Psychanalyse 2006/3 no 7

Couverture de PSY_007

Article de revue

La psychanalyse au Japon

Entretien avec Kosuke Tsuiki

Pages 69 à 86

1Psychanalyse : Quand et comment l’œuvre de Freud a-t-elle été introduite au Japon ?

2Kosuke Tsuiki : Avant de répondre à vos questions, je vous remercie d’abord pour m’avoir fourni cette occasion, je dirais ravissante, de faire une contribution à votre revue toujours savoureuse.

3Roland Barthes distingue quelque part deux types de question. Question tragique : que suis-je ? Question comique : suis-je ? Si la psychanalyse au Japon était un personnage théâtral, son état actuel inspirerait certainement une pièce comique au sens barthésien du terme. La psychanalyse existe-t-elle au Japon ? Je dirais tout de même oui, tout en ajoutant : mais ce n’est pas évident. Je pense que je suis là pour vous expliquer tout cela.

4Votre première question porte sur l’œuvre de Freud. Je commencerai donc par là. Je ne sais pas très exactement quand et comment la première rencontre des Japonais avec l’œuvre de Freud a eu lieu. Des rencontres indirectes, accidentelles, n’ont pas manqué dès le début du xxe siècle. On dit que le grand écrivain Ogaï Mori, qui était aussi médecin de formation, et dont l’un des romans les plus célèbres est intitulé Vita Sexualis, mentionne la théorie freudienne de la sexualité dans un article de médecine en 1902. L’année suivante, dans une revue de philosophie, un certain Sasaki consacre une série d’articles au psychologue zurichois G. W. Störring, dans lesquels il évoque le cas d’Elisabeth von R dans les Études sur l’hystérie. Dans la même revue, un rapport sur l’actualité de la psychologie aux États-Unis est publié en 1911. L’auteur, Hikozo Kaki, psychologue, faisait partie de l’audience lorsque Freud a donné sa conférence à l’Université Clark en 1909, et il présente, sans doute pour la première fois au Japon, la «psychanalyse» comme telle, c’est-à-dire comme technique de cure des névroses.

5Dans les années 1910, le freudisme et la psychanalyse deviennent le sujet de divers livres et articles publiés dans des domaines variés. Ainsi, non seulement des psychologues et des psychiatres, mais aussi des pédagogues et des littéraires commencent à travailler sur Freud. À l’époque, deux revues psychologiques ont vu le jour : Shinrikenkyu (Études psychologiques) en 1912 et Hentaishinri (Psychologies anormales) en 1917. Dans ces revues, la psychanalyse figurait comme une école de pensée psychologique majeure, au même titre que la psychologie expérimentale, l’hypnose, la sexologie, le spiritisme, etc., toutes disciplines constituantes du savoir psychologique occidental du début du siècle.

6L’introduction de la psychanalyse au Japon n’était donc pas si tardive, par rapport à ce qu’il en était, par exemple, en France, dont Freud disait en 1914 qu’elle était le pays où la psychanalyse était le moins développée en Europe. Cette réaction assez rapide des Japonais ne m’étonne pas, parce que, dans la modernisation massive de la civilisation et de l’industrie du pays qui a commencé en 1868, tout s’est passé d’une vitesse formidable, et les intellectuels avaient la fureur de connaître, rien ne leur échappait des nouveautés des sciences occidentales. Parmi eux, naturellement, il y en a qui se sont précipités vers le freudisme et la psychanalyse. En plus – si je continue la comparaison avec la France –, nous n’avions pas cette fameuse germanophobie qui marquait, au début du siècle, l’ambiance générale du milieu intellectuel français où baignait le janétisme, par exemple, et chez nous, les pensées d’origine germanique étaient en libre circulation !

7Comme j’ai parlé des deux revues pionnières, j’en nommerai aussi une troisième, dont le simple titre, Psychanalyse, nous impose la nécessité d’en parler ici. Il s’agit d’une revue fondée en 1933 par le psychanalyste praticien Kenji Otsuki et publiée jusqu’en 1978, sauf entre 1942 et 1955 où la publication fut interrompue à cause de la Guerre (le gouvernement avait interdit la publication de revues et de magazines pour économiser… les ressources papetières !). À mon avis, Otsuki est le freudien qui est allé le plus loin dans la génération initiatrice du freudisme japonais. Je ne sais pas comment il a été formé comme analyste. Sans doute est-il devenu analyste tout simplement en lisant Freud, et en essayant d’expérimenter ses méthodes dans l’Institut des recherches psychanalytiques de Tokyo, qu’il avait fondé avec son ami et collaborateur Yabe, dont je parlerai plus loin. Mais il pratiquait la cure analytique, il formait des analystes, il était le rédacteur en chef de la revue Psychanalyse qu’il publiait. C’est d’ailleurs lui qui écrivit le plus d’articles dans cette revue. Je n’ai pas encore trouvé les numéros publiés avant la Guerre, mais j’ai lu récemment quelques-uns de ceux qui ont paru après la Guerre. Cela a été une vraie surprise pour moi. C’est une revue très riche et très ambitieuse avec de nombreux textes de qualité dont les sujets sont fort variés. Non seulement des articles théoriques, des observations de cas, des analyses de phénomènes socio-culturels, des critiques littéraires et cinématographiques, mais aussi des traductions de grands psychanalystes, Harteman, Löwenstein, Sterba, M. Bonaparte, etc., accompagnées très souvent de leur photo de leur correspondance avec Otsuki. C’est un peu comme Ornicar ? dans les années 1970-1980, avec son atmosphère de jeune revue ambitieuse. Il est vrai que quand on lit cette revue aujourd’hui, la plupart des textes semblent marqués par une certaine naïveté (surtout ils ont été écrits à une époque où les auteurs, y compris Otsuki, ne connaissaient même pas le nom de Lacan), mais ceux d’Otsuki ne sont pas sans intérêt, sa connaissance de Freud étant à la fois exacte et profonde, comme le montre par exemple son article sur la notion des pulsions de vie et de mort (1952), où il critique cette notion en énumérant toutes les contradictions immanentes aux dites «spéculations» de Freud dans Au-delà du principe du plaisir, ne serait-ce que d’un point de vue biologique, ou plutôt biologisant. Mais l’apogée des travaux d’Otsuki est, me semble-t-il, son Dictionnaire de la psychanalyse, dont la première édition date de 1951 et dont l’édition définitive révisée et augmentée date, elle, de 1961. Les mille deux cents articles réunis dans ce Dictionnaire, d’«Adler» à «Van del Hoop» mis en ordre selon l’alphabet japonais, et dont la plupart sont écrits par Otsuki lui-même, nous étonnent par la rare érudition de leur auteur qui était au courant de toute l’actualité de la psychanalyse de son temps.

8Otsuki est également l’un des premiers traducteurs de Freud au Japon. Avant la guerre, il y avait deux séries de traductions de l’œuvre de Freud, chacune faite indépendamment de l’autre. C’est la conséquence d’une part d’un petit quiproquo de la part de Freud, qui, dans les années 1920, avait donné l’autorisation de traduction de ses écrits à deux Japonais, et d’autre part de la rivalité, qui existait déjà à la même époque, entre les freudiens médecins et non-médecins. Deux séries, donc, publiées par deux éditeurs différents, dont l’une, Grande collection de l’œuvre psychanalytique de Freud, consiste en 15 tomes parus entre 1929 et 1933, alors que l’autre, L’Œuvre complète psychanalyse de Freud, fut conçue à l’origine comme une collection de 40 tomes dont un tiers seulement a été publié, avant que le projet ait été interrompu à cause de la Guerre. Les textes de Otsuki font partie de cette seconde série de traductions. Or, ces deux séries de traductions de Freud ont été chassées, après la Guerre, par les deux nouvelles séries qui circulent de nos jours. Ce qui est curieux, c’est que les travaux de traduction de Otsuki, ainsi que ses autres publications, sont aujourd’hui complètement oubliés, effacés de notre mémoire, à tel point que je suis tenté de parler d’un refoulement du nom de Otsuki. Apparemment – en tout cas je suis obligé de me représenter la chose ainsi – cela tient à ladite rivalité, ou plutôt à la bataille entre les médecins et les profanes dans le freudisme japonais qui furent d’emblée divisés. Après la Guerre, le groupe de Otsuki, rassemblé autour de la revue Psychanalyse, a été petit à petit marginalisé par rapport à un autre, universitaire et plus formel, qui avait été fondé dans les années 1950 par les «non-profanes ». Mais je reviendrai là-dessus plus tard.

9Psychanalyse : Qu’en est-il des premiers psychanalystes japonais (leur formation, leur audience) ?

10KT : J’ai cru longtemps qu’il n’y avait jamais eu de psychanalystes chez nous. En fait, il en était autrement : avant la Guerre, il y avait des psychanalystes, qui d’ailleurs formaient des analystes ! Seulement, leurs pratiques d’analyste semblent ne pas avoir réussi à fomenter une tradition : le souvenir de ces analystes a été oublié, étouffé, après la Guerre, face à une pratique obscure, bizarrement installée chez nous qui a, depuis, dominé le freudisme de l’archipel…

11Je commencerai par présenter le pionnier des pionniers de la psychanalyse au Japon : Yaekichi Yabe. Premier japonais analysé et devenu analyste titulaire de l’ipa, son curriculum vitae est fort original. Né en 1874 dans une préfecture au nord de Tokyo, il part à 16 ans aux États-Unis où il obtient son bac et poursuit ses études de psychologie à l’Université de Californie. Rentré au Japon en 1905 (l’année où le Japon a gagné la guerre contre la Russie), il commence à travailler au Ministère des chemins de fer comme psychologue. Pourquoi un psychologue au Ministère des chemins de fer ? C’est un mystère. On dit qu’il faisait des recherches sur l’efficacité du travail des cheminots, ou sur les troubles psychologiques dus aux accidents ferroviaires. On n’en sait plus rien. Mais une curieuse tyché a eu lieu justement au sein de ce Ministère où se trouvait travailler également Kenji Otsuki ! Quel train est passé dans le destin de notre histoire, pour que l’un des deux courants freudiens japonais d’avant-guerre soit né dans le Ministère qui s’occupait du symbole même de la nouvelle industrie du jeune Japon moderne ?

12Mais ce n’est pas tout. Ce même Ministère envoie Yabe, à titre de boursier du gouvernement japonais, en Angleterre, où il fait son analyse avec Edward Glover pendant trois mois. C’était en 1930. Il est évident que son analyse a été loin d’être suffisante : d’après ce qu’il raconte lui-même, Yabe a passé seulement vingt séances chez Glover. À part cela, il a suivi une dizaine de leçons privées d’Ernest Jones. Au bout de quoi, néanmoins, il a été titularisé comme analyste de l’ipa. Bien sûr, il s’agirait d’une décision exceptionnelle, prise sans doute par Jones en tenant compte des difficultés matérielles que rencontrait le psychologue japonais pour suivre son analyse de façon à remplir les critères officiels de la didactique ipéiste : la durée de son séjour était limitée, pour ne pas parler du maigre financement dont il bénéficiait. Mais aussi, Jones aurait été frappé par la lucidité qu’affichait Yabe dans ses entretiens avec lui. En tout cas, cette décision a été sanctionnée par Freud lui-même, qui avait rencontré Yabe en personne, lorsque celui-ci lui a rendu visite à Vienne, un soir de mai 1930, accompagné par Max Eitingon, alors à la direction de l’ipa.

13À ce propos, il y a une anecdote intéressante. Quelques jours avant la visite de Yabe à la rue Berggasse, Freud avait reçu, par l’intermédiaire d’Eitingon, un exemplaire de la traduction japonaise d’Au-delà du principe du plaisir, qui venait de paraître (traduction faite par l’un des élèves de Yabe). Freud a été intrigué par le fait que ce premier livre de traduction japonaise qui était tombé dans ses mains n’était rien d’autre que le fameux Au-delà, dont le succès avait été bien maigre chez ses disciples. Yabe lui a expliqué que l’idée de pulsion de mort pouvait se rapprocher de la pensée bouddhiste qui enseignait que toute vie était destinée à la mort, et que, par conséquent, cette idée serait facile à comprendre pour les Japonais chez qui l’enseignement bouddhiste est largement répandu. Frappé par cette réponse de Yabe, Freud a fait venir Anna de la chambre voisine en disant : « Viens écouter ce Monsieur, on trouverait finalement des soutiens de l’idée de Todestrieb chez ses compatriotes ! ».

14Il est tout à fait normal que Yabe, officiellement titularisé par l’ipa peu de temps après cette visite chez Freud, ait demandé auprès d’Eitingon l’autorisation de fonder la branche japonaise de l’ipa. Ainsi a-t-il créé, dès son retour à Tokyo, la Japan Psycho-Analytical Society, que l’ipa a reconnue sans tarder, en 1931, comme son représentant officiel au Japon. D’ailleurs, Yabe avait déjà fondé en 1928, c’est-à-dire avant de partir pour l’Angleterre, et avec son ami Kenji Otsuki, l’Institut de recherches psychanalytiques de Tokyo. Sans doute, la jpas naissante a-t-elle été constituée par des membres centraux de cet Institut (pour ne pas oublier, la revue Psychanalyse, dont j’ai parlé tout à l’heure, est née en 1933 comme l’organe du même Institut). Mais ce qu’il en était de la liaison entre les deux organismes n’est pas très clair. Or ce qui est certain, c’est que Yabe était un analyste très sérieux, on pourrait même dire « radical » dans sa pratique analytique. Il donnait des séances quotidiennes non seulement dans le cadre de la didactique, mais aussi dans celui de la cure normale. À cette fin, il avait créé une clinique à l’internat, où il pouvait accueillir ses patients et les voir tous les jours, y compris le dimanche ! Selon un bilan publié dans le Bulletin de l’ipa, la Société de Yabe a traité, en 1934, trente et un patients dont sept caractéropathes, sept mélancoliques, six obsessionnels, etc. Je me demande si ces chiffres ne venaient pas de la clinique de Yabe toute seule.

15Passons maintenant à un autre analyste, qui se prétend pionnier lui aussi, et provoque par là certaines complications dans l’histoire du freudisme au Japon. Il s’agit de Kiyoyasu Marui, médecin psychiatre, élite universitaire, qui découvre la psychanalyse pendant son séjour aux États-Unis de 1916 à 1918, séjour consacré à des études sur les psychoses sous la direction d’Adolf Meyer à la Johns Hopkins University. Il se met en contact avec Freud en 1927 pour lui demander l’autorisation de traduire son œuvre. La réponse de Freud est positive, et Marui commence à travailler pour la traduction. Mais, chose curieuse, il n’écrit plus à Freud pendant trois ans, ce qui fait penser à ce dernier que le projet de Marui a été interrompu. Freud donne alors son autorisation à un autre projet de traduction proposé par Yabe. C’est seulement quand il reprend la correspondance avec Freud en 1930 que Marui est mis au courant du projet de Yabe, mais aussi, à sa grande surprise, du fait que celui-ci a déjà été admis à l’ipa.

16Comme il est jaloux à l’annonce de cette nouvelle ! D’après ce qu’il écrit ensuite à Freud, il se croit le premier japonais à avoir découvert la psychanalyse, il est trop fier d’être «scientifique», d’être médecin formé à l’université, et d’être maintenant professeur dans une éminente université impériale, l’Université de Tohoku (à Sendaï, dans la région du nord-est du pays), etc., pour rejoindre la Société de Yabe et collaborer avec lui ! Cette réaction de Marui embarrasse fortement la direction de l’ipa. Ayant discuté avec Eitingon, Freud conseille alors à Marui de fonder une autre branche locale de l’ipa à Sendaï, en vue de l’intégrer plus tard avec celle de Tokyo, fondée par Yabe, pour constituer l’Association unique à l’archipel. Dès lors, il y a deux institutions ipéistes au Japon, la Tokyo Psycho-Analytical Society, ancienne Japan Psycho-Analytical Society, et la Sendaï Psycho-Analytical Society, fondée en 1934. Ces deux institutions, ainsi que les deux séries de traductions de l’œuvre de Freud, sont de couleurs bien différentes : le groupe de Yabe réunit principalement des non-universitaires, alors que celui de Marui rassemble des universitaires, surtout des universitaires médecins. Mais là n’est pas le fin mot de l’histoire très compliquée des institutions psychanalytiques au Japon. J’y reviendrai.

17Marui, qui a toujours envie de partir en Europe, y est enfin envoyé en mission par le gouvernement japonais en 1933. Il en profite pour voir Freud et sa fille à Vienne, ainsi que Jones et Glover à Londres. Est-ce qu’il a été analysé à cette occasion ? C’est problématique. En tout cas, il avait été admis à l’ipa avant ce voyage, sans jamais avoir été en analyse (était-ce possible seulement par son insistance furieuse auprès de Freud, pour ne pas parler de cette somme de 150 mark qu’il lui avait envoyé sous prétexte de célébrer son 75e anniversaire ?). Il est donc difficile de savoir quelle était réellement sa pratique d’analyste après son retour au Japon. Je pense qu’à ses yeux, la psychanalyse était avant tout une manière efficace de comprendre le mécanisme inconscient sous-jacent à toute formation symptomatique, névrosé ou psychotique, mais qu’il ne s’intéressait pas vraiment à la réalité sexuelle de l’inconscient, donc à celle du transfert. C’est pour cela que ses disciples commencent à tenir à l’écart la «méthode du professeur Marui», méthode qui, de leur point de vue, se révèle impuissante au transfert et à la résistance en analyse. Parmi ces disciples, il y a Heisaku Kosawa, qui va venir bientôt occuper le devant de la scène du freudisme japonais.

18Kosawa part à Vienne avant son maître Marui, en 1932, pour faire une analyse avec Richard Sterba et passer un contrôle de Paul Federn. Freud, à qui il s’était d’abord adressé, lui avait proposé un tarif préférentiel à 10 dollars, au lieu de 25, mais il ne pouvait payer que 5 dollars, prix de l’analyse chez Sterba. Il rentre au Japon l’année suivante sans avoir été titularisé. Je pense que son expérience d’analyse lui a inspiré quelque chose d’essentiel : après son retour au Japon, il démissionne de la place de professeur adjoint qu’il occupait depuis 1931 sous Marui, et fonde à Tokyo sa clinique de psychanalyse. Il rompt ainsi avec le discours universitaire où se tenait toujours son maître, et c’est ainsi qu’il essaie d’assumer son désir d’analyste. Mais en même temps, il commence vite à dévoyer la technique ipéiste, il n’utilise plus le divan, il invente l’analyse dite « par correspondance » (il semble que cette technique était pratiquée par Otsuki aussi). Et par-dessus tout, il fixe le rythme de l’analyse à une séance par semaine, non seulement pour la cure simple, mais aussi pour la didactique, sous prétexte que l’analyse à 4 ou 5 séances par semaine n’est pas applicable aux Japonais ! À mon avis, Kosawa, lui-même non titularisé, négligeait l’intérêt à former des analystes, tout au moins, il ne saisissait pas vraiment la nécessité de former des analystes au Japon, pour y implanter la psychanalyse pour de bon. Et cela a eu des conséquences graves dans la psychanalyse japonaise après la Guerre.

19Psychanalyse : Y a-t-il eu une association de psychanalystes ? Était-elle rattachée à l’ipa ?

20KT : Oui, comme je viens de vous l’expliquer. La question de l’association était présente chez nous dès le début, car les premiers analystes japonais, nommément Yabe et Marui, ont tous les deux rencontré cette question dès le début, c’est-à-dire en même temps qu’ils ont découvert la psychanalyse elle-même.

21Vous voyez bien qu’entre Yabe et Marui, il y avait d’emblée un conflit, qui était de la même nature que celui qui, dans des pays européens où la psychanalyse avait été implantée, avait opposé les profanes aux médecins. Et ce conflit se redoublait, chez nous, de celui entre les non-universitaires et les universitaires, car Yabe ainsi que ses collègues n’avaient pas de place à l’université, alors que les membres de l’association de Marui étaient ses disciples à l’Université de Tohoku.

22Mais Marui, qui avait sur le cœur la proposition faite par Freud, essayait tout de même de se rapprocher de l’association de Yabe. Seulement, quand celui-ci est mort en 1945, juste après la Guerre, l’association de Tokyo n’a plus fonctionné. Apparemment, Yabe n’avait réussi ni à mettre en route son association, ni à reproduire d’analystes de la génération suivante, ou d’élèves fidèles et ambitieux qui relaient son vouloir. Il restait alors au Japon seule l’association de Marui à Sendaï. Mais de ce côté-là aussi, l’association était tombée dans une inertie. Ses disciples ne le soutenaient pas vraiment, car la partialité de ses connaissances en psychanalyse se dévoilait à leurs yeux. Il faut donc dire que ces deux premières associations japonaises, toutes les deux affiliées à l’ipa, n’ont jamais été en pleine œuvre.

23Or le pire arrive après la mort de Marui en 1953. Qui lui a succédé à la direction de la Sendaï Psycho-Analytical Association ? C’est Kosawa, qui avait quitté l’Université de Tohoku et ouvert sa clinique de psychanalyse à Tokyo en 1933. J’ai dit admirer sa décision de rompre avec le discours universitaire pour s’engager exclusivement dans la psychanalyse. En fait, ce n’est pas si simple que ça. Kosawa est souvent qualifié de « père fondateur de la psychanalyse au Japon ». C’est faux et vrai à la fois. C’est faux, car il est évident qu’il y avait quelques prédécesseurs avant lui; mais c’est vrai aussi, quand on parle de la psychanalyse au Japon depuis la fin de la Guerre, donc de la psychanalyse telle qu’elle est encore aujourd’hui dans notre archipel, avec tous ses problèmes fondamentaux, toutes les torsions et distorsions, toutes les confusions et complications étranges qui y ont été produites à l’origine par ce « père fondateur ».

24De quoi s’agit-il ? L’association laissée par Marui a donc nommé Kosawa nouveau directeur en 1954. Cette association, appelée toujours Association de Sendaï, était alors la seule affiliée à l’ipa, mais sans plus aucun membre officiellement admis à l’ipa. Elle demande néanmoins à l’ipa l’autorisation à changer de nom, pour s’appeler Japan Psychoanalytical Society (jps). Cette autorisation sera donnée par l’ipa en 1958. Mais en même temps, Kosawa et les siens recrutent en 1955 des membres pour une Japan Psychoanalytical Association (jpa), qu’ils veulent substituer à l’ancienne Association de Sendaï. Je vois que vous avez du mal à me suivre, mais naturellement ! Moi même, c’est seulement récemment que j’ai enfin pu saisir le truc. Tout le problème est là, dans le rapport entre ces jps et jpa !

25Kosawa quitte sa place à l’Université de Tohoku pour inaugurer sa clinique à Tokyo dans les années 1930. Mais depuis la fin de la Guerre, à Tokyo, autour de lui, des psychiatres universitaires (psychiatres qui font aussi des recherches universitaires) commencent à se rassembler, avant que, en 1949, Kosawa organise un « groupe de recherches sur la psychanalyse ». C’est ce groupe-là qui devient une « association », la jpa, en 1955. Ce qui est alors bizarre, c’est que Kosawa et Cie confond, bien explicitement, cette jpa avec l’autre association, à savoir la jps, affiliée à l’ipa. Qu’est-ce que cela veut dire ? On explique que jps est « le nom de la jpa auprès des étrangers », mais ce n’est pas, cela ne doit pas être vrai ! Car la jpa est une association d’universitaires, comme il y en a plein chez nous dans d’autres domaines, associations de physiciens, de biologistes, de chirurgiens, de linguistes, de littéraires, etc. Alors que la jps, affiliée à l’ipa, doit être une association de psychanalystes, destinée à la formation d’analystes et à la transmission de l’expérience analytique.

26Ce qui s’est passé à ce moment de l’histoire de la psychanalyse au Japon, vers 1955, est donc une confusion, une fausse assimilation, des discours universitaire et analytique. Et c’est cette assimilation impossible qui a déterminé, et détermine encore toujours, la situation de la psychanalyse dans notre pays. Il est évident que la conséquence en soit ravageuse : absence presque totale de didactique, de formation. Voire : absence de l’idée même qu’il faut faire une analyse pour devenir psychanalyste !

27Voilà le problème très particulier de ce qu’il en est de la psychanalyse au Japon : l’association qui devrait être proprement psychanalytique, la jps, s’en tient à son existence invisible – disons, sans exagération, fantomatique –, alors qu’une association d’universitaires, la jpa, qui n’a strictement rien à voir avec l’ipa, est censée représenter la « psychanalyse » chez nous, sans que la plupart des Japonais ne sachent toujours très exactement ce que signifie la « psychanalyse ». D’où, quoique bien tardivement, la grande crise vécue par la jps en 1993. Une drôle de comédie comme suit : une analysante (« candidate », dans le vocabulaire ipéiste) japonaise à la Tavistock Clinic a raconté à un collègue britanique membre de la British Psychoanalytical Society que la formation des analystes au Japon était un peu n’importe quoi – ce qui était tout à fait vrai –, malheureusement. Peu de temps après, la direction de l’ipa a reçu une lettre anonyme dénonçant la fraude explicite des Japonais, à savoir la négligence totale des critères ipéistes de la didactique. Naturellement, l’ipa a commencé à discuter sur de possibles pénalités à imposer à la jps. En réalité, elle n’a pris aucune mesure concrète : l’ipa a préféré laisser l’affaire aux mains des Japonais eux-mêmes, souhaitant qu’ils réorganisent à leur propre responsabilité un dispositif de formation, encadré, bien sûr, par les critères généraux ipéistes. Quelle chance pour la jps ! Comment aurait-on espéré un tel bonheur, de pouvoir échapper à une « excommunication » collective, si tout cela s’était passé dans les années 1960 ?

28Mais la jps, à ce moment-là, et pour la première fois dans son histoire, a eu mauvaise conscience. Pour la première fois, donc, ils ont établi les règles générales de la formation des analystes. C’était en 1996, donc il y a seulement dix ans ! Vous voyez, depuis que Kosawa et Cie avaient tenté de confondre les deux associations, la psychanalyse au Japon ne faisait, pendant 40 ans, tout au plus que produire et reproduire des semblants de psychanalystes, car, avant 1996, la didactique était vraiment n’importe quoi (comme je vous l’ai dit tout à l’heure, Kosawa avait remplacé « analyse quotidienne » standardisée chez l’ipa, par analyse à une séance par semaine, pour une raison obscure). Pire, ils ne faisaient même pas semblant d’être psychanalystes, car ils étaient contents d’être « psychothérapeutes ayant l’orientation psychanalytique ». D’ailleurs, l’existence même de la jps n’était pas connue, enfin pas du tout, même par les gens qui s’intéressaient à la psychanalyse.

29Heureusement cela a un peu changé depuis. Ils ont donc mis en place un nouveau dispositif, très fidèle au style bureaucratique de l’ipa, jusqu’à la hiérarchie rigide entre les membres, Petits Souliers, Biens Nécessaires et Béatitudes selon les termes ironisés de Lacan, et aussi jusqu’aux principes de la présélection, en exigeant de tout candidat un diplôme universitaire, une expérience de pratique d’au moins cinq ans, etc. Mais, pour l’instant, ça marche pas trop mal. Il y a déjà une dizaine d’analystes formés dans ce dispositif-là depuis 1996. J’y reviendrai.

30Or, pendant tout ce temps, la jpa existe toujours, et n’en profite pas moins de la confusion dont j’ai parlée, qui lui permet de dominer, ou au moins de faire semblant de dominer, le discours, non pas proprement analytique, mais sur la psychanalyse, produit chez nous. Cette association pseudo analytique réunit aujourd’hui plus de 2000 membres, dont la plupart sont des psychiatres et psychologues qui prétendent exercer des thérapies d’orientation analytique, sans jamais s’être allongés eux-mêmes sur le divan. Pour eux, la psychanalyse n’est qu’un genre de psychothérapie, offerte à des demandes qui ne sont jamais spécifiées comme demande de l’analyse, car leurs « clients » ne connaissent naturellement pas la différence entre la psychanalyse et les autres thérapies.

31Psychanalyse : Quelles ont été les conséquences de la deuxième guerre mondiale sur la situation de la psychanalyse ?

32KT : En un mot, la psychanalyse japonaise est devenue U. S. orientated après la Guerre. Tout comme la totalité de la civilisation de notre pays.

33Lorsque le Japon s’est mis à se moderniser en 1868, après sept cents ans de féodalisme, ce sont des pays européens, notamment la France et l’Allemagne, qui nous ont fourni les modèles de tous les organismes juridiques, politiques, institutionnels, etc., comme la constitution de l’empire de Meiji qui se référait à celle de la République de Weimar, ou le code civil, encore en fonction aujourd’hui, qui venait du vôtre, le Code Napoléon, alors que, après la défaite en 1945, les idéaux européens ont été remplacés, voire je dirais presque chassés, expulsés, par ceux de l’Amérique. L’Amérique est alors devenue, pour ainsi dire, un sur-surmoi de notre nation, puisque ce sont eux, les Américains, qui ont sauvé l’empereur Hirohito, malgré son évidente responsabilité de la Guerre, et ce en vue de faire du Japon un barrage contre les communistes soutenus par la très menaçante urss de Staline !

34Ce qui s’est passé dans le milieu analytique chez nous est exactement parallèle. Pendant la Guerre, la psychanalyse n’était pas interdite : la judaïté de son origine ne nous disait rien, les analystes japonais ne semblaient avoir aucune inclination particulière au communisme. Après la Guerre, c’est la psychanalyse américaine qui est devenue la référence dominante des membres de la jpa naissante, et cela n’a jamais changé depuis (sauf qu’ils s’intéressent de plus en plus à l’École anglaise aussi : Klein et Winnicott, autrefois ; Bion et Meltzer, aujourd’hui). Freud n’est plus lu qu’à travers les théories en vigueur aux États-Unis (et en Angleterre) : l’ego psychology, par exemple, reste toujours une référence majeure (un leader de la jpa décédé il y a quelques années, Keigo Okonogi, le champion du freudisme japonais après Kosawa qui était son beau-père, disait qu’il avait été sauvé par l’ego psychology dans sa jeunesse !). Ils ont crée une liaison avec la Menninger Clinic, au Kanzas State, où ont fait stage beaucoup de membres de la jpa, dont le plus célèbre est Takeo Doi, auteur du fameux livre Structure de l’Amae, écrit en 1971, esquisse d’une théorie sur la mentalité du Japonais centrée sur le concept de l’amae, à savoir la dépendance durable et socialement tolérée de l’enfant à l’égard de la mère – chef d’œuvre de baliverne analytique !

35Alors comment peut-on considérer cette américanisation de la psychanalyse au Japon ? J’aimerais évoquer à ce propos un petit texte de Freud, Geleitwort zu Medical review of reviews, vol. XXXVI, 1930, où il fait un état de lieux de la psychanalyse américaine de l’époque. Freud constate que, même si la psychanalyse ne rencontre pas de résistance aux États-Unis, et malgré le nombre assez important de thérapeutes qui s’intéressent dans ce pays à appliquer la technique analytique comme moyen de cure, il y a en réalité très peu de contributions effectives de la part des américains à la psychanalyse. Il en attribue la raison au fait que les thérapeutes américains n’auraient pas eu une connaissance exacte de la théorie psychanalytique, pas plus qu’ils n’auraient essayé d’approfondir leurs connaissances. Selon lui, leur prétendu broadmindedness ne serait tout compte fait qu’un simple manque de jugement !

36Je n’ai sans doute pas à préciser pourquoi je vous rappelle ces propos de Freud. Malgré plus de 70 ans de décalage et la distance trans-pacifique qui écarte le Japon des États-Unis, ils tombent parfaitement bien sur l’état actuel de la psychanalyse dans notre pays. La jpa, qui est naturellement sourde, voire hostile, à l’égard de l’enseignement de Lacan, est sourde aussi à la critique de Freud sur ce qu’il en est de la psychanalyse aux États-Unis, qu’elle n’a fait qu’idéaliser depuis la fin de la Guerre. Et cette américanisation, ne l’oublions pas, allait de pair avec la fausse assimilation du discours analytique au discours universitaire, dont j’ai parlé tout à l’heure.

37Psychanalyse : Quand et comment, l’enseignement de Lacan est-il parvenu au Japon ?

38KT : Apparemment, parmi les psychiatres japonais qui ont fait leurs études à Paris après la Guerre, il y en a qui ont entendu le nom de Lacan. Ainsi le psychiatre et romancier Otohiko Kaga, qui a fait un stage à l’Hôpital Sainte-Anne dans les années 1950, raconte quelque part qu’il a été frappé par la dignité avec laquelle un nommé Lacan a magistralement pris la parole dans une conférence. Mais ces gens-là, qui ont découvert Lacan les premiers chez nous, n’y ont pas vraiment introduit son œuvre.

39Pour que le nom de Lacan soit connu du grand public, il a fallu attendre la parution de la traduction japonaise des Écrits. Il s’agit d’une traduction du recueil tout entier, accomplie sous l’initiative d’un littéraire universitaire, Takatsugu Sasaki (qui avait accueilli Lacan lors de son voyage au Japon en 1971), et publiée en trois volumes de 1970 à 1980. Vu que, même en anglais, la traduction entière des Écrits n’existait pas avant l’an dernier, on peut dire que cette traduction japonaise a été faite assez tôt, même très tôt. À l’époque, les intellectuels japonais étaient passionnés par le structuralisme français : on traduisait, commentait, admirait interminablement Foucault, Barthes, Lévi-Strauss, Kristeva, etc. Pour eux, fatigués par les tumultes des mouvements d’étudiants, anti-américains dans leur essence, qui se succédaient dans les années 1960-1970, le structuralisme était porteur des nouvelles lumières capables de remplacer le vieux marxisme affaibli et devenu impuissant. C’est dans ce contexte-là que Lacan a été introduit, avec la traduction des Écrits, au public japonais.

40Cette image du « Lacan le structuraliste » a été fixée, et largement répandue, par l’article décisif qu’Akira Asada, alors étoile montante de la nouvelle génération des intellectuels japonais, lui a consacré en 1981 dans une revue de philosophie populaire, sous le titre désormais célèbre : « Lacan, en tant que limite du structuralisme ». « Limite (genkaï en japonais, à entendre aussi « apogée », « comble indépassable ») du structuralisme » ! C’est là l’étiquette très élégamment infligée à Lacan au début des années 1980 au Japon, et qui a déterminé la manière dont les Japonais abordent désormais son œuvre. L’article d’Asada a été repris en 1983 dans son livre Structure et force, le best-seller de l’année parmi les livres écrits par des universitaires. Lorsque je suis entré à la Faculté en 1987, tous les étudiants (du moins, les étudiants littéraires) lisaient ce livre ! Vous voyez pourquoi, au Japon, le psychanalyste Jacques Lacan a été caché, voilé, dès le début, sous cette fausse étiquette de structuraliste, et, pour ainsi dire, mis hors circulation dans le discours intellectuel de notre pays. À ce niveau-là, pourquoi ne pas penser que Lacan avait raison, quand il a dit avec ce cynisme piquant qui est le sien : « Du Japon, je n’attends rien. Notamment pas d’y être entendu »…

41Mais ne soyons pas trop pessimistes là-dessus. Car cette lecture fort réductrice de Lacan ne représente pas tout le courant du lacanisme au Japon. C’est en 1987 que la traduction japonaise des Séminaires de Jacques Lacan commence à paraître. Quel était le premier Séminaire traduit en japonais ? C’était le Séminaire III sur Les psychoses. Pourquoi celui-ci ? Là est la question. Les traducteurs des Séminaires de Lacan, qui ont également publiés depuis les Séminaire I, II, VII, XI en cet ordre, sont des psychiatres qui, avant de découvrir Lacan, travaillaient sur les psychoses, notamment sur la schizophrénie, dans l’optique de la psychopathologie phénoménologique, dont la tradition était assez riche et compétente au Japon, comme le montrent les travaux du célèbre psychiatre Bin Kimura, connu même en France avec sa théorie sur le rapport des pathologies psychotiques et des modes différents du temps vécu par les patients.

42Or les traducteurs des Séminaires de Lacan s’étaient heurtés à des limites de ce courant de psychopathologie, limites qui semblaient tenir au fait d’expliquer divers phénomènes pathologiques présentés par des patients psychotiques comme autant de modifications du mode d’être-là (au sens heideggerien du terme) du sujet, sans pourtant aucune référence au structurel dans leurs symptômes. C’est à ce moment-là qu’ils ont découvert la « forclusion du Nom-du-Père », qui leur a permis de surmonter ces limites et d’avoir une optique structurale. Leur intérêt pour Lacan était donc d’ordre clinique et professionnel. Moi, je ne suis pas psychiatre, mais mon maître à Kyoto, Kazushige Shingu, est l’un de ces psychiatres dont je viens de parler. Shingu est actuellement le plus grand connaisseur de Lacan dans notre pays. Il a publié beaucoup de livres sur le rêve, sur la psychopathologie d’orientation psychanalytique, sur la psychanalyse de Freud et de Lacan, dont le plus célèbre est La psychanalyse de Lacan (1996) où il réussit à déduire, à partir du rapport du particulier à l’universel, tel qu’il est dégagé dans l’expérience de l’inconscient, la logique rigoureuse qui fait apparaître l’objet (a) sous son aspect du nombre d’or. Pour le dire en passant, ce même Shingu dirige la rédaction de la première Œuvre complète de Freud en japonais, dont la publication commencera très bientôt, en octobre 2006, chez le grand éditeur Iwanami-Shoten.

43Psychanalyse : Y a-t-il des psychanalystes qui se réfèrent à Lacan ?

44KT : Oui, même s’ils ne sont pas si nombreux.

45Depuis les années 1980, il y a quelques personnes, psychiatres dans la plupart de cas, mais aussi non-médecins, qui ont suivi leur analyse en France chez des analystes lacaniens, assez longtemps dans certains cas, et qui sont retournés au Japon après, avec ou sans le titre de l’ae. Certains d’entre eux fonctionnent aujourd’hui comme psychanalystes, ayant leur propre cabinet, tout comme les analystes français ! Du fait que, chez nous, il n’y a pas beaucoup de demandes spécifiques de la psychanalyse, loin de là, il est en général très difficile qu’un psychanalyste ait son propre cabinet. Si vous êtes psychiatre, ça irait mieux, mais là non plus, ce ne serait pas sans grand risque.

46En tout cas, pour l’instant, et à ma connaissance, le nombre de Japonais qui ont tenté une analyse en France chez des lacaniens, ne dépasse sans doute pas une vingtaine. Et ils sont tous, pour ainsi dire, indépendantistes chez nous, ils n’arrivent pas à se réunir pour fonder une association ou une École. À Tokyo, depuis l’an 2000, il y une association nommé la Société Lacanienne du Japon (slj), fondée autour de Takatsugu Sasaki, mais celle-ci est une association d’universitaires, amateurs peu sérieux de l’œuvre de Lacan (étudiée très souvent à travers celle de S. Zizek), qui a encore moins à faire avec la psychanalyse comme telle que la fameuse jpa ! Sasaki n’est tout de même pas sans savoir un petit bout de la psychanalyse, car il dit avoir été analysé par Takeo Doi qui est pourtant le champion des anti-lacaniens dans notre archipel, mais cette slj ne fait circuler qu’un discours universitaire sur Lacan, rien de plus. Pour qu’il y ait une association lacanienne proprement psychanalytique au Japon, il faudrait attendre encore quelques temps, mais on ne sait jamais ! Car il y a toujours des Japonais qui sont en analyse chez des lacaniens en France. Pourquoi ne penseront-ils pas un jour à former de nouveaux analystes au Japon, et à se réunir dans une association ou une école pour faire avancer le discours analytique ? On ne sait jamais !

47Psychanalyse : Quel est l’état des lieux de la psychanalyse au Japon en 2006 ? Quels sont les problèmes principaux ?

48KT : Si la psychanalyse au Japon ne se voit attaquée, en tout cas pas comme en France, par aucun Livre noir, c’est tout simplement parce qu’elle n’y est pas aussi populaire qu’en France, loin de là. Alors qu’en France, aujourd’hui, la psychanalyse fait partie de la culture, son homologue japonaise s’en tient à son existence marginale, et ne pense même pas à faire entendre sa voix au grand public pour créer des demandes spécifiques de la psychanalyse. C’est de cela qu’il s’agit, de créer des demandes de la psychanalyse !

49L’histoire de la psychanalyse au Japon, telle que je l’ai longuement racontée, est l’histoire pour ainsi dire d’une dilution de l’essentiel de la psychanalyse. Je parle de tous ces maux produits par Kosawa et Cie, depuis les années 1950, c’est-à-dire depuis qu’ils ont tenté de confondre les discours analytique et universitaire, et ce à l’intérêt évident de ce dernier. Si, aujourd’hui au Japon, personne ne sait que pour devenir psychanalyste, il faut avoir fait une analyse personnelle, c’est que cette double association jpa/jps négligeait complètement cette règle de fer depuis Freud, pendant presque quarante ans, jusqu’à ce que cela provoque une méfiance profonde auprès de l’ipa. Si cette situation ne changeait pas, on ne pourrait espérer aucun développement de la psychanalyse au Japon.

50En ce sens, le fait que le choc de 1993 a réveillé les membres de la jps qui baignaient alors dans une longue inertie faussement paisible, a été un cadeau de Dieu. La jps ayant mis en place un dispositif de la didactique et de l’enseignement très rigide et très fidèle aux critères ipéistes, la gigantesque jpa ne sait plus trop quoi faire avec ses 2000 membres. C’est cocasse. En fait, la jpa elle-même a mis en place une sorte de dispositif d’entraînement de cliniciens, pour leur donner le titre de « psychothérapeute reconnu par la jpa », qui sert à quoi, sinon à diluer encore plus l’essentiel de la psychanalyse ? Maintenant que la jps forme des analystes (elle en a déjà formé une dizaine depuis la réforme de 1996), ce titre fourni par la jpa atteste, tout simplement, que les cliniciens porteurs de ce titre ne sont pas des psychanalystes !

51Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que le discours analytique, ou un discours qui cherche désormais à être proprement analytique, donc celui de la jps, commence à se séparer du discours universitaire, tenu désormais par la seule jpa. Bien sûr, cette séparation exige d’emblée une double interrogation sur ce qu’est le discours analytique et sur ce qu’est le discours universitaire, et cela devrait nous poser un gros problème. Mais ce qui est certain, c’est que pour tout développement possible de la psychanalyse au Japon, il faut commencer par séparer ces deux discours qui doivent être hétérogènes l’un à l’autre, mais qui ont été curieusement confondus au Japon après la Guerre. Et cette séparation, comme je viens de l’expliquer, a déjà commencé. Mais elle n’est pas encore suffisamment accomplie. C’est après que cette séparation aura été accomplie et que le discours analytique aura été mis en place une fois pour toutes, c’est après cela seulement qu’on peut parler d’autres problèmes, que la psychanalyse japonaise semble partager aujourd’hui avec la psychanalyse d’autres pays, dans un contexte plus large, c’est-à-dire dans des situations politico-socio-culturelles de plus en plus uniformisées partout dans le monde, changement apparent de l’économie psychique du sujet, banalisation de concepts et de théories psychanalytiques, introduction de la logique de l’évaluation dans le domaine de la santé mentale, conception de plus en plus simplifiée de la psyché de l’homme, etc. C’est ainsi que je me représente la situation actuelle de la psychanalyse au Japon.

52Psychanalyse : Pensez-vous qu’il y ait, dans la culture, la langue et l’écriture du Japon des éléments spécifiques de résistance à la psychanalyse ?

53KT : Oui, je suis tenté de le croire, mais quels sont très exactement ces éléments? Voilà la question éternelle que je me pose et repose sans cesse, sans pourtant trouver aucune réponse précise. Est-ce parce que je n’ai jamais été en analyse au Japon ? Ou que je n’ai pas encore suffisamment travaillé sur ma propre « japonité » dans mon analyse poursuivie en France ? En tout cas, sur cette question des éléments de résistance, je ne peux pour l’instant qu’esquisser quelques idées, ou plutôt spéculations, préliminaires.

54Je prendrai une piste qui passe à côté de ce que Lacan disait de l’« inanalysabilité » du sujet japonais. Je suis désolé pour cela, car il y aurait certainement des lecteurs qui attendent que je rende compte de la formule désormais célèbre de Lacan. Là-dessus je vous renvoie au texte éclairant de Kazushige Shingu, « Écriture japonaise et inconscient », dans Daruma, Revue d’études japonaises, numéro 6/7, 2000, Éditions Philippe Picquier. Au sujet de la spécificité de la langue japonaise telle qu’elle est mise au point par Lacan, vous ne trouveriez rien de mieux expliqué.

55Quant à moi, je partirai d’une remarque d’un autre ordre : dans notre langue, il n’y a pas de sujet. Vous pouvez entendre ce dernier mot dans toute son ambiguïté sémantique, mais il s’agit d’abord du « sujet » au sens grammatical du terme, en tant qu’opposé au « prédicat » ou au « verbe ». Qu’il n’y ait pas de sujet, c’est le fait de notre langue. Sans doute, dans des manuels de la langue japonaise, explique-t-on que dans cette langue, on omet souvent le sujet, qu’il est tout à fait possible d’énoncer quoi que ce soit sans spécifier le sujet de cet énoncé. Or, ce dont il s’agit est d’ordre de principe. Dire qu’on « omet » le sujet c’est dire que le sujet est quand même supposé, que la place de sujet existe, au moins de droit, dans tout énoncé effectif. C’est un leurre qui ne reflète pas la réalité de notre langue. La notion grammaticale de « sujet » est une notion d’origine occidentale, et rien ne confirme que cette notion, ainsi que l’ensemble des notions constituantes de la « grammaire », soit bien applicable au japonais. Là-dessus, il y a toujours des opinions sceptiques de la part de spécialistes.

56Bien sûr, nous faisons quand même aussi des phrases qui explicitent le sujet et qui sont plus ou moins parfaitement analysables par des notions grammaticales occidentales. N’empêche qu’en général, le sujet est tellement moins exigé, moins réclamé si j’ose dire, en japonais qu’en n’importe quelle langue européenne, qu’on se demande si ce qui semble éventuellement occuper la place de sujet dans notre langue est la même chose que ce qui est nommé ainsi dans les langues occidentales. Voyons le célèbre début du Makura-no-soshi, essai écrit par une dame d’honneur chez une impératrice vers la fin du xe siècle, l’une des premières œuvres littéraires écrites au Japon. J’essaierai moi-même de le traduire aussi littéralement que possible : « Au printemps, l’aube. Les crêtes de montagnes blanchissant petit à petit étant un peu éclairées, et des nuages légèrement teints en violet traînant comme un fil mince. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Il faut y entendre quelque chose comme ceci : « Ce que je préfère [ou “ce qui est bien”] au printemps, c’est l’aube. Ce qui me plaît le plus, c’est le moment où les crêtes de montagnes blanchissant petit à petit sont un peu éclairées, etc. »

57Le style de ce texte est plutôt de l’oral que de l’écrit. Et même si le japonais moderne est assez différent du japonais du xxe siècle, l’essence de notre langue n’a pas changé. Un mail écrit aujourd’hui par une lycéenne donnera : « Avoir le temps ? Se voir ? Vouloir jeter un coup d’œil chez Virgin Mega Store. » Pour le dire en passant, l’absence de sujet en question en japonais n’a rien à voir avec la non-position des pronoms personnels subjectifs en italien, en espagnol ou en latin, par exemple, car dans ces langues européennes, même si les pronoms personnels « io », « tu », etc. ne sont normalement pas mis en place, le sujet est toujours impliqué par la conjugaison du verbe, alors qu’en japonais, la conjugaison du verbe ne dépend absolument pas de la personne du sujet.

58Comme vous le devinez sans doute, le sujet est le plus souvent « omis » (entre guillemets, pour la raison déjà dite) quand il est la première et la deuxième personne. C’est sans doute pour cela qu’en japonais la variété de pronoms personnels à la première et à la deuxième personne est très grande. Pour traduire en japonais le simple « je » français, on peut dire « watashi », « watakushi », « boku », « ore », etc. À tel point qu’on se demande naturellement aussi si la notion de « pronom personnel » elle-même est applicable à des mots qui sont appelés ainsi chez nous. En tout cas, en ce qui concerne la première et la deuxième personne, le fait que le sujet de l’énoncé ne soit pas nécessairement posé va de pair avec le fait qu’il n’y ait pas de pronom personnel unique et absolu (en ce qui concerne la troisième personne, il en est sans doute autrement : les pronoms japonais considérés comme ceux de la troisième personne sont des inventions plutôt récentes pour traduire les pronoms européens comme « il », « elle », etc.).

59Alors qu’est-ce que tout cela veut dire ? Cette absence de sujet de l’énoncé n’est pas sans conséquences au niveau du sujet de l’énonciation. Voyons comment le Japonais parle de soi-même : le plus souvent, il ne dit pas « je », il n’a pas besoin de se faire représenter par ce pronom personnel, ou plus exactement par un de tous ceux qui, en japonais, sont considérés comme homologues à ce « je » français. Ainsi le Japonais semble-t-il devenir sujet parlant sans être aliéné, du moins, sans être aliéné formellement. Il échappe à la division aliénante entre l’énoncé et l’énonciation, entre le sens et l’être, car si la place de sujet n’existe pas au niveau de l’énoncé, c’est-à-dire si le sujet n’est en rien obligé à s’identifier à un signifiant, ne serait-ce qu’un simple shifter, au niveau de l’énoncé, comment subit-il ce vel fondamental imposé à tout être en passe de devenir un sujet parlant ? Est-ce qu’il est possible de devenir un vrai sujet parlant sans être divisé ? (Pour vous faire saisir ce dont il s’agit, je pourrai reformuler ce qui vient d’être dit en ces termes : avec le sujet japonais, le paradoxe dit du « menteur » perdrait tout son vif. Car, au lieu de dire : « je mens », il dit : « mentir ». J’exagère un peu, mais toute la question est là.)

60J’ai l’impression que si de nombreuses personnes, occidentales aussi bien que japonaises, ont souvent parlé et parlent encore de l’« immaturité » du Japonais en tant qu’individu (et ce en fonction de l’immaturité de la démocratie dans notre pays, par exemple), cela tient à cette issue disons atypique de l’aliénation langagière. Le sujet qui parle sans aucune place qui lui est formellement assignée, sans expliciter donc d’où il parle, reste forcément anonyme, et il paraît être content de cela ! Il n’assume pas, ne pense pas à assumer, sa place de sujet, et cet état pour ainsi dire pré-subjectif semble le satisfaire. C’est pour cela qu’il produit, fait circuler, abondamment, des discours non signés, non assumés, qui ne reviennent à personne, mais qui lui permettent néanmoins d’avoir le sentiment de « communiquer ». Règne de paroles vides par excellence.

61D’autre part, le sujet qui ne passe pas l’aliénation fondamentale ne semble pas être conduit vers l’autre mode de division subjective, « refente » plutôt, à savoir celle entre le savoir et la vérité. Je suis ici le fil de ma lecture de la double causation subjective telle que Lacan l’a formulée en 1964. Pour un sujet qui n’est pas aliéné, qui n’a donc pas son manque d’être, la quête de la vérité ne peut avoir aucun sens. C’est sans doute pourquoi la question de la vérité n’intéresse guère les Japonais. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas savoir la vérité, mais qu’ils ne pensent pas, loin de là, que toute question de la vérité implique le sujet, là même où la vérité laisse dans le champ du savoir le trou de sa non-absorption. Pour eux, la vérité ne coûte rien, même pas l’implication subjective, puisqu’ils croient qu’elle est là, qu’elle doit apparaître tôt ou tard, qu’elle n’attend pour cela que d’être dévoilée. Et s’il ne suffisait pas de dévoiler, bon, ce n’est pas la peine ! Voilà une sorte de pragmatisme, que j’appellerai volontiers le pragmatisme japonais quant à la quête de la vérité.

62À mon avis, l’indifférence que la psychanalyse comme praxis rencontre dans notre pays procède de cette position particulière du sujet japonais par rapport à sa langue. Ou plutôt de la jouissance qui le saisit dans cette position atypique. Car il jouit, évidemment. Anonyme dans son statut de sujet parlant, il fait foisonner à l’infini des discours plats dont personne ne sait à qui ils appartiennent et à qui ils sont adressés, discours apparemment ludiques, peu sérieux, et interminables. Autant de soi-disant « communications », aujourd’hui médiatisées de mille façons, dont personne ne semble assumer la responsabilité. Alors ce sujet qui se dissout heureusement dans un anonymat apparemment paisible, inerte même, comment pense-t-il à venir chez un psychanalyste ? Comment pense-t-il à sortir de cet anonymat, à assumer sa subjectivité même si elle est d’emblée mise en cause dans l’analyse, bref à se déstabiliser dans un dispositif qui lui impose de travailler jusqu’au bout son existence de sujet ? Or, pour la plupart des Japonais, payer quelques milliers de yen pour se faire écouter pendant quelques dizaines de minutes, c’est déjà fort difficile à imaginer. Sauf, sans doute, quand ils ont des problèmes. Car, ils se représentent en quelque sorte que la parole est gratuite pour le destinataire aussi bien que pour le destinateur. Décidément, le « bien-parler » ne fait pas partie de notre tradition. Il faudrait commencer par leur apprendre que le simple fait de « parler » est un acte par excellence, qui n’est pas toujours gratuit, et qu’on ne peut parler sans « cause », c’est-à-dire sans perdre, sans avoir déjà perdu, quelque chose.


Date de mise en ligne : 01/10/2006

https://doi.org/10.3917/psy.007.0069

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.87

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions