Couverture de PSY_015

Article de revue

Maud Mannoni et les « (é)veilleurs d'humanité »

Pages 101 à 111

Notes

  • [*]
    Laure Thibaudeau, <laurthib@ noos. fr>
  • [1]
    M. Mannoni, Éducation impossible, Paris, Seuil, coll. « Champ freudien », 1973, p. 276, 277, 280.
  • [2]
    M. Mannoni, L’enfant arriéré et sa mère, Paris, Seuil, coll. « Points », 1981, p. 38.
  • [3]
    Ibid., p. 40.
  • [4]
    S. Freud, Introductory Lectures on Psycho-analysis, Stand. Edit., III.XXXIII, vol. XV.
  • [5]
    M. Mannoni, L’enfant arriéré et sa mère, op. cit., p. 117.
  • [6]
    M. Mannoni, Un lieu pour vivre, Paris, Seuil, coll. « Champ freudien », 1984.
  • [7]
    M. Mannoni, Éducation impossible, op. cit., p. 77.
  • [8]
    Ibid., p. 110.
  • [9]
    M. Mannoni, Les mots ont un poids, Ils sont vivants, Que sont devenus nos enfants fous ?, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1995.
« Toute innovation véritable dans les domaines de la santé et de l’éducation risque de devenir impossible [...]. La recherche est elle-même très compromise [...voire] impossible en France du fait des contraintes croissantes de l’administration [...] qui, en un mot, gère “la maladie” et ceux qui la traitent. Le désir de l’enseignant, ou du soignant, se trouve ramené à un système d’offres et de simples demandes. On retire [à l’adulte] la satisfaction personnelle qu’il tirerait de son travail ; et l’enfant est victime de la contrainte subie par l’adulte. Il faut amener élèves, patients, enseignants, soignants à mettre leur travail au service d’une idéologie de rendement et d’efficacité. [...] une idéologie fondée sur la concurrence et la lutte de prestige [...] est responsable de ce que l’on pourrait appeler une perversion du savoir, [...] mis au service de la promotion hiérarchique. Cela n’est pas sans effet sur l’orientation donnée à une recherche qui a pour garante l’institution.
Les temps ont changé [...] et l’espace où survivre pour un psychotique ou un délinquant s’est considérablement réduit. [...] De plus en plus réduite à des rouages anonymes, la société est en train de se vider de toute valeur (culturelle, éthique, etc.). La plainte de ceux qui affirment qu’il n’y a plus de quoi vivre doit dès lors être prise au sérieux : il y a là une vérité que l’on ne peut méconnaître [1]. »

1À l’heure où les grandes institutions humaines, sociales et médicales se sentent menacées de détournement et appellent à leur sauvetage, ces propos inquiets et alarmistes résonnent de manière quasi prémonitoire. Ils s’inscrivent dans le grand combat que Maud Mannoni a mené toute sa vie, pour que le sujet, quels que soient ses difficultés, son handicap ou sa pathologie (ces mots ne lui faisaient pas peur et n’avaient pas pour elle de connotation ségrégative), puisse trouver un lieu pour vivre et pour inventer sa solution à partir de sa singularité. C’est le titre d’un de ses livres. Les extraits qui précèdent sont tirés d’un autre de ses livres, Éducation impossible, plaidoyer passionnant pour le respect du sujet enfant, dans son accès aux connaissances et à la vie en société, à partir d’une institution qui serait enfin reconnue par l’administration.

2La lourdeur administrative, le contrôle étatique, l’enfermement psychiatrique, la rigidité inconsistante de l’Éducation nationale ont été des ennemis devant lesquels elle n’a jamais baissé les armes. C’est en tant que psychanalyste qu’elle s’est engagée dans cette bataille politique, et elle n’était pas seule. Dans les années d’après-guerre, nombre de jeunes médecins, psychiatres, psychologues, enseignants avaient été confrontés au désastre humain des « années noires » et n’avaient pas oublié comment les fous, les handicapés et les débiles, adultes et enfants, avaient été maltraités, malmenés, réduits à la fonction d’objets inutiles.

3Les élèves de Lacan ont été concernés par le délabrement psychique dans lequel se trouvaient adultes et enfants psychotiques ou débiles. C’est le refus de la destruction systématique des appuis indispensables au sujet pour sa construction – parole, écoute, lieu refuge – qui a orienté la recherche de ceux qui savaient à quel point le nazisme avait atteint la communauté humaine en traitant les fous, les juifs et les tziganes comme des déchets. Ils ont repris à leur compte ce que dit Jacques Lacan sur le sujet comme étant le nœud de l’humain, et de la dignité qui lui est attachée. Il s’agissait pour ces analystes d’« être dans la subjectivité de leur époque », selon les termes que Lacan emploiera quelques années plus tard.

4L’enseignement de Lacan, qui a extrait le sujet de la gangue imaginaire dans laquelle les postfreudiens s’étaient trouvés englués, a engendré un creuset de recherches très riche concernant, entre autres, la psychanalyse avec les enfants. Certaines femmes ont produit des travaux particulièrement remarqués : Jenny Aubry à l’hôpital des Enfants malades et à la pouponnière de Parent de Rosan, avec Anne-Lise Stern et Rosine Lefort, qui commençait sa carrière, et Françoise Dolto à Trousseau. « Le bébé est une personne », disait cette dernière, « l’enfant est un sujet à part entière », reprenait Rosine Lefort. Elles en tirèrent les conséquences partout où se trouvaient des enfants, quelles que soient les conditions dans lesquelles ils se trouvaient, et toutes les institutions pour enfants furent touchées par cette vague de fond.

5C’est dans ce mouvement que Magdalena Van der Spoel vint à Paris, après avoir fait en Belgique des études de criminologie et une formation de « psychotechnicienne ». Elle avait adhéré à la Société belge de psychanalyse, et elle y avait fait une première analyse. À son arrivée à Paris, elle rencontre Jacques Lacan, avec lequel elle poursuivra son analyse, et Octave Mannoni, qu’elle ne quittera plus. Ils seront tous les deux très engagés non seulement politiquement (cf. le Manifeste des 121 pendant la guerre d’Algérie, défendant le droit à l’insoumission, avec l’équipe des Temps modernes) mais aussi dans la réflexion psychanalytique, notamment avec l’école anglaise et Winnicott. Maud Mannoni a été très influencée par ce dernier, avec qui elle a beaucoup travaillé. Il lui a fait découvrir « l’autre scène » à partir de « l’espace transitionnel », « l’aire de jeu »… et lui a ouvert les portes de la création imaginative. Il l’a aussi aidée à trouver des séjours en Angleterre pour les enfants.

6À l’hôpital Trousseau, Maud Mannoni est l’élève de Françoise Dolto, qui lui fait découvrir le poids de la parole chez des enfants dont on ne soupçonnait pas, dans ces lieux « hospitaliers », qu’elle pût avoir de l’effet, tant sur les corps malades que sur de très petits enfants. Elle y rencontre des enfants souffrant d’atteintes organiques, mais aussi dans leur intelligence. Dolto la fait venir au cmpp Claude-Bernard, d’orientation psychanalytique, mais elle ne s’y sent pas bien : elle considérera que les cmpp fonctionnent comme des « adjuvants thérapeutiques » sur une pathologie « découpée et donnée en partage » aux spécialistes. Les problèmes des enfants y sont présentés sur un versant morbide, dit-elle, en termes de « normal » ou de « pathologique ».

7Pour elle, il est clair qu’« à vouloir traiter le symptôme, on refuse le sujet ». Pour elle, c’est non pas la manifestation symptomatique qui compte, mais le sens que peut prendre le symptôme, pour le sujet et pour sa famille, et plus particulièrement la place qu’il occupe dans le fantasme maternel. À ne pas prendre suffisamment la mère en compte dans le traitement analytique, le psychanalyste s’expose à des ruptures, soit dans la cure, soit dans la famille elle-même, dont l’équilibre psychique a été perturbé par la modification du symptôme. L’enfant est tributaire de la santé des parents, et, inversement, toucher à l’enfant, c’est toucher aux parents.

8Elle reproche d’ailleurs à Freud d’avoir mis la mère de Hans de côté, au prétexte du lien qu’il entretenait avec le père de l’enfant. Cette mise à l’écart a fait retour, selon elle, dans la rupture du couple advenue quelque temps après la guérison de Hans. Si Freud y avait été plus attentif, il eût probablement été possible de tenir compte de la place occupée par le symptôme de Hans dans l’économie psychique maternelle. La déliaison de Hans vis-à-vis de son symptôme n’aurait pas laissé sa mère en silence sur sa perte.

9C’est vers les enfants débiles et psychotiques qu’elle oriente son engagement analytique, suivant en cela Dolto, qui n’avait pas hésité à recevoir en psychanalyse un enfant considéré comme débile moyen « homogène aux tests ».

10Quand en 1964 Lacan quitte la Société française de psychanalyse et fonde l’École freudienne de Paris, elle le suit, ainsi que Françoise Dolto. Son livre, L’enfant arriéré et sa mère, inaugurera la collection nouvellement créée du « Champ freudien », aux éditions du Seuil. Elle y présente son élaboration théorique de l’arriération mentale, et en fait également un réquisitoire contre la politique de santé mentale menée avec les enfants en difficulté, qui selon elle se trouvent étiquetés, catégorisés et parqués. Cet ouvrage porte en germe l’ambition clinique de l’école expérimentale de Bonneuil, qui ouvrira en 1969.

11À « ne pas reculer devant l’arriération mentale », elle est amenée à mettre en question la débilité : ce n’est pas le qi qui s’avère important pour un sujet débile. Avec un même qi, certains sujets sont sots, et d’autres intelligents. Il s’agit d’aller au-delà du diagnostic, pour saisir ce qu’il emporte d’histoire : quel sens la déficience prend-elle pour le sujet et pour sa famille, et comment s’inscrit-elle, selon qu’elle est organique ou psychique ? Avec l’étiquette de débilité, il ne faut pas aller vite. « Pour condamner un être, l’heure sonne toujours assez tôt », dit-elle dans L’enfant arriéré et sa mère[2].

12L’atteinte organique qui peut toucher l’enfant atteint la mère dans les profondeurs de son psychisme. Elle va réagir en fonction de son histoire et de ses repères identificatoires. Elle se sent à la fois « très seule et très surveillée ». Seule parce qu’elle ne se sent pas reconnue dans cette humanité blessée, surveillée dans le devoir de présenter au regard du monde le masque du supportable et de l’humain. Le lien particulièrement intense qui lie la mère à l’enfant dans ce côté brisé peut empêcher un tiers d’intervenir entre la mère et l’enfant, et celui-ci devient l’objet à soigner.

13Quant à la débilité psychique : « La question n’est pas : est-il débile ou non ? [mais] qu’y a-t-il de perturbé au niveau du langage dans la relation mère-enfant, qui s’exprime par une voie détournée, figeant le sujet dans le statut social qui lui a été conféré, figeant la mère dans le rôle qu’elle s’est donné [3] ? » Cela implique de suivre ces sujets dans leur désordre, de suivre la mère et l’enfant dont l’enjeu est si inextricablement emmêlé au niveau fantasmatique qu’ils forment, selon Mannoni, un seul corps, que le désir de l’un se confond avec le désir de l’autre et qu’ils ne vivent qu’une seule histoire.

14Quelque chose n’a pu se symboliser qui est l’épreuve de castration. C’est ce que l’enfant met en acte par ses symptômes. Il se fait porteur, écho de l’angoisse maternelle, car il est une partie du corps de la mère, « objet partiel de la mère », dit Mannoni. Accolé quasi organiquement à sa mère, il ne peut mettre en fonction les effets de l’absence symbolisante, et son discours reste celui de sa mère. Il n’y a pas d’effet de décollage d’avec les signifiants maternels.

15Lacan inverse cette proposition : c’est parce qu’il n’y a pas de jeu signifiant entre la mère et l’enfant que leurs corps semblent ne faire qu’un. Ce n’est pas le corps de l’enfant qui devient objet partiel de la mère, mais l’enfant tout entier qui se trouve en position d’objet a, comme la marque de la jouissance perdue de la mère. C’est un point de structure qui peut conduire l’enfant, dans certains cas extrêmes comme dans la débilité ou la psychose, à se faire « objet condensateur de jouissance pour la mère ». C’est ce qui se passe quand l’intervention du Nom du Père n’a pas eu lieu et n’a pas produit la coupure nécessaire pour qu’une perte de jouissance puisse s’inscrire pour la mère.

16Maud Mannoni se sépare de la théorie lacanienne sur ce point. Elle ne fait pas entrer dans ses élaborations la question de la jouissance et de l’objet en perte telle que Lacan l’aborde. Cette divergence entre elle et Lacan n’empêche pas qu’elle se considère comme son élève. Mais, à partir de ce moment, elle affichera une méfiance déclarée à l’égard de la théorie et entrera en conflit avec certains collègues « puristes lacaniens », soutenue par la certitude que « la théorie, c’est la clinique ».

17Pour elle, l’enfant débile, voire psychotique, est un objet sans désirs propres, dont le seul rôle sera de combler le vide maternel. Il est « rapté » dans le désir de la mère, et sa maladie masque la maladie de la mère. Il faut aider l’enfant, par la cure analytique, à assumer en son nom sa propre histoire, au lieu de rester aliéné dans l’histoire de sa mère. C’est un travail long et difficile, durant lequel l’analyste rencontre ses propres résistances : impatience, ennui, tentation d’une attitude réadaptatrice ou d’adresser l’angoisse maternelle ailleurs ; mais aussi celles des parents : démission ou mise à l’écart du père, et surtout vœu inconscient que l’enfant ne change pas « trop ».

18Certaines cures qui s’interrompent prématurément peuvent donner au sujet débile « une médiocrité sans éclat », là où, avant la cure, il pouvait avoir des traits de génie, dans sa proximité avec la vérité du drame familial. Mannoni soulignera combien sont fréquents les arrêts de cure dès que l’enfant commence à sortir de son statut d’objet. Elle cite Freud : « Dans une psychanalyse, l’intervention des parents est un danger positif, un danger que nous ne savons pas comment affronter [4]. »

19Le pronostic d’amélioration dépendra donc en grande partie du discours parental, et il n’y a pas d’autre solution, selon elle, que de recevoir l’angoisse et les messages des parents, et particulièrement de la mère. Si l’analyste ne reçoit pas les parents, ceux-ci risquent de faire irruption dans le réel de la thérapie. L’analyste est là pour assumer l’angoisse qui se déplace dans la cure et que chaque protagoniste cherche à lui faire porter. (Lacan situera sur ce point de l’angoisse la fonction de « semblant d’objet a » que l’analyste occupe pour l’analysant.)

20Pour autant, ce n’est pas parce que l’analyste reçoit les fantasmes des parents qu’il conduit leur cure, car ces fantasmes n’ont pas à être dépliés, mais doivent être entendus et accueillis par le psychanalyste. C’est pour la cure de l’enfant que ces fantasmes ne doivent pas échapper à l’analyste, particulièrement quand la mère et l’enfant ne font qu’un seul corps. Mannoni va plus loin : même quand un parent demande l’adresse d’un analyste, il n’est pas sûr qu’il soit suffisamment dégagé de son enfant pour engager une cure pour lui-même. Les parents « ne peuvent entreprendre une thérapie à leur compte, tant que c’est l’enfant qui est leur compte à eux [5] ».

21Cette position sera contestée par plusieurs analystes d’enfants, dont Françoise Dolto. En effet, celle-ci considère que, certes, si un enfant qui n’a pas atteint l’âge œdipien doit être reçu avec ses parents (« quand il est encore torché par sa mère », dit-elle), il est en revanche indispensable que, quand il a passé sept ans, les parents quittent le lieu de sa cure, afin qu’il puisse trouver la liberté de sa parole. Il est selon elle contre-indiqué qu’un même thérapeute prenne en traitement l’enfant et les parents. Rosine Lefort, elle, entre en contradiction avec Mannoni et Dolto puisqu’elle analyse de très jeunes enfants (Maryse a vingt-six mois, Robert à peine trois ans) en ne sachant quasiment rien de leurs parents, sans avoir aucun contact avec eux, ces enfants étant placés à la pouponnière de Parent de Rosan. Pour elle, l’enfant est un sujet à part entière, même s’il n’a qu’« un trognon de parole » (selon l’expression de Lacan).

22Ce difficile rapport au corps pour l’enfant arriéré, selon Mannoni, a des conséquences sur sa place dans la société : parasite du corps de sa mère, ce sujet apparaît comme non autonome, limité intellectuellement ou physiquement, avec un comportement inadapté aux règles de l’apprentissage pour tous et de vie commune selon les critères d’adaptation. Du fait du rouleau compresseur de la réglementation, il est étiqueté, et ségrégué. Quand il est dépisté (par les centres d’hygiène mentale et autres), il est orienté vers des institutions d’enseignement spécialisé et de soins. Il est ainsi entériné comme la partie malade de… la société. C’est un problème politique, dit Mannoni, « celui d’un système qui fabrique les inadaptés dont “nous avons besoin” ».

23La cause de Mannoni est donc devenue politique. Elle va faire siennes les positions de l’antipsychiatrie, qui considère que le malade mental est objectivé par la société, qui néglige son discours et réprime son expression. (Elle entretiendra de nombreux liens avec David Cooper et Ronald Laing.) L’espace familial, qui est le terreau de la société, s’avérant pathologique, seul le groupe communautaire peut devenir un espace thérapeutique adéquat. « L’accueil dans ces communautés consiste en une mise en place qui évoque le psychodrame ; le malade vient pour régresser et mettre en acte “sa” scène [6]. »

24Puisqu’il n’y avait aucun lieu existant prêt à donner aux enfants « emmèrés » les moyens de choisir leur vie et leur relation au monde, elle a décidé de créer un lieu qui les accueille sans leur demander de changer, mais qui leur offre des espaces et des lieux différents, selon les circonstances et le moment. Qu’ils soient en rupture psychique, ou de scolarité, autistes pour un tiers, psychotiques, délinquants, les enfants vont trouver à l’école expérimentale de Bonneuil une possibilité de se soustraire à un monde qu’ils ressentent comme hostile. Quelles que soient leurs difficultés, ils sont accueillis dans la communauté de Bonneuil. L’institution refuse toute ségrégation par le symptôme. Pas de cartes d’invalidité et d’allocations d’éducation spécialisée.

25Mannoni invente une « institution éclatée », faite de coupures dans le discours collectif, pour que les places occupées par les uns et les autres ne se figent pas dans un rituel où chacun est attendu. Ce qui surprend, ce qui est insolite sera utilisé comme outil de travail. Si l’institution dans sa permanence s’offre comme un refuge, un lieu de repli, voire de « résistance » guerrière, l’essentiel de la vie se déroule ailleurs, à l’extérieur, et par toutes les brèches possibles : projet de séjour pour celui-ci, école pour celle-là, possibilité d’apprentissage pour un troisième… Bonneuil rompt avec le principe de l’internat : si des enfants doivent être hébergés pendant leur séjour à l’école, on leur trouvera une famille d’accueil. C’est « à travers cette oscillation d’un lieu à l’autre [que] peut émerger un sujet s’interrogeant sur ce qu’il veut [7] ». Le fort-da dans lequel Freud reconnaît la naissance du sujet est ainsi mis en acte dans la réalité de l’expérience. L’alternance de lieu, de place est possible, et les effets en sont surprenants.

26Un cadre de parole et d’échanges est posé, pour les jeunes et les adultes ensemble : il y a toutes les semaines une assemblée, ouverte sur l’extérieur et pouvant recevoir des invités, avec un psychanalyste, Maud Mannoni. Elle ne fait pas d’interprétation analytique mais se fait le support de la question qui cherche à se dire. Une autre réunion, dite « conseil », décide des tâches à se répartir pour la bonne marche du collectif : cuisine, courses, ménage, etc.

27Il n’y a pas de cure analytique à Bonneuil, mais le fonctionnement de l’institution est orienté par le discours analytique. Des réunions regroupent les stagiaires et les intervenants deux soirs par semaine, dont l’une avec Robert Lefort, en tant que psychanalyste, pour élaborer l’expérience. (Rappelons que Robert Lefort est un des fondateurs de Bonneuil). Par ailleurs, les enfants peuvent rencontrer un analyste, Robert Lefort en dehors de l’institution, et engager des cures avec des analystes en ville. Les parents rencontrent régulièrement Maud Mannoni. On peut penser que c’est parce que l’hospitalité de la parole est assurée, et précisément par le discours analytique, que l’hospitalité des lieux et des rencontres prend sens. Confronté aux discours du maître, de l’hystérique, de l’universitaire, et au discours capitaliste, le discours analytique y objecte, mettant en question les carcans identificatoires, sans se laisser happer par les débordement de jouissance, rejetant le savoir établi et la fascination des produits de la science. C’est cette entame faite à l’ordre établi qui ouvre une place au sujet, et qui la maintient ouverte, en prenant le temps qui lui est nécessaire pour qu’il puisse y advenir.

28Cela n’empêche pas, implique même des règles strictes, et très fermement maintenues. La première est de ne pas empêcher les autres de vivre. Si les hurlements d’un enfant empêchent les autres de parler, il est prié d’« aller parler aux cailloux » dans le jardin. Il arrive, dit Mannoni, qu’il reste des mois seul en compagnie des minéraux. Outre cet interdit de parasitage, deux autres interdits sont imposés. L’un concerne la sexualité : pas de relations sexuelles entre les filles et les garçons de Bonneuil, car il n’est pas question que l’institution soit accusée d’« incitation à la débauche ». Par ailleurs, la prise de drogues n’est pas tolérée. Les traitements médicamenteux psychiatriques ont été éliminés, et tout toxique qui modifie l’humeur sans la participation du sujet s’inscrit contre la responsabilité du sujet face à sa question.

29Au démarrage de l’école expérimentale de Bonneuil, seul un couple d’éducateurs-chauffeurs-comptables-réparateurs était permanent, à temps (très) plein… et rémunéré. Ils furent longtemps les seuls à pouvoir l’être, car, si Bonneuil a pu avoir les autorisations pour ouvrir, l’école n’en a pas eu les crédits. Ce sont donc des stagiaires, de tous les pays et de toutes les formations, venant à temps partiel, qui se sont mis à contribution, gratuite, tout comme Mannoni, qui venait à mi-temps à Bonneuil, et Robert Lefort.

30Ce fonctionnement s’est mis en place sur les fondements d’une solidarité humaine, avec pour corollaire l’échange des savoirs et le partage assurant la transmission. Les stagiaires donnaient du temps et recevaient une formation, les artisans ou les fermiers transmettaient leur savoir et les jeunes en contrepartie participaient aux tâches nécessaires à la vie de l’extérieur, à la vie de la communauté quand ils étaient dans l’école. Ce qui était proposé aux enfants n’était pas de l’ordre occupationnel, ou de soins : c’étaient des moments de vie partagés avec des personnes concernées personnellement par ce qu’elles faisaient. Les artisans transmettaient leur goût pour leur métier, et à travers le lien transférentiel les enfants découvraient le plaisir de travailler.

31Utiliser l’insolite a permis à des enfants, dont le comportement était difficilement supportable pour leur environnement, de faire des séjours en Angleterre – les Anglais mettant sur le compte de l’étranger le comportement bizarre des « Frenchies » – à la condition qu’ils respectent les codes de vie anglaise. Pas question, par exemple, de tuer un chat. C’est de sa vie d’enfance que Mannoni s’est servie dans cette invention : fille de diplomate, elle avait été amenée à changer de pays et de langue, et savait quelque chose de ce bord de l’étranger.

32Les conditions étaient remplies pour que les enfants pussent déplier la scène de leur drame dans le théâtre d’une communauté capable de l’accueillir pour le temps où elle avait à se jouer. Ils ont pu « théâtraliser » leur dire. Les acteurs étaient les enfants et tout ce qui les concernait à ce moment : stagiaires, école, voisins, etc. La pièce n’en finissait pas d’être en représentation, ou en répétition, jamais identique, et les acteurs étaient en permutation continuelle, entrant et sortant selon leur évolution, tour à tour public et acteurs.

33Les autistes y prenaient place de manière singulière. C’est au niveau du corps que se manifeste leur chaos. En permettant aux autistes de vivre dans un lieu déshabité du corps de leur mère, comme dans les Cévennes, il semble qu’ils aient pu y trouver « un lieu pour vivre », et être reconnus dans leurs manifestations sans qu’il leur fût demandé de les ordonner. Rester souillés de leurs excréments, dans une régression, a pu permettre à plusieurs de découvrir des émois et des intérêts pour les fonctions de bord et d’orifices de leur corps, dans ce qu’il absorbe ou dans ce qu’il rejette. Dans cette réappropriation toujours précaire du corps, certains ont découvert une musique produite avec leur organisme. Ils ont pu mettre leur organisme en résonance, en tirant « des sons du ventre, du dos, de la boîte crânienne [8] ». Cette musique « extrême » a été possible à Bonneuil parce que les autistes étaient dans un « bain de langage » sans que la parole vînt faire intrusion, car elle ne s’adressait pas directement à eux.

34Souvent, les autres enfants de Bonneuil ne supportaient pas leur silence. Ils les appelaient les « déchets de l’humanité », car pour eux les troubles psychiques étaient associés à une faute originelle. En réalité, les autistes renvoient chacun, dit Mannoni, à la question : « De quoi suis-je né ? », et à la part monstrueuse de l’humanité que chacun est en demeure de supporter. Et d’ailleurs, « qu’est-ce qui intéresse l’adulte qui s’occupe d’un autiste » ? Ainsi de déchets, c’est en tant que veilleurs, voire éveilleurs de l’humanité que les autistes prennent place sur la scène de Bonneuil. Mannoni insiste, martèle : il ne faut pas refuser l’inconnu de l’aventure clinique, car on ne sait rien d’autre que ce que le patient nous apprend en se découvrant lui-même.

35Des différents lieux de vie sollicités par Bonneuil, celui de Fernand Deligny dans les Cévennes est celui dont l’invention semble la plus extraordinaire. Dans cet espace très minéral et déshabité, il a accueilli en séjour ceux de Bonneuil qui vomissent le monde dans leur souffrance psychotique, mais aussi ceux qui ne parlent pas, qui sont agressés par la parole, et dans l’errance. Il a permis aux premiers de hurler, il a suivi les seconds, selon un chemin, apparemment sans but, qu’il retraçait tous les soirs sur une carte. Ainsi relevés, ces trajets n’étaient plus erratiques, et levaient parfois un petit bout du voile. Pour Deligny, « sans graphie de parcours, pas d’histoire du sujet, seulement des chemins d’erre ».

36Ces autistes retournaient à Bonneuil avec un petit bout d’humanité gagné, dans la trace de leurs déplacements, à laquelle quelqu’un s’était intéressé et qui témoignait d’une forme de la logique de leur existence. Bonneuil n’est pas pour autant un idéal. C’était un carrefour, c’est-à-dire aussi un lieu que l’on quitte. Il visait non pas l’adaptation, mais à ce que l’enfant puisse dégager la question de ce qu’il désire, et une raison de vivre.

37Aujourd’hui, Bonneuil est devenu hôpital de jour, et sa gestion est presque traditionnelle malgré la résistance des « militants » de première heure. « L’éclatement » de l’institution n’a pas tenu sous la pression des règles et des consignes de sécurité.

38« Éducation impossible », disait Mannoni. On saisit l’allusion faite à Freud affirmant que trois métiers sont impossibles : psychanalyser, éduquer et gouverner. Constatons que Mannoni s’est appliquée au nouage de ces trois impossibles, considérant que « la psychanalyse [peut être] au chef de la politique », comme le dit Lacan, et qu’elle peut permettre de penser l’éducation autrement. Mettant ses idées en pratique, elle avait accepté de prendre avec les enfants le risque de leur vie, avec ce que cela implique de confrontation à la mort. Mais force lui sera faite de constater que, à n’avoir pas inclus dans l’acte de fondation de Bonneuil et dans l’orientation des recherches la dimension de l’économie, l’économique exclu a fait retour dans une bataille à chaque fois plus dure… et finalement perdue, pour éviter que Bonneuil ne devienne une institution ségrégative. Pour elle, les limites de l’expérience n’ont pas été posées par les personnes ; elle ne doutait pas de la force de son désir, qui a été reconnu à plusieurs reprises par Lacan. L’administration, elle, demeure intransigeante sur une image modèle de l’homme. On aurait pu espérer que l’antipsychiatrie ait produit un pluralisme institutionnel de secteur, c’est en fait une politique de santé mentale gérant les risques et « la population » de la maladie mentale qui s’est imposée.

39Une petite réflexion, pour terminer. La force du désir peut donc déplacer les hommes, mais pas l’administration. On ne peut s’empêcher de rester rêveur devant l’obstination avec laquelle Maud Mannoni s’est acharnée, jusque dans les dernières années de sa vie, à vouloir faire entendre raison à l’administration, comme le prouve un de ses derniers livres : Les mots ont un poids, Ils sont vivants, Que sont devenus nos enfants fous[9] ? Elle se bat à l’aide de nombreux cas cliniques pour démontrer la justesse de sa cause. Nous pouvons y constater l’extrême richesse de son travail analytique, où l’on saisit le désir de l’analyste en acte. Mais elle ne semble pas soucieuse de tirer enseignement de ce qu’elle a découvert dans le champ analytique, auprès de chaque cas. On peut regretter que ces nombreuses vignettes cliniques, mises en série, aient eu pour ambition de convaincre des élus politiques plus que de servir la cause analytique.

40Cependant, n’est-ce pas dans l’analyse que la dimension révolutionnaire du sujet apparaît sans doute le plus clairement ? C’est dans l’objection qu’il fait, avec son symptôme, au discours capitaliste qu’il revendique sa subjectivité, et qu’il s’en montre responsable. Là où l’antipsychiatrie fait de la folie une solution face à l’idéologie de rendement et choisit de défendre le fou contre la société, dans un engagement politique qui ne prend pas en compte la souffrance psychique du sujet, la psychanalyse redonne une dimension éthique au symptôme de celui-ci et l’inscrit comme acte dont elle offre de se faire le témoin.

41Au-delà de la solidarité citoyenne, il semble que Maud Mannoni se soit engagée dans un militantisme d’autant plus actif qu’il était désespéré, ce qu’elle n’était pas sans savoir. La partie administrative est perdue dès 1973, elle le constate dans Éducation impossible. La cause des enfants arriérés serait-elle devenue pour elle une idéologie, presque une religion ? Quand Freud parle des trois métiers impossibles, et qui pourtant se pratiquent, il renvoie à un impossible que doit supporter celui qui s’y engage et que Lacan nomme le réel.

42Cet engagement est sans appel, et sans garantie autre que la parole que pose le sujet, au nom de son désir. Il en porte la responsabilité dans la plus grande solitude. En se détournant, non de la psychanalyse, mais des remises en question et des avancées théoriques que lui permettait sa pratique, Maud Mannoni n’a-t-elle pas été prise au piège du Grand Responsable tout-puissant que peut être l’administration ?


Date de mise en ligne : 01/05/2009

https://doi.org/10.3917/psy.015.0101

Notes

  • [*]
    Laure Thibaudeau, <laurthib@ noos. fr>
  • [1]
    M. Mannoni, Éducation impossible, Paris, Seuil, coll. « Champ freudien », 1973, p. 276, 277, 280.
  • [2]
    M. Mannoni, L’enfant arriéré et sa mère, Paris, Seuil, coll. « Points », 1981, p. 38.
  • [3]
    Ibid., p. 40.
  • [4]
    S. Freud, Introductory Lectures on Psycho-analysis, Stand. Edit., III.XXXIII, vol. XV.
  • [5]
    M. Mannoni, L’enfant arriéré et sa mère, op. cit., p. 117.
  • [6]
    M. Mannoni, Un lieu pour vivre, Paris, Seuil, coll. « Champ freudien », 1984.
  • [7]
    M. Mannoni, Éducation impossible, op. cit., p. 77.
  • [8]
    Ibid., p. 110.
  • [9]
    M. Mannoni, Les mots ont un poids, Ils sont vivants, Que sont devenus nos enfants fous ?, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1995.

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