Notes
-
[*]
Patricia León, <patricia. leon@ wanadoo. fr>
-
[**]
Ramón Menéndez, <menendezr@ wanadoo. fr>
-
[1]
U. Frith, L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1992.
-
[2]
J. Itard, Victor de l’Aveyron, Paris, Allia, 1994.
-
[3]
dsm IV, Paris, Masson, 4e édition, 1996, p. 78.
-
[4]
H. Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Paris, Aubier, 2008, p. 26.
-
[5]
J. Berger, Sortir de l’autisme, Paris, Buchet-Chastel, 2007, p. 22.
-
[6]
S. Eliot, La métamorphose, Paris, Bayard, 2002, p. 150.
-
[7]
Ibid., p. 135.
-
[8]
B. Bettelheim, Le poids d’une vie, Paris, Robert Laffont, coll. « Réponses », 1991.
-
[9]
Ibid., p. 9.
-
[10]
Ibid., p. 51.
-
[11]
Ibid., p. 52.
-
[12]
Ibid., p. 53.
-
[13]
Ibid., p. 57.
-
[14]
G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot-Rivages, 1999, p. 66-67.
-
[15]
« Ce qu’il y avait de saisissant dans l’expérience des camps, c’était que les conditions écrasantes étant les mêmes pour de nombreux prisonniers, ils ne succombèrent pas tous. Seuls manifestèrent des réactions proches de la schizophrénie ceux qui avaient le sentiment, non seulement d’être impuissants face à la situation nouvelle mais aussi d’être soumis à un sort auquel ils ne pouvaient échapper. […] Dans les camps on les appelait les musulmans et les autres prisonniers les évitaient comme par peur de la contagion » (B. Bettelheim, La forteresse vide, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1969, p. 137.
-
[16]
B. Bettelheim, Le poids d’une vie, op. cit., p. 199.
-
[17]
G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 54.
-
[18]
B. Bettelheim, Le poids d’une vie, op. cit., p. 182.
-
[19]
Ibid., p. 183.
-
[20]
Ibid., p. 182.
-
[21]
Ibid., p. 139.
-
[22]
Ibid., p. 140.
-
[23]
Ibid., p. 56.
-
[24]
H. Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, op. cit., p. 26.
-
[25]
B. Bettelheim, La forteresse vide, op. cit., p. 371.
-
[26]
Ibid., p. 361.
-
[27]
Ibid., p. 75.
-
[28]
Ibid., p. 107.
-
[29]
S. Eliot, La métamorphose, op. cit., p. 113.
-
[30]
Ibid., p. 117.
1Si l’on accepte l’idée que Victor, mieux connu comme le sauvage de l’Aveyron, était autiste (c’est la thèse soutenue par Uta Frith [1]), la première prise en charge institutionnelle d’un autiste dont on a connaissance est la sienne. Elle a été conçue par Itard à l’institut des sourds-muets de Paris en 1800 [2]. Au-delà de la curiosité historique de la description d’Itard, reste la question qui le guide dans sa démarche. En effet, pour ce jeune médecin, il était crucial d’établir s’il s’agissait d’un idiot de naissance, position soutenue par son maître Pinel, ou d’une « privation socio-affective », avec les conséquences qui en découlent relatives à toute intervention possible. Itard n’a pas pu trancher. Cependant, sa réflexion constitue l’embryon d’une polémique sur l’autisme qui n’est pas dépassée. L’autisme continue à être ce non-lieu où les barrières entre les domaines s’effondrent, où toutes les digues se rompent.
2À l’image de Pygmalion, Itard cherchait à faire de Victor un être social. C’était ce que l’on connaissait comme « traitement moral », dont Pinel fut le pionnier. À l’époque, au lendemain de la Révolution française, Itard attribua à son pupille la condition de « citoyen ». Cette condition introduisit une perspective de continuité qui englobait la vie relationnelle, l’éthique, la médecine et la politique. La question de l’autisme touche de façon radicale ce point d’intrication entre la définition d’une pathologie, son traitement et les enjeux économiques et politiques qui s’y associent. Par les temps qui courent, s’interroger sur la place de la psychanalyse dans les institutions est un pari fondamental à plusieurs égards. La mutation que nous sommes en train de vivre au sein de ce que l’on appelle désormais le champ de la santé mentale justifie à elle seule que le défi soit relevé.
3C’est pourquoi s’intéresser à une institution orientée par la psychanalyse comme le fut « l’École orthogénique » de Bettelheim nous permet d’interroger non seulement ce seuil extrême dont témoigne l’autisme mais aussi les conséquences de ce glissement qui s’opère entre la folie, la maladie mentale et ce que l’on nomme de nos jours les « troubles ». Dans ce nouveau mouvement, la psychose infantile ou l’autisme deviennent, dans les classifications actuelles, des « troubles envahissants du développement (ted) [3] », organiques de surcroît. Ce glissement impose un découpage de la réalité qui se traduit par l’effacement de la dimension du sujet. Il va de soi que cela entraîne des conséquences dans les positions épistémiques, la conception des institutions et les actions thérapeutiques qui en résultent. H. Rey-Flaud en donne un exemple précieux : « La croyance généralisée […] dans le caractère scientifique de l’hypothèse organo-génétique dissimulait, sous le masque d’une confiance affirmée dans le progrès à venir de la science, une perte de foi dans l’enfant [4]. »
4Contrairement à l’idée qui vise à faire de la psychanalyse une pratique démodée en ce que concerne l’autisme, celle-ci garde une place primordiale : l’écoute du sujet avec ses vicissitudes. Dans cette perspective, la recherche de la cause avec le débat entre l’inné et l’acquis devient stérile. Reprenons ici les mots de Jacqueline Berger dans son livre Sortir de l’autisme : « À mon sens, cette quête de la cause […] procède d’un défaut de perspective sur l’être humain. Au fur et à mesure que cette recherche se technicise, elle oublie son point de départ, l’humanité et son éventuelle connaissance. Et s’il n’y avait pas de cause ? S’il y avait autant de corps et d’histoires différentes que d’individus, tous pareils et tous différents, n’est-ce pas la loi de l’humanité [5] ? »
5C’est donc en réponse à cette tendance de l’époque que se justifie le fil conducteur de ce texte, le retour à ce lieu que fut « l’École orthogénique » de Bettelheim. Quelle est la pertinence ou non de cette institution, que reste-t-il de l’approche psychanalytique et de la pratique en institution orientée par sa façon particulière de concevoir et d’accompagner la souffrance humaine ? Dans tous les cas, Bruno Bettelheim s’est appliqué à décrire cette souffrance, sans jamais céder à l’idée de la délier des autres. Chacun doit prendre le risque de découvrir dans la vie de l’enfant autiste, dans sa vision du monde, sa propre impossibilité de voir.
L’École orthogénique de Chicago
6Les avatars de cette institution telle qu’elle a été connue par le monde sont donc indissociables de celui qui l’a conçue, qui l’a fait exister : le Dr Bruno Bettelheim. Ce qui, sans doute, faisait à la fois la force de l’institution mais aussi l’un des aspects les plus critiqués était le fait que tout reposait sur la même personne.
7L’École orthogénique existe encore des nos jours. Cependant, de sa période de gloire il ne reste que le nom. Le fonctionnement actuel n’a aucun rapport avec l’orientation voulue par Bettelheim. Dans un certain sens, elle a, en tant que telle, disparu avec son départ.
8Les idées du Dr Bettelheim, clairement influencées par la psychanalyse, ont suscité une grande résistance de la part du personnel en place. Sauf quelques rares exceptions, tous les membres ont quitté l’école. Cette conjoncture lui a laissé la voie libre pour constituer une équipe de gens motivés et formés selon l’orientation qu’il voulait lui imprimer. Cela était nécessaire, car il fallait recruter des personnes ouvertes à cette nouvelle conception de l’institution qui, par ailleurs, impliquait beaucoup de contraintes. Avoir su fédérer une équipe solidaire, engagée et compétente, qu’il gérait avec détermination, fut une des grandes réussites du Dr Bettelheim.
9L’École orthogénique est le lieu, le monde dans lequel l’enfant peut entrer tout de suite tel qu’il est. Son admission ne répond pas à des critères fondés sur la complexité du cas, la magnitude de ses troubles, la profondeur du repli autistique, le niveau d’autonomie ou sa potentielle dangerosité. Elle est plutôt conçue comme la rencontre de deux sujets, dont l’un, avec sa particularité, est capable de provoquer chez l’autre une étincelle de désir.
10Ce qui découle de cette acceptation inconditionnelle du sujet dans le dispositif d’admission à l’école est, en contrepartie, une condition formulée comme nécessaire : au moins un des membres de l’équipe doit se montrer vraiment attiré et manifester sincèrement la volonté de travailler avec l’enfant [6]. Cette particularité peut être lue comme la mise en place du transfert au cœur du dispositif de travail. Les différents cas cliniques de l’école témoignent amplement de cette dimension. Stephen Eliot a passé treize ans de sa vie à l’école orthogénique. Il en parle dans La métamorphose, livre publié en 2002. À propos de Diana, son éducatrice, il écrit : « Ce qu’elle m’apporte essentiellement, c’est la conviction d’être aimé pour ce que je suis en profondeur [7]. »
11À l’École orthogénique, tout ce que l’enfant fait, y compris ses « troubles », est relié à ce qu’il a de plus intime. C’est à partir de cette particularité qu’il met en place une stratégie pour se protéger. Mettre l’accent sur cet aspect est fondamental dans la mesure où il est, de nos jours, complètement escamoté. Ce qui pour la science moderne est perçu comme gênant et donc à éliminer représentait dans l’école le grain de sable qui permettait à l’huître de former sa perle. À ce sujet, le cas de Joey est particulièrement exemplaire.
12Par ailleurs, l’acceptation de cette particularité prenait sa véritable mesure du fait qu’elle s’inscrivait dans le réseau de relations existant dans la vie de l’école. Le mélange d’âges et de pathologies jouait un rôle essentiel. Les plus grands prenaient soin des plus petits. Les plus fragiles étaient épaulés et soutenus par les plus forts. Les plus turbulents trouvaient une forme d’apaisement devant ceux qui bougeaient à peine. Les jalousies, les disputes n’y étaient pas absentes, mais elles intégraient un fonctionnement dans lequel se tissait une certaine cohérence à partir de l’os de la singularité de chacun, qui servait de trame au lien social.
13Cependant, l’intérêt de Bettelheim pour l’autisme avait commencé bien avant son arrivée à l’université de Chicago. Dans Le poids d’une vie [8], un recueil d’articles publiés en 1989, il témoigne d’une série d’expériences de natures diverses qu’il reconnaît, selon ses propres mots, comme des « influences majeures qui [l]’avaient formé, [lui]-même et [s]on travail [9] ».
14Ainsi, c’est dans un article intitulé « Comment je suis venu à la psychanalyse » qu’il parle de sa rencontre avec Johnny, un enfant psychotique, « bien avant que des termes spécifiques de ce genre fussent utilisés pour les enfants », précise-t-il [10]. Le jeune Bettelheim croisa Johnny dans la salle d’attente du Dr Sterba, sa psychanalyste. L’enfant avait l’habitude de manger les feuilles des cactus qui décoraient l’endroit. Impressionné par cela, Bettelheim finit par l’interroger : « Johnny, je ne sais pas depuis combien de temps tu viens voir Mme Sterba, mais je t’ai toujours vu depuis la première fois que je suis venu ici, il y a deux ans. Et tu en es encore à mâcher ces affreuses feuilles ! » Alors que d’habitude il restait silencieux ou produisait des sons inintelligibles, cette fois-ci la réponse de Johnny ne se fit pas attendre, d’un air dédaigneux il répliqua : « Qu’est-ce que c’est que deux ans, comparés à l’éternité [11] ? »
15Le contact avec ce jeune enfant n’a pas laissé Bettelheim indifférent : « Je n’arrive pas à chasser de mon esprit les paroles de Johnny, en partie parce que je me savais coupable d’avoir feint de m’intéresser à son sort alors qu’en réalité, j’étais égoïstement préoccupé de me servir de lui pour résoudre mes problèmes [12]. » Même si l’acte de manger des feuilles, sa finalité en soi et son sens profond échappent à Bruno Bettelheim, par sa réponse Johnny fait exister, au-delà de toute conformité entre la parole et les faits, la place de cet autre capable d’être témoin d’une impossibilité à dire. Il incarne dans cet acte l’extériorité du sujet par rapport à son interlocuteur. Ainsi, la réponse de Johnny est tombée comme une véritable leçon, une sorte d’interprétation à côté.
16Le contraste entre le silence de Johnny et sa réponse, pour le moins inattendue, induisit chez Bettelheim la prise de conscience de l’existence d’une vie subjective. Il introduisit le temps dans lequel son acte ne pouvait plus être isolé de son humanité. De cette expérience, Bettelheim a donc tiré une notion particulière, celle d’un autre temps. Il est clair une fois pour toutes que le temps « ordinaire » est différent de façon structurale, voire radicale, de ce qu’il nomme le « temps requis par l’analyse ». Cela lui permettait d’affirmer ceci que « seul le patient peut décider du moment où il est prêt à changer ». Cette règle fut appliquée de façon rigoureuse à l’École orthogénique.
17En conséquence, à l’École orthogénique il n’y avait pas de télos pour envisager et juger l’expérience des enfants : temps vivant/temps mort, activité/non-activité, les moments privés de finalité étaient loin d’être perçus comme une absurdité ou un signe de désespoir. L’expérience avec chaque enfant était avant tout cet écart irréductible qui s’accomplissait dans le temps grâce à cette remise en cause radicale d’une perspective empirique de la réalité. On voit comment cet écart a ouvert les frontières pour envisager les processus de subjectivation et de désubjectivation, ce qui est parlant, ce qui est vivant, ce qui est humain ou inhumain.
18Sans doute cette conception du sujet se redoublait-elle de la question du savoir dans son lien avec la position de l’analyste. La volonté d’« aider », dit Bettelheim, en se plaçant en détenteur d’un savoir empêche d’obtenir des enfants une quelconque réaction. Percevoir que Johnny avait une « connaissance » qui échappait à toute anticipation les mettait sur un pied d’égalité. Il a fait de ce principe un autre des piliers de sa pratique.
19Dès lors, un acte, aussi bizarre ou absurde qu’il puisse paraître, s’inscrit dans un réseau qui permet de le penser en tant qu’événement grâce à l’écart qu’il introduit. À ce propos, Bettelheim cite une maxime de Térence, Humani nihil a me alienum puto, ce qui veut dire : « Pour être véritablement humain, rien de ce qui est humain ne doit nous être étranger [13]. » Ce qui, ailleurs, était perçu comme un trouble ou comme la manifestation d’un retard du développement, ou de façon à peine voilée comme un signe d’animalité, était épinglé par lui comme signe de cet écart qui ouvrait l’espace pour penser la condition humaine. C’est par cette quête de la différence absolue que Bettelheim a rendu palpable dans son expérience à l’école la dimension du désir de l’analyste.
La frontière entre l’humain et l’inhumain
« Qu’au fond de l’humain il n’y ait rien d’autre qu’une impossibilité de voir, voilà la Gorgone, dont la vision a transformé l’homme en non-homme. Mais que précisément cette inhumaine impossibilité de voir soit ce qui appelle et interpelle l’humain, l’apostrophe à laquelle l’homme ne peut se dérober – voilà le témoignage, et il n’est rien d’autre. La Gorgone est celui qui l’a vue, le musulman est celui qui témoigne pour lui, c’est un seul regard, une seule impossibilité de voir [14]. »
20Bettelheim, à partir de son expérience personnelle dans les camps de concentration, a pris la figure du « musulman » pour s’orienter dans cette frontière entre l’humain et l’inhumain à laquelle lui faisaient penser aussi ces enfants aux yeux affligés de pseudo-strabisme, aux gestes compulsivement répétés, au mutisme criant d’un insondable désespoir. En parlant de Laurie, l’une des enfants de l’école, il écrivit : « Derrière cette petite poupée flasque, derrière cette léthargie complète, nous sentions, beaucoup plus nettement que chez d’autres enfants autistiques muets, une solitude et un désespoir dont elle ne montrait aucun signe […]. Beaucoup plus que tous les autres enfants autistiques que j’ai connus, elle me choqua par sa ressemblance avec les “musulmans [15]” que l’on devait regarder deux fois avant d’être certain qu’ils étaient encore en vie. Sa cachexie et son inertie justifiaient encore plus la comparaison [16]. »
21Le « musulman » selon l’hypothèse d’Agamben est le témoin intégral de ce qui s’est passé à Auschwitz. Il est celui qui, par définition, ne peut pas témoigner. Dans son livre Ce qui reste d’Auschwitz, Agamben parle de Bettelheim comme de celui qui a ouvert la voie pour penser la place du « musulman ». Bettelheim avait vu de ses yeux les « musulmans » et il s’était vite rendu compte des transformations inédites que « la situation extrême » infligeait à la personnalité des déportés. « L’École orthogénique qu’il fonde à Chicago afin d’y traiter les enfants autistes est une sorte d’anticamp pour apprendre aux musulmans à redevenir humains […]. Pas un trait de la minutieuse phénoménologie de l’autisme infantile développé dans La forteresse vide qui n’ait son précurseur obscur et son paradigme herméneutique dans la conduite du musulman. Ce qui pour le prisonnier était la réalité extérieure est pour l’enfant autistique sa réalité intérieure. Chacun d’eux pour des raisons différentes aboutit à une expérience analogue du monde [17]. »
22Bettelheim, dans la mesure où il définit l’autisme par rapport à cette situation extrême, met en question l’idée que l’enfant autiste n’a pas de lien avec les autres : « Malgré son étrange mode de relation, dire qu’il n’y a pas de relations c’est avoir une idée bien étroite des relations humaines ou, du moins, c’est avoir une idée préfreudienne de la nature des sentiments humains [18]. » L’autisme infantile est une position de désespoir extrême, mais ce désespoir, « loin d’être caractérisé par une absence de relations avec les autres, est marqué par le fait que l’enfant établit des relations entre tout ce qui lui arrive et ce qu’il a vécu avec une personne en particulier, ou un groupe de personnes [19] ». L’autisme est pour Bettelheim la souffrance extrême de tout rapporter, lier, associer au même ensemble d’expériences. « Son malheur est en effet que, plus que tout autre être humain, il rapporte tout, il relie et associe tout à un, et un seul ensemble d’expériences [20]. » Ainsi, chez l’autiste, la nature de cet ensemble d’expériences vécues et l’idée de la vie qui en découle conduisent à une expérience de la réalité dans laquelle il n’y a pas d’écart entre la vie psychique et le monde extérieur.
23L’enfant autiste ne parle pas, puisqu’il est profondément convaincu qu’il ne peut pas agir sur le monde. La situation extrême à laquelle il a été soumis, à un âge si précoce, fait qu’il manque de toute autre expérience pour la contrebalancer. « La cause initiale du retrait est plutôt l’interprétation correcte par l’enfant des affects négatifs avec lesquels les personnages les plus significatifs de son environnement l’approchent [21]. » C’est dans cette adéquation écrasante entre la réalité extérieure et l’expérience intérieure que Bettelheim situe le drame de l’autisme analogue au drame du « musulman ». Tous les deux franchissent à ses yeux une limite qui signale à son tour la limite de nos catégories éthiques et surtout psychologiques pour juger le sens de l’humain.
24« L’enfant autistique », du fait de l’absence de séparation entre les réalités intérieure et extérieure, prend son expérience intérieure pour une représentation vraie du monde. Le « musulman » qui se laissait dominer par les ss se mettait à intérioriser leur attitude alors que les ss considéraient qu’il était moins qu’un homme, qu’il n’avait pas de volonté personnelle. « Le prisonnier avait l’ordre explicite de ne pas observer, de ne pas voir, de ne pas remarquer ce qui se passait autour de lui et surtout ce que faisaient les ss. Le drame était que l’ordre extérieur des ss de ne pas observer se trouvait souvent renforcé par un ordre identique venant du moi du prisonnier, car, pour celui-ci, c’était la seule façon de ne pas réagir aux atrocités dont il était le témoin oculaire. Ce n’était qu’en détournant les yeux qu’il pouvait s’empêcher de s’interposer – ce qui lui aurait coûté la vie – ou de se détester pour ne pas s’être interposé [22]. »
25Agamben pose que Bettelheim, dans le paradigme de « la situation extrême » ou de « la situation limite », ne perdit jamais de vue la connotation morale ou politique, comme si le « musulman » ne pouvait se réduire pour lui à une « catégorie clinique », puisque l’enjeu de la situation extrême était de « demeurer un être humain [23] ». Ne pas vouloir faire de l’autisme une simple catégorie clinique est, aux yeux d’Agamben, un acte politique et un horizon éthique que Bettelheim ouvre afin que la question de l’autisme ne reste pas cantonnée entre quelques-uns mais pose dans sa radicalité la question des limites de l’humain.
26En contraste avec la position de Bettelheim dans les camps, on cherchait la cause de cet état dans un problème de malnutrition, une cause psychologique ou autre. Bref, une cause pour éviter de lire, dans ce troisième règne situé entre la vie et la mort, « le signe d’un nous ». Une fois de plus, l’analogie avec l’autisme est de rigueur, le discours de la science accentuant la différence d’avec l’autisme pour accroître la distance avec ce « nous ». Alors que la psychanalyse, suivant la trace de Bettelheim, comme le signale Rey-Flaud [24], a maintenu la volonté d’appréhender cette position subjective comme figure à part entière de « l’humaine condition ».
Le milieu thérapeutique total
27Les thèses de Bettelheim supposent que l’institution crée une ambiance favorable qui puisse neutraliser les expériences vécues par l’enfant pour lui permettre de « renaître ». C’est dans ce sens qu’il est possible de parler de l’école comme « anticamp ». L’institution est conçue pour que les choix et les rythmes de l’enfant soient rigoureusement respectés. Il s’agit non pas de faire un travail de rééducation pour obtenir une autonomie relative orientée à soulager le travail des parents et de la société en général [25], mais d’un véritable travail sur le sujet. Bettelheim décrit en ces termes le pari de l’École orthogénique : « La différence entre l’environnement de la maison et celui que nous créons à l’École est que celui-là ne semble lui permettre aucune adaptation en dehors de l’autisme, alors que celui-ci offre d’autres possibilités. Nous essayons de rendre cette offre aussi attrayante que possible, voire même séduisante. Lorsque nous réussissons, l’adaptation ancienne se révèle alors inutile et ne peut que s’effondrer [26]. »
28Dans cet ordre d’idées, Eliot décrit l’esprit qui régnait dans l’école. Il s’agissait d’« une maison bourgeoise viennoise [27] ». La nourriture était exquise, servie dans des assiettes en porcelaine. La décoration était soignée et luxueuse. Les enfants étaient consultés pour le choix des meubles et des accessoires. Dans les chambres, il y avait de beaux meubles, des tapis, des couvre-lits, des tableaux et des lustres italiens [28]. Il y avait aussi un énorme placard rempli de bonbons, ouvert en permanence ; les enfants pouvaient se servir à volonté. Le Dr Bettelheim affirmait que les enfants méritaient ce qu’il y avait de mieux. Cela accentuait la condition humaine des enfants de l’école et le respect profond qui y régnait.
29Le contraste entre ce monde féerique et « l’extérieur » était plus que sensible. Ce dernier était souvent présenté comme hostile, voire dangereux. Cependant, la dimension « extérieure » de l’école englobait bien plus que l’environnement géographique proche, les familles en faisant aussi partie. La prise en considération des enfants partait aussi de l’idée qu’il fallait rendre l’environnement attirant. Une fois de plus, l’image du « musulman » était présente. Ce qui avait été mis en place par le sujet pour faire face à sa souffrance, son choix, la dimension de solution de son symptôme, ne pouvait être questionné par lui qu’à condition de montrer que cela en valait la peine. Dans ce contexte, la position de Bettelheim par rapport aux parents, et plus particulièrement aux mères, pouvait être relativisée.
30Il va de soi que, dans cette perspective, il n’y avait pas des médicaments à l’école. Aucun enfant n’en prenait. Bettelheim en parlait avec horreur, disant que « nul ne connaît ni doit déterminer les objectifs d’un autre [29] ». Cette affirmation allait, une fois de plus, dans le sens du pari fait sur le sujet. Pari soutenu avec un désir inébranlable qui serait inconcevable de nos jours, mais qui témoigne d’un position éthique et politique claire et déterminé.
31Le sujet, son symptôme, le transfert, la parole : des éléments qui permettent de situer l’autiste non pas comme celui qui frôle l’inhumain mais, au contraire, comme celui dont la radicalité sert de borne à l’humain. Le tout orienté par un désir clairement différencié de celui de guérir. Une phrase de Stephen Eliot est de nature à encourager la voie proposée par Bruno Bettelheim éclairée par la psychanalyse : « La plupart de ceux avec lesquels j’ai grandi [à l’École] finiraient de nos jours sous clef, à l’hôpital ou en taule, ou crèveraient [30]. »
Notes
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[*]
Patricia León, <patricia. leon@ wanadoo. fr>
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[**]
Ramón Menéndez, <menendezr@ wanadoo. fr>
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[1]
U. Frith, L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1992.
-
[2]
J. Itard, Victor de l’Aveyron, Paris, Allia, 1994.
-
[3]
dsm IV, Paris, Masson, 4e édition, 1996, p. 78.
-
[4]
H. Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Paris, Aubier, 2008, p. 26.
-
[5]
J. Berger, Sortir de l’autisme, Paris, Buchet-Chastel, 2007, p. 22.
-
[6]
S. Eliot, La métamorphose, Paris, Bayard, 2002, p. 150.
-
[7]
Ibid., p. 135.
-
[8]
B. Bettelheim, Le poids d’une vie, Paris, Robert Laffont, coll. « Réponses », 1991.
-
[9]
Ibid., p. 9.
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[10]
Ibid., p. 51.
-
[11]
Ibid., p. 52.
-
[12]
Ibid., p. 53.
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[13]
Ibid., p. 57.
-
[14]
G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot-Rivages, 1999, p. 66-67.
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[15]
« Ce qu’il y avait de saisissant dans l’expérience des camps, c’était que les conditions écrasantes étant les mêmes pour de nombreux prisonniers, ils ne succombèrent pas tous. Seuls manifestèrent des réactions proches de la schizophrénie ceux qui avaient le sentiment, non seulement d’être impuissants face à la situation nouvelle mais aussi d’être soumis à un sort auquel ils ne pouvaient échapper. […] Dans les camps on les appelait les musulmans et les autres prisonniers les évitaient comme par peur de la contagion » (B. Bettelheim, La forteresse vide, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1969, p. 137.
-
[16]
B. Bettelheim, Le poids d’une vie, op. cit., p. 199.
-
[17]
G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 54.
-
[18]
B. Bettelheim, Le poids d’une vie, op. cit., p. 182.
-
[19]
Ibid., p. 183.
-
[20]
Ibid., p. 182.
-
[21]
Ibid., p. 139.
-
[22]
Ibid., p. 140.
-
[23]
Ibid., p. 56.
-
[24]
H. Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, op. cit., p. 26.
-
[25]
B. Bettelheim, La forteresse vide, op. cit., p. 371.
-
[26]
Ibid., p. 361.
-
[27]
Ibid., p. 75.
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[28]
Ibid., p. 107.
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[29]
S. Eliot, La métamorphose, op. cit., p. 113.
-
[30]
Ibid., p. 117.