’événements dispersés et masses chaotiques de perception et d’expérience de vie (Josselson, 1998, pp. 889-893).

Raconter n’est pas décrire

65Il convient de distinguer le récit de la description. La connaissance théorique de cette distinction me paraît utile pour celui qui écoute autrui raconter des instants de sa vie. Récit et description n’ayant pas le même effet sur celui qui parle, de même que sur celui qui écoute, il est sans doute nécessaire que l’écoutant identifie ce qu’il entend. Tout en étant conscient qu’une simple compréhension intellectuelle n’est pas suffisante pour saisir de l’intérieur ce qui se joue dans l’un et l’autre.

66Dans un discours descriptif, la personne fait état de ses habitudes immuables et intemporelles (« J’ai un problème de timidité »). Dans un discours narratif, la personne raconte ce qu’elle a fait (« Hier, en arrivant dans ce groupe, je me suis tout à coup senti intimidé »). Éventuellement, comment elle a pris ou repris une habitude, ou mieux, comment elle s’en est détournée en profitant de l’inattendu. La description ne permet pas l’ascriptibilité. Seul le récit la permet car, dans le récit, nous racontons comment nous avons orienté notre vie, comment nous nous sommes approprié un détail pour en faire un événement significatif de notre existence.

67Dans le récit, l’action est achevée. Dans la description, elle est répétée à l’infini. Or nous savons combien la répétitivité est synonyme de dramatisation. La description est sans temporalité alors que le récit inscrit dans le temps les moments vécus. Bref, dans un récit, la personne raconte comment, d’instant en instant, elle s’est transformée.

68J’ajouterai encore qu’il n’est évidemment pas recommandé d’intervenir directement par des consignes quelconques pour transformer le discours du narrateur afin que celui-ci raconte et ne décrive plus. Bien au contraire, ce serait lui faire violence. Car raconter un bout de notre histoire implique, engage, dévoile celui qui en est l’auteur et par là effraie, d’où l’effroi que nous éprouvons à le faire. A mon sens, une écoute bienveillante et patiente constitue une des meilleures conditions pour que peu à peu le narrateur ou la narratrice puisse se livrer et se dévoiler à autrui et ainsi à lui (elle)-même.

Le récit construit l’identité narrative

69Tentons de voir à présent comment le récit articule les deux pôles de l’identité et participe ainsi à la construction de nous-même, de ce que Paul Ricœur appelle l’identité narrative.

70Le récit articule les deux pôles de l’existence humaine : idem et ipse. En effet, construire un récit, comme nous l’avons vu, c’est raconter qui (ipse) fait quoi et comment il le fait (idem). Le récit infléchit la permanence subie du caractère vers celle voulue de l’ipse tout en incarnant la volonté éthique propre à l’ipse dans les habitudes de caractère.

Récit et idem : le récit infléchit l’idem vers l’ipse

71En racontant, je fais mien mon caractère, je réalise sa dimension historique. Nous avons vu que l’identité liée au caractère était subie : l’expérience de nous-même au quotidien nous en témoigne. « C’était plus fort que moi, je n’ai pas pu faire autrement, je ne sais pas ce qui m’a pris, c’est une habitude familiale, j’étais hors de moi, etc. » sont là autant d’expressions par lesquelles nous attestons que nous avons le sentiment que notre caractère nous échappe.

72Pourtant, lorsque je raconte à quelqu’un qui écoute avec bienveillance un épisode de ma vie, un moment de joie et de bonheur, d’agacement et d’impatience, de timidité ou de repli sur soi ou au contraire de fierté et de satisfaction, je vais oser petit à petit déployer les affects, les sensations, les émotions de même que les jugements qui ont orienté mon agir. Ce qui m’apparaissait au départ comme ne m’appartenant pas ou peu, j’en prends petit à petit la responsabilité et m’en reconnais l’initiative. Je réalise que j’ai choisi de m’opposer à telle ou telle injustice ou comment j’ai fait pour m’impatienter, m’attrister, me décourager, me laisser séduire ou me réjouir de tel ou tel événement.

73En narrativisant ainsi mon caractère, je lui rends le mouvement et la liberté abolis par les dispositions acquises et par les identifications sclérosées. Ce que le temps a sédimenté, le récit va le déployer, permettant que je réalise que je suis à l’origine de la manière dont j’ai agi. Ainsi, en racontant (et c’est précisément ce qui distingue le récit de la description), je m’ascris mes actes.

74En bref, en racontant ses expériences passées on ressaisit ses choix. Renouant avec des décisions qu’elle a prises un jour, la personne s’en libère, ce qui a pour effet de lui offrir d’autres possibilités de choix.

75

Je me souviens ainsi du jour où me racontant pour la xe fois ses rassemblements d’opposants politiques, Javier me dit d’un ton un peu gêné qu’il y allait aussi pour y rencontrer les filles. Partagé entre l’excitation, la révolte et la tristesse, il me raconta alors ses premiers émois amoureux pour une jeune fille d’un an ou deux plus âgée que lui, morte dans les prisons. Récit particulièrement important, je crois, car, pour la première fois, il reconnut sa part de décision personnelle dans sa participation à ces groupes politiques. Il put alors donner un sens plus compréhensible et plus acceptable pour lui à sa participation. De plus, je perçus qu’il commençait à tracer un fil entre son passé et sa vie actuelle, notamment concernant sa vie amoureuse. A cette époque, Javier avait encore très peur de s’engager dans une relation avec une femme. Il craignait, s’il s’engageait, d’être peut-être un jour déçu et malheureux. Ce jour-là, je l’ai invité à me parler longuement de cette jeune fille. Je fus émue de l’entendre me raconter combien il s’était senti triste, coupable et s’était jugé lâche lorsque, fuyant son pays d’origine, il avait dû la quitter sans même avoir pu lui dire au revoir.

76Le récit permet aussi de détacher de soi des identifications inconscientes qui imprègnent notre comportement à notre insu.

77

Le même jour, il me raconta également un voyage qu’il avait fait en Italie, à son arrivée en Europe. Il s’était alors obligé à se prêter aux conversations politiques des adultes alors qu’il était fasciné par les longs tunnels routiers qui bordent la Côte Adriatique. Il osa m’exprimer – s’exprimer – le plaisir et la joie que, gamin, il avait éprouvés en les traversant. Joie toute simple qu’à l’époque il n’avait osé exprimer. Je pense que ces récits furent particulièrement importants car j’ai eu alors l’impression qu’à travers ceux-ci, il commençait réellement à sortir de l’identification à un personnage de héros que, plus ou moins contraint, il s’était construite. Peu de temps après, il manifesta le désir de me raconter sa vie de manière chronologique comme pour mettre une unité entre ces deux périodes de sa vie : l’avant et l’après-exil. Il relut son histoire avec une bienveillance et, oserais-je dire, une légèreté que je ne lui avais jamais connues auparavant.

78En racontant, je m’explique ma vie et je comprends notamment comment les événements que j’ai vécus ont façonné certaines particularités de mon caractère qui, au fil du temps, se sont sédimentées. Dans l’après-coup du récit, l’événement qui n’était que contingence et discordance devient nécessité pour la compréhension de mon histoire et de ce que je suis devenu(e).

Récit et ipse : le récit témoigne et incarne la visée éthique

En racontant, je témoigne des choix éthiques de mon action

79Les récits ne sont pas seulement nourris par les événements vécus, ils puisent aussi leur dynamique dans un projet de vie, aussi incertain ou mobile soit-il. Quand nous racontons, nous ne racontons pas tout : nous sélectionnons les événements racontés en fonction d’anticipations relevant de ce que Sartre appelle le « projet existentiel » de chacun. Ainsi, nos désirs profonds, nos valeurs, nos idéaux, même très peu conscients, structurent et motivent nos récits ; un événement peut être ainsi l’occasion d’une narration, précisément parce qu’il mobilise chez son auteur une idée de justice, par exemple.

80De plus, parmi les différentes mises en intrigue possibles, celle qui est choisie atteste du choix éthique qui a été opéré dans le vif de l’action. Nos récits sont ainsi le témoignage du souci d’une vie bonne pour soi-même et pour autrui, selon la formule de Paul Ricœur. Probablement cette dialectique entre expérience passée et anticipation future donne-t-elle au récit sa plus grande puissance d’unification.

En racontant, j’incarne mes choix éthiques

81« En narrativisant la visée éthique, le récit lui donne les traits reconnaissables de personnages aimés ou respectés » (Ricœur, op. cit., p.196). Raconter son souci éthique ne peut se faire qu’à travers les particularités du caractère. Ainsi, la façon que j’ai de défendre telle ou telle cause, de m’opposer à telle ou telle injustice, de m’indigner, de m’agacer ou de m’impatienter est identifiable entre toutes car elle est empreinte de mes habitudes de caractère. D’autre part, nous faisons intervenir dans nos récits divers personnages, père, mère, frères, sœurs, patron, voisins, etc. que nous louons ou blâmons et dont nous ne manquons pas d’apprécier ou de désapprouver les actes. De cette façon, nous reprenons à notre propre compte – ou au contraire nous rejetons les choix éthiques qu’ils ont eux-mêmes opérés. Nous passons, ainsi, d’une connaissance abstraite des valeurs (la haine, l’amour ou la solidarité, par exemple) à une connaissance vécue.

En racontant, c’est l’entièreté de ma vie que je profile

82Quel que soit l’événement raconté, c’est toute la vie qui se précipite dans le récit avec ses dimensions variées faites de ruptures, de déchirures et d’habitudes rigides, mais aussi d’un projet d’existence clair et conscient ou, au contraire, flou et plus ou moins obscur. Et, si petite soit l’anecdote racontée, c’est la globalité d’une vie qui se donne à apparaître et l’entièreté de celle-ci qui se construit.

83

Je me souviens ainsi de Javier qui, revenant d’un voyage en Asie, me raconta l’anecdote suivante : « Juste avant de reprendre l’avion pour le retour, je me suis arrêté auprès d’un paysan que j’avais déjà croisé quelques fois, je lui ai acheté tous ses litchis ainsi que son panier d’osier. J’ai eu, poursuivit-il, le sentiment qu’un monde me séparait de cet homme à qui je venais d’acheter, en quelques secondes, à la fois l’équivalent de sa journée de salaire et son instrument de travail. Et pourtant, poursuivit-il, je l’ai vu comme un frère, tellement identique à moi. J’ai éprouvé un grand sentiment de solidarité pour cet homme : si je fais ce boulot, c’est pour participer à l’amélioration des conditions de vie d’hommes et de femmes comme lui, afin qu’ils soient plus heureux. Puis, un peu railleur : Tu m’as toujours ennuyé avec ta question du sens à donner à sa vie. Je crois bien que j’en tiens un bout, même si je me rebiffe encore un peu à me rallier à moi-même. »

84En racontant, Javier a donné du sens à son histoire : ce sens n’était pas déjà là et le récit n’a pas eu pour effet de le retrouver ou de le faire surgir des ténèbres de l’inconscient, mais de le produire par l’acte même de raconter. Sens jamais achevé, jamais définitif, toujours en élaboration ou en construction !

85Le récit procède d’un éclatement de la vie jusqu’à sa recollection chargée de sens. Il devient ainsi propice à un redéploiement de soi et à une construction consciente du sens à donner à sa vie. Le récit articule dialectiquement l’identité idem à l’identité ipse. Quand je raconte ce que j’ai fait, je raconte comment, malgré les incertitudes de la vie et les rigidités de mon caractère, je me suis maintenu(e).

86L’identité narrative est dynamique et fragile. Elle est le résultat d’une conquête jamais définitive, toujours en construction (reconstruction). Elle témoigne de l’équilibre instable entre la possession de soi et la dépossession de soi. « Nos vies existent dans un espace de questions auxquelles seule une narration cohérente peut apporter la réponse » (Taylor, 1998, p. 71). Aussi, seule l’attente bienveillante de celui qui écoute permet de sortir de l’errance à laquelle la persévération du caractère et les vicissitudes de la vie pourraient conduire, pour oser témoigner de la constance du souci d’une vie bonne.

Reprise du récit et poésie

87Si on lui en donne l’espace, la personne reprend généralement son récit maintes et maintes fois. L’histoire se transforme : tantôt un nouveau détail apparaît ou une nouvelle émotion, tantôt une expression est mieux choisie, traduisant mieux la sensation ou l’émotion évoquées.

88A chaque fois, la mise en intrigue des événements racontés se transforme : les portes d’entrée de l’histoire sont différentes ; comme la fin et le milieu d’ailleurs. Les relations entre les événements se modifient également. Et surtout le basculement s’inverse : ce qui avait été vécu comme rupture devient nécessaire à la compréhension de soi-même et enfin acceptable.

89A chaque reprise, le narrateur reconstruit la cohérence et l’unité de son histoire dans une configuration différente, qui accorde un sens remanié aux actes vécus. La mise en intrigue doit donc être vue comme quelque chose se faisant, comme une opération.

90Le premier récit est, ainsi, souvent lourd, rigide, conforme aux attentes sociales, englué dans le choc émotionnel. Au fur et à mesure des reprises, il s’allège, s’assouplit et se poétise. La personne fait siens les événements vécus en y mettant sa couleur, c’est-à-dire sa subjectivité. Sans le vouloir, elle se fait poète et, se faisant poète, elle prend de l’air, du souffle et de la liberté.

91L’événement ne la possède plus, ou moins, car elle l’a capturé, apprivoisé, transfiguré. Et c’est bien tout au long de ce travail sur le texte de nos récits, qui s’opère par leur reprise à frais nouveaux à chaque fois, que l’ipse (le soi), englué dans l’idem à la suite des chocs émotionnels vécus, se dégage de celui-ci ; se désidentifiant ainsi de la souffrance vécue.

Le cercle du temps et du récit

92Nous venons de le voir, se raconter, c’est embrasser sa vie dans un mouvement – sous-tendu par son projet existentiel – qui va du passé vers l’avenir ; le récit nous fait ainsi éprouver l’étirement du temps. Le récit nous fait passer du temps vécu au temps raconté. « Le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative » (Ricœur, 1983, p.17). Mais si nous avons besoin du récit pour donner un sens humain au temps, seule la prise en compte du temps permet de comprendre la nature du récit.

93Tout récit nous parle du temps comme le temps ne peut se dire que sous forme de récit. « Si nous voulons savoir ce qu’est le temps (ce qu’est la signification humaine du temps), nous devons passer par le récit ; si, en revanche, nous voulons savoir ce que raconter veut dire et comprendre en vertu de quelle nécessité « transculturelle » toutes les sociétés humaines sans exception s’expriment par des récits, nous devons partir du caractère irrévocablement temporel de notre existence » (Greisch, 2001, p.181).

94Nos récits, avec leur mise en intrigue, apparaissent ainsi comme « le moyen privilégié grâce auquel nous reconfigurons notre expérience temporelle, confuse, informe, et, à la limite muette » (Ricœur, 1983, p. 13.) Notons au passage combien la reprise du récit confirme ce travail.

95Pour saisir intimement l’articulation entre le temps et le récit, il faut aussi comprendre que la mise en intrigue de nos récits transforme notre agir. Celle-ci a, en effet, un rôle médiateur entre notre expérience vécue et notre agir futur transformé. « Il s’agit de suivre le destin d’un temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré. » (Ricœur, ibid., p. 87). Le récit est véritablement extension de soi vers le futur. Et c’est en cela qu’il nous inscrit dans le temps.

Le rôle de l’écoutant

96Le récit ne se déploie véritablement que s’il est adressé à quelqu’un. Et il ne s’agit pas de parler devant quelqu’un mais à quelqu’un : le récit a besoin d’une adresse pour advenir véritablement comme récit.

97Il nous est à tous certainement déjà arrivé d’avoir raconté maintes et maintes fois un incident pénible et pourtant de n’avoir observé aucun effet bénéfique ! Il est probable que la qualité de la relation que nous entretenions avec notre interlocuteur n’était pas suffisante ; soit que nous étions interrompus par celui-ci, ce qui nous faisait taire ; soit que nous recevions des conseils – adaptés ou pas – mais tellement difficiles à mettre en pratique, ou encore bien d’autres choses !

98Dans ce travail d’élaboration du récit, la personne attend de l’amitié de celui à qui elle l’adresse. L’écoute se fait aimante et chaleureuse. Sans jugement de valeur, mais sans impassibilité car l’écoutant se doit d’être un spectateur impliqué, c’est-à-dire intéressé, concerné et capable d’émotion. Vibrant et pourtant sans identification et sans complaisance !

99L’écoute bienveillante de l’écoutant est cet élément du contexte qui va permettre au narrateur de donner un sens nouveau – bienveillant et libérateur – à ce qui lui est arrivé.

100Le narrateur cherche à persuader son auditeur et c’est finalement lui-même qui en sort convaincu. L’écoutant s’efforce de s’approprier le monde culturel du narrateur, car le récit ne prend sa valeur que dans un monde culturel déterminé. Le fait d’être giflé comme enfant, par exemple, change de valeur suivant les cultures.

101L’écoutant s’efforce d’épouser de l’intérieur la manière dont l’histoire se raconte : car comprendre l’histoire qui m’est racontée signifie m’ouvrir aux multiples horizons, qu’ils soient oubliés, présents ou futurs, auxquels cette histoire nous entraîne. L’explication causale ne nous est évidemment d’aucun secours et doit être écartée.

Limites du récit

102Tout est-il racontable ? N’y a-t-il pas des événements à ce point traumatisants que les raconter – se les remémorer – risquerait de mettre en péril l’identité-ipse de l’individu ? C’est en tout cas, d’une manière ou d’une autre ce dont témoignent les rescapés de traumatismes extrêmement graves (génocide, épuration ethnique, viol collectif…). L’attente patiente et bienveillante de la parole de l’autre est alors plus encore indispensable. S’il ne va peut-être pas de soi que toute expérience de vie puisse faire l’objet d’un récit où la concordance l’emportera sur la discordance, n’est-ce pas pourtant là une nécessité existentielle ?

Conclusions

103

  1. Il n’y a pas de récit sans un minimum de capacité à réfléchir et à comprendre sa vie, c’est-à-dire à la totaliser et à la rassembler dans une histoire. Le récit ne crée pas cette capacité, il se fonde sur elle et la déploie.
  2. Le récit crée du nouveau et de l’inédit, ce qui renouvelle et ébranle la compréhension de soi-même et de sa vie.
  3. Se raconter, c’est se comprendre par l’interprétation que l’on se donne de soi, grâce à la médiation du récit. Pour paraphraser Paul Ricœur, se comprendre, c’est se comprendre devant le récit que l’on élabore de sa vie et recevoir de celui-ci les conditions d’un soi autre que le moi qui en a précédé la construction.
  4. En racontant, la personne donne donc du sens (direction/signification) à son histoire : ce sens n’est pas déjà là et le récit n’a pas pour effet de le retrouver ou de le faire surgir des ténèbres de l’inconscient, mais de le produire par l’acte même de raconter.
  5. Se raconter, c’est embrasser sa vie dans un mouvement – sous-tendu par son projet existentiel – qui va du passé vers l’avenir ; le récit nous fait ainsi éprouver l’étirement du temps. Et c’est en cela qu’il inscrit dans le temps.
  6. Qui suis-je ? La question restera toujours ouverte. Seule l’attente bienveillante de celui qui écoute permet de sortir de l’errance à laquelle la persévération du caractère et les vicissitudes de la vie pourraient conduire, pour oser témoigner de la constance du souci d’une vie bonne pour soi-même et pour autrui.
En cela, je me maintiens.

Bibliographie

Bibliographie

  • Cannon B. (1993) : Sartre et la psychanalyse. Paris, PUF.
  • Dosse F. (1997) : Paul Ricœur, les sens d’une vie. Paris, La Découverte.
  • Drillon J. (1999) : Propos sur l’imparfait. Cadeilhan, Zulma.
  • Greisch J. (2001) : Paul Ricœur, l’itinéraire du sens. Grenoble, Million.
  • Josselson R. (1998) : Le récit comme mode de savoir. Rev. Franç. Psychanal., 62 : 895-905.
  • Le Bon D. (2004) : L’agir libre. L’éleuthéropédie. Paris, La Compagnie Littéraire.
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  • Pineau, G., Le Grand J.-L. (1996) : Les histoires de vie. Paris, PUF.
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  • Taylor C. (1998) : Les sources du moi. Paris, Seuil.
  • Tournier M. (1969) : Vendredi ou les limbes du Pacifique. Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : ethique, récit, sens, ascription, Ipse, identité narrative, idem

Mise en ligne 03/12/2010

https://doi.org/10.3917/psys.104.0229

Notes

  • [1]
    Association internationale fondée par D. Le Bon (L’agir libre. L’éleuthéropédie. Ed La Compagnie Littéraire. 2004) qui propose une formation théorique et pratique (en groupe et en entretien) visant à la fois l’assouplissement de la personnalité mais aussi le développement de l’agir comme « personne » (dans le sens de Ricœur). L’éleuthéropédie est également un lieu d’élaboration théorique s’inspirant de l’Approche Centrée sur la Personne de Rogers et surtout des philosophies de J.P. Sartre, M. Buber et P. Ricœur.
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