PSN 2017/1 Volume 15

Couverture de PSN_151

Article de revue

Argumenter en chiffres les parcours des personnes en santé mentale

Pages 7 à 20

Notes

  • [1]
    Derniers chiffres publiés. Des données plus récentes sont commercialisées par un organisme privé pour servir à des études de marché lucratives et discrètes.

1Il est fréquent de lire et d’entendre que « autrefois les malades mentaux étaient à l’hôpital psychiatrique, mais maintenant ils sont à domicile, dans la rue, en prison, etc. ». Cette affirmation semble évidente si on compare l’effectif le plus élevé des personnes présentes au 31 décembre, celui de 1967 (109 326) avec le résultat constaté en 1998 (46 128). Pourtant elle est fausse car le recours à l’hospitalisation ne se limite pas au nombre de lits occupés : il faut également tenir compte de l’effectif admis dans l’année. Rapporté à la population générale du moment, le taux des personnes ayant eu accès à l’hospitalisation psychiatrique pour 100 000 habitants est passé de 219 en 1900 à 500 en 1998, soit plus du double. Cette évolution est d’autant plus notable qu’il y a eu une forte augmentation de la population française en un siècle et que les soins psychiatriques qui étaient à peu près limités à l’hospitalisation en 1900 se sont considérablement diversifiés depuis lors. En 2003 (derniers chiffres connus), le service public sectorisé a reçu 1 228 000 adultes, toutes modalités de soins confondues, soit 1 973 pour 100 000 habitants. Il est donc exact de dire que « autrefois, les personnes avaient très peu recours aux soins psychiatriques, mais ce recours s’est considérablement accru, y compris à l’hôpital, et ses modalités sont devenues très variées. » Sans cette évolution, comment la question des parcours aurait-elle émergé avec l’acuité que nous lui connaissons maintenant ?

2L’exemple ci-dessus montre à quel point la question des ressources (ici le nombre lits) occulte dans les esprits celle des personnes (ici les effectifs admis). Cette difficulté a un important retentissement sur la manière dont sont étudiés les parcours des personnes. Les parcours d’aide et de soins, appelés aussi parcours de santé, sont d’une grande actualité. La loi 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé leur consacre 49 articles sur 227 et il y en a 22 sur 109 dans la loi 2016-1827 du 23 décembre 2016 de financement de la sécurité sociale pour 2017. Dans le présent travail, je me limite à la santé mentale, sous le seul angle de l’argumentation quantitative. Il ne s’agit donc ni d’une revue de la vaste littérature portant sur les parcours, ni d’une nouvelle thèse sur leurs caractères. Sans chercher à être exhaustif, je me propose de décrire quelques traits de la recherche dans ce domaine particulier. Je développe ici la thèse selon laquelle de longue date l’argumentation quantitative des parcours en santé mentale est spécialement faible en France : les connaissances sont très parcellaires et il y a des erreurs importantes, ce qui affecte la manière d’organiser l’action. Le contraste est fort entre l’enjeu des prescriptions législatives et l’indigence de la description quantitative dont dispose le législateur. J’esquisse un bilan de ce que les informations officielles nous apprennent sur les personnes, et je cite des pistes déjà ouvertes mais négligées ensuite. Je soutiens que la cause principale de la situation tient à la place écrasante occupée par la pensée économique, centrée sur les ressources, ce qui ne permet pas un déploiement suffisant des travaux statistiques centrés sur les personnes. Au total, j’espère apporter une contribution modeste mais argumentée à la levée des obstacles qui s’opposent à la connaissance quantitative des parcours de santé des personnes. Il faudra un autre article pour montrer les avantages de cette connaissance ; avant d’en arriver là, je cherche à convaincre du besoin de commencer par éviter les lacunes importantes et les fautes logiques.

3Voici la représentation théorique sur laquelle repose l’article : les parcours concernent des personnes et donc le recueil d’informations statistiques doit d’abord porter sur des personnes. Ensuite, un parcours est composé d’étapes dont chacune délimite un groupe de personnes, une population. En langage statistique, un parcours c’est un flux. Pour établir une statistique cohérente des parcours des personnes, il convient donc d’étudier à chaque étape du flux, c’est-à-dire dans chaque population, les entrées, les présences, et les sorties. Sur cette base préalable prennent place l’analyse des caractéristiques des personnes et la recherche des causes pour chaque résultat, grâce aux relations que les variables entretiennent entre elles et avec le contexte organisationnel. Enfin, le raisonnement tient compte du fait que chaque étape produit des effets sur ses voisines.

Les données officielles

4La publication officielle de données sur les parcours des personnes en santé mentale s’est d’abord limitée à l’hospitalisation. Ainsi, l’enquête réalisée par la sous-direction de l’action médico-sociale du Ministère de la Santé publique et de la Population sur l’équipement psychiatrique au 31 décembre 1964 [18] donne le nombre de malades présents par catégorie d’établissement et par type de malades. Les soins à temps partiel et les foyers de postcure apparaissent dans la Statistique d’activité des établissements pour l’année 1975 [19], et c’est à partir de 1985 que la description des secteurs de psychiatrie générale inclut l’activité ambulatoire, appelée aussi extra-hospitalière [20]. Un fascicule distinct pour les secteurs de psychiatrie infanto-juvénile est ajouté à partir de l’année 1986. Les données sont de plus en plus détaillées jusqu’à l’ultime publication pour 2003. Le relais est ensuite assuré sur support électronique par l’Agence technique de l’information hospitalière (ATIH). De 2003 à 2007 le ministère publie un volume annuel intitulé « Les établissements de santé. Un panorama pour l’année [suivi du millésime] ». Depuis 2010, le relais est pris à la même fréquence par « Le panorama des établissements de santé ». En psychiatrie, les effectifs de personnes figurent dans le tout premier volume puis cessent d’être publiés.

5Pendant ce demi-siècle, l’information officielle sur les parcours repose essentiellement sur l’effectif des patients par type de soin ou par mode légal. C’est dire que les variables sont prises isolément ; tout au plus dans certains cas indique-t-on la part de formes particulières de soins au sein de groupes plus larges, ou bien l’évolution dans le temps. Ce choix technique n’est pas propre à la France. Lorsque le bureau pour l’Europe de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publie en 2008 un bilan comparatif pour la santé mentale, cofinancé par l’Union européenne [26], les données sont de la même manière énoncées l’une après l’autre. Ces résultats apportent le plus d’informations lorsqu’on les envisage dans la durée. Apparaissent alors nettement des tendances majeures : la grande diversification des itinéraires en raison de la variété croissante des modes de soins, la proportion devenue largement prépondérante des personnes fréquentant les soins ambulatoires, et l’évolution contrastée de l’hospitalisation à temps plein, où le nombre de personnes concernées augmente beaucoup, cependant que le total des journées diminue massivement. En revanche, il est difficile de tirer des conclusions en comparant les résultats de plusieurs pays. Pour les auteurs de l’OMS, les comparaisons internationales permettent d’établir des palmarès mais non d’en déduire une signification.

6La notion de file active apporte avec elle des précisions sur son contenu et par là sur certains aspects des parcours des personnes. On appelle file active l’effectif des patients ayant rencontré un soignant (quel qu’il soit) au moins une fois dans l’année. Dans cet ensemble, on distingue ceux qui ont été vus uniquement en ambulatoire, uniquement à temps partiel, seulement à temps complet, ou selon une combinaison de plusieurs modes de soins. Cet aperçu sur les parcours est abandonné par l’ATIH en même temps que cesse la publication des files actives après 2003.

7Les hospitalisations longues ne représentent qu’une faible proportion des parcours des personnes à l’hôpital, et à plus forte raison de l’ensemble des itinéraires de soins. En 2003, « 3 % des patients hospitalisés dans l’année le sont depuis plus d’un an » [5]. Pourtant, depuis au moins 25 ans [25], c’est le sujet qui a donné lieu au plus grand nombre d’études statistiques, à l’initiative des Agences régionales (de l’hospitalisation, puis de la santé), des Centres régionaux de recherche sur l’enfance et l’adolescence inadaptée (CREAI) ou des établissements eux-mêmes. Plusieurs élèves de l’École nationale de la santé, devenue en 2007 l’École nationale des hautes études en santé publique, ont rédigé leur mémoire sur le sujet. Les études se centrent sur deux questions : le dénombrement et la description des personnes concernées, d’une part, et l’éventuelle préparation de leur sortie de l’hôpital (le « projet ») d’autre part. Selon les publications on parle de patients ou de séjours inadéquats, ce qui les conduit toutes à des préconisations destinées à améliorer les parcours en proposant de diminuer, voire de supprimer les hospitalisations longues. Aucun recensement méthodique de ces travaux n’a eu lieu, ni aucune discussion d’ensemble des choix méthodologiques et des résultats. Pourtant, tout travail scientifique commence par la consultation des publications disponibles, afin de profiter des expériences passées et ne pas renouveler les éventuelles erreurs. De plus, il est instructif de confronter les nouveaux résultats avec ceux qui ont été obtenus dans le passé ou dans d’autres circonstances, car la méthode comparative permet souvent des conclusions hors d’atteinte dans une étude isolée. Ces investigations n’ont pas été effectuées pour les hospitalisations longues. On n’a donc pas tiré profit des études sur les séjours inadéquats en médecine, chirurgie ou obstétrique, qui ne s’intéressent pas seulement au devenir des patients, mais aussi à leur provenance [7]. Des questions importantes n’ont pas été traitées en psychiatrie : pourquoi et comment devient-on « patient de long séjour » ? Si la situation peut sans doute être traitée, peut-elle aussi être évitée à l’avance grâce à des mesures préventives, et dans ce cas lesquelles ? Malgré tous les travaux consacrés aux hospitalisations longues, nous n’avons pas le début d’une réponse à ces interrogations dans notre contexte français.

8Les nouvelles législations étendent le souci des parcours au-delà du seul domaine sanitaire, en incluant le social et le médico-social. Or, chaque domaine a son propre système d’information statistique. De même que les usagers ont des difficultés à passer d’un dispositif à un autre, de même les divers recueils statistiques n’ont rien prévu pour décrire ces passages de manière simple et cohérente. Nous ne savons pas même combien de personnes vont du secteur sanitaire au médico-social ou réciproquement, sans parler des caractéristiques de ces personnes.

9Un indicateur très souvent utilisé est publié depuis 1980 et a été calculé rétrospectivement pour les périodes antérieures : c’est la durée moyenne de séjour en hospitalisation, définie par le quotient du nombre annuel de journées sur le nombre de personnes concernées. Cet indicateur, appelé aussi durée moyenne d’hospitalisation (DMH) n’est pas vraiment une durée, car les journées peuvent être réparties en séjours distincts. Il est d’ailleurs possible de calculer une moyenne par séjour (DMS), qui est nécessairement plus courte que la DMH puisque certains effectuent plusieurs séjours dans l’année. Dès 1980, la DMH est utilisée pour des comparaisons (entre catégories d’établissements, selon le mode légal de soins,…). Par la suite, son usage se diffuse très largement. À l’heure actuelle, il n’est pas d’établissement psychiatrique qui ne publie au moins des résultats annuels par service, sinon des tableaux de bord trimestriels ou mensuels. Le principal problème posé par la DMH et la DMS, c’est le choix même de l’indicateur, sa pertinence, ou plutôt son absence de validité. Bien loin d’informer sur la valeur mesurée d’un aspect du parcours, l’indicateur induit en erreur ceux qui l’utilisent, car dans les hospitalisations psychiatriques, la signification de la moyenne n’est pas du tout ce qui est supposé. Pour qu’une moyenne apporte une information résumant une situation d’ensemble, il faut que les diverses valeurs se répartissent de manière à peu près symétrique autour d’un niveau plus fréquent que les autres. Une telle courbe en cloche est alors décrite grâce à la moyenne et à l’écart-type, ce dernier indiquant dans quelle mesure la courbe est resserrée ou aplatie. Or, en psychiatrie, la répartition des durées d’hospitalisation (DMS ou DMH) n’a rien à voir avec cela. Plutôt qu’une courbe de Gauss, on a affaire à une courbe de Pareto, où les valeurs élevées des durées représentent à la fois une faible proportion des personnes et une forte part des journées. Ces rares valeurs élevées ont un poids considérable sur la moyenne, de sorte que celle-ci exprime l’importance relative de ces cas minoritaires et ne témoigne aucunement de la situation la plus fréquente. Prenons l’exemple schématique de deux services ayant chacun reçu 1 000 patients dans l’année. Le premier a reçu 900 patients pour 10 jours chacun, et 100 autres pour 50 journées. Dans le second, 950 personnes ont suivi leur traitement en 10 jours et 50 en 50 jours. Quelles sont les durées moyennes d’hospitalisation ? Elles sont de 14 jours dans le premier et de 12 dans l’autre. La différence semble nette, et pourtant elle ne touche que 50 patients, soit 5 % de l’effectif total. Si un service de psychiatrie affiche une DMH plus élevée qu’un autre, c’est le plus souvent parce que le premier présente une minorité de longs séjours un peu plus forte que le second. Contrairement à ce qui est affirmé si fréquemment, cet indicateur ne permet en aucune manière de savoir si, en moyenne, les hospitalisations sont plus longues ici ou là, car les conditions de validité ne sont pas réunies pour un calcul de moyenne, et plus encore pour des comparaisons.

10C’est la médiane et non la moyenne, l’indicateur qui apporte une information résumant la situation d’ensemble. Prenons un autre exemple, tout aussi schématique. Le premier service est celui du paragraphe précédent. Dans le second, cette fois, 950 personnes ont suivi leur traitement en 5 jours et 50 en 185 jours. La durée moyenne d’hospitalisation est de 14 jours dans les deux cas : les 5 % atypiques dissimulent les 95 % différents. Or, la moitié des patients est restée au plus 10 jours dans le premier service et 5 dans l’autre : c’est la médiane, valeur qui sépare un ensemble en deux groupes d’effectif égal. Une autre raison de choisir la médiane et de récuser la moyenne tient à l’ampleur de l’écart entre les deux en psychiatrie. Dans tous les cas où cet écart a été mesuré, il a été trouvé considérable. Par exemple, dans l’établissement où j’exerce, la DMH est de 26 jours par patient, mais la médiane est de 13 jours. Pour la compréhension d’une situation donnée, comme pour l’aide à la décision, ce n’est pas la même chose de raisonner sur un indicateur à 26 ou à 13 jours. Seule la médiane renseigne en psychiatrie de manière résumée sur la valeur des durées d’hospitalisation. Ce constat vaut tout autant pour les autres modes de soins, comme la densité des actes ambulatoires.

Des pistes ouvertes et négligées ensuite

11Devant une telle situation, il reste à ouvrir une grande variété de pistes d’exploration statistique. Pour des indications sur cette variété, le lecteur pourra consulter la bibliographie des auteurs italiens ou britanniques, pour ne citer que des proches voisins. Je me limite ici à quelques exemples de pistes déjà ouvertes en France mais négligées ensuite.

12Les différences considérables d’équipement d’une région à l’autre en hospitalisation psychiatrique [6] comme en structures médico-sociales [24] imposent l’échelon régional pour l’étude précise des parcours des personnes. En 2000, l’Agence régionale d’hospitalisation (ARH) et les services médicaux de l’Assurance maladie conduisent une étude en Aquitaine [2], en collaboration avec l’Union régionale des médecins libéraux (URML) et l’Association Aquitaine pour l’information médicale et l’épidémiologie en psychiatrie (AAPIMEP). Cette étude inclut toutes les personnes admises en hospitalisation psychiatrique à temps plein dans les services publics et privés entre le 1er et le 14 octobre. Pour ces 1 020 patients, sont réunies les informations sur les soins de ville entre le 1er novembre 1999 et le 30 juin 2000. Pendant l’hospitalisation, les psychiatres remplissent un questionnaire et les médecins-conseils de l’assurance maladie dépouillent les dossiers médicaux. Ensuite sont relevés le suivi ambulatoire du service public et les hospitalisations itératives. L’exploitation des données fournit des informations sur les attributs des patients (âge, sexe, données sociales, pathologies), les caractéristiques du séjour, l’aval de l’hospitalisation et les prescriptions ambulatoires. Ainsi, trois étapes sont décrites en détail : l’amont, l’hospitalisation et l’aval. Si les résultats de l’étude ne sont certes pas généralisables, ils montrent du moins son intérêt, tout comme la méthodologie prouve sa faisabilité, rendant ainsi surprenante l’absence de réplication, même modifiée ou adaptée, dans d’autres régions ou à d’autres moments.

13En 2010, l’Agence régionale de santé du Nord Pas de Calais choisit une méthode originale pour étudier des séjours inadéquats en psychiatrie : elle recense et analyse la situation des 380 personnes hospitalisées dans la région et pour qui a déjà été prise une décision d’orientation vers un établissement médico-social [1]. Cette fois, parmi les informations recueillies, figure le délai écoulé depuis la décision. Il est particulièrement long : pour la moitié de ces personnes hospitalisées en psychiatrie, l’orientation date de plus de 3 ans et 4 mois. Ce délai à lui seul retient l’attention et aurait pu conduire à la reproduction de l’étude dans d’autres régions. Par ailleurs, il aurait été intéressant d’ajouter un volet portant sur les personnes qui pour leur part ont déjà été admises en établissement médico-social en venant de psychiatrie. Les résultats auraient apporté des informations utiles sur les parcours : qui attend longtemps, qui attend moins, et pourquoi ?

14Les départements d’information médicale (DIM) travaillent quotidiennement avec les données statistiques. Un grand nombre est disposé à participer à des études multicentriques, pourvu qu’une coordination méthodologique soit proposée [14]. Même si quelques régions, et en particulier l’Aquitaine, se sont organisées précisément dans ce but, leurs efforts n’ont guère été soutenus par le ministère, les organismes de recherche, ou les centres universitaires. Par exemple, la responsable du DIM au CESAME d’Angers a pris l’initiative d’étudier les patients suivis au long cours en psychiatrie [23]. À la différence des nombreux travaux qui restreignent cette dénomination aux personnes hospitalisées durablement, elle a inclus les 1 823 patients ayant effectué au moins un acte de soin, quelle qu’en soit la nature (ambulatoire, temps partiel, ou temps complet), chaque année au cours des cinq années précédant l’enquête. Ce type de recherche pourrait sans grande difficulté être entrepris à plus grande échelle et apporter de précieuses informations sur les parcours prolongés. Ce n’est pas le cas.

15Fin 1998 et fin 2000, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a réalisé une vaste enquête appelée Handicap incapacités dépendance (HID). Un échantillon représentatif a été constitué dans les établissements médico-sociaux, sociaux et de santé avec hébergement. Les personnes interrogées en 1998 l’ont été à nouveau en 2000. Ont été ainsi réunies de très nombreuses informations nouvelles sur les trajectoires des personnes, en y incluant l’hospitalisation psychiatrique [3]. Par exemple, l’enquête montre qu’en psychiatrie, les adultes qui vivaient chez leurs parents avant l’admission ont une ancienneté de présence considérablement plus longue que celles qui avaient un domicile indépendant, ce qui indique chez les premières des obstacles à la prise d’autonomie et des difficultés à sortir de l’hôpital, mais aussi, pour leurs parents, l’importance du soutien à des proches très handicapés. Voilà qui encourage à étudier plus avant la probable insuffisance des services d’accompagnement à domicile. Les résultats tirés de HID sont statistiquement significatifs à l’échelle nationale ; il aurait donc été utile de poser à nouveau certaines questions choisies en se situant cette fois au niveau régional. De plus, il aurait été instructif de renouveler l’enquête nationale après dix ans, afin de prendre connaissance des évolutions.

Les obstacles à surmonter

16Je l’ai montré, le législateur n’a disposé que d’informations chiffrées lacunaires et en partie erronées sur les parcours des personnes en santé mentale au moment de préparer les lois du 26 janvier et du 23 décembre 2016 qui accordent tant de place à ces parcours. Comment expliquer que ni l’administration, ni les organismes de contrôle, ni les instituts de recherche, ni les structures universitaires, ni les sociétés savantes n’ont, à quelques exceptions près, entrepris de remédier à l’indigence des données statistiques françaises sur ces sujets d’une grande actualité ? De nombreuses raisons peuvent être avancées, mais la principale est sans doute très simple. Si ces instances et ces personnes n’éprouvent guère le besoin de rechercher des connaissances nouvelles, c’est parce qu’elles croient disposer déjà des principales informations. De ce point de vue, mentionner comme ci-dessus les lacunes et les erreurs, ce serait au mieux pointer d’intéressants détails, et au pire pratiquer une manœuvre de diversion ou d’obstruction, alors que les problèmes seraient bien connus et que les solutions seraient acceptées par presque tous. Je soutiens au contraire que les principales informations concernant les personnes ne sont pas connues et je vais montrer ce qui s’oppose à leur prise en considération.

17Si les diverses instances et personnes parties prenantes aux enjeux de santé mentale dans notre pays croient déjà disposer des principales informations à ce sujet, c’est d’abord et avant tout parce que les théories économiques fournissent à leurs réflexions un cadre commun unique, qui laisse peu de place aux autres questions. Le problème ne vient pas des théories économiques par elles-mêmes, dont les avancées et les débats sont d’un grand intérêt, mais de leur puissant effet de fascination positive ou négative. Les travaux, si travaux il y a, se portent spontanément vers l’organisation et l’utilisation des ressources, et négligent le sort des personnes. Les notions de base sont l’offre et la demande, les ressources disponibles et consommées, les besoins et l’innovation, le financement et la régulation, l’efficacité et l’efficience, etc. Plusieurs publications de sociologues et de spécialistes des sciences politiques confirment la place primordiale des préoccupations économiques dans les politiques d’aide et de soins dans notre pays [12,22].

18Certains économistes ne craignent pas de limiter leur réflexion aux seules ressources, sans évoquer tant soit peu le sort des personnes. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a publié en 2000 un rapport de 41 pages consacré au système de santé en France [13]. Son introduction présente avec peu ou pas de commentaire nombre de figures et de tableaux (lits pour 1 000 habitants, durée moyenne de séjour, admissions rapportées à la population, densité des médecins pour 1 000 habitants, nombre annuel de consultations médicales par habitant…). Les résultats français sont tous au-dessus de la moyenne. Avant de développer leurs diverses propositions destinées à réduire les dépenses de santé, les auteurs ont voulu commencer par un bilan net et puissant. Mais la pertinence alléguée des données chiffrées n’a-t-elle pas à être argumentée ? Étayer peu ou pas une affirmation, c’est refuser à autrui le travail de rigueur d’un exposé ouvert, et s’en priver soi-même. L’absence d’argumentation ouvre un univers solipsiste, à la cacophonie stérile et dangereuse. Stérile, parce que seul le débat oblige chacun à enrichir sa réflexion [15]. Dangereuse, parce que l’évitement du conflit argumenté laisse le champ libre au combat, si le conflit respecte l’adversaire tandis que le combat comporte l’éventuelle destruction de l’ennemi, selon la distinction philosophique connue.

19Qu’il s’agisse ou non d’une réflexion délibérée, tout se passe en France comme si l’opinion prévalente se conformait à celle du rapport de l’OCDE : les ressources affectées à la santé (et notamment à la santé mentale) dans notre pays seraient manifestement supérieures aux besoins, de sorte qu’il n’y aurait pas lieu d’argumenter davantage. Le cas des hospitalisations longues, qui a donné lieu à tant d’études, est très démonstratif à ce sujet. Comment se fait-il que l’intérêt pour les séjours inadéquats se soit toujours porté sur les durées longues et jamais sur les durées très courtes ? Non seulement l’énergie que les soignants utilisent pour faire un bilan et conclure à une rapide sortie de l’hôpital serait mieux employée à d’autres tâches, mais encore ce n’est pas anodin pour une personne de faire un séjour, même bref, en service de psychiatrie. Pourquoi ces fragments de parcours, beaucoup plus fréquents que les hospitalisations longues, ne sont-ils pas du tout étudiés ? La question reste énigmatique, sauf si on admet que la consommation des ressources est seule à occuper l’attention, et non la connaissance des parcours, malgré les affirmations contraires : un faible nombre d’hospitalisations longues représente nettement plus de journées d’hôpital que beaucoup de séjours très courts.

20Voici une autre affirmation problématique. En France, le nombre de lits d’hospitalisation en psychiatrie baisse de manière continue depuis 1967 et les taux d’équipement sont supérieurs à la moyenne européenne ; on en déduit qu’ils devraient continuer à diminuer. La conviction est peut-être juste, mais elle restera sujette à caution tant qu’elle ne sera pas correctement argumentée. Pourquoi en France le nombre de lits a-t-il diminué après 1967 malgré l’importante augmentation de l’effectif des personnes hospitalisées ? Principalement à cause de la manière dont deux variables se sont conjuguées : la baisse des durées de séjour a été si forte qu’elle a compensé largement la hausse des effectifs jusqu’en 1998 [4]. Pour la suite, et en l’absence d’argumentation chiffrée, il n’est pas possible de savoir si le même mouvement se poursuit. On ne peut pas exclure l’hypothèse selon laquelle la hausse des effectifs hospitalisés est devenue si rapide que la baisse des durées de séjour ne suffit plus à la compenser. À l’heure actuelle, la baisse continue des durées de séjour permet-elle à la fois d’accueillir un effectif croissant de personnes et de diminuer le nombre de lits ? Comment ces variables se combinent-elles désormais ? Nous l’ignorons. De plus, la réponse à cette question n’est pas nécessairement la même d’une région à une autre, voire d’un établissement à l’autre. Selon les cas, les fermetures de lits imposées par les ARS accompagnent une évolution en cours ou provoquent un rationnement des soins. La différence n’est pas mince. La question de la baisse du nombre de lits illustre à nouveau l’impasse d’un raisonnement principalement basé sur les ressources, aux dépens du sort effectif des personnes.

21L’objectif politique de diminuer l’hospitalisation en psychiatrie n’est pas illégitime en lui-même. Pour y parvenir sans risquer de compliquer ou de rationner les soins, il faut préalablement étudier le détail des parcours dans les situations nationale et régionale. Et garder à l’esprit que chaque moment d’un flux produit des effets sur les étapes voisines. Entre autres choses, il conviendra d’analyser les modalités de construction du recours à l’hospitalisation, où le besoin « objectif » n’est qu’un facteur à côté de plusieurs autres [16]. En seulement cinq ans, de 1992 à 1997 [1], le nombre de consultations pour troubles de santé mentale auprès des généralistes et des spécialistes a augmenté de 31 % [11]. Dans quelle mesure et comment cette hausse se répercute-t-elle sur l’hospitalisation ? Quels autres facteurs interviennent dans les décisions d’admission ? Quelle est leur variation régionale ? Voilà un exemple de ce qu’il faudra explorer si l’objectif est de réduire l’hospitalisation en tenant compte du sort effectif des personnes.

22Les recherches étrangères sont d’une grande utilité pour éclairer les travaux français ; elles ne peuvent pas s’y substituer, ni remplacer l’analyse des parcours des personnes dans et entre nos dispositifs singuliers. J’ai noté plus haut l’impossibilité de généraliser des résultats d’une région française à une autre ; à plus forte raison la prudence est-elle de mise lorsque les travaux ont été conduits dans des cadres issus d’une tout autre histoire et fonctionnant d’une manière originale. Il est bien établi que l’organisation et la dispensation de l’aide et des soins en santé mentale, ainsi que les modalités de recours (ou non) varient considérablement d’un pays à un autre [8,9,10,17]. Transposer en France des données validées dans des contextes très différents du nôtre risque d’induire en erreur des décideurs favorablement impressionnés par l’excellente qualité scientifique des auteurs cités.

23Le bureau européen de l’OMS a construit avec plusieurs gouvernements et institutions un partenariat qui publie des études approfondies dans un cadre intitulé : Observatoire européen sur les systèmes et politiques de soins. Deux volumes sont consacrés aux systèmes de soins du point de vue des personnes souffrant de troubles chroniques. Dans le chapitre de conclusion du premier volume [21], ses éditeurs ne fixent pas un objectif unique d’organisation : « Il est nécessaire non seulement de comprendre ce qui marche, mais aussi ce qui marche dans quelle circonstance. » En effet, si la fragmentation des dispositifs d’aide et de soins représente partout un obstacle important aux parcours, ses modalités diffèrent d’un pays à l’autre. En pratique, cela suppose que les variables ne soient pas étudiées séparément mais que l’interrogation porte sur les relations qu’elles entretiennent entre elles et avec le contexte organisationnel. Ensuite, pour progresser vers l’amélioration dans les différents pays, le discernement dans la compréhension des résultats implique la diversité dans la préconisation des mesures. Cette position méthodologique s’oppose à celle du rapport de l’OCDE déjà cité.

Conclusion

24En résumé, j’ai montré des lacunes importantes et des erreurs graves dans notre appareil statistique à propos des parcours des personnes. J’ai conclu à l’indigence des informations chiffrées à la disposition des décideurs. Dans le meilleur des cas, leurs actions s’appuient sur des données fragiles ; dans le pire des cas, ces actions s’engagent dans des directions opposées à l’objectif visé. La démocratie sanitaire peut faire de notables progrès : le déséquilibre est beaucoup trop grand entre l’attention portée d’une part à l’allocation et à l’organisation des ressources, et d’autre part au sort effectif des personnes. Ce déséquilibre majeur renvoie à la distinction évoquée ci-dessus entre conflit et combat, si le conflit respecte l’adversaire tandis que le combat comporte l’éventuelle destruction de l’ennemi. La place écrasante occupée par l’économie dans l’étude quantitative des parcours s’apparente au combat : le piteux état de l’étude centrée sur les personnes est celui de la défaite. Ma thèse est que le conflit sera préférable pour tous. Qui sait, peut-être une meilleure connaissance des personnes conduira-t-elle quelques économistes à mieux argumenter leurs préconisations ? En tout état de cause, il est certain que plusieurs informations sur les parcours des personnes s’opposeront aux logiques économiques ; il doit y avoir des choix, des priorités. De préférence après un débat argumenté. C’est cela la politique en démocratie.

Bibliographie

Références

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Notes

  • [1]
    Derniers chiffres publiés. Des données plus récentes sont commercialisées par un organisme privé pour servir à des études de marché lucratives et discrètes.
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