La lettre
1Le texte dont nous allons parler est une lettre. À tous les titres du terme, comme celles de Freud à Fliess, comme la lettre volée. Au départ, il s’agit d’une lettre que Lacan a adressée à trois personnes, trois de ses analysants, aussi analystes, résidant en Italie : Armando Verdiglione et Giacomo Contri à Milan, Muriel Drazien à Rome. Trois personnes que Lacan a appelées son « tripode ». Les deux premières sont italiennes et Muriel Drazien était à l’époque depuis peu en Italie.
2Fait notable : dans la lettre, l’énonciation n’est pas adressée directement aux trois personnes, avec un « vous ». C’est en tant que troisième personne, représentée par un « il », que le tripode est interpellé.
3La lettre, une fois reçue, les trois du tripode devaient la transmettre à leurs collègues italiens, « le groupe italien », dans la perspective de fonder une école de psychanalyse d’orientation lacanienne en Italie.
4La lettre n’était pas signée et ne comportait ni date ni titre. On connaît la date. Elle a été envoyée fin avril 1974. Ce n’est que lorsque cette lettre a commencé à être publiée que les éditeurs lui ont attribué un titre. La première fois, ce fut en 1978. Contri la publia dans Lacan in Italia 1953-1978 en Italie Lacan, volume bilingue paru aux éditions La Salamandre, sous le titre « Directives ». Puis Verdiglione la publia dans sa revue Spirales n° 9, en 1981, avec le titre « Lettre de Jacques Lacan », accompagnée d’une photographie de Lacan en chaire. Jacques-Alain Miller la publia en 1982 dans Ornicar? n° 25 et dans La lettre mensuelle de l’ecf n° 9, sous le titre « Note italienne ». En 1992, elle est parue dans le bulletin de l’afi n° 47. Enfin, elle est incluse dans Autres écrits, toujours avec le titre « Note italienne ».
5Il s’est passé quatre ans entre le moment où elle a été envoyée au tripode et celui où elle a été publiée. Elle a été rendue publique à un public élargi après qu’elle a cessé d’agir pour le tripode comme tel.
6Plusieurs obstacles ont empêché la diffusion de cette lettre et la reconnaissance de sa portée. La diversité des lieux de publication ainsi que la variété des titres de la lettre révèlent l’éclatement du projet initial. À cela il faut ajouter la désinformation dont elle a fait l’objet, notamment de la part de Jacques-Alain Miller dans l’édition désormais officielle des Autres écrits.
7D’abord, en 1982, dans Ornicar?, la lettre est présentée comme « Note » avec cette introduction : « Cette “note” de Jacques Lacan fut adressée en 1973 à son “groupe italien” ; les personnes concernées ne donnèrent pas suite aux suggestions exprimées ici. » Les personnes concernées, comme tripode justement, ne sont ni nommées ni dénombrées. En outre, Lacan n’a pas parlé de « mon » groupe italien, il a écrit « le groupe italien ». D’autre part, cela fait croire que la « note » aurait été à l’origine d’une suggestion et que celle-ci n’aurait pas eu de suite, ce qui nous le verrons ne correspond pas à l’ordre des faits. Enfin, J.-A. Miller date le texte de 1973 alors que les trois du tripode disent clairement que c’était en 1974, ce que confirment tous les recoupements textuels. Alors, pourquoi 1973 ? Négligence ? Fruit d’une intention ? Mais laquelle ? Quoi qu’il en soit, ce changement de date est bien de nature à brouiller les cartes et à empêcher de comprendre les enjeux du texte.
8Dans Autres écrits, Miller en rajoute sur la falsification. Le texte est toujours faussement daté de 1973. La présentation de ladite note devient : « Ce texte laissé inédit par Jacques Lacan a été publié dans Ornicar? n° 25, 1982, p. 7-10, précédé d’une note précisant que “les personnes concernées ne donnèrent pas suite aux suggestions exprimées ici”. » Or, le texte n’a pas été laissé inédit puisque Contri l’a publié en 1978, du vivant de Lacan, et Verdiglione en 1981. La référence de la « Note » devient Ornicar?, soit la revue qui a commencé à effacer les traces du texte. Il y a une véritable opération de redoublement, voire déni, de l’effacement. Le Freud de Moïse et le monothéisme doit se retourner dans sa tombe ! Sans compter que cette dernière « note », elle bien de J.-A. Miller, ne mentionne même plus l’existence du groupe italien, ne gardant que la brutalité méprisante du « ne donnèrent pas suite ».
9En élaguant le texte de Lacan de ses liens historiques, de ses correspondances contextuelles, de son adresse, c’est-à-dire en en faisant une pure pépite tombée du ciel, intemporelle, accéderait-on à une meilleure compréhension de celui-ci ? Lui donnerait-on un meilleur gage de son efficacité une fois débarrassé de sa gangue empirique ? Peut-être est-ce le parti a priori de Miller. Mais il n’est fondamentalement pas le bon. Pourquoi ? Parce que l’adresse est incluse dans le texte de la lettre. Procédant comme il le fait, Miller porte atteinte au statut de la lettre, aux deux sens que lui donne Lacan, caractère d’écriture et missive, dont les effets conjugués déterminent les positions subjectives des sujets qui la détiennent (La lettre volée, les quatre discours).
Historique
10Cette lettre n’est pas arrivée par hasard. Elle s’inscrit dans une histoire, l’histoire de Lacan avec la psychanalyse et plus particulièrement avec l’Italie et la psychanalyse en Italie. Des livres ont été écrits sur Freud et l’Italie, ses voyages, ce qu’elle représentait pour lui. Freud a lui-même tiré parti pour la psychanalyse des chefs-d’œuvre des artistes italiens. Un livre serait aussi à écrire sur Lacan et l’Italie. Cette lettre, son trajet en constitueraient un chapitre. Je me contenterai de rappeler quelques étapes indispensables pour mieux situer les enjeux de cette lettre.
111953. Lacan prononce à Rome et de Rome (urbi et orbi) son fameux « Fonction et champ de la parole et du langage », soit ce qui s’est appelé « Le discours de Rome », le premier Discours de Rome puisque Lacan en comptera trois. C’est un texte inspiré, fondateur, qui marque la première rupture de Lacan avec l’ipa (la deuxième, définitive, se fera en 1963) puisqu’il vient de quitter la spp.
121964. À l’issue de son séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, qui a remplacé celui, interrompu, sur les noms du père, Lacan fonde l’École freudienne de Paris (brièvement appelée École française de psychanalyse). C’est de Paris, et non de Rome, que Lacan dirige cette école. Mais cela ne l’empêchera pas de faire résonner à Rome et de Rome des mots qui sont à entendre aussi à Paris.
131966. Publication des Écrits, à Paris.
141967. Lacan rédige les deux versions de la « Proposition du 9 octobre sur le psychanalyste de l’École », qui invente la procédure de la passe, à instituer dans une École qui fonctionne depuis déjà trois ans. Pierre Bruno nous a présenté cette Proposition et les textes qui ont suivi en décembre 1967, je n’y reviens donc pas.
15Les Italiens vont être immédiatement associés à l’élan de cette Proposition. Du 14 au 18 décembre 1967, Lacan donne une série de conférences à Naples, Rome, Pise et Milan. Trois textes – ils ne sont pas exactement ceux qui ont été prononcés – en portent témoignage : « La méprise du sujet supposé savoir », à Naples ; « De Rome 53 à Rome 67 : la psychanalyse. Raison d’un échec », à Rome – c’est ce que Lacan comptera comme deuxième discours de Rome — ; enfin, troisième texte, « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », à Milan. Ces trois textes forment une trilogie. Avant d’être republiés dans Autres écrits, ils sont parus dans Scilicet 1 immédiatement après le texte de la Proposition. Cela signifie que cette trilogie est à lire dans la suite, associée à la Proposition (ce qu’empêchent de comprendre les opérations systématiques de décontextualisation de J.-A. Miller). Déjà nous commençons à nous apercevoir que le trois insiste particulièrement quand il s’agit d’Italie (le tripode, La troisième, cette trilogie… en attendant le nœud borroméen). Cette trilogie est au fond à entendre, dans l’après-coup, comme une première version de la lettre aux Italiens.
161969. C’est l’année où est votée, en janvier, sous le nom de Proposition A, la proposition qui institue dans l’efp le fonctionnement effectif de la procédure de la passe. Pierre Bruno nous en a parlé, je renvoie donc à son article.
17Lacan intervient à Rome le 1er août, en marge du contre-congrès du 26e Congrès international de psychanalyse. Les 6 et 7 novembre, il fait deux conférences, l’une à Turin, « Incompréhensible à quelqu’un de normalement constitué », l’autre à Florence, « Conférence mondaine du Dr Lacan ».
181972. Une première traduction, partielle, des Écrits paraît en Italie. Elle sera complétée en 1974. C’est durant cette période, entre 1972 et 1974, que monte en puissance le lacanisme en Italie. Des groupes de travail d’orientation lacanienne commencent à se former en plusieurs endroits.
19Le 12 mai 1972, Lacan est invité à Milan par Contri pour faire une conférence, qui sera publiée dans Lacan en Italie : « Du discours psychanalytique ». Elle contient pour la première et unique fois l’écriture du discours capitaliste obtenue par inversion de la partie gauche du discours du maître. Le sens des flèches entre les termes montre que c’est un discours qui tourne bien (en) rond, tandis que dans les autres discours on a de l’impossible :
201973. Un petit groupe, qui prend le nom de Scuola freudiana, circolo italiano di studio, se constitue à Milan, à l’initiative de Contri. Il invite Lacan les 3 et 4 février, en associant à l’invitation Muriel Drazien et M. Ranchetti. Le matin du premier jour, Lacan prononce une conférence, « La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel », non sans signaler l’erreur faite dans la transcription de son titre : « Mon titre lui [à Contri] a été transmis par ma secrétaire […]. Alors Gloria lui a dit : “La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel”. Je suis bien content, bien content que ceci ait été transcrit par : “La psychanalyse et sa référence au rapport sexuel” parce que ça va me donner beaucoup moins de mal, que ça soit lié par une conjonction et non par une implication, ça va me donner beaucoup plus de liberté. » Cette conférence est publiée dans Lacan en Italie. L’après-midi, Lacan répond à des questions ; la première est écrite. La séance a été partiellement retranscrite avec le titre « Excursus ». Le lendemain a lieu une réunion restreinte d’environ quarante personnes, avec la perspective de fonder un nouveau groupe lacanien. Pour ce faire Lacan estime qu’« il est strictement impensable que ça ne soit pas centré sur des analystes ».
21Toujours en 1973, il faut mentionner la création, pendant l’été, à Milan, du groupe de Verdiglione « Sémiotique et psychanalyse ». Il semble d’après d’autres affirmations ultérieures que ce groupe existait déjà depuis trois ans. C’est un groupe très actif qui publie en particulier la revue Vel. Un autre groupe lacanien se forme à Rome, autour de Muriel Drazien. Il prendra par la suite le nom de Cosa freudiana, nom qui, nous le verrons, fut envisagé pour la réunion de l’ensemble des groupes lacaniens. D’autres groupes se constituent à Turin, Padoue, Palerme…
22C’est, enfin, en 1973, du 1er au 4 novembre, qu’eut lieu le congrès de l’efp, à La Grande-Motte (près de Montpellier). Lacan y fit une très belle intervention improvisée sur la passe, qui anticipe par certains points le contenu de la lettre aux Italiens de 1974. Il insiste sur le fait que l’expérience de la passe, à l’efp, est une expérience en cours. Il souligne la « prudence » (terme qu’il reprendra dans la lettre aux Italiens) dont il a fait preuve après sa Proposition de 1967, en nommant lui-même les premiers ae, avant d’instituer la passe. Celle-ci s’inspire de ses quadripodes et de la spécificité du discours analytique. Enfin, il récuse le terme de « formation analytique » au profit de ce qui, du savoir, se dévoile dans l’expérience analytique, et il reprend à son compte le terme d’« éclair » entendu dans un témoignage sur la passe pour le relier à une phrase d’Héraclite qu’il retraduit : « Les tous, c’est l’éclair qui les régit. »
23Lors de ce congrès, il y eut également une présentation de l’expérience en cours du regroupement des Italiens. Cette présentation s’est faite sous forme non pas d’exposés mais d’un compte rendu de discussions qui avaient eu lieu au préalable pendant le congrès. Contri, Verdiglione et Fachinelli s’en firent les rapporteurs. Cette prise de parole publique à un congrès de l’efp prit pour les Italiens la valeur d’un début de reconnaissance officielle de leur existence et de leur projet de travailler ensemble. Plusieurs éléments ressortent de cette prise de parole. On apprend que le collectif « Sémiotique et psychanalyse » de Verdiglione se réunit depuis trois ans et fait référence à Lacan. Les divergences d’orientation entre les différents groupes italiens apparaissent au grand jour, notamment entre Verdiglione et Contri. Ce dernier pose par ailleurs la question juste du lien problématique entre la transmission de la psychanalyse, la cure analytique et l’institution analytique, ainsi que celle de la traduction. Enfin, il fait part de ce que, dans leurs discussions, la question de la passe était présente. L’ensemble des interventions à ce congrès de l’efp est paru dans les Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 15.
241974. C’est l’année cruciale où les événements se précipitent.
25Au début de l’année signalons la parution de la revue Il piccolo Hans, avec Sergio et Virginia Finzi, autour desquels se formera le groupe La Practica freudiana à Milan.
26Le 22 mars, Lacan vient à Rome, invité par Muriel Drazien, et y donne une conférence, « La logique de l’amour ». Le lendemain a lieu la séance de réponses aux questions. Nous n’avons pas le texte de cette conférence.
27Les 30 et 31 mars, Lacan se rend à Milan. Le 30 mars, il répond à l’invitation du groupe de Milan autour de Contri, qui a pris le nom, depuis février 1973, de « Scuola freudiana ». Sa conférence « Alla scuola freudiana », suivie d’une discussion, est publiée dans Lacan en Italie.
28Le 31 mars, il accepte l’invitation de l’autre groupe de Milan, celui de Verdiglione, nommé « Sémiotique et psychanalyse ». La rencontre se déroule sous forme de discussion générale. Nous n’en avons pas trace.
29C’est dans ce contexte que, le 1er avril vraisemblablement, Lacan propose de créer l’association « La Cosa freudiana », qui réunirait les différents groupes constitués. Voici ce qu’en dit Contri, traduit par Michel Plon, dans Lacan en Italie (p. 151) : « Poussé par des raisons qui ne seront ni décrites ni analysées dans le présent cadre, Jacques Lacan propose de manière résolue à ceux qu’il considère comme ses élèves les plus proches en Italie [Contri (Milan), Drazien (Rome), Verdiglione (Milan)] de constituer, pour faire face à la fragmentation des “groupes”, un lieu de rassemblement prenant la forme d’une association légalement constituée, qu’il suggère d’appeler “La Cosa freudiana” (appellation dont on se rappellera qu’elle est aussi le titre d’un célèbre texte de Lacan). » Avant même la lettre aux Italiens, Lacan initie la première étape de la création d’une association nouvelle réunissant les composantes éparses du lacanisme en Italie.
30Là-dessus, Lacan rentre à Paris et fait son séminaire Les non-dupes errent le 9 avril. Fin avril, il écrit sa lettre aux Italiens. La comparaison de son texte avec la séance du 9 avril fait apparaître de multiples correspondances. Les recenser et les interpréter demanderaient un développement spécial. Nous signalerons seulement quelques thèmes communs entre les deux textes : le groupe, le « s’autoriser de lui-même » de l’analyste, l’invention du savoir, le savoir dans le réel et l’horreur du savoir.
31Contri dit que Lacan a écrit cette lettre sur sa propre insistance, ce que Muriel Drazien confirme : « G. Contri tient à préciser que ce texte (tout comme la brève allocution que Lacan avait prononcée en guise d’ouverture des réunions suivantes – cf. Lacan en Italie, p. 167) résulte de son insistance pour que J. Lacan assume sur un mode explicite ce qui autrement eût été appelé la “paternité de l’initiative” : qu’il ne soit pas le seul mais que ce soit lui-même qui énonce la ligne directrice (d’où l’intitulé rédactionnel du texte reproduit dans les pages qui suivent). Fin avril, ces pages dactylographiées furent envoyées par J. Lacan au signataire du présent texte afin qu’il les transmette aux autres. Ces pages ne sont pas signées mais personne ne contestera leur authenticité ainsi que leur date » (Lacan en Italie, p. 153, en introduction à la lettre aux Italiens intitulée ici « Directives », traduction de Michel Plon).
32Nous verrons plus loin quelles indications Lacan fournit dans sa lettre aux Italiens quant à un nouveau fonctionnement de la passe. Étant donné l’importance du rôle donné aux passeurs dans la lettre, je signale déjà la « Note sur le choix des passeurs » que Lacan adresse le 8 mai aux ae de l’efp, puisque ce sont eux qui désignent les passeurs. La réinscrire dans ce contexte permet de la relire autrement et montre inversement que l’expérience italienne se réfléchit sur la passe en France.
33Le 1er juin, Lacan retourne à Milan. Voici le commentaire de Contri (traduit par Michel Plon) dans Lacan en Italie (p. 167) : « Le matin, en présence de J. Lacan, une nouvelle réunion est organisée, elle est, une fois encore l’hôte du centre culturel français de Milan. Y participent une cinquantaine de personnes, en majorité des membres de la Scuola freudiana et de Semiotica e Psicoanalisi, plus quelques personnes du groupe romain qui se prévalent déjà de l’étiquette “La Cosa freudiana”, et de la revue Il piccolo Hans ainsi que quelques invités. La réunion est ouverte par J. Lacan qui, publiquement, reformule explicitement sa proposition que vienne à se constituer ce qu’il a déjà lui-même appelé “La Cosa freudiana” (cf. p. 151 et 153). Il ressort de sa brève intervention sa préoccupation de faire émerger, depuis les rangs de ces catholiques et marxistes, ce qu’une vox qui n’a rien de populi lui a suggéré avec insistance, à savoir constituer le pôle déterminant du lacanisme italien, à partir du frayage qu’ont d’ores et déjà laissé les deux premiers groupes cités. S’ensuit une discussion qui toutefois ne parvient pas à dégager les problèmes et les perspectives de ce nouveau groupe en voie de constitution et qui se concentre sur diverses questions théoriques. La réunion se poursuit dans le même cadre mais avec un groupe plus restreint d’une quinzaine de personnes. Lacan demande à chacun de se présenter. Il prend ensuite la parole pour faire une longue intervention. Le lendemain, réunion des “trois” du “tripode” avec Lacan dans son hôtel. »
34Il est surprenant de constater que, dans ce commentaire, Contri ne fasse pas référence à la lettre. Aurait-elle été frappée de caducité ? Ou aurait-elle, elle, frappé d’une sorte de stupeur ses lecteurs ?
35Les témoignages de Muriel Drazien iraient plutôt dans ce sens. Je les ai recueillis d’abord en janvier 2000 quand je préparais mon livre Jacques Lacan, un psychanalyste, puis en février 2007 pour rédiger cet article. D’une façon générale, il lui est difficile de parler de cette affaire, car elle reste douloureuse, d’autant qu’elle fut accusée par des personnes qui ne connaissaient pas la réalité des faits de l’échec de la tentative de Lacan. En ce qui concerne la réception de la lettre, Muriel Drazien m’a fait part du désarroi dans lequel celle-ci l’avait plongée, avec les deux autres du tripode : « Je pense que Contri dit vrai, écrit Muriel Drazien, quand il dit avoir demandé une indication à Lacan pour pouvoir procéder. L’indication donnée naturellement a seulement compliqué l’affaire. Il n’y avait aucun conseil pratique dans ce texte envoyé chez Contri que nous avions lu ensemble avec Verdiglione dans le bureau de Contri. On était plutôt consternés. Comment procéder à une passe dans ces conditions ? J’avais à peine commencé à exercer à Rome, eux deux avaient des groupes, à part […] et […] malheureusement je ne connais aucun autre membre des deux groupes qui ait suivi la voie analytique. Passeurs ? Jurys ? »
36La période qui suit le 1er juin 1974 donne le sentiment d’un certain cafouillage autour de la création de La Cosa freudiana. Cette période trouvera un point d’orgue en décembre 1974. Avant cette date, s’est tenu, fin octobre et début novembre, à Rome même, le VIIe congrès de l’efp, où Lacan prononce sa conférence « La troisième », comptabilisant ainsi une troisième fois où il parle à Rome, une troisième fois où revient le Discours de Rome. Quand Lacan compte « La troisième », il ne s’agit pas d’un troisième discours mais de la troisième fois (selon son comptage) qu’il parle à cette place, Rome.
37Voici les premières phrases de cette conférence (parue dans Les Lettres de l’École freudienne, n° 17) : « La troisième. C’est le titre. La troisième elle revient, c’est toujours la première, comme dit Gérard de Nerval. Y objecterons-nous que ça fasse disque ? Pourquoi pas, si ça dit ce que. Encore faut-il ce dit ce que l’entendre par exemple comme disque ours de Rome ».
38Lacan cite Nerval mais en le déformant, volontairement ou pas. « Artémis » est le poème auquel fait allusion Lacan et il fait partie du cycle de douze poèmes des Chimères, dont il est le sixième, le premier étant « El desdichado ». Le vers du poème de Nerval est : « La treizième revient. C’est encore la première. » La treizième est la treizième heure, la première après douze heures. Pour Nerval, ce qui revient est le temps, dont la mort marque la limite.
39« La troisième » évoque bien le réel de la mort, le réel de ce qui revient à la même place, selon une des deux définitions du réel par Lacan.
40« La troisième » fait référence au réel d’une autre manière, d’une manière qui rejoint précisément la lettre aux Italiens : par le trois justement. « Il me faut soutenir cette troisième du réel qu’elle comporte » (Lettres de l’École freudienne, n° 17, p. 185). Que le trois comporte du réel dérive du nœud borroméen, avec lequel il y a une primarité du trois, car il faut trois anneaux au moins pour constituer un nœud borroméen. D’où ces affirmations qu’on trouve dans le séminaire Les non-dupes errent (15 janvier 1974) : « Qu’ils soient trois, c’est à cela que tient le réel », et : « […] qu’à eux tous ils fassent trois, et que c’est tout ce qu’ils ont de réel, rien de plus. […] Ce n’est pas un modèle parce que par rapport à ce trois vous êtes non pas son sujet, l’imaginant ou le symbolisant, vous êtes coincés : vous n’êtes que – en tant que sujets – vous n’êtes que les patients de cette triplicité ». « Ce nœud il faut l’être », répète (en novembre de la même année) Lacan dans « La troisième ».
41Pourtant, lors de ce congrès de l’efp, rien n’est exposé concernant la situation italienne, le projet de création de La Cosa freudiana ou la lettre aux Italiens.
42C’est donc début décembre (le 4 selon Contri, un peu plus tard selon Muriel Drazien) qu’aurait été rédigé une sorte de protocole de principe plutôt que des statuts en bonne et due forme de La Cosa freudiana, protocole entériné par Lacan, le tripode plus une personne, Musotto, analyste à Palerme, dont Muriel Drazien a imposé la présence. Ce protocole tenait en une feuille unique, il a été signé à Paris au restaurant La Calèche, en face de chez Lacan, et « celui-ci n’a jamais signé un statut en Italie, formellement », précise Muriel Drazien. Elle ajoute : « Pour te dire le point où on en était au 1er décembre 1974 (la signature de la feuille écrite était peut-être une semaine ou dix jours plus tard à Paris), on nageait encore dans le noir pour un statut. Clavreul qui était à Rome pour une conférence chez moi (j’oublie le thème) s’était également mêlé à la question et a insisté pour qu’on signe ensemble le papier. Rien du tout sur la passe. » Les statuts de La Cosa freudiana auraient-ils inclus la passe ? Nous ne le savons pas. Quoi qu’il en soit, il ressort que les discussions sur la passe et particulièrement sur la lettre aux Italiens n’étaient pas vraiment au cœur des débats et qu’elles devaient être recouvertes par celles portant sur les statuts de la nouvelle association à venir.
43Pour Muriel Drazien, la lettre aux Italiens a joué un rôle inhibant par rapport à la création de La Cosa freudiana. Le tripode ne savait quelle place occuper dans le dispositif de passe, ou s’il fallait en occuper plusieurs à la fois, ou s’ils devaient désigner des passeurs alors qu’ils ne le pouvaient pas. Ils pensaient que Lacan leur avait confié une tâche impossible. Réelle ?
44Lacan en était là quand il a commencé le 10 décembre 1974 son séminaire RSI, introduisant un quatrième rond dans le nœud borroméen, implicite au trois.
451975. Le 29 juin, à Rome, une réunion d’une vingtaine de personnes, provenant de divers groupes, est consacrée à l’examen et à la discussion de « la passe », à laquelle, selon Contri, « les statuts de l’association faisaient explicitement référence ». Ce que Contri appelle « statuts » correspond à ce que Muriel Drazien appelle protocole d’accord ou « accord de principe » signé début décembre 1974 à Paris.
46Il s’agit là du dernier acte du drame qui aura vu naître et échouer la tentative de créer avec la passe une nouvelle association de psychanalyse en Italie, La Cosa freudiana, réunissant plusieurs groupes constitués. L’originalité du projet consistait en l’articulation nouvelle entre la passe et l’association. Nous avons pu voir, ou entrevoir, les multiples obstacles qui se sont dressés. Parmi ceux-ci, il y eut la relation non explicite entre une nouvelle modalité de passe en Italie et le dispositif existant déjà en France à partir de la Proposition du 9 octobre 1967, les difficultés inhérentes à la réunion de groupes constitués, pourtant récents mais aux orientations déjà différentes, l’articulation spécifique entre la nouvelle modalité de passe et la nouvelle association. Face à ces problèmes, les personnes qui devaient les résoudre ont eu le sentiment, comme le dit Muriel Drazien, de « nager dans le noir ».
La nouvelle procédure de passe
47Essayons d’examiner de plus près le fonctionnement de la procédure de passe que l’on peut déduire du texte de la lettre aux Italiens, sachant que nous ne disposons que de cette source.
48La première remarque est que cela ne fut pas clair pour ceux à qui la lettre fut adressée. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans la même position et par certains côtés il peut nous être plus facile de lire le texte, mais cela ne nous autorise pas à porter un jugement sur les acteurs de l’époque et ne nous prémunit pas à notre tour d’erreurs d’interprétation.
49Que le protocole d’accord ait comporté ou non une référence à la passe, l’esquisse d’une procédure n’a été présentée que dans un texte extérieur à ce protocole. Notons qu’il en fut de même avec la Proposition du 9 octobre 1967, qui ne comportait pas d’indications de procédure, et qu’il a fallu attendre janvier 1969 le texte soumis au vote, « Principes concernant l’accession au titre de psychanalyste dans l’efp », pour savoir comment faire.
50Alors, quelle ébauche de procédure livre la lettre aux Italiens ?
51Soit la première phrase du texte : « Tel qu’il se présente, le groupe italien a pour lui qu’il est tripode. Ça peut suffire à faire qu’on s’assoie dessus. » Deux termes définissent le collectif où la passe peut avoir lieu : le groupe italien et le tripode, inclus dans le groupe. Dans l’ensemble du texte on retrouve le mot « tripode » trois fois (deux fois seul et une fois avec « italien ») et le mot « groupe italien » cinq fois (une fois sans « italien »).
52Pourquoi le mot tripode ? En marine, un tripode désigne un mât reposant sur un trépied. Sous la plume de Lacan, le mot fait penser aux vases tripodes chinois qu’il a admirés mais surtout, étant donné le contexte de ses séminaires, à la triplicité première, inaugurale du nœud borroméen à trois. Rappelons en outre que ce nœud figurait sur le blason de la famille italienne des Borromée.
53Les trois personnes désignées par le tripode incarneraient-elles chacune une consistance du nœud borroméen ? Elles ont pu le croire. N’est-ce pas plutôt que leur association dans une entreprise commune relèverait du réel du nouage borroméen ? Assurément, les trois personnes du tripode étaient très différentes et loin que cela freinât Lacan il semble que cela lui ait convenu. En tout cas, il a voulu prendre le « risque », un mot qu’on trouve dans la lettre : « Ce que le groupe italien gagnerait à me suivre, c’est un peu plus de sérieux que ce à quoi je parviens avec ma prudence. Il faut pour cela qu’il prenne un risque. » Y aurait-il là trace d’une déception relative au déroulement de la passe à l’efp ?
54Autre risque évoqué par Lacan : « Le groupe italien, s’il veut m’entendre, s’en tiendra à nommer ceux qui y postuleront leur entrée sur le principe de la passe prenant le risque qu’il n’y en ait pas. »
55Lacan suggère de constituer une association où l’entrée se ferait selon le principe de la passe. Un principe qui est celui que l’analyste ne s’autorise que de lui-même. La nomination à l’entrée dans La Cosa freudiana doit se faire selon ce principe. La nomination serait donc celle d’ae, analyste de l’École qui se serait appelée Cosa freudiana. Une chose est sûre, cette école ne nommerait pas des ame : « Le groupe italien n’est pas en état de fournir cette garantie. » Toutefois persiste une incertitude : les ae seraient-ils les seuls membres de cette école ? Se pourrait-il que la nomination consiste en la seule qualité de membre ?
56D’autre part, quel serait le rôle du tripode, comment s’y prendrait-il ? Nous avons vu la confusion dans laquelle les personnes se sont senties plongées par la lettre. Le texte est pourtant précis à cet endroit : le tripode doit jouer le rôle des passeurs. « Je conclus : le rôle des passeurs, c’est le tripode lui-même qui l’assurera jusqu’à nouvel ordre puisque le groupe n’a que ces trois pieds. »
57Cela ne résout pas tout. D’abord parce qu’il semble qu’il n’y avait pas d’analysant en Italie ayant poussé son analyse au point de pouvoir demander à faire la passe. En tout cas, s’il y en avait, ce n’était pas su. Ensuite, la question se posait de composer un jury, sachant que – mis à part Clavreul semble-t-il – l’efp n’était pas partie prenante de l’expérience italienne. Enfin, les passeurs étaient chargés d’une double fonction, celle d’écouter des passants et celle de faire passer des groupes à l’état d’une institution, une institution les reconnaissant en retour comme passeurs dans le temps même de leur acte.
58Il y a cependant dans le texte de la lettre une indication utile : le groupe italien nomme, dit Lacan. On peut entendre cela comme l’invite à ce que les trois du tripode fonctionnent comme passeurs et qu’ils fassent partie du jury qui nomme. Or, cette configuration correspond exactement à celle de la première version de la Proposition du 9 octobre 1967. Il y est stipulé que le jury d’agrément est composé de sept membres, le directeur de l’École, plus trois ae, plus trois analysants pris dans une liste présentée par les ae, c’est-à-dire trois passeurs. Chaque passant devait d’ailleurs rencontrer trois passeurs. Restait bien sûr, dans le cas italien, à désigner les autres membres du jury. On constate cependant que la proposition de Lacan en 1974 rejoint implicitement la première version de sa Proposition de 67.
59S’il n’y avait pas eu toutes les interférences que nous avons évoquées, les indications minimalistes de la lettre aux Italiens pourraient constituer une base sur laquelle s’asseoir, pour reprendre le mot de Lacan.
Le trajet de la lettre
60La question se pose, pour aujourd’hui et demain, du sort et du trajet de cette lettre.
61Il faudrait certes commencer par examiner en quoi les références de celle-ci, et le fait qu’il s’agisse d’une lettre, transforment la Proposition de 67 (deuxième version) sans bien sûr la remettre en question. À cet égard, remarquons que la référence à la triplicité du tripode qui renvoie à la topologie du nœud borroméen déplace la référence au tiers du Witz qui est faite pour la Proposition de 67, ainsi que celle à la topologie de la surface du plan projectif avec ses trois points de fuite.
62D’autre part, le réel en jeu dans la lettre aux Italiens n’est pas abordé sous le même angle que dans la Proposition puisque dans cette dernière il s’agit du réel de la mort et de la ségrégation des camps de concentration et que dans la première il s’agit du réel de l’impossible du rapport sexuel. Dans « La troisième », Lacan associe aussi l’école au non-rapport sexuel : « Il n’y a pas de véritable société fondée sur le discours analytique [car le rapport sexuel manque dans toutes les sociétés]. Il y a une école qui justement ne se définit pas d’être une société. »
63Cette référence à l’écriture du rapport sexuel explique en partie la dernière phrase énigmatique de la lettre : « Tout doit tourner autour des écrits à paraître. » Mais « les écrits », c’est aussi cette lettre que les Italiens ont fait circuler et qui continue d’insister.
64Car elle insiste. Je rappelle que cette lettre a constitué une référence importante dans la mise sur pied de la passe en commun qui fonctionne depuis sept ans entre La lettre lacanienne, Une école de la psychanalyse et L’école de psychanalyse Sigmund Freud. Elle est d’ailleurs citée dans la plaquette 1999-2000 de l’apep, l’association qui a précédé La lettre lacanienne.
65Lorsque cette passe en commun a été initiée, c’était avec le projet de réunir trois associations. À l’époque, seules deux parvinrent à s’associer. Aujourd’hui, la possibilité d’une troisième redevient d’actualité.