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Article de revue

La pathomimie cutanée, une perversion mal mentalisée ?

Pages 189 à 219

Notes

  • [1]
    Maître de conférences à l’Université d’Alger. Psychothérapeute au Centre d’Aide Psychologique Universitaire. Laboratoire d’Anthropologie psychanalytique et de Psychopathologie.
  • [2]
    Centre d’Aide Psychologique Universitaire.
  • [3]
    Canabis
  • [4]
    Les procédés sont classés selon les séries A, B, C, D et E. La grille adopte la classification par ordre alphabétique utilisée classiquement par les projectivistes de Paris-5. Cependant, les procédés N (narcissiques) et M (maniaques) ont été déplacés de la série C à la série B car ils témoignent, selon l’auteur, du laisser aller à l’expression et de la tolérance à la dépression, ce qui permet d’apprécier la qualité de la mentalisation. Le retour du D dans cette grille permet de cerner la teneur du comportement dans une organisation mentale donnée.
  • [5]
    Le retest a été effectué par K. Bouchicha, dans le cadre de la préparation de son Magister, 2004, sous ma direction.
  • [6]
    Englobe le score des B, M et N.
  • [7]
    Englobe le score des C et des F.

1La définition la plus couramment admise de la pathomimie, actuellement, est qu’elle est une maladie factice. Les troubles factices obéissent à trois critères : “ A/ Production ou feinte intentionnelle de signes ou de symptômes physiques ou psychologiques ; B/ La motivation du comportement est de jouer le rôle de malade ; C/ Absence de motifs extérieurs à ce comportement (par exemple obtenir de l’argent, fuir une responsabilité légale, ou améliorer sa situation matérielle ou physique comme dans la simulation ” (DSM IV, 1996, p. 556). La dermatopathomimie ou pathomimie cutanée est donc considérée comme une maladie factice dans la mesure où il y a “ production de signes ou de symptômes physiques ” au niveau du revêtement cutanéo-muqueux et/ou des phanères.

2“ Sur le plan clinique, les lésions présentent un certain nombre de caractéristiques précises. Elles sont à contours bien délimités, indolores, soit uniques, soit multiples, et présentent l’aspect de bulles, d’égratignures, d’ulcérations ou de coupures. La topographie est évocatrice ; les manifestations cutanées siègent toujours à portée de la main (à gauche pour les droitiers, à droite pour les gauchers) et ne ressemblent à aucune autre lésion connue et répertoriée ” (C. Benazaref, 1994, p.133).

3Les lésions sont provoquées par le sujet en toute conscience mais le caractère provoqué est toujours nié par les patientes. C’est une maladie qui survient dans l’immense majorité des cas chez les femmes. L’absence de secret permet d’exclure du cadre des pathomimies cutanées, les automutilations, les excoriations dites névrotiques et la trichotillomanie. Autrement dit, dès lors que le patient déclare que c’est lui qui provoque ses lésions, on sort du cadre des pamomimies. La pathomimie cutanée est rebelle à tout traitement dermatologique. Son diagnostic “ est difficile à poser à cause de la multiplicité des aspects cliniques dermatologiques. Cette multiplicité est liée à la grande variabilité des moyens utilisés par les malades pour créer leur dermatose et, dans ce domaine, l’ingéniosité de ces dernières est extrême ” (SG. Consoli, 1997, p.4). Le flagrant délit ou l’aveu forcé, bien que reconnus actuellement comme très nocifs, sont les seuls arguments diagnostiques irréfutables. La pathomimie cutanée est la plus fréquente des pathomimies. Bien que la thérapie soit d’essence psychologique, le médecin doit traiter les lésions sans faire aucune allusion à leur provocation. Cette attitude favoriserait l’engagement dans une psychothérapie. Au cours de la psychothérapie, l’évocation de la provocation des lésions par le pathomime est “ le signe d’un véritable engagement du patient dans sa psychothérapie et de l’importance que représente pour lui le lien psychothérapique ” (ibid.).

4Ma rencontre depuis plus d’une dizaine d’années avec ce type de patientes s’effectue, dans tous les cas, par la présentation de leurs pathologies dermatologiques comme une somatisation sans ou avec substratum psychique. Elles souffriraient de lésions cutanéo-muqueuses rebelles à tout traitement suite à des angoisses ou survenant sans raison apparente. La demande formulée par le dermatologue n’a de fortes chances d’aboutir qu’exceptionnellement car ces filles redoutent que l’équipe médicale ne découvre leur simulation. C’est d’ailleurs, souvent, suite à cette orientation qu’elles décident de disparaître sans laisser de traces. Il est donc rare de pouvoir instaurer une relation thérapeutique longue grâce à laquelle on peut déduire les processus psychiques de leur fonctionnement et donner sens après coup aux données projectives recueillies aux différentes phases de la prise en charge. Je me limiterai aujourd’hui à la présentation dans les détails d’une vignette clinique assez représentative des 12 pathomimies cutanées que j’ai rencontrées en dermatologie jusqu’à ce jour, qui rappellent en plusieurs points les pervers plus mentalisés que je vois au CAPU [2]. C’est sur 6 des 12 patientes rencontrées en dermatologie que je me suis appuyée pour l’élaboration de ce texte. Ces 6 patientes m’ont toutes fait l’aveu de leur automutilation à des moments allant d’une année à plus de leur psychothérapie d’inspiration psychosomatique. Les pathomimies non cutanées peuvent relever d’un autre fonctionnement et je veux souligner par là l’importance de l’exhibitionnisme dans les pathomimies cutanées.

5En vue de faciliter la lecture et en même temps de pouvoir suivre l’élaboration théorique progressive qui m’a amenée à proposer l’hypothèse d’une perversion mal mentalisée, les données cliniques seront présentées séparément des commentaires théoriques. L’anamnèse ne se rapporte qu’aux données recueillies lors des deux premiers entretiens d’investigation. Elles sont restituées de sorte qu’elles gardent leur spontanéité.

L’histoire de Hafida

6Hafida est une jeune femme âgée de 24 ans, adressée à la consultation de psychologie du service de dermatologie du CHU Mustapha (Alger) pour suspicion de pathomimie. Elle commence par évoquer sa prise en charge psychologique antérieure, avec une psychologue qui aurait divulgué ses secrets, “ la meilleure psychologue, sur la place d’Alger ” me précise-t-elle. Comme elle fume de la “ zatla “ [3] sept cigarettes par jour, sa psychologue l’aurait dénoncée à la police. Tout cela justifie pour elle la rupture de son contrat thérapeutique avec cette psychologue. D’emblée, Hafida affiche un vécu carentiel de sa relation avec sa mère, ce qui motiva sa première prise en charge psychologique. Toute petite, sa mère l’enfermait dans une chambre obscure, en lui répétant du trou de la serrure : “ Ton grand père arrive ”, ce dernier étant déjà mort depuis plusieurs années. Elle en garde d’ailleurs le souvenir d’une frayeur qui reste encore très vivace, puisque à ce jour, elle ne peut pas dormir sans lumière et sans sa sucette à la bouche. Elle a aussi très peur de la mort et ne va jamais à un enterrement, par exemple. De sa première rentrée scolaire, à l’âge de 6 ans, il lui reste surtout le souvenir que sa mère, en lui arrachant les cheveux, lui déchira, le jour même sa robe. La mère n’aurait pas supporté la manifestation d’admiration de la maîtresse pour la robe qu’elle portait. C’est à coups de menaces, à l’aide d’un couteau que sa mère tente de la corriger lorsqu’elle rentrait en retard de l’école, par exemple. Elle doute de sa filiation, tantôt se considérant comme une enfant illégitime, née de la relation de sa mère avec un amant, tantôt déniant complètement son appartenance à cette famille. Elle serait “ descendue du ciel ”, selon son expression. Elle envisage même de découper son nom du livret de famille.

7Plusieurs fois, elle a essayé de tuer sa mère. Mais, si ces tentatives échouaient, c’est pour la simple raison qu’elle préférerait la maintenir vivante pour la torturer davantage. Son suicide envisagé plusieurs fois ne présente pas non plus une solution. Elle ne sera plus là pour maltraiter sa mère. Elle n’aura pas non plus, après sa mort, le plaisir de jouir de la souffrance de sa mère. En effet, plusieurs fois, elle a tenté de se jeter d’un pont, mais à la dernière minute, elle se ressaisit, en se rappelant le plaisir que lui procure les tortures qu’elle doit infliger à sa mère. Ceci ne l’empêcha pas d’avaler, à multiples reprises, des boites de comprimés et de se retrouver par la suite à l’hôpital. Son père est décrit comme passif, dépendant entièrement des humeurs de “ sa femme ” dit-elle, car “ papa ” et “ maman ” sont exclus de son lexique. Aussi, pour désigner son père, elle dira “ son mari ”. Elle se présente comme infréquentable, ne réussissant jamais à entretenir ses relations, ni avec les filles, ni avec les garçons : reprochant par exemple à un garçon son accoutrement, le mettant mal à l’aise par ses remarques, elle le disqualifie subséquemment, en soulignant sa faiblesse de caractère ; ou encore, disqualifiant un autre en lui reprochant sa façon de parler, elle ne manquera pas de lui dire, quand celui-ci se corrige : “ t’es pas un homme, tu fais tout ce que je te demande ”. Plusieurs demandes de mariage lui ont été adressées. Elle aurait refusé un jeune homme qui répond à ses aspirations, mais avait les yeux bleus comme sa mère. Un autre refus était adressé à un homme dont la mère avait cette même couleur des yeux. En fait, elle ne voudrait pas avoir un enfant aux yeux bleus. Mais, paradoxalement, elle-même a déjà porté des lentilles bleues qu’elle n’a plus jamais remises depuis que sa mère lui avait fait la remarque : “ Tu es jalouse de moi ”. Elle ne voudrait pas avoir un garçon et ferait tout son possible pour se débarrasser du premier garçon qui naîtrait dans sa famille. Aussi, à l’idée que sa sœur se préparant au mariage donne naissance à un garçon, elle en est malade, car elle préfère les filles. Hafida vit avec sa sœur dont elle est persuadée qu’elle est la préférée de ses parents. Elle en éprouve une terrible jalousie, la poussant à penser à des accusations inimaginables pour la discréditer surtout aux yeux de son père. Par exemple, s’apercevant un jour que son père avait déposé sur l’armoire un gros paquet d’argent, elle le saisit et le met dans le sac de sa sœur, pour feindre un vol. Elle a trois frères dont l’un vit à l’étranger. De ses frères, elle parle surtout de la femme de l’un d’entre eux, en termes très négatifs : “ Elle est petite de taille, un véritable mégot de cigarette, elle est moche, paysanne, arriviste et ne mérite pas de porter le nom de notre famille ”.

8Sujette à de fortes angoisses, elle s’est mise à se droguer et à boire pour apaiser un tant soit peu sa détresse. C’est précisément dans cet état de débordement que se manifeste sa dermatose sous forme de bulles sur la peau, mais aussi sur les muqueuses de la bouche, depuis l’âge de 16 ans. L’apparition de ces bulles affole ses parents, en particulier son père, qui l’emmène en urgence à l’hôpital après chaque irruption. Elle exhibe alors toutes les cicatrices des anciennes bulles et une, encore fraîche, recouverte d’un pansement. Toutes les lésions sont situées sur la partie gauche de son corps. Les cicatrices de certaines plaies s’étendent sur quelques centimètres, rappelant les sutures des interventions chirurgicales.

9Paradoxalement, elle n’accepte rien de ses parents. Toutes les marques d’affection qu’ils peuvent lui témoigner sont rejetées, toute aide venant de leur part est refusée. Elle ne supporte aucun contact direct ou indirect avec eux. Pour éviter ce contact, elle va jusqu’à se munir de gants pour manipuler les objets touchés par ses parents, et couvrir les sièges d’une étoffe, avant de s’asseoir dessus. Rien n’est laissé au hasard, ni les interrupteurs, ni les fauteuils du salon, ni les sièges de la voiture de son père. Pour les mêmes raisons, la baignoire est carrément évitée et c’est au bain maure qu’elle se rend une fois par semaine. Pour éliminer tout doute, elle vit dans une chambre, seule, qu’elle prend soin de fermer à clé dès qu’elle la quitte. Elle dissimule dans cette chambre des objets, telle sa sucette, une poupée et une boite à musique que lui aurait offertes sa tante paternelle à l’âge de 3 ans, ainsi que quelques habits qu’elle avait portés à cette même époque, avec la robe que lui aurait déchirée sa mère le jour de sa première rentrée scolaire.

10Dans une quête effrénée de tendresse et d’affection, Hafida a éprouvé, à un âge très précoce, le besoin de sortir avec des hommes beaucoup plus âgés qu’elle : “ J’aime quand ils m’enlacent ”. Cependant, dès que les nombreux hommes avec lesquels elle était sortie manifestent un désir de rapproché sexuel, s’interpose entre elle et eux l’image de son propre père. En fait, aimait-elle répéter, elle ne supporte pas le toucher de son père parce que lui-même a été touché par sa femme : “ Je me dégoûte moi-même, à l’idée que je sois issue de leur toucher. Au bain maure, quand cette idée s’impose à mon esprit, je me lave et me relave ”. Ce dégoût lui vient en réalité de la ferme conviction que sa mère, tout en vivant avec son père, avait des relations extra-conjugales et que son père bénéficie de biens mal acquis. Ce dernier aurait abusé de son statut de fils unique, pour s’approprier l’héritage de son père en déshéritant ses propres sœurs.

11Perdant très jeune sa virginité, lors d’une relation avec un homme plus âgé que son père dont elle garde un très bon souvenir, mais avec qui elle a perdu tout contact car un jour, en se rendant chez lui, elle apprend avec peine et surprise qu’il avait déménagé. C’était, dit-elle, “ la faute de ma mère, car pendant que l’épouse de cet homme était absente, elle m’envoyait lui prendre ses repas ”. C’est par réaction à ce départ qu’elle fait sa première tentative de suicide, en avalant une boite de comprimés. Hafida finit par tomber enceinte et avorte deux mois après le constat de sa grossesse. Elle est toutefois sûre d’avoir restauré sa virginité par des pratiques magiques dictées par une voyante puisque, affirme-t-elle, l’examen gynécologique a confirmé l’existence intacte de l’hymen. Elle vit actuellement avec un homme très âgé qu’elle estime beaucoup, dont elle s’est aussi habituée : “ Il ne s’approche jamais de moi, mais il me fait tout ce que je lui demande ”. Etant un grand ami du père, cet homme peut lui rendre visite, même à la maison de ses parents.

12En lui donnant une mauvaise éducation, Hafida estime que sa mère ne l’a pas du tout protégée. Partant de cette constatation, elle décide d’adopter une fille pour lui présenter un modèle d’éducation qu’elle aurait souhaitée avoir. Vivant depuis deux ans avec elle et ses parents, toute attitude de ces derniers à l’égard de sa fille adoptive fait l’objet de remontrances. Avant de la prendre avec elle le soir pour dormir, elle lui fait prendre une douche de façon à effacer les traces de ses contacts avec ses parents. Ces derniers ont accepté sans conditions l’adoption de cette fille car, dit-elle, c’est une guérisseuse qui lui aurait suggéré d’adopter une orpheline pour que ses bulles disparaissent. En fait, la petite fille a sa mère et son père qu’elle voit régulièrement. Née hors mariage, celle-ci aurait été confiée à Hafida, en attendant que sa mère régularise sa situation conjugale.

13Elle ne parlera jamais à ses parents de sa prise en charge psychologique. Ayant la réputation de folle dans sa propre famille, cet aveu ne ferait que la dévaloriser davantage. Elle aimerait leur présenter le jour de sa consultation, une fois par semaine, comme une visite médicale destinée à prendre des comprimés contre ses bulles, introuvables ailleurs qu’à l’hôpital. En racontant cela, elle se met ensuite à rire de la bêtise de ses parents en notant : “ Avec la fille que j’ai adoptée, je ne ferai pas passer avec cette facilité des mensonges pareils. D’ailleurs, je ferai tout pour qu’elle ne réussisse jamais à user de ces stratagèmes ”.

14Concernant ses projets, elle compte partir là où elle n’entendra pas parler de ses parents. Elle reproche à son père de s’être montré impuissant devant sa femme, au moment où cette dernière lui faisait subir des mauvais traitements. “ Ce n’est pas un homme ”, aimait-elle répéter. Elle voudrait tellement déchirer son nom du livret de famille, mais elle ne le fera que le jour où elle sera sûre qu’elle ne reviendra plus chez elle. En effet, si jamais ils s’en aperçoivent, elle risquerait d’être enfermée, comme cela s’était déjà passé une fois, mais “ [elle a] réussi à sortir par la fenêtre ”. En évoquant ce détail, elle dit alors : “ Le bruit est sorti que la fille que j’ai adoptée est la mienne et que j’ai fait semblant de la recueillir d’une institution d’enfants abandonnés. C’est vrai que je fréquente ces institutions pour la compassion que j’aie pour ces filles. Elles ont, à des différences près, la même histoire que moi ”. Elle aurait surpris sa mère dire à une dame : “ Moi si ma fille rentre grosse, je la protégerai. C’était bien avant que j’adopte cette fille ”.

15Questionnée sur les maladies qu’elle a pu contracter, elle dit : “ à part ces bulles, j’ai une santé de cheval ”. Sur les mobiles de ses tentatives de suicide, elle dira : “ ça me permet de profiter de la considération de mes parents. Tout ce que je peux dire à ce moment est écouté avec attention ”. Par exemple, c’est après son retour de l’hôpital qu’elle peut dire à son père de remettre l’argent de l’héritage à ses tantes. “ Lorsque je ne retrouve pas à ma disposition des comprimés, mes parents les ayant cachés depuis que les analyses ont montré une intoxication médicamenteuse, je tombe dans les pommes. Je sens alors que mes pieds ne me supportent plus, je m’écroule par terre, inconsciente et je me réveille en général à l’hôpital ”. Ces syncopes surviennent dans des moments de contrariété. Elle n’a pas supporté l’attention que son père porte à sa belle-fille, belle-sœur de Hafida. En fait, le père, avait aidé sa belle-fille à faire les démarches nécessaires pour passer son permis de conduire. Lui reprochant cette aide, sous prétexte que sa belle-sœur ne mérite pas tous ses soins, son père la traite de jalouse. Vivant cela comme une dévalorisation insupportable à admettre, elle s’évanouit.

16Elle fait souvent des rêves prémonitoires. Par exemple, un jour elle a rêvé que sa mère l’avait retirée d’un cercueil. Dans la réalité, en passant sous un balcon, sa mère lui avait fait éviter de justesse qu’un pot de fleurs ne lui tombe sur la tête. Elle a pleuré, car à ce moment là, elle voulait mourir. Elle aurait aimé faire le rêve inverse, que sa mère la mette dans un cercueil.

Premier bilan psychologique

Le Rorschach

17Comme le protocole est en arabe dialectal algérien, j’en donne seulement un compte-rendu en commentant entre autres le psychogramme qui présente les résultats suivants :

tableau im1
R = 14 G = 3 (21 %) F+ = 3 A = 5 F % = 36 % TT: 17’3” F– = 2 Ad = 2 F + % = 60% T.lat. moy : 47” D= 9 (64 %) K = 2 H = 2 A% = 50 % T./ rép. : 1’14” (dont 1Dbl) Kan = l Hd = 1 H % = 21 % C= 1 Bot = 2 Ban = 4 Dd = 2 (14%) FC = 1 Radio = 2 T. App G D Dd E = 1 TRI : 2k/2?C FE = 3 FC : 1k/3?E Clob = 2 Choix + : X, II RC% = 50% Choix – : IV, V

18Dans son ensemble, le protocole très restrictif est enrichi de nombreuses réponses à l’enquête, ponctuées de commentaires à valeur de critiques de soi et de questions sur la qualité du matériel, ainsi que de nombreuses manipulations des planches. Les réponses semblent parfois très projectives, sans cependant désorganiser le percept, comme nous le verrons plus loin dans les processus cognitifs. Les facteurs Rorschach présents dans leur majorité montrent une appréhension du stimulus par ces multiples facettes : forme globale ou détaillée, mouvement, texture et couleur. Le protocole comporte des représentations de relations agressives, des contenus tronqués à l’enquête associés à une thématique de mort et de naissance. Les réponses véhiculent des expressions fantasmatiques apparaissant de manière assez intermittente. Le psychogramme montre des scores défiant par moments les critères normatifs par excès ou par défaut, mais ne s’écartant pas dans leur majorité de la norme. Ainsi la productivité (R : 14), la formalisation (F% : 36%) et sa qualité (F+% : 60%) sont en deçà des normes. Les scores sont nettement au dessus pour ce qui est de la réactivité aux couleurs pastels (RC% : 50%), de l’appréhension en petits détails (Dd% : 14%) et des contenus humains (H% : 21%). L’approche globale (G: 21%) et parcellaire (D : 64%) reste correcte. Les temps de latence s’allongent considérablement face aux planches IV et VI. De ce point de vue, les planches sont donc appréhendées de manière bien différenciée. En revanche, le discours de Hafida, dans l’ensemble du protocole, véhicule des appréhensions à s’engager, sous forme de commentaires (“ je n’ai pas compris ”), de critiques du matériel (“ c’est des gribouillages, elles sont difficiles ”) et de questions sur l’intentionnalité du matériel et du clinicien (“ pourquoi ils les ont faites aussi difficiles, pourquoi ils ont fait ça ? pourquoi vous écrivez ? ”). La situation de test fait intervenir l’incursion d’événements personnels actuels, puisque à l’enquête de la planche IV, par exemple, Hafida évoque sa dispute récente et habituelle avec sa mère, alors qu’elle ne semble pas garder le souvenir de la passation spontanée de cette même planche. Malgré cette tendance labile, le discours comporte de nombreuses précautions verbales (“ peut être, on dirait ”), mais aussi des rationalisations après coup portant sur un souci de se conformer à la réalité (“ y a pas de papillon rouge, parce que son nombril est encore attaché, je vous dis ce qui me vient à l’esprit même si c’est pas juste ? ”). Cependant, à l’instar de l’enquête de la planche II, les justifications peuvent être assez arbitraires. Le protocole, très restrictif en passation spontanée, s’enrichit de 12 réponses additionnelles. Le fonctionnement peut donc se saisir de capacités de distanciation. L’approche cognitive ne privilégie pas la globalité au détail puisque les proportions pour le nombre de réponses, comme soulignées précédemment, ne s’écartent pas des normes. En effet, c’est indifféremment que la planche est appréhendée en une perception unitaire ou parcellaire. Les conduites intellectuelles semblent donc assez labiles au sens d’un laisser aller plutôt qu’au contrôle. Les trois réponses globales survenant aux planches I, III et V permettent la perception de la banalité et sont saisies, aussi, pour exprimer une projection d’images très originales. La disparition de ce type d’approche dans les planches pastel découvre des difficultés de liaison. En effet, l’appréhension parcellaire, mode unique d’approche des planches VIII, IX et X, signe la dépendance du fonctionnement des qualités du percept. Toutefois, c’est l’appréhension globale qui sous tend la projection, le plus souvent dysphorique. L’enveloppe perceptive sert donc en même temps à renvoyer une image intègre à travers les banalités et contenir les projections. Quant au découpage perceptif, il supporte moins la projection.

19Sous tendues par les projections et les qualités sensorielles (F% : 36 %), les opérations intellectuelles militent en faveur du laisser aller. La qualité des opérations intellectuelles demeure défectueuse si on se fie au F+% (60%) très bas, mais ce dernier, corrigé par le F+% élargi (83%), donne à l’activité perceptive un excellent ancrage dans la réalité. Les deux seules réponses négatives de tout le protocole, perçues dans le détail, survenant respectivement aux planches V et VIII, sont associées à la mort et à la naissance.

20Malgré cette forte résonance au fantasme de mort et de naissance, les conduites intellectuelles gardent un rapport à la réalité très satisfaisant. La dynamique conflictuelle se met plus aisément en scène avec l’être humain (K=2) qu’avec le bestiaire (kan=l). La première kinesthésie majeure donnée à la planche III représente deux femmes en train de se disputer pour un homme. A l’enquête, le sang perçu est lié au désir de mort émanant des deux femmes. La précaution verbale, si elle atténue quelque peu ce désir, n’empêchera pas son expression sous sa forme la plus crue (“ peut-être que l’une veut tuer l’autre ”). Cette confrontation agressive érotisée se lie ensuite à la perception d’un papillon tronqué. Cette kinesthésie met donc en scène une relation à trois, dans laquelle les femmes restent plus actives que l’homme. Figurée dans une espèce de dialectique de “ elle ou moi ”, cette kinesthésie rejoint celle donnée à l’enquête de la planche VII, refusée en passation spontanée. Ce n’est qu’après coup, face à cette planche, que Hafida voit deux personnes, dans une course compétitive qui se solde par l’amputation des pattes du papillon, semblable à celle associée à la première kinesthésie. Cette amputation évoquant plus la castration que la destruction, puisque dans les deux cas il s’agit de compétition, découvre la quasi impossibilité d’accès à la satisfaction. La deuxième kinesthésie majeure de la cinquième planche représente deux femmes en posture de se jeter d’un pont, se préparant au suicide. C’est, semble-t-il, la relation homosexuelle qui appelle le fantasme de mort. L’homme figuré à la planche III ne semble faire son incursion que pour empêcher ce type de transgression. En son absence, c’est la mort qui met fin à ce type de rapproché. La seule kinesthésie mineure animale de la deuxième planche montre un papillon au fond d’un gouffre. Les kinesthésies majeures et mineures attestent de la mise en scène d’un sadomasochisme d’apparence érotisé, comme souligné précédemment, mais qui n’en est en fait pas. A l’enquête, le sang perçu évoque la blessure narcissique, consécutive à une représentation de soi dépréciée par la castration.

21La réactivité sensorielle, associée aux contenus humains, est proportionnelle aux représentations, dans la mesure où le T.R.I est ambiéqual (2K/2C). La couleur rouge n’est perçue qu’à l’enquête. Toujours traduite en sang, elle évoque la blessure narcissique et la castration. Face aux planches pastel, Hafida multiplie les réponses (RC% : 50%). Le premier contact avec cette couleur, à la planche VIII, s’établit avec une excitation qui fait bénéficier cette planche de quatre réponses. Tout en percevant la banalité, Hafida la rattache d’abord à une sensibilité sensorielle, évoquant ensuite chez elle la relation à la mère, une relation fusionnelle. En effet, Hafida voit deux tigres auxquels sont liés, du côté de la queue, deux tigrons qui viennent de naître. A l’enquête, ces tigrons sont encore accrochés aux deux tigres par le cordon ombilical. La planche suivante déplace sur l’être humain ce qui vient d’être perçu (“ c’est un petit enfant ”). L’enquête met en évidence “ deux têtes de bébé, égorgés, avec du sang qui coule de leur bouche, c’est du vieux sang ”. Cette représentation usant de la couleur met en scène un fantasme d’infanticide. Le contact mère/enfant s’avère alors dangereux. Les représentations et les affects s’associent pour mettre en scène un scénario d’une grande complexité. Dite de manière crue, la mort semble la seule issue à ce fonctionnement pour se soustraire à la séduction et à la menace de la figure maternelle, telle que la découvre la réactivité aux couleurs pastel. Le fonctionnement semble être animé par un conflit où les deux protagonistes se disputent le contact avec une mère séductrice et dangereuse à la fois. Ce conflit ne trouve que la mort comme issue possible, celle des femmes et de leurs progéniture, en l’absence de l’activité de l’homme. C’est, semble-t-il, par sensibilité à cette grande passivité que les planches IV et VII ont été traitées avec la plus grande méconnaissance de leurs sollicitations phalliques. En effet, vue comme “ une forêt ” en réponse spontanée, après 2’ 15” de temps de latence, la planche IV fait l’objet du commentaire suivant à l’enquête : “ vous me l’avez montrée toute à l’heure ? ”. Cet oubli se justifie par l’empreinte des qualités sensorielles de la planche. L’estampage, que met en évidence l’association de l’enquête, sert d’écran contre la reconnaissance de l’identification masculine. Celle-ci permet quand même la perception de la massivité de la planche et donc une résonance à sa sollicitation phallique. La planche VII, carrément refusée en passation spontanée, donne lieu à l’enquête à des associations renvoyant à la castration.

22Partant de toutes ces données, le Rorschach permet la régression en favorisant l’expression d’un fonctionnement débordé par des excitations pulsionnelles violentes qui ne trouvent sur leur chemin aucun barrage pour se mettre à la disposition de la conscience. Les excitations s’offrent à l’état brut sans subir un travail de métabolisation mentale tel qu’on pourrait le rencontrer dans la psychose, par exemple. Très proche parfois des projections délirantes, les représentations et les affects ne se systématisent pas pour favoriser une organisation mentale sur ce mode. Le rapport à la réalité restant très satisfaisant, il s’agit plutôt d’une organisation mentale proche des névroses de comportement de Pierre Marty (1976, 1980, 1990, 1991)

Le TAT

23La cotation du protocole avec la grille de Rosine Debray (1997) [4] donne les résultats suivants :

tableau im2
Rigidité Série A Labilité Série B Inhibition Série C Comportement Série D Processus primaires Série E B N M C F 11 12 5 3 17 5 16 18 12% 18% 21%

24La première impression d’ensemble du protocole met en exergue une thématique dominante de mort, dans un contexte de grande restriction nécessitant l’intervention du clinicien. Les récits construits immédiatement après la perception des images montrent de ce point de vue une précipitation dans l’expression, liée très probablement à l’aspect figuratif du stimulus imposant ses contenus, mais aussi au manque de distanciation du fonctionnement psychique. Le protocole comporte des expressions sexuelles assez crues, dans des situations de transgressions de l’interdit. Les personnages, souvent perçus dans l’anonymat, engagent les histoires sur le mode restrictif, dans la mesure où les conflits évoqués ne se projettent pas sur des figures clairement identifiables. La résonance aux sollicitations des planches ne semble pas s’effectuer de manière adaptée, vu l’aspect itératif de certaines représentations quel que soit le stimulus. Les procédés de comportement utilisés aux deux premières planches, sous forme de demandes faites à l’examinateur, ne semblent pas constituer le mode d’appréhension de la situation de T.A.T. La confrontation avec un matériel structuré n’a pas nécessité le recours à ce type de défenses, puisque en dehors des deux premières planches, les autres sont abordées sans commentaires. La figuration semble faciliter l’abandon du comportement, sous forme de demandes faites à l’examinateur au profit de l’élaboration des récits.

25Les procédés utilisés représentent toutes les séries avec une prédominance de l’affleurement du processus primaire sous forme de persévération de la thématique de mort et de femmes enceintes hors mariage. La persévération s’accomplit avec l’introduction de procédés véhiculant des représentations massives liées à la mort ou à la sexualité. Ces procédés sont aussi utilisés sous l’aspect de scotome d’objet manifeste et de fausses perceptions. En effet, à la première planche, le violon n’est pas perçu. A la planche 12BG la barque se transforme en cercueil et à la 7GF le poupon en bébé. Les fabulations hors images sont fréquentes ainsi que les justifications arbitraires. Les procédés labiles se donnent à voir sous l’aspect d’entrées directes dans l’expression et d’introduction de personnages ne figurant pas sur l’image. Le recours à ces derniers se fait pour permettre l’évocation de problèmes avec les parents, la recherche d’un enfant, la rivalité fraternelle, respectivement dans les récits des planches 1, 5 et 13B. Les procédés de la série contrôle se manifestent sous forme de précautions verbales, de descriptions des expressions et des postures. Dans la série inhibition, ce sont le plus souvent les motifs de conflits qui ne sont pas exprimés. En effet, les personnages ont “ des problèmes ”, ont des expressions du visage montrant “ qu’ils ne sont pas bien ”. Les questions du clinicien ne favorisent pas les représentations qui seraient liées à ces différentes perceptions. La constellation des procédés permet au plus d’exprimer sous forme redondante des représentations de personnages en détresse, seuls ou accompagnés. La sexualité aussi massive que la violence se donne à voir sous forme d’actes, soit de viols, soit de relations perverses (“ il l’a tuée parce qu’elle l’a trompé ”) ou des relations qui n’admettent pas la différence des générations. Dans ce cas, les enfants sont confondus avec les parents et vice versa.

26Le protocole du TAT montre des récits où les pulsions agressives et sexuelles se donnent à voir dans leur état brut et primaire. Le fonctionnement psychique semble être dominé par les expressions pulsionnelles dans le comportement. Il s’agit donc, au regard des données du TAT comme pour le Rorschach, d’un fonctionnement proche d’une névrose de comportement telle que Pierre Marty la définit.

27L’investigation réalisée en 1997 dans son ensemble avec deux entretiens, un Rorschach et un TAT, ouvre droit aux notations suivantes par ordre de parution dans la classification psychosomatique (P.Marty, 1989) : angoisses diffuses, traits de caractères hystérique, oral, pervers, phallique-narcissique, phobique d’ambiance ou d’envahissement, psychotique, sadomasochiste (décharges de comportement), comportements (passages fréquents aux), utilisation importante de la pensée magique, homosexualité latente, infantilisme régressif, Moi-idéal prédominant (au moins aussi marqué que le Surmoi post-oedipien), difficultés sexuelles (éjaculation précoce, impuissance et frigidité), notions de traumatisme, d’une situation familiale ou d’une activité parentale ayant pu gauchir l’évolution classique de la sexualité, conversions fréquentes (hystériques ou non), toxicomanies habituelles (iatrogènes incluses), psychothérapies antérieures, conversion (hystérique ou non), suicide (tentative récente de), toxicomanies récentes (iatrogènes incluses).

28Ce sont là des caractéristiques habituelles et actuelles des moins mentalisés, ce qui a motivé ma proposition de “ névroses de comportement ” pour la structure, en 1997. La suite des données psychothérapeutiques ainsi que l’observation des 12 pathomimes que j’ai rencontrées pendant toute ma pratique clinique depuis 1990 ont permis de proposer le diagnostic de perversion mal mentalisée en m’appuyant sur les données cliniques et les arguments théoriques qui vont suivre.

Compte rendu de la psychotherapie

29J’ai suivi Hafida pendant plus de trois années en psychothérapie, à raison d’une séance hebdomadaire de 45 minutes. Cette psychothérapie a l’avantage de conforter les données des projectifs.

30A la première séance de sa psychothérapie, Hafida vient exhiber tous les comportements violents dont elle est capable, me laissant assez perplexe face aux conduites à tenir en direction des menaces qu’elle me proférait de manière indirecte. Elle a battu son ancienne psychologue, plusieurs de ses copines et répond avec violence verbale à toute personne qui ose la disqualifier. Aussi, en se levant le matin, elle trouve le moindre prétexte pour traiter sa mère de tous les noms. Lorsque les conditions ne sont pas réunies pour qu’elle terrorise sa mère – par exemple en présence d’étrangers à la maison avec lesquels elle tient à garder une bonne image– –elle s’enferme dans sa chambre. Elle éprouve en ces moments de retrait une grande détresse qui la pousse de manière inconsciente à se diriger vers la pharmacie pour avaler des boîtes de comprimés. Se retrouvant à l’hôpital, elle accuse ses parents d’être à l’origine de ses innombrables tentatives de suicide et de la manifestation de sa dermatose. Lorsqu’elle arrive à se procurer sa drogue ou ses comprimés de Temesta, elle surmonte ces moments de détresse. Sortant souvent le soir en compagnie de groupes de garçons et de filles, drogués et saouls, ils se livrent ensuite à des “ orgies ”.

31La treizième séance marque un tournant assez significatif car, ce jour là, Hafida, toute confondue, évoque les conséquences dramatiques de mon éventuelle absence. Ainsi, pour ne pas mettre fin à sa psychothérapie, elle aurait refusé plusieurs demandes de mariage, dans la mesure où tous ses prétendants résident hors d’Alger ou carrément à l’étranger. En fait, c’est à cette séance là que les insinuations à cette relation positive sont devenues de plus en plus explicites. Aux tous derniers entretiens de cette période, arrivant essoufflée, elle aimait énumérer toutes les péripéties difficilement surmontables pour arriver enfin à sa consultation. Plusieurs séances sont consacrées à l’expression d’une identification mimétique à sa psychothérapeute. Comme elle, elle ne fera pas de stop. Elle s’habillera et se coiffera aussi comme elle. Les différentes relations qu’elle noue avec les garçons restent éphémères, reprochant à tous leur inconsistance. “ Ce ne sont pas des hommes ”, aimait-elle répéter, ce qui justifie, entre autres, ses innombrables ruptures. A tous les garçons qu’elle rencontre, elle dit qu’elle s’appelle D, prénom de sa psychothérapeute. Ses rendez-vous avec moi, sans dire qu’elle voit une psychologue, sont présentés à ses parents, à ses copines et tous ses copains comme un jour exceptionnel. S’entretenant à ce propos avec un garçon, il en était tellement jaloux qu’il a voulu l’accompagner. Pour éviter cette confrontation, elle lui avoue qu’il se trompe, dans la mesure où elle se rend à l’hôpital pour voir un médecin femme. Elle se met à rire en notant que ce copain lui aurait dit : “ c’est plus grave alors, tu es une gouine ”. La relançant sur ce qu’elle vient de dire, elle remet en cause la déduction de son copain, dans la mesure où : “ Comme vous le savez, même si je ne supporte pas les relations physiques avec les garçons, j’ai pu en avoir d’excellentes avec l’homme dont je vous ai déjà parlé ”.

32A la quarantième séance, toujours sur un fond de transfert positif, elle me déclare que sa dermatose est provoquée par des brûlures de cigarettes sur la peau et sur les muqueuses de la bouche et d’ouverture de la peau avec un bistouri. C’est dans un état d’extrême besoin, d’abord celui d’attirer l’attention de ses parents, ensuite de les pousser à suivre à la lettre les consignes qu’elle leur dicte, que Hafida recourt à ces mutilations. Ce n’est qu’à ce prix que ses parents lui manifestent leur considération. Elle ne sent rien pendant l’excoriation de sa peau, ce qui ne l’empêche pas d’éprouver une profonde tristesse après le constat de ses blessures, qu’elle s’arrange à provoquer dans des endroits inaccessibles à la vue des autres. Elle montre alors toutes les blessures qu’elle avait provoquées elle-même, présentées à nous et au dermatologue qui l’avait orientée, tout au début, comme des cicatrices de “ bulles ” qui surviendraient de manière spontanée. En fait, reconnaît-elle à la même séance, elle s’amuse à faire ce genre de simulations pour défier les diagnostics des médecins. A ce propos, dit-elle, après avoir un jour extrait ses quatre dents de sagesse pour l’encombrement inesthétique qu’elles causaient, elle les colle à son sternum à l’aide de scotch et prend, avec la complicité d’une infirmière, un télé thorax. Ce dernier est ensuite présenté à son dentiste qui s’était chargé de lui faire l’extraction, pour l’accuser : “ Vous me les avez introduites après m’avoir anesthésiée ”. Elle avale des grandes quantités de miel jusqu’à sentir un malaise. Transportée en urgence à l’hôpital, elle affiche alors son triomphalisme face aux médecins qui diagnostiquent un diabète.

33Après cette révélation et aux séances suivantes, elle exprima son angoisse que nous mettions fin à sa thérapie, puisque nous savons maintenant que sa dermatose est auto-induite. La rassurant sur ce sujet, elle se met ensuite à parler des “ innombrables choses ” dont elle voudrait nous entretenir, mais, arrivée à la séance et malgré les serments qu’elle se fait, elle se trouve dans l’incapacité totale de les aborder. De plus, rétorque-t-elle, “ si je réussis à vous les dire, je me sentirai tout à fait normale et je risque à ce moment là de vous perdre ”.

34Aux dernières séances, avant le retest [5], elle projette d’épouser le vieil homme avec qui elle sort depuis plus d’une dizaine d’années, non parce qu’elle l’aime, mais c’est la seule personne qui répond à tous ses désirs en se pliant en quatre pour les exaucer. Riche propriétaire de biens immobiliers et fonciers, ce vieil homme qui la dépasse de plus de quarante ans est en fait l’unique personne qui peut la sauver de la dépendance matérielle de son père. Prenant toutes les précautions pour lui exprimer son grand amour, en lui demandant impérativement de faire donation de ses biens à ses enfants, c’est en fait pour obtenir le résultat inverse qu’elle recourût à cette stratégie. Il finit par lui promettre, comme elle l’avait souhaité, de mettre en son nom à elle tous ses biens, en reconnaissance de son amour désintéressé.

Donnees du retest

35Le compte rendu des observations de la clinicienne qui avait réalisé le retest indiquait que Hafida était arrivée en retard d’une demi heure, lors de l’épreuve du TAT. Elle avait fumé une cigarette en montrant une rougeur à la jambe gauche consécutive à la séparation mal vécue de sa psychothérapeute pendant les deux séances de l’examen psychologique. Elle lui déclare qu’elle aime sa psychothérapeute et pendant les congés de cette dernière, elle se rend à l’hôpital et s’enferme le jour habituel de sa consultation pendant trois quarts d’heure aux toilettes, imaginant l’une de ses séances de psychothérapie avec un portait qu’elle avait esquissé de sa psychothérapeute.

36Après l’examen psychologique, Hafida revient avec la joue enflée et une grosse cicatrice au dessous de sa poitrine. Elle s’était brûlée avec une cigarette à l’intérieur de la bouche et s’est ouverte à l’aide d’un couteau, dit-elle - au début suite à une dispute avec sa belle sœur –, mais elle finit par exprimer, à la fin de cette séance, sa détresse lors de son examen psychologique, associée à notre désir éventuel de mettre fin à sa thérapie.

Données comparatives des deux Rorschach

tableau im3
Données du psychogramme Premier Rorschach Deuxième Rorschach Nombre de réponses 14 22 Temps total 17’3” 15’50” Temps de latence moyen 47” 15” Temps par réponse 1’43” 15” Type d’appréhension G,?, Dd G,?, Dd Type de résonance intime 2K/2C 2K/6C Formule Complémentaire 1E/3k 0E/1,5 k RC% 50% 45% F% 36% 54% F+% 60% 66% F% élargi 86% 81% F+% élargi 83% 72% Clob 2 0 Anat 0 2 Sang 0 4 A% 50% 45% H% 21% 13% Ban 4 3

37Comparés au premier psychogramme, les scores du second indiquent un assouplissement du fonctionnement psychique attesté par l’élévation du nombre de réponses qui passe de 14 à 22, le TRI de 2K/2C à 2K/6C, les temps de latence et enfin les temps par réponse. Ces deux derniers scores traduisent une plus grande aisance à s’engager dans l’interprétation, puisqu’ils passent respectivement du premier au second Rorschach de 47” à 15” et de 1’14” à 43”.

38L’abandon du style comportemental au profit d’une décharge beaucoup plus contrôlée est, elle aussi, patente. En effet, malgré l’élévation du TRI, la formalisation s’élève, passant de 36% à 54%, au détriment surtout de l’expression dysphorique puisque le second Rorschach ne comporte plus de réponses Clob, alors que le premier représentait des êtres humains morts (Clob=2). Elle est de surcroît de bien meilleure qualité perceptive, le F+% étant passé de 60 à 66%.

39L’analyse montre que cette transformation va dans le sens d’une dynamisation du registre hystérique, attestée quantitativement par la baisse du RC% qui passe de 50% à 45%, dans le sens d’une prise de distance qu’assure la représentance de l’affect. Aussi, les réponses estompages diminuent au profit d’une maîtrise des affects qui ne s’écoulent plus de manière automatique, puisqu’ils se lient à des représentations.

40L’intérêt porté aux représentations humaines (H%=21%) au premier Rorschach s’atténue au second (H%=13%), passe d’une thématique du suicide et de la relation fusionnelle mortelle à une mise en scène d’une conflictualisation plus évoluée. A titre d’exemple, la planche III qui figurait le désir des femmes de se tuer pour un homme se transforme en désir de partager une chose. Cette planche fait découvrir, aux associations du choix positif, une dispute de deux femmes pour un homme. Quant à la planche VIII qui comportait à la première investigation des représentations de “ bébés tigres encore attachés par le cordon ombilical ”, c’est une représentation d’un être humain aux mains coupées d’où coule du sang qui est donnée à cette planche, dans le retest. La planche IX montre à la première épreuve “ deux têtes de bébés égorgés ”, tandis qu’à la deuxième “ deux nounours ”. Malgré le même score réalisé aux deux Rorschach concernant les kinesthésies majeures (K=2), dans les exemples que nous venons de citer, la qualité des projections est moins débordante, ce qui atteste encore une fois d’une maîtrise et du contrôle de l’impulsivité.

Données comparatives des deux TAT [6],[7]

tableau im4
Rigidité Série A Labilité Série B Inhibition Série C Comportement Série D Processus primaires Série E B N M C F Premier TAT 11 12% 12 5 3 17 5 16 18% 18 21% Deuxième TAT 4 9% 6 0 0 19 1 2 4% 10 21% ? procédés= 87 B% élargi : 23% C % élargi : 26% (1er examen) ? procédés= 42 B% élargi : 13% C% élargi : 42% (2ème examen)

41Au premier TAT, l’expression pulsionnelle agressive et sexuelle crue (E=18) associée aux comportements (D=16) s’atténue (E=10, D=2) au profit toujours de l’évitement, puisque l’inhibition n’enregistre pas de changements significatifs entre les deux TAT (C=17 et C=19). Les défenses narcissiques et maniaques, relativement importantes dans le premier TAT (N=5 et M=3), disparaissent dans le second (N=0 et M=0). Les défenses narcissiques et maniaques, usant respectivement de l’insistance sur les qualités sensorielles et de l’idéalisation positive et négative dans le premier TAT, sont relayées par des critiques de soi (“ je ne sais pas ”) (D=2), la référence à “ ce que doit être une mère ” (F=l) et enfin par une seule mise en relation où Hafida, au lieu de l’idéalisation positive, amorce une conflictualisation interpersonnelle de type désir et défense, à la planche 4. La labilité (B=12), sous l’aspect de mise en relation entre les sexes et les générations, associée à la rigidité (A=11) sous forme de précautions verbales, s’atténue au deuxième TAT (B=6 et A=4). La labilité comptabilise ce score dans le deuxième TAT grâce aux affects dépressifs modulés par le stimulus, alors que les facteurs rigides sont le fait d’une conflictualisation intra-psychique décrivant à quatre reprises des personnages “ en train de réfléchir ”, sans que puissent s’exprimer les motifs des conflits, ce qui justifie le score important de (C=19) au retest. Les procédés factuels se référant essentiellement aux normes extérieures en termes de “ la rue ne pardonne pas ”, “ c’est l’époque qui veut ça ”, “ une mère doit protéger sa fille ” etc. justifient le score de (F=5), ce qui n’était plus le cas pour le second TAT (F=l) lequel reste fixé à “ ce que doit être une mère ”.

42A titre d’exemples aux planches 1, 3BM et 16, les récits du deuxième TAT mettent en scène des personnages investissant des activités avec des projections futures. La fixation aux stades infantiles reste tenace mais avec des possibilités éventuelles de grandir, telles qu’exprimées à la dernière planche (“ C’est une petite fille alors qu’elle est grande. Elle ne s’entend pas avec ses parents. Grande mais son esprit est puéril, celui d’un enfant de quatre ans. Peut être qu’elle va grandir ”). A la planche 2, par exemple, un des personnages féminins est reconnu comme “ fille-mère ” en rivalité avec la femme du second plan pour l’homme, alors que la grossesse véhiculait au premier TAT une idéalisation positive de la femme enceinte. Cependant, dans les deux récits des deux TAT, la différence des générations n’est pas reconnue. De même, les deux récits des planches 4 et 6GF mettent en scène des conflictualisations interpersonnelles dominées par la transparence de la thématique sexuelle. Cette mise en relation, cependant, se solde par la fuite de la relation de type hétérosexuel. Les affects dépressifs s’expriment, alors qu’ils étaient absents dans le premier TAT. A l’image du Rorschach, le bébé de la planche 7GF du premier TAT se transforme en poupée au second. La planche 10 qui mettait en scène dans le premier TAT une relation érotisée entre père et fils, figure au second “ un homme qui embrasse un autre homme, ce sont des pédés, il l’aime ”.

43En apparence pauvre, le second TAT inscrit Hafida dans la mentalisation puisque l’expression pulsionnelle dans les comportements attestée par les scores élevés des comportements et des processus primaires au premier TAT connaît une extinction au deuxième TAT.

44J’ai revu Hafida, après cet examen, pendant trois années consécutives. Elle met fin à sa psychothérapie dès lors qu’elle investit une relation homosexuelle avec une femme et part à l’étranger pour vivre avec elle. Pendant tout ce temps, Hafida ne s’est plus mutilée la peau, bien au contraire, son corps jouissait d’une attention particulière puisque, à titre d’exemple, elle a maintenu pendant ces trois dernières années le poids de 65 kilos, alors qu’elle en pesait 92 au début de sa prise en charge.

Pourquoi la perversion mal mentalisee ?

45Au vue de la relation avec l’équipe médicale mais aussi des symptômes dermatologiques qui vont jusqu’à mettre en jeu le pronostic vital, les pathomimes, à l’image de Hafida, peuvent évoquer la belle indifférence de l’hystérique chez un observateur mal averti. Cependant, les diverses manifestations cliniques, mais aussi les Rorschach et les TAT, militent, semble t-il, en faveur d’une organisation mentale qui souffre d’une “ viciation du travail du négatif ” (A. Green, 1993), dans le sens d’un échec du non (échec du refoulement, échec du déni, échec de la négation, échec du désaveu et du clivage). L’aveu de leurs automutilations confirme un défi que ces patientes lancent à l’autorité médicale et fait penser à la perversion par le jeu des manipulations qu’elles mettent au jour.

46Un retour à la littérature montre que les débats que suscite la perversion dans la littérature psychanalytique, loin d’être épuisés, ont cependant le mérite de poser les jalons d’une réflexion au sujet de certaines conduites psychologiques qui ne semblent pas répondre à un modèle explicatif univoque. En effet, le parcours de cette littérature permet de retenir au temps de Freud, entre 1897 et 1927, un point essentiel : la perversion n’est ni une névrose, ni une psychose, d’où d’ailleurs le titre très explicite Psychose, névrose et perversion (1894-1924). Ce corps conceptuel, au demeurant très complexe, s’avère intéressant auprès de personnes qui paraissent bien adaptées mais qui trahissent au niveau de leur données cliniques une labilité dionysiaque qui atteste de la justesse de la formule lapidaire de Freud : “ La névrose est le négatif de la perversion ”, dont il dit (dans la lettre 57 adressée à Fliess en 1897) qu’elle est le négatif de l’hystérie. Par là, déjà, Freud semble nous prévenir des risques de confusion entre l’hystérie et la perversion. Jean Corraze (1976) en souligne d’ailleurs la parenté. En effet, certains supplices “ des épidémies chorégraphiques du Moyen-Age ” (cités toujours dans la lettre 57, p. 167) sont, selon Freud, plus en faveur de la perversion que de l’hystérie. Ils sont d’ailleurs semblables aux supplices que s’infligeait le patient pervers de Michel De M’uzan (1972). La perversion est donc plus crue et le travail de transformation y est – par conséquent en deçà du refoulement se limitant au “ renversement dans le contraire ” et au “ retournement sur la personne propre ” – bien mis en exergue en 1915 dans Métapsychologie, pour compléter les aberrations sexuelles des Trois essais de 1905. Ce sont des perversions qui touchent – nous dit Freud – l’objet et le but de la pulsion, sous les aspects de couples voyeurisme/exhibitionnisme et sadisme/masochisme. L’article de 1924, “ Le problème économique du masochisme ”, introduit des nuances entre masochisme féminin, masochisme érogène et masochisme moral en faveur de notre propos, car ces nuances se fondent sur la mentalisation. Il est précédé par “ Un enfant est battu ” (1919) pour expliquer la genèse des perversions. En 1927, avec “ Le fétichisme ”, Freud introduit le maximum d’intelligibilité à la problématique de la perversion dans laquelle une partie du moi dénie la castration alors que l’autre la reconnaît, ce qui détermine le clivage du moi.

47Ce rappel chronologique de l’élaboration freudienne est, au regard de l’expérience de ma relation avec les pathomimies cutanées en tant que perversion, un peu ce qu’est la névrose actuelle pour la psychosomatique. Autrement dit, les pathomimies cutanées sont moins mentalisées et donc plus proches de la névrose actuelle.

48Toujours en m’appuyant sur la littérature, mais post-freudienne cette fois-ci, consacrée à la perversion, la notion de mentalisation me paraît départager les contributions respectives des auteurs post-freudiens. Comme l’atteste le Nouveau dictionnaire international de psychanalyse (de Mijolla dir., 2005), bien qu’elle soit difficile à définir avec précision, la perversion entre dans plusieurs configurations psychopathologiques. Néanmoins, les auteurs post freudiens – chacun avec sa contribution respective – ont pu souligner le caractère normatif et moral dont s’écarterait la perversion. Ils ont aussi distingué les conduites perverses de la structure et des aménagements pervers, en admettant la “ solution perverse ” (J. McDougall, 1996), sans toutefois méconnaître les “ agissements sexuels condamnés par la loi ” pointés du doigt par le même auteur dans le Dictionnaire international (2005, p. 1273). Françoise Neau (2004) suppose “ une perversion mortifère et une perversion gardienne de vie ”, ce qui peut aller dans le sens des mouvements individuels de vie et de mort de Pierre Marty (1976). En effet, le caractère dangereux de ces conduites et leur utilisation itérative incriminent le défaut de leur mentalisation. Mimer une pathologie dermatologique au mépris de toute l’équipe médicale et de l’entourage familial, au prix de mutilations graves de l’enveloppe corporelle, semble répondre à un besoin irrésistible que ne soulage que l’automutilation.

49Si la classification psychosomatique (P. Marty, 1987) n’intègre pas les perversions aux côtés des névroses et des psychoses, le schéma de la nosographie freudienne – névrose, psychose et perversion – avec la conception de Lacan de la perversion comme structure (1966) semblent assez appropriés pour rendre compte des différents types de perversions rencontrées dans ma clinique lesquels se répartiraient, selon la qualité de leur mentalisation, au même titre que les névroses et les psychoses.

50Hafida semble répondre aux critères diagnostiques tels esquissés précédemment et de la pathomimie cutanée et de la perversion. Son observation montre un matériel clinique assez étrange. En effet, le style pour le rapporter montre l’incursion possible de fabulations, tant, par ailleurs, Hafida s’est montrée extrêmement manipulatrice. Elle pose le problème, relevé à juste titre par Catherine Chabert (2003), du vrai et du faux, une logique des limites qui s’oppose à celle du surmoi entre le bien et le mal. Dans une langue dialectale parfaitement maîtrisée du point de vue des expressions des affects, de l’humour et de l’ironie, Hafida a relaté son histoire, avec un air assez enjoué et calme, semblant trouver un immense plaisir à raconter dans les détails sa vie trépidante, en tirant un immense intérêt à se montrer impitoyable.

51La dermatose provoquée sous forme de bulles semble se manifester à un âge où Hafida s’engage dans des relations où, non seulement elle découvre son besoin de tendresse, mais en même temps aussi elle rencontre ce dont elle a horreur, l’hétéro-sexualité. Les bulles semblent, au même titre que les nombreuses tentatives de suicide, attirer l’attention des parents et surtout celle du père. Elles surviennent aussi dans un contexte de restauration narcissique, puisque à de multiples passages de l’entretien, Hafida montre l’image dépréciée que lui renvoient ses parents et sa famille. Les bénéfices secondaires de ses différentes expressions symptomatiques sont toujours présents. Malgré cette symptomatologie prolixe, Hafida paraît la manifester en l’absence de mécanismes mentaux bien intériorisés. Effectivement, c’est sous forme de passages à l’acte que Hafida régule sa vie relationnelle. Ces passages à l’acte sont tellement clairs à déchiffrer qu’il ne peut s’agir que d’expressions pulsionnelles dans les comportements.

52Dans l’ensemble, les deux protocoles du retest indiquent une évolution dans le sens d’une plus grande tolérance à la dépression, aux conflits intra-psychiques et interpersonnels. Même si la conflictualisation n’a pas encore atteint celle de la relation génitale œdipienne, elle semble, au moment de la réévaluation, s’en frayer un chemin par le biais d’une conflictualisation de type homosexuel. La dermatose provoquée ne constituant plus un recours pour attirer l’attention des parents, elle est reprise comme mode d’échange avec le thérapeute, dès lors que ce dernier peut retirer son étayage, alors que la gestion des conflits avec les parents semblait passer par les aménagements des distances. En effet, alors que les pulsions s’exprimaient dans les comportements agressifs et sexuels, les stratégies défensives, via la reconnaissance d’une angoisse de séparation, empruntent des voies détournées pour s’exprimer. Les représentations de Hafida d’une enfant maltraitée semblent en fin de compte avoir gauchi son développement psycho-sexuel dans le sens où la haine qu’elle voue à sa mère semble s’ériger contre un très fort investissement homosexuel de celle-ci. Ni sublimé pour prétendre à une structuration surmoïque, ni assez mentalisé dans le sens des angoisses persécutrices, ce rapproché encore chaud au début de la prise en charge semble, grâce aux prises de conscience, se frayer un chemin de plus en plus assuré vers une reconnaissance des limites dans toutes les représentations qui figurent la castration. En fait, d’objets idéalisés positivement et négativement, on passe à des objets qui admettent la différence des sexes, mais toujours pas celle des générations.

53Vue l’évolution enregistrée par les données de la psychothérapie de Hafida, il s’avère indispensable de se poser des questions sur la solidité des aménagements défensifs et surtout sur le diagnostic de névrose de comportement émis au tout début de la psychothérapie. Au regard des données relevées, la psychothérapie semble avoir maintenu et enrichi les dynamismes parallèles. En effet, Hafida, malgré l’évolution enregistrée sous forme d’un recours moindre aux comportements agressifs et sexuels, montre encore la défaillance des systèmes de rétentions objectâtes. “ C’est pourquoi un tel encadrement d’un état d’inorganisation peut permettre l’apparition chez l’individu “inorganisé” de symptomatologies mentales qui ne tiennent qu’en raison de la persévérance de ce cadre ” (M. Fain, 1994, p.154). Hafida semble exprimer par sa rechute le besoin de ce milieu faste lequel, selon le même auteur, assure la fonction de l’appareil psychique. Elle l’utilise probablement comme une défense contre des traumatismes qu’elle ne peut verbaliser encore, au risque de se désorganiser davantage. En effet, le recours itératif à “ j’ai tellement envie de vous parler de choses, mais je ne peux pas ” est, au regard de son fonctionnement psychique, non seulement un appel au respect de son silence, mais aussi un évitement qui lui permettrait de supporter la vie.

54Certes, Hafida peut induire en erreur un observateur mal averti des méandres de la perversion par rapport à ceux de la névrose et en particulier de l’hystérie (CorrazeJ, 1976), mais les données recueillies par cette illustration montrent une circulation des représentations dans les étages évolutifs les plus archaïques tels relevés par Joyce Me Dougall (1972,1986, 1989, 1996). Si elle fait penser à l’hystérie, c’est plutôt dans sa version archaïque telle soulignée par le même auteur. A part des “ acceptations consacrées ”, les conduites de Hafida ne semblent pas s’inscrire dans une dynamique proprement œdipienne par le peu de résonance de cette fantasmatique en Hafida, même si nous sommes souvent dans la tentation de les lui attribuer. Nos relances, nos mises en parallèle n’évoquent rien pour elle, sauf le désir de paraître à nos yeux dans une image idéalement positive, autrement dit active, mais aussi phallique, ce qui milite en faveur du Moi idéal de Pierre Marty (1980) en tant que toute-puissance infantile héritée d’une fonction maternelle non pare-excitante.

55A l’inverse, l’observation d’autres sujets pervers, bien que présentant des similitudes avec celle de Hafida, s’en écarte par les mécanismes mentaux névrotiques et psychotiques, toujours vigoureux dans la production projective. Le déni, la projection, le clivage, les formations réactionnelles et les dénégations permettent de situer ces dernières dans un registre pervers mieux mentalisé que celui de Hafida. La comparaison met en exergue le problème économique du masochisme, dans sa version morale chez Hafida, tel relevé par Catherine Chabert (1999), mais coïncidant semble t-il avec le “ masochisme pervers ” (M. de M’uzan, 1972, 1977), sans cependant atteindre le niveau érogène du cas très célèbre pris comme illustration, en l’occurrence Monsieur M. dont l’auteur souligne le facteur constitutionnel, puisqu’il épouse sa cousine, elle-même masochiste depuis l’âge de 11 ans. Le masochisme des pervers bien mentalisés se donne à voir dans sa version plutôt féminine (S. Freud, 1919-1924). Comme le souligne Michel Vincent (2003), ce dernier “ assure la protection contre la destruction interne par le masochisme érogène, et contre la régression mortifère du masochisme moral ” (p.63). Cependant, les mécanismes de transformations en son contraire (masochisme/sadisme, voyeurisme/exhibitionnisme) “ qui s’acquittent de la tâche de défense contre les motions pulsionnelles ” (Freud, 1915, p. 48), bien avant le refoulement, sont là pour témoigner de l’archaïsme de leur problématique psychique respective.

Conclusion

56D’abord, il y a lieu de signaler le complexe de castration des sujets pervers bien et mal mentalisés sur lequel semble se fonder les différences de leur fonctionnement psychique. Si les premiers usent du déni de la castration, Hafida, quant à elle, représentant les perversions mal mentalisées telles rencontrées auprès des pathomimes cutanées, met en scène une reconnaissance trop prononcée de celle-ci. Jalousie et envie, au sens kleinien (M. Klein, 1957), semblent alors les départager. En effet, Hafida castre son père pour posséder le pénis tant envié chez la mère phallique. Bien évidemment, de ses attaques envieuses, elle redoute le retour de l’agressivité de la mère, telle exprimée aux premiers projectifs. Bien que dans les perversions bien mentalisées on retrouve la même crainte, elle semble plus tolérée par le clivage qui réussit l’instauration d’une rivalité œdipienne en terme de jalousie plus qu’en terme d’envie. Triangulaire, la jalousie ne semble donc pas être à la portée de Hafida et à celle de toutes les jeunes filles que nous avons rencontrées jusqu’à présent en dermatologie, et qui entrent dans la catégorie des pathomimies cutanées. En effet, lorsqu’une perverse bien mentalisée se réjouit à l’idée de rivaliser avec sa mère pour avoir eu cinq garçons, par exemple, elle montre par là un certain dégagement œdipien. A sa place, Hafida castre le père et tue la rivale, en l’occurrence la mère. A ce propos, les projectifs présentent des différences très significatives entre les deux populations. En effet, le déni de la castration et son corollaire le clivage, signes d’une symptomatologie mentale positive, sont utilisés de manière soutenue dans les perversions bien mentalisées. Les pathomimes cutanées, à l’image de Hafida, évitent certes l’homosexualité, mais leur fétichisme ne réussit pas à vaincre la castration. Le fétichisme des pervers bien mentalisés “ demeure le signe d’un triomphe sur la menace de castration et une protection contre cette menace, il épargne aussi au fétichiste de devenir homosexuel en prêtant à la femme ce caractère par lequel elle devient supportable en tant qu’objet sexuel ” (S. Feud, 1927, p. 135). Comme les yeux bleus de la mère et de l’enfant de Hafida ne sont pas tolérés dans l’objet sexuel génital, puisque les hommes aux yeux bleus sont refusés par Hafida, l’on peut déduire qu’elle ne réussit pas la création de l’objet réellement fétichiste là où les pervers bien mentalisés excellent pour jouir d’une sexualité génitale.

57Ensuite, à part les lésions provoquées, Hafida ne souffre d’aucune maladie somatique dès lors que le recours au passage à l’acte est à sa disposition pour lui assurer les décharges de ses excitations pulsionnelles. Les autres sujets pervers, aussi, se portent très bien jusqu’à des âges assez avancés. Les projectifs recueillis auprès d’elles, cependant, montrent une vigueur infaillible des mécanismes de défense, sous forme de dénégation, de déni, de projection et de clivage.

58Considérée comme une maladie factice par le DSM IV (1996), la pathomimie cutanée plus fréquente dans le sexe féminin (J. Corraze, 1976, S. Consoli, 2006) ne serait-elle pas alors une perversion mal mentalisée ? La psychothérapie de Hafida montre, à l’image des fragments d’analyse de pervers rencontrés dans la littérature, la possibilité d’un travail psychanalytique au long cours, très difficile mais pas impossible dès lors qu’on reconnaît cette dimension perverse et ses implications transféro-contre transférentielles.

Références

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Mots-clés éditeurs : perversion, mentalisation, pathomimie cutanee, sadomasochisme

Date de mise en ligne : 27/08/2012

https://doi.org/10.3917/pcp.014.0189

Notes

  • [1]
    Maître de conférences à l’Université d’Alger. Psychothérapeute au Centre d’Aide Psychologique Universitaire. Laboratoire d’Anthropologie psychanalytique et de Psychopathologie.
  • [2]
    Centre d’Aide Psychologique Universitaire.
  • [3]
    Canabis
  • [4]
    Les procédés sont classés selon les séries A, B, C, D et E. La grille adopte la classification par ordre alphabétique utilisée classiquement par les projectivistes de Paris-5. Cependant, les procédés N (narcissiques) et M (maniaques) ont été déplacés de la série C à la série B car ils témoignent, selon l’auteur, du laisser aller à l’expression et de la tolérance à la dépression, ce qui permet d’apprécier la qualité de la mentalisation. Le retour du D dans cette grille permet de cerner la teneur du comportement dans une organisation mentale donnée.
  • [5]
    Le retest a été effectué par K. Bouchicha, dans le cadre de la préparation de son Magister, 2004, sous ma direction.
  • [6]
    Englobe le score des B, M et N.
  • [7]
    Englobe le score des C et des F.

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