Partage de l’affect et violence de la transmission psychique
1Les entretiens psychologiques préalables à l’agrément pour l’adoption proposent un champ d’observation qui permet de repérer la « mise en jeu » et les « enjeux » de l’affect au croisement de l’individuel, du groupal et du familial. Ils donnent l’opportunité de repérer comment s’organise la circulation de l’affect et la nature à la fois singulière et pluriel de son destin. Aussi en prenant appui sur la rencontre clinique avec Mr et Mme R., il sera souligné comment dans le lien transféro/contre-transférentiel s’actualise le partage de la honte pour témoigner en sourdine du travail du secret. Ce sera l’occasion de repérer alors comment le recours à « la libre réalisation de l’arbre généalogique » peut ouvrir un espace de médiation favorisant la réappropriation de l’héritage.
2La démarche d’adoption est effectivement une démarche qui vient interroger le rapport aux ancêtres et questionner le maillage générationnel. Elle génère une expérience de rupture au titre où, en proposant un accès à la parentalité sans étayage sur les liens de sang, elle marque un arrêt de la filiation biologique et provoque un nécessaire remaniement des représentations. Cette expérience de rupture qui résonne en terme de discontinuité actualise la violence de la transmission psychique en réveillant les blessures de la filiation et interroge la part d’ombre de l’héritage, en lien avec les « deuils non faits », les « traumatismes non élaborés », les « non-dits familiaux » etc. Les comptes à régler avec les générations antérieures sont alors convoqués au devant de la scène et ce qui sommeillait en sourdine au cœur du lien semble se rejouer. La question de la perméabilité psychique, de la circulation des objets psychiques « d’un sujet à l’autre », « d’un groupe à l’autre », « d’une génération à l’autre » se pose ainsi au centre de la problématique de l’adoption.
3Précisons à ce sujet que les travaux contemporains dans le domaine de la transmission psychique sont tous venus confirmer l’hypothèse avancée par Freud, à savoir qu’on ne saurait rien repérer de magique dans le passage d’éléments psychiques d’un individu à l’autre, d’une génération à une autre.
4Pour autant, la clinique nous apprend qu’il reste encore difficile de saisir les multiples modalités selon lesquelles s’organise la circulation de la vie psychique entre les sujets. Ceci car, notamment, le mode de transmission et la nature des objets psychiques transmis varient en fonction des enjeux intrapsychiques et intersubjectifs inconsciemment mobilisés chez chacun, à cette occasion.
5Ainsi peut-on par exemple observer que si les discours, les mythes, les habitudes constituent pour une part le matériel de la transmission, on trouve également, sur un versant plus inconscient, des objets psychiques dont la nature peut recouvrir des « identifications », des « mécanismes de défense », des « idéaux », des « interdits fondamentaux » aussi bien que des « affects ».
6D’ailleurs Freud lui-même, en 1921, dans « Psychologie des foules et analyse du Moi », précise que « [ …] les signes perçus d’un état affectif sont de nature à susciter automatiquement le même affect chez celui qui le perçoit ». Autrement dit, il vient énoncer ici que l’affect possède des qualités contagieuses et qu’il peut, de ce fait, transiter d’un sujet à l’autre. L’affect a donc la propriété d’être partageable et reste susceptible d’être mis en commun, il possède une dimension intersubjective. Le destin de l’affect, à ce titre, n’a donc pas une trajectoire uniquement individuelle, mais compte aussi une trajectoire plurielle, il vient se transporter, se déposer chez plus d’un autre. À charge alors à celui, à ceux qui en héritent, de faire avec.
7Le trajet emprunté par l’affect sera bien sûr différent en fonction de sa nature et de son intensité, mais aussi en fonction de son mode de transmission. Notamment si l’affect se présente dans l’excès, s’il se présente incongru, ou si l’affect se présente manquant, gelé et s’apparente donc à un objet psychique non transformable ; dans ce cas, il risque de se voir accueilli chez l’autre sous le mode de l’incorporation et de donner lieu à des effets de crypte ou de fantôme, tel que l’ont souligné les travaux de Nicolas Abraham et Maria Torok (1978). La transmission psychique viendra alors prendre le visage de la « transfusion psychique », tel que le définit J. Rouchy (1995), et s’organiser sur le modèle de la répétition.
8Ainsi, quand l’affect s’inscrit en dehors du processus d’historisation, en dehors d’un mouvement de réappropriation subjective, il témoigne de la souffrance attachée au travail de la transmission psychique et signale l’expérience de la discontinuité. En revanche, si l’affect bénéficie d’un processus de transformation qui favorise le travail de représentation, de symbolisation et peut être pensé par celui qui en hérite, il peut s’inscrire dans une modalité de transmission favorable aux effets de liaison.
9René Kaës (2003) propose d’ailleurs, dans ce cas, de parler de transmission intergénérationnelle, en opposition à la transmission transgénérationnelle qui s’appuie, dit-il, sur ce qui reste en défaut, sur ce qui reste non advenu et vient s’imposer à l’autre sous la figure du négatif, de l’innommable, de l’irreprésentable.
10Au sein du groupe, au sein de la famille, à travers les générations, s’engage donc une forme de continuité psychique qui, au travers de ce qui est tu, de ce qui est caché, vient faire tenir l’ensemble. L’affect peut alors occuper, dans ce contexte, une fonction de témoin d’un passé dont le sujet a le plus souvent été absent et se présenter sous les traits de ce que je propose de nommer : « un affect sans mémoire ». Dans ce contexte, la rencontre clinique peut ouvrir un espace possible au travail de renouement avec l’histoire et, dans le champ du transfert, à travers l’expérience de narration, permettre à l’affect de s’inscrire dans des retrouvailles avec l’objet de l’oubli.
L’affect de honte en quête d’un hébergement
11Mr et Mme R souhaitent adopter un enfant et, comme toutes les personnes engagées dans ce type de projet, ils sont soumis à l’obligation d’obtenir un agrément administratif et doivent à cette fin rencontrer une assistante sociale et un psychologue. La mission de ce dernier est d’évaluer le contexte psychologique du désir d’adopter et d’en rendre compte par écrit à la commission d’agrément. C’est donc dans ce cadre très singulier, apparenté à l’expertise, que je rencontre Mr et Mme R. Or, ce qu’il me reste dans l’après-coup comme souvenir particulièrement vivace de cette rencontre, c’est notamment le fait qu’elle s’est inscrite dès le tout début du premier entretien dans une ambiance affective de l’ordre du « choc émotionnel ».
12Effectivement, Mme R amorce l’échange en employant d’emblée un ton sub-agressif et très virulent pour me tenir les propos suivants : « J’espère que cela ne va pas se passer comme il y a quinze jours avec l’assistante sociale, car j’ai déjà assez subi comme ça, j’ai pleuré tous les jours et mis une semaine à m’en remettre ». Puis, dans un discours entrecoupé de lourds sanglots où se mêlent une forme de violence et de désespoir, Mme R me raconte un souvenir d’enfance aux allures de drame : « [ …] ça restera toujours gravé dans ma mémoire, l’assistante sociale avec sa voiture noire. Elle nous a bourrés dedans comme des chiens, comme des cochons ! Oh ! Arrêtez ! Pourtant, quand on a vu la voiture, on s’est caché dans la paille avec mon frère et mes sœurs. Mes parents tenaient une ferme. Mais elle nous a quand même trouvés, elle nous a tirés, poussés dans la voiture, je m’en souviendrai toujours. Alors ça, j’admets pas. Je peux vous dire franchement, moi si je vois une assistante sociale, c’est plus ma copine ».
13Confrontée à ce débordement de paroles et d’émotions que déverse sans crier gare Mme R, je reste momentanément sans voix, comme privée de capacité à penser, sidérée par cette brutale entrée en relation. Mes capacités de contenance apparaissent menacées, je suis saisie dans un premier temps par une forme d’effroi. Puis c’est secondairement que la honte monte en moi et vient brutalement me frapper : Quel défaut d’empathie ? Comment peut-on traiter des enfants avec aussi peu d’humanité ? L’attitude de cette assistante sociale vient en quelque sorte « me faire honte », comme on le dit parfois. Mon affiliation à l’Aide Sociale à l’Enfance, par le biais de mon engagement professionnel au sein du service adoption, intensifie l’affect de honte qui s’abat sur moi. Celui-ci résonne dans l’ici et maintenant, en me laissant honteuse d’être là dans une mission d’évaluation alors qu’autant de souffrance s’annonce.
14Notons que la pré-histoire du lien de Mme R avec l’institution conditionne les modalités d’échange qui s’organisent dans un climat affectif au relief particulier. J’ai effectivement vraiment le sentiment que Mme R vient là me « jeter son passé au visage », tout comme elle dira plus tard : « On nous le jette souvent à la figure, qu’on n’a pas d’enfant ». Mais, ce que l’on jette au visage de l’autre, n’est-ce pas le plus souvent ce qui aurait dû rester caché, ce qui avait pour mission d’être tu, d’être non-dit ? N’est-ce pas bien souvent ce qui relève de l’inavouable ? Or, l’inavouable entretient justement des liens avec la honte, car c’est ce qui est honteux que l’on cherche à taire, à dissimuler aux regards des autres, au regard social. La honte, c’est effectivement cet affect qui s’installe à l’occasion d’un état de tension entre le Moi et l’Idéal du Moi, en lien avec une image de soi perçu comme indigne, ceci dans un effet de réfléchissement où, nous dit Alain Ferrand (2008) : « on se regarde soi-même comme les autres nous regardent ».
15Ainsi peut-on souligner que, derrière le trop plein émotionnel que Mme R vient déverser au sein de la rencontre, se joue la quête d’un lieu d’hébergement pour l’affect de honte. La violence de la transmission psychique paraît alors comme actualisée dans le champ du transfert, avec la mise en œuvre d’un processus où le travail de la parole vient libérer la charge de l’affect pour trouver dans la rencontre clinique un espace de dépôt.
16Précisons par ailleurs que, lors de la rencontre, Monsieur R reste le plus souvent silencieux, laissant sa femme jouer le rôle de porte-parole du couple. Pour justifier son peu de participation aux échanges, il met en avant qu’il est « sourd d’oreille » et tend donc défensivement à s’effacer derrière le discours prolixe de son épouse. Il fait effectivement majoritairement écho aux paroles de celle-ci et, pour sa part, souligne qu’il est « vraiment déçu de ne pas avoir de gosse » et insiste sur l’idée que la vie ne leur a « pas fait de cadeaux ». En renchérissant, Mme R précise alors que son mari « a eu aussi son lot de malheurs », car dit-elle : « Il a quand même perdu son père à 7 ans, faut l’avaler ça ! C’est pour ça qu’on ne veut pas rester tout seul. » En larmes, elle ajoute également : « Moi aussi je suis trop déçue, sans compter qu’en plus on nous le balance tout le temps qu’on n’arrive pas à faire d’enfant. » On peut donc relever à ce propos, comment le lien conjugal s’organise autour du partage d’une souffrance narcissique en lien avec les blessures non pansées de la filiation que convoque la difficulté à concevoir un enfant.
Libre réalisation de l’arbre généalogique et « objet mémoire »
17La libre réalisation de l’arbre généalogique que je propose lors du deuxième entretien psychologique avec le couple va permettre un remaniement du matériel déposé et favoriser les effets de liens. À travers le dessin aux qualités projectives, vient effectivement prendre forme « un objet-mémoire » partagé par le couple.
18Il laisse apparaître un arbre généalogique qui, graphiquement, témoigne d’un démembrement familial et entre en écho avec le récit aux tonalités traumatiques livré par Mme R lors du premier entretien.
19L’arbre apparaît dépouillé d’un bon nombre de ses branches, comme déraciné et coupé de ses origines. Il n’y figure, par exemple, ni les parents, ni les grands-parents. Une seule génération est donc notée comme venant alimenter la représentation d’une génération spontanée, avec la mise en œuvre d’un fantasme d’auto-engendrement au service d’une filiation narcissique. Mr et Mme R ont donc uniquement inscrit leur fratrie et cela avec des omissions. Mme R dira notamment : « Normalement on est neuf, il y en avait deux autres, mais elles sont mortes petites, on ne les marque pas ». Autrement dit, c’est un corps familial endeuillé tentant d’ignorer ses morts qui émerge sur la page blanche, laissant sur la feuille de dessin de grands espaces vides énigmatiques. Mme R, en commentant l’arbre généalogique, évoque alors avec beaucoup d’émotion, à nouveau, « la scène avec l’assistance sociale et sa voiture noire », répétant à plusieurs reprises : « Moi, je suis une enfant de la DASS ». Son insistance semble laisser entendre ici toute sa crispation identitaire en énonçant cette affiliation institutionnelle. La DASS prend figure d’une mère substitutive à laquelle elle apparaît douloureusement agrippée, dans la quête éperdue d’un sentiment d’appartenance pouvant venir la restaurer sur le plan narcissique. Mme R poursuit ensuite son récit, en expliquant comment elle a été souvent frappée au tisonnier par sa mère et enfermée fréquemment, tout comme l’un de ses frères, dans un placard, puis finalement comment elle a été placée, puis déplacée. Mme R a donc connu de façon répétitive des ruptures affectives et relationnelles multiples qui l’ont longuement éloignée de ses parents et de sa fratrie. Elle a été confrontée, à cette occasion, à un éprouvé traumatique d’abandon fragilisant ses assises narcissiques et ses possibilités d’étayage sur le groupe familial. La démarche d’adoption, qui convoque la rupture de la filiation biologique et la question de l’abandon de l’enfant, réveille alors chez elle, dans un effet de miroir, les blessures de sa propre histoire. Son vécu de désaffiliation lié à l’expérience de placement est d’autant plus réactivé que Mme R ignore également une part de ses origines du côté paternel.
« Un passé jeté au visage » : la hantise dans le lien
20Concernant son père, Mme R évoque le fait qu’elle ne l’a pratiquement jamais revu suite à son placement et que les membres de sa lignée paternelle restent en conséquence pour elle, dans une large part, inconnus. D’ailleurs, elle explique à ce propos qu’elle n’a pu se rendre à l’enterrement de son père car celui-ci avait déjà eu lieu quand elle a appris incidemment la mort de ce dernier. Cet empêchement à pouvoir assister aux funérailles semble avoir contribué à entraver le travail de deuil. À noter que la figure paternelle est présentée par Mme R sous des traits fortement idéalisés, ceci bien que son père se soit peu occupé d’elle et semble avoir terminé sa vie dans la déchéance et la marginalisation, devenu dit-elle « un clochard alcoolique ». Il est décédé en emportant avec lui un secret révélé à l’âge adulte à Mme R, par son oncle maternel, qui est aussi son parrain. Si le père de Mme R a quitté sa mère, c’est en fait pour se remettre en ménage avec la demi-sœur de cette dernière dont il a eu par la suite trois enfants. Voici ce que Mme R en dit elle-même, ré-évoquant en sanglots, de nouveau, la scène avec l’assistante sociale : « C’est arrivé quand mon père n’était pas là. Ma mère elle en pouvait plus d’élever toute seule ses sept enfants. Mon père il était parti avec la demi-sœur de ma mère. Bon ! si ma mère elle avait pas amené sa sœur à la maison, ça se serait pas passé cette histoire. Tout ça, c’est mon parrain qui me l’a raconté. Mon père ensuite, il a eu trois gosses avec la demi-sœur de ma mère ». Les figures parentales idéalisées se voient donc mises en faillite, dans un mouvement de dévalorisation où même l’environnement social en ordonnant le placement vient insister sur l’invalidation des compétences parentales.
21Mme R découvre ainsi, à l’âge adulte, par le biais d’un tiers, le déshonneur familial, le secret porteur de l’affect de honte. Une honte qu’elle reçoit en somme « en pleine figure », dans un mouvement qui m’évoque alors le premier temps de rencontre où j’avais eu le sentiment qu’elle me jetait « son passé au visage ». D’ailleurs, on peut sans doute repérer la trace de cette honte accablante au travers des propos de Mme R quand elle déclare : « J’ai refusé de payer pour les autres, les trois enfants, et de faire de sa tombe à mon père, quelque chose de propre ». Pour autant, il est intéressant d’apprendre qu’elle bénéficie aujourd’hui du surnom de « Tata propre » de la part de ses neveux et nièces, au titre où elle travaille comme femme de ménage chez des particuliers et où elle passe aussi beaucoup de temps chez elle à lessiver, nettoyer, avec une énergie qui est sans doute en lien avec un mouvement inconscient visant à laver, blanchir la réputation familiale. Serge Tisseron (1992) souligne que lorsque le spectateur de la honte ne peut pas prendre le risque de remettre en question son attachement à la victime de la honte, cet attachement n’est alors préservé qu’au prix d’une participation à cette honte même. Il précise que l’attachement à l’exclu mobilise une identification à ce dernier et que cette identification passe par la honte, puisque c’est à sa honte que le sujet honteux se réduit à ses propres yeux.
22Un affect de honte semble donc hanter le lien de filiation et entacher les figures des ascendants. Mme R aura effectivement aussi l’occasion à plusieurs reprises d’insister sur le fait que sa grand-mère maternelle était, dit-elle avec mépris, « une véritable girouette, une coureuse », tout comme sa mère et la demi-sœur de sa mère. Mme R expliquera d’ailleurs avoir elle-même été, de ce fait, « mal jugée, montrée du doigt et traitée de coureuse » par la famille de son mari, que le couple d’ailleurs ne voit plus.
23Elle ajoutera : « En plus, je le sais très bien, même s’ils ne nous le disent pas en face, ils nous montrent du doigt à cause de la réputation et puis parce qu’on n’a pas d’enfant ». La honte semble ici éprouvée dans un mouvement où Mme R ne reconnaissant pas la honte en elle, la perçoit de façon projective, comme imposée par l’extérieur. Tentant dans une attitude défensive de se désolidariser de la honte familiale, elle s’engage dans un mouvement visant à nier en elle l’existence de l’affect intolérable. Prise dans un effort de protection narcissique, elle organise d’ailleurs un clivage entre les imagos maternelles et paternelles. C’est la lignée maternelle qu’elle décrit surtout marquée par le discrédit social, alors qu’elle présente une figure paternelle glorifiée, dans un discours visant manifestement à racheter l’attitude de son père : « Il n’y est pour rien dans tout ça, c’est pas de sa faute si du côté de ma mère, c’est des salopes », affirme-t-elle, dans une incapacité à élaborer, à symboliser les débris insensés de l’héritage.
24C’est donc toute la lignée maternelle qui se voit en quelque sorte marquée par l’indignité, déshonorée et désignée communément sous le visage de « femme putain », mais aussi de « femme bestialement mère ». « Dans ma famille, les femmes elles font des enfants comme des lapins », dira-t-elle d’un air dégoûté. Plus tard, Mme R réutilisera d’ailleurs la même formule à propos des mères confiant leur enfant à l’adoption, qu’elle dira ne pas comprendre dans leur geste d’abandon car « elles font des enfants comme des lapins pour les abandonner ensuite et les mettre dans les poubelles, alors que nous on ne demande que ça d’avoir un p’tiot pour lui donner tout l’amour qu’on a ».
Blessures d’enfance et clivage des imagos
25Il est manifeste que le discours de Mme R engage le lien qu’elle entretient avec les figures parentales de la petite enfance et que les motivations inconscientes qui guident le désir d’adoption touchent aux enjeux d’un roman familial narcissique réactualisé. Le double réseau de références parentales qu’introduit la démarche d’adoption, avec « les parents de naissance » et « les parents adoptifs », favorise l’organisation du clivage des imagos, faisant apparaître « Mr et Mme R » comme les parents idéaux, comme les bons parents, et « les parents de naissance » comme les mauvais parents. L’enfant adopté est donc attendu au service de la continuité narcissique, dans une mission de réparation des blessures de l’enfance. D’ailleurs, cet enfant adopté est rêvé sous les traits du semblable : « On voudrait un enfant blanc comme nous, qu’on voit pas la différence. Il sera comme nous, il vivra ce que nous on a vécu un peu, on le voudrait tout petit, qu’il soit déjà pas trop marqué ». Mme R ajoute : « Avec un enfant ma souffrance partira un peu ».
26Mais il importe de souligner que l’enfant adopté paraît attendu, au-delà d’une mission de réparation venant concerner le narcissisme blessé de Mme R, dans une mission de réparation venant concerner le narcissisme blessé de la lignée tout entière. Car il est au cœur des enjeux de la filiation, des deuils non résolus, des secrets de famille que vient camoufler l’affect de honte. Serge Tisseron nous dit à ce propos que la honte se présente, dans le champ de la transmission familiale, comme « l’affect maître du secret ».
27On peut donc observer, à l’étude de cette situation clinique, comment l’affect de honte camouflé dans l’ombre de l’héritage est rendu pour une part inaccessible, verrouillé dans le caveau du secret touchant à l’événement indigne. La révélation du secret par un tiers vient produire un effet d’effraction psychique en exhumant brutalement de son caveau le cadavre de la honte et va nécessiter un réaménagement psychique brutal, qui s’organise alors au prix d’un clivage des figures maternelles et paternelles. La démarche d’adoption qui touche à la question du maillage générationnel vient mettre la filiation en situation de crise, engage une mise en tension des vécus traumatiques en réveillant chez Mme R les enjeux et la mise en jeu de l’affect de honte en quête d’un hébergement.
28La situation de rencontre clinique offre alors à Mme R, dans un premier temps, la possibilité de se « débarrasser » du fardeau de son héritage et, dans le champ du transfert, je me vois alors dans un mouvement d’identification projective désignée comme le lieu de dépôt de l’affect de honte cherchant représentance. Dans un second temps, le travail de narration et de mise en récit de son histoire par Mme R va permettre d’identifier que « l’affect de honte est porteur de mémoire » et favoriser l’enrichissement de sens. Le recours à « la libre réalisation de l’arbre généalogique » dans ce contexte se révèle comme une médiation projective favorisant un espace de jeu au sens winnicottien du terme (1975), en encourageant entre mise en forme graphique et mise en mot, le travail de liaison psychique. Bien sûr, ce qui est venu se jouer lors de l’entretien psychologique pour Mme R est aussi à entendre, dans ses points de nouages, avec ce qui va être également convoqué du côté de Mr R qui compte lui aussi des impensés familiaux entrant en écho avec l’histoire de sa femme. Entre mémoire et histoire, l’affect se loge donc camouflé au sein du lien et engage la tâche généalogique et ses impasses.
29Finalement, seul un travail de mise en mots et de réappropriation de l’expérience vécue dans le transfert peut engager la reviviscence du souvenir et la ré-ouverture des archives familiales, et permettre au sujet, à travers l’effort de témoignage, de passer de l’émotion à l’affect afin que puisse s’ouvrir un espace possible pour penser.
Bibliographie
Références
- Abraham N., Torok M. (1978). L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987.
- Ferrand A. (2008). Trauma, honte et culpabilité, Paris, Dunod.
- Freud S. (1921). Psychologie des foules et analyse du Moi, Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1968, 83-176.
- Kaës R, Faimberg H, Enriquez M et coll. (2003). Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod.
- Rouchy J-C (1995). Secret intergénérationnel : transfusion, gardien, résurgence, in Tisseron S. et col., Le psychisme à l’épreuve des générations, Paris, Dunod, pp 145-174.
- Tisseron S. (1992). La honte, Paris, Dunod.
- Veuillet C. (2003). Entretiens psychologiques préalables à l’adoption et la libre réalisation de l’arbre généalogique, Psychologie clinique et projective, 9, 353-367.
- Winnicott D-W. (1975). Jeu et réalité : l’espace potentiel, Paris, Gallimard.
Mots-clés éditeurs : adoption, affect, libre réalisation de l'arbre généalogique, honte
Date de mise en ligne : 21/06/2012.
https://doi.org/10.3917/pcp.017.0065