PSN 2021/3 Volume 19

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Article de revue

Une case pour l’exception : la nosographie et les expériences exceptionnelles

Pages 55 à 69

1Classifier les maladies mentales est une entreprise nécessairement normative. Mais de quelle norme parle-t-on ? Une première interrogation est celle de la porosité entre le jugement clinique et le jugement socio-culturel d’une époque donnée. Cet article vient illustrer concrètement ce problème à partir d’expériences qui, par définition, dévient de ce que le « consensus scientifique » admet, en reliant plusieurs travaux précédemment publiés.

Anormal et anomal

2Les « expériences exceptionnelles » (ExE) sont définies comme des « expériences vécues avec une qualité subjective si particulière et qui s’écartent si distinctement des modèles explicatifs de ceux qui les vivent, qu’elles ne sont pas intégrées dans les schémas cognitifs et émotionnels disponibles » [5, p. 12-13]. Un vécu vient ainsi faire « anomalie » pour un sujet, ce dont rend compte le concept équivalent d’« expérience anomale », malheureusement trop souvent confondu en français avec « l’anormalité ». L’anomalie ne convoque pas à proprement parler le rapport à une norme, même si cette erreur d’étymologie se retrouve dans des dictionnaires de médecine [9, p. 81]. Ainsi, en toute rigueur sémantique, « anomalie » désigne un fait qu’il faut expliquer, c’est un terme descriptif, alors que « anormal » implique la référence à une valeur, c’est un terme appréciatif, normatif. Comme le rappelle Canguilhem [9, p. 85], « l’anomal ce n’est pas le pathologique », car le pathologique implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de vie contrariée, « mais le pathologique c’est bien l’anormal ». Cela permet d’extraire l’adjectif anomal d’une référence à une norme ou à une loi, pour le ramener au statut d’une exception par rapport à une règle [14].

3Ce malentendu nous fait entrevoir la vigueur du conflit qui va se dresser entre ces ExE singulières et des catégories nosographiques tentant d’appréhender la psychopathologie générale [14]. L’exemple que nous traiterons sera celui de la place des ExE, et plus précisément de l’entente de voix, dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) dans ses troisième et cinquième éditions.

4Un mot au préalable quant aux données de prévalence de ces expériences, qui viennent donner toute sa dimension à ce conflit. Lorsque des sociologues ou des psychologues interrogent les personnes tout-venant, à propos de leurs éventuelles expériences de contacts avec des défunts, de télépathie, de hantise, etc., ce registre du « paranormal » se révèle extrêmement répandu. Dès 1975, le sociologue américain Andrew Greeley s’est appuyé sur un sondage effectué sur une population d’adultes représentative de son pays pour conclure que, sur le plan quantitatif, l’expérience du paranormal y figurait comme une normalité sociale [17]. L’hypothèse ramenant ces croyances et expériences à la production négligeable de groupes marginaux ne faisait pas le poids. Greeley résumait ainsi ses résultats : « La majorité de la population a eu une telle expérience, une minorité substantielle en a eu plusieurs, et une proportion respectable vit fréquemment de telles expériences ». Il en tirait la conclusion que « tout phénomène avec une incidence aussi importante que celle du paranormal mérite des recherches plus minutieuses et intenses que celles réalisées jusqu’à présent » [17, p. 7, notre traduction]. En Angleterre, un autre sondage représentatif a permis à ses auteurs de seconder l’affirmation de Greeley : le paranormal est toujours normal [10]. Les données de prévalence oscillent entre 30 et 50 % de personnes affirmant avoir vécu au moins une fois dans leur vie une expérience paranormale. Reste que ces chiffres souffrent du passage de la perspective relativiste en première personne des ExE à celle en troisième personne qui érige certains idiomes culturels autour du « paranormal » en items de questionnaires. Il nous semble important de mesurer l’écart entre ces deux visions et de privilégier la cohérence d’une démarche clinique autour d’études de cas.

Le marché des maladies mentales étiquetées

5Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’American Psychiatric Association (APA) a attiré sur lui de nombreuses analyses critiques [22]. Il est suspecté d’être, plus que toutes les autres nosographies, davantage le porte-voix de lobbies que de travaux scientifiques. L’appareillage scientifique du DSM est considéré par certains comme de la poudre aux yeux, masquant le fait que « les catégories diagnostiques varient en fonction de négociations politiques au sein de l’APA » [19, p. 300].

6Ces négociations ne subissent pas uniquement l’influence de lobbies en provenance de l’industrie pharmaceutique. Malgré les critiques quant à sa scientificité, on peut aussi reconnaître dans le DSM un outil d’expression d’un savoir qui ne serait plus confisqué par un groupe fermé, mais qui se construirait dans des boucles d’interactions entre catégories sociales et catégories cliniques. La nouvelle épistémologie du DSM fonde précisément sa légitimité sur sa capacité à produire un discours scientifique étroitement articulé aux attentes, aux besoins et aux pressions du champ social. Plutôt que de se retrouver en opposition avec des évolutions sociétales, la flexibilité du DSM lui permet de les épouser. Ce faisant, il améliore la compétitivité de la psychiatrie et étend son domaine de juridiction sur des champs où sa compétence est critiquée [1] : homosexualité, genre, sexualité, cultures non occidentales, religion, etc.

7Le principe sur lequel repose cette opération est celui de la « plasticité du psychisme », dont le corollaire est le « décrire-construire » [21] : les descriptions supposées objectives et neutres d’un objet viennent en vérité le transformer de manière performative, en découpant le réel et son ombre portée sur le « déréel ». Ainsi, modifier les critères qui permettent d’identifier une maladie mentale génère un pôle d’attraction pour recruter des patients et des remèdes, tout en instaurant un pôle de répulsion pour les non-patients et les conceptions alternatives. On ne sait plus si la nosologie s’est perfectionnée ou si elle a introduit de nouveaux conformismes et de nouvelles déviances. La psychiatrie use de ce savoir abstrait pour asseoir son « pouvoir professionnel », notamment en déployant son discours normatif afin d’annexer, à chaque itération de ses classifications, des domaines de la vie en les décrivant d’une manière telle qu’elle les construit comme siens. « D’une certaine façon, le DSM se présente comme le miroir psychologique de la société dans laquelle il se développe » [27, p. 307].

Le lobbying de la psychologie transpersonnelle

8Dans un précédent travail, nous avons traité d’un exemple peu connu des conséquences de cette porosité du DSM à certains lobbies intellectuels [12]. Alors que la sécularisation de la psychiatrie tout au long du XIXe et XXe siècles avait nourri une approche réductionniste des expériences et croyances religieuses et spirituelles, un changement a eu lieu dans la version du DSM-IV parue en 2014. Une nouvelle catégorie de « Problèmes religieux ou spirituels » a été introduite sous la référence V62.89. Cette catégorie décrit des conflits avec des croyances, des pratiques ou des expériences liées à une institution religieuse ou à une spiritualité personnelle. Il s’agit, par exemple, d’expériences pénibles en rapport à la conversion à une foi nouvelle ; ou à la perte ou à la remise en cause de sa foi. Mais cette catégorie ouvre également un espace protégé aux « questions d’ordre spirituel qui ne sont pas nécessairement liées à une Église organisée [ou] à une institution religieuse » [3, p. 152]. Cela a été compris par certains comme une ouverture à des croyances spirituelles ou aux ExE [2].

9La Task Force du DSM-IV s’est en effet retrouvée en négociation avec des chercheurs appartenant au courant de la « psychologie transpersonnelle », sous-discipline souvent présentée comme le quatrième courant de la psychologie aux États-Unis (après les courants béhavioristes, psychanalytiques et humanistes). Leurs recherches portent sur des expériences s’écartant des normes occidentales, similaires aux ExE mais rebaptisées « expériences transpersonnelles », et sur des pratiques favorisant des états modifiés de conscience. Ces chercheurs ont œuvré pour subvertir le regard habituel sur ces expériences en faisant reconnaître qu’elles pouvaient être vécues en l’absence de toute psychopathologie, même lorsqu’elles engendraient une forme de souffrance appelant à un accompagnement. En somme, ils ont bataillé à la frontière entre le normal et le pathologique que psychiatrie et religion se disputent depuis des siècles.

10La Task Force proposa en premier lieu de ranger cette catégorie dans l’axe I (trouble d’adaptation) et dans le code V (problème de phase de la vie ; problème d’identité). Les auteurs transpersonnels se braquèrent contre cette proposition qui n’aurait pas permis, selon eux, d’améliorer le diagnostic différentiel des problèmes religieux ou spirituels. Mais l’idée centrale de ces chercheurs est qu’une expérience spirituelle tumultueuse peut apparaître comme un trouble mental si elle est sortie de son contexte, alors qu’elle ne serait qu’une « réaction normale » qui n’est pas attribuable à une pathologie [30]. Ils tentèrent en vain de faire lister dans le texte final deux ExE, en guise d’illustrations des « problèmes religieux ou spirituels » : les expériences de mort imminente [26] et les expériences d’enlèvement par les extraterrestres [25].

11Si toutes leurs demandes n’ont pas été entendues, l’existence de cette catégorie singulière délimite une zone de non-droit destinée à des expériences aux contours très flous. Ces quelques lignes dans ce gigantesque manuel ont été fêtées par certaines comme une victoire, alors qu’elles peuvent également apparaître comme une forme de « rachat de la concurrence » [16, p. 500] qui a permis aux promoteurs du DSM de neutraliser le fond antipsychiatrique des revendications transpersonnelles.

À bon entendeur… Les « voix » entre DSM-IV et DSM-5

12Autre exemple récent, la mutation du rapport entre le DSM et les hallucinations acoustico-verbales (HAV), autrement appelées « voix ». Parmi les hallucinations, ce sont celles qui ont fait l’objet du plus grand nombre de recherches, avec une radicale évolution de leur mode d’appréhension depuis trois décennies [13].

13De grands débats sur les hallucinations du XIXe siècle s’attaquaient à des figures culturelles majeures telles que la sainte inspirée Jeanne d’Arc ou le philosophe Socrate écoutant les conseils avisés de son daïmôn. Puis ce furent les esprits guidant les médiums spirites qui s’imposèrent dans la discussion [20] : existe-t-il véritablement des hallucinations compatibles avec la raison ?

14Ce débat fut presque tranché au milieu du XXe siècle lorsque certaines hallucinations de voix furent considérées comme des manifestations « de premier rang » de la schizophrénie [28]. Le psychiatre allemand Kurt Schneider reconnaissait que ces phénomènes n’étaient pas pathognomoniques de la schizophrénie, mais simplement plus faciles à reconnaître pour les cliniciens [6]. L’équipe du DSM-III a néanmoins donné une place centrale aux HAV dans le diagnostic de la schizophrénie. Bien que la majorité des études ait conclu à l’absence de spécificité de ces symptômes dits de premier rang, « certains sont restés dans les critériologies internationales » [15, p. 102].

15Pourtant, de légers remaniements aux conséquences importantes ont eu lieu entre le DSM-IV et le DSM-5. L’évolution du DSM-IV-TR vers le DSM-5 est caractérisée par la progression de l’approche dimensionnelle relativement à l’approche catégorielle [24]. Il ne s’agit plus seulement d’identifier la présence ou l’absence d’un trouble correspondant à l’une des 500 catégories diagnostiques – nombre qui ne cesse de croître sans que ce soit véritablement justifié –, mais d’estimer sa magnitude. En s’appuyant sur une approche quasi dimensionnelle, le DSM-5 va intégrer désormais le concept de « gravité » de l’expression d’un symptôme, qui pourra prendre une forme bénigne ou à l’opposé une forme sévère. Ainsi, un symptôme comme l’« hallucination » pourra être noté sur une échelle de 0 à 4 comme, « pas présent » (= 0), « douteux », « présent, mais léger », « présent et moyen », « présent et grave » (= 4). L’hallucination est définie dans le manuel comme une expérience perceptive qui apparaît en l’absence de stimulus externe tout en conservant le force, la clarté et l’impact d’une perception normale. Touchant aux différents sens, les hallucinations auditives sont considérées comme plus fréquentes dans la schizophrénie et les troubles apparentés, et seules les hallucinations hypnagogiques et hypnopompiques sont différenciées de la pathologie, ainsi que certaines hallucinations apparaissant dans des contextes culturels et religieux particuliers [4].

16En se centrant sur les diagnostics dans le « spectre de la schizophrénie », nous constatons d’autres changements notables. Dans la version du DSM-IV-TR, il était spécifié pour tous les critères A des « symptômes caractéristiques » que deux (ou plus) des manifestations symptomatiques « pendant une partie significative du temps », soit « une période d’1 mois (ou moins quand elles répondent favorablement au traitement) », pouvaient amener au diagnostic de schizophrénie [3]. Ces symptômes caractéristiques sont les idées délirantes, les hallucinations, le discours désorganisé, le comportement grossièrement désorganisé ou catatonique et les symptômes négatifs.

17Parmi les combinaisons possibles, un individu pouvait recevoir le diagnostic de schizophrénie s’il présentait « des symptômes circonscrits à un délire estimé “bizarre” ou à un commentaire hallucinatoire de ses actes », ou encore « une incohérence de ses propos sans idées délirantes ni hallucinations », voire « un apragmatisme dont il ne parvient pas à s’expliquer, etc. » [7, p. 32]. Ces différents tableaux cliniques pouvaient être qualifiés du même diagnostic malgré leur évidente hétérogénéité.

18Dans le DSM-5, les deux derniers symptômes caractéristiques ont été relégués à un rôle inférieur, car ils ne sont plus considérés comme suffisamment spécifiques. Pour faire le diagnostic de schizophrénie, il est nécessaire que l’un des deux symptômes observés soit des idées délirantes, des hallucinations ou une désorganisation du discours. Cela vient bouleverser la consigne de cotation antérieure qui indiquait qu’« un seul symptôme du critère A est requis si les idées délirantes sont bizarres ou si les hallucinations consistent en une voix commentant en permanence le comportement ou les pensées du sujet, ou bien si, dans les hallucinations, plusieurs voix conversent entre elles » [3, p. 360]. L’allègement de cette consigne engendre moins d’automatismes dans le repérage de la « bizarrerie » des idées et dans la manifestation de « voix » en tant que signes caractéristiques de la schizophrénie.

19À noter cependant que l’évaluation quasi dimensionnelle n’affecte que peu la formulation du diagnostic. Ainsi, la présence d’HAV légères, sans gêne ou pression associée, est considérée comme suffisante pour remplir le critère A correspondant [18].

Au-delà des voix : vignettes cliniques

20En écho aux débats psychiatriques du XIXe siècle, de nombreuses personnes qui entendent actuellement des voix les associent à une dimension religieuse, « aux visions, révélations et autres stigmates » [11, p. 441]. Un certain nombre d’entre elles s’identifient plus précisément aux médiums, regroupés sous une multiplicité de dénominations (clairaudient mais aussi parfois clairvoyant, clairsentient, etc.) et de manifestations différentes (psychographe, channel, etc.). Il n’a pas manqué d’auteurs pour réinterpréter les vécus de certains mystiques comme des formes de médiumnité, à commencer par les voix qui ont guidé Jeanne d’Arc [20].

21Si ces identifications controversées ont d’abord été considérées par les aliénistes comme une coloration thématique de symptômes psychopathologiques, l’histoire des interactions entre médiumnité et pensée clinique présente une grande complexité. En effet, il existe une origine commune à ces courants de pensée, plusieurs historiens ont décrit les glissements et influences croisées entre magnétisme animal, somnambulisme artificiel, spiritisme, puis hypnotisme médical et premières formes de psychothérapie [21]. Les « dons » et autres « voix inspiratrices » révélés lors d’états modifiés de conscience ont contribué à l’émergence de la psychiatrie dynamique d’une part, et à la figure du médium d’autre part, pris dans des enjeux de clinique différentielle [14].

22Deux vignettes viendront illustrer l’actualité de cette question, issues d’une étude plus complète [8] :

231. Jeanne est âgée de presque 70 ans lorsque nous la rencontrons pour la première fois. Elle est aujourd’hui retraitée après avoir travaillé une partie de sa vie dans le monde de la finance. La première expérience de voix dont elle nous fait part remonte à son enfance lorsqu’elle avait 12 ans. Considérée par elle-même comme une enfant « sans problèmes », elle n’avait pas connu son père biologique qui était décédé dans sa prime enfance, l’objet de sa mort ayant toujours été tabou dans sa famille. Élevée par sa mère et son beau-père, ces derniers se sont montrés rejetants envers elle à partir du moment où elle a partagé son étrange vécu. À cette époque elle-même n’avait pas compris le sens de ces voix qui se sont tues pour les vingt-cinq années suivantes de sa vie. C’est à la suite d’un grave accident de voiture qui laissa Jeanne sévèrement handicapée, que les voix se sont de nouveau manifestées auprès d’elle. Contrainte de suivre une rééducation pendant les trois années suivantes du fait d’une tétraplégie, et malgré le pronostic des médecins qui envisageait – dans le meilleur des cas – une rémission partielle vers une paraplégie, Jeanne est parvenue à remarcher normalement. Et c’est au cours de sa rééducation que les voix ont refait surface, notamment pour la soutenir en lui apportant de nombreux conseils. Dans les premiers temps, cette expérience inhabituelle a glacé Jeanne : « Je pensais que j’étais folle ». Puis elle a progressivement écouté le contenu de ces voix jusqu’à les accepter et se les approprier : « folle ou pas folle, le résultat était là ». Ces voix furent ainsi assimilées à celles d’esprits défunts venus la guider depuis l’Au-delà. Aujourd’hui, elle a le soutien de son mari, de ses deux enfants, ainsi que de son entourage social. Il y aurait un consensus sur l’interprétation de ses voix en tant qu’expérience médiumnique. Par la suite, elle a proposé ses services comme médium et comme psychanalyste.

242. Paulette est à l’aube de ses 70 ans au moment de nos entrevues. Elle a travaillé durant l’ensemble de sa carrière comme enseignante spécialisée et profite aujourd’hui de sa retraite pour peindre et s’engager de manière bénévole dans l’organisation de concours amateurs de poésie. Parallèlement, elle s’adonne à la médiumnité en proposant ses services à titre gracieux. Elle a divorcé de son mari suite à des violences conjugales qu’il exerçait à son encontre. De cette union, Paulette a eu deux enfants.

25Sa première expérience de voix s’est faite de manière fortuite l’année de ses 50 ans à l’occasion d’un rendez-vous auprès d’une médium organisé par l’une de ses amies. Ne croyant pas aux phénomènes paranormaux ou aux expériences inhabituelles, elle fut très surprise d’entendre une voix qu’elle identifia comme la voix de son père qui était décédé durant son enfance. À la suite de cette séance qui l’a profondément bouleversée, Paulette commença à expérimenter au cours des mois suivants d’autres expériences de voix. C’est ainsi qu’elle a tenu de nombreux carnets afin de retranscrire l’ensemble des choses qu’elle pouvait entendre d’interlocuteurs différents. Si certaines voix étaient plus régulières que d’autres, chacune avait une relation et un contenu différent avec Paulette qui réussissait à les différencier les unes des autres (voix d’hommes et de femmes d’âges différents). Les voix ont ainsi été présentes pendant trois années et demie, avec une intensité égale. Paulette en a profité pour publier un recueil des textes issus de ses prises de notes. Ce phénomène l’a conduit à s’intéresser à la spiritualité, jusqu’à considérer son expérience comme une manifestation de sa médiumnité. Aujourd’hui, elle continue d’entendre des voix, mais à une fréquence variable (une à plusieurs fois par mois).

Écarts diagnostiques entre DSM-IV-TR et DSM-5

26Grâce aux informations recueillies lors des entretiens avec Jeanne et Paulette, nous avons pu explorer la phénoménologie de leurs vécus et procéder à la cotation en hétéro-évaluation de la grille d’évaluation dimensionnelle de la sévérité des symptômes psychotiques par le clinicien (EDSSPC) [4], outil conseillé pour l’établissement du diagnostic. Nous nous sommes focalisés principalement sur ses cinq premiers critères à savoir l’hallucination, les idées délirantes, le discours désorganisé, le comportement désorganisé ou catatonique, et les symptômes négatifs. Ce dernier outil regroupe les différents critères A pour le diagnostic de schizophrénie du DSM-5, et évalue l’éventuel déficit cognitif, l’état dépressif et les manies. Les items se positionnent sur un continuum : « pas présent », « douteux », « présent, mais léger », « présent et moyen », « présent et grave ».

27Les hallucinations de Jeanne et Paulette nous apparaissent « présentes mais légères » car elles expriment n’avoir aucune pression excessive à agir en fonction de leurs HAV.

28Jeanne les décrit comme « des ondes de radios muettes » qui apparaissent distinctement en elle et qui ont une qualité différente de sa propre activité de pensée, s’imposant comme « une certitude absolue ». Elle ajoute n’avoir jamais été ennuyée par elles, même si elles se manifestent pour commenter ses actions. En effet, les voix se manifestent toujours dans un cadre non contraignant, ou bien elles attendent que Jeanne soit « disponible pour les recevoir ».

29Les voix de Paulette se manifestent notamment pour commenter certaines de ses actions. Elle les considère toutes comme positives ou neutres, mais jamais négatives ou menaçantes. Le plus souvent « ce sont des enseignements, parfois des petites remontrances », mais qui ne sont « jamais méchantes », et qui ne lui ont jamais rien imposé. De manière générale, Paulette nous explique que cette expérience n’a jamais perturbé sa vie quotidienne ; elle se dit plutôt satisfaite de ses voix qui représentent « un enrichissement » lui « ouvrant des perspectives ».

30Pour l’évaluation des aspects délirants, nous nous sommes focalisés sur de possibles incohérences ou contradictions dans leur discours ainsi que sur différents thèmes des idées délirantes qui auraient pu apparaître. Si nous reprenons les termes du DSM-5 qui considèrent que « les personnes peuvent exprimer une variété de croyances étranges ou inhabituelles qui n’atteignent pas des proportions délirantes (e. g., des idées de référence ou des pensées magiques) » [4 p. 118], nous pouvons évaluer que Jeanne et Paulette n’ont pas manifesté d’idées délirantes lors de nos rencontres, tout en étant ouvertes à notre point de vue et heureuses de cette démarche non réductrice concernant l’entente de voix. Paulette explique que c’est par l’interprétation spirite qu’elle comprend l’entente de voix, mais qu’elle a peut-être tort et ne se veut pas prosélyte. Ces éléments vont dans le sens des croyances « flexibles » qui ne sont plus suffisantes pour remplir ce critère A [18].

31Le repérage d’un discours désorganisé n’apporte pas davantage de signes inquiétants. Dans les différents entretiens, nous n’avons rencontré aucune difficulté à suivre leur discours, ni répertorié de « coq-à-l’âne » ou d’incohérences, en d’autres termes, de ruptures ou de débrayages, qui seraient venus altérer l’architecture conversationnelle du discours et créer certaines incongruités. Elles parviennent à retracer leur histoire de manière fluide et inscrite dans une bonne temporalité.

32Les symptômes caractéristiques de comportement désorganisé ne sont pas observés. Leur comportement psychomoteur ne manifeste pas d’anormalité. Ce n’est pas sans panache qu’elles pouvaient s’exprimer et développer leur expérience face au 1er auteur, alors jeune chercheur en psychologie. La posture adoptée par Jeanne n’était ni rigide, ni inappropriée ou bizarre malgré les séquelles de son accident, et elle n’était pas non plus dans une position de mutisme ou de stupeur. Installée de manière décontractée, elle pouvait accompagner son discours de gestes ne relevant pas d’une agitation catatonique. Nous n’avons pas non plus relevé de mouvements stéréotypés, de fixité du regard, de grimaces inopportunes ou encore d’écholalie chez l’une ou l’autre des participantes.

33Enfin, les symptômes négatifs sont absents. L’expression émotionnelle s’est révélée adaptée, même lorsque nous avons abordé des événements de vie négatifs.

34En réaction à certaines questions, Jeanne a su montrer des signes faciaux de tristesse congruents au contenu de son discours. Sa prosodie est restée normale et fluide, de même pour ses contacts visuels, ses mouvements de mains et ses mouvements de tête. Sa simple participation à cette étude de façon auto-initiée, afin de témoigner de son expérience, démontre dans une certaine mesure l’absence d’aboulie et d’a-sociabilité.

35De la même manière, Paulette a pu aborder des sujets problématiques, comme des deuils, en manifestant des émergences émotionnelles cohérentes (changement de tonalité de la voix, yeux embrumés), notamment lors de l’évocation de son père, avec des mouvements de tête et des modifications de l’expression faciale, qui attestent également de l’absence de ce premier symptôme négatif. Nous avons aussi pu relever l’absence d’aboulie : Paulette engage de nombreuses activités auto-initiées vers un but comme la peinture, l’écriture, ou encore des concours de poésie amateur avec un cercle social présent et étayant. Elle ne semble pas présenter d’anhédonie, et n’a pas eu non plus un discours limité (alogie).

36Quel diagnostic devrait-on porter à leurs expériences d’entente de voix ? Le verdict est différent selon que le référentiel utilisé est le DSM-IV-TR ou le DSM-5.

37Jeanne rapporte avoir des HAV régulièrement, « une fois par semaine jusqu’à cinq fois dans la même journée », pour la guider ou pour commenter ses actions. Ces manifestations sont présentes depuis plus de six mois, le critère de durée pour un diagnostic de schizophrénie est donc satisfait dans les deux outils diagnostiques. Ses voix ne sont pas imputables à une autre pathologie mentale ou somatique. Pour le DSM-IV-TR, la simple présence des HAV commentant les actions de Jeanne suffit à vérifier le critère A et à s’orienter vers un diagnostic de schizophrénie paranoïde. Dans le DSM-5, un deuxième critère est requis pour dresser le même constat et celui-ci n’a pas été repéré lors de nos investigations.

38Idem pour Paulette : elle entend des voix à une fréquence élevée allant d’« une fois par jour à plusieurs fois par jour » et parfois de manière moins intense « une fois par semaine » et « plus rarement une fois par mois ». La durée des HAV ayant été constatée sur une période de plus de six mois, le critère de durée pour le diagnostic de schizophrénie est rempli. Selon le DSM-IV-TR, Paulette correspondrait au diagnostic de schizophrénie paranoïde, mais pour le DSM-5, la simple présence des HAV commentant les actions de Paulette ne serait pas suffisante pour poser un diagnostic de schizophrénie. De tels écarts dans les analyses diagnostiques demanderaient à être vérifiés à plus grande échelle (Pour une discussion plus complète, voir [8].)

Conclusion : une case pour l’exception ?

39Le DSM qui, dans son occurrence IV-TR, considérait, qu’« un seul symptôme du critère A est requis si les hallucinations consistent en une voix commentant en permanence le comportement ou les pensées du sujet, ou si, dans les hallucinations, plusieurs voix conversent entre elles », a connu une évolution qui vient redistribuer les cartes. Avec la classification du DSM-IV-TR, Jeanne et Paulette seraient porteuses du diagnostic de schizophrénie paranoïde, ce qui ne serait pas le cas en appliquant la critériologie remaniée du DSM-5. Les résultats obtenus grâce à l’EDSSPC du DSM-5 nous font observer une différence de diagnostic en fonction de la classification que l’on utilise.

40Lorsque nous nous sommes intéressés à l’item « hallucination » du DSM-5, nous avons constaté que ce critère était uniquement pris en compte sur une perception des voix négatives et qui peuvent exercer une pression sur l’individu. Les voix perçues comme positives ou qui ont des fonctions sont peu considérées par le DSM et, même si elles ne viennent pas changer le diagnostic apporté par la nosographie, les éluder vient alimenter la représentation de l’entente de voix sur un versant uniquement pathologique et négatif pour l’individu. Ce fut un élément de contradiction dans nos résultats où nous avons dû remplir l’item « présent mais léger » malgré une manifestation des voix importantes chez nos deux participantes. Cet aspect se retrouve pour l’ensemble des ExE qui peuvent être considérées comme « neutres » sur le plan de la santé mentale [29]. La valence positive de certaines ExE, sur laquelle insistent parfois exagérément les psychologues transpersonnels [2], vient contrebalancer un discours surpathologisant à l’encontre de telles expériences [14].

41Le critère des idées délirantes constitue un autre point d’achoppement : le DSM-5 emploie une définition des croyances intégrant trois niveaux d’adhésion qui n’ont pas les mêmes significations cliniques. Mais ce manuel offre une aide limitée pour la différenciation qui pourrait s’opérer « en fonction du degré de conviction avec lequel la croyance est soutenue en dépit de preuves contraires, claires et rationnelles à propos de la véracité » [4, p. 109]. Nos sujets sont persuadés d’être médiums et leurs entourages, comme ceux qui ont recours à leurs services, les confortent dans cette position. En interprétant cette croyance d’être médium comme un mode d’appropriation religieux ou spirituel des voix, on pourrait la comprendre davantage comme une solution subjective, facilitant une inscription sociale valorisante, plutôt que comme un signe de pathologie stigmatisant.

42On peut supposer que, du point de vue des entendeurs, l’ouverture des cliniciens à un plus riche éventail d’hypothèses diagnostiques pourrait faciliter l’accès aux soins et l’alliance thérapeutique pour cette population aux problématiques complexes. Nos observations, qui rejoignent celles de Powers et ses collègues [23], montrent qu’il existe pourtant des modes d’appropriation des HAV qui, en s’appuyant sur des interprétations dans des registres tels que la médiumnité spirite, semblent ne pas correspondre aux tableaux cliniques classiques de la psychose.

43L’appréhension d’expériences qui semblent s’écarter des normes socio-culturelles pose d’importants problèmes pour l’appréhension objectiviste de la nosographie, à l’image de ce que propose le DSM. Une évaluation psychodynamique des voix, examinant les fonctions positives et négatives qu’elles peuvent jouer au sein d’une structure psychique, dans le cadre d’une histoire de vie et d’une trajectoire de soins, permettrait de s’extraire des approches catégorielle ou quasi dimensionnelle trop approximatives.

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Mots-clés éditeurs : entente de voix, DSM, psychologie transpersonnelle, hallucinations acoustico-verbales, nosographie, expériences exceptionnelles

Date de mise en ligne : 30/11/2021

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