1Les travaux d’Antonio R. Damasio sur les émotions débordent de loin le seul cadre des neurosciences. Au point de rendre désuète toute étude sur l’homme omettant de prendre en compte la centralité de la dimension émotionnelle.
2Damasio, indépendamment d’avoir identifié les différents sites neuronaux impliqués dans le processus des émotions et montré le rôle majeur joué par les émotions dans les prises de décision, établit un classement des émotions en trois catégories : les émotions d’arrière-plan, les émotions primaires et les émotions sociales.
- Les émotions d’arrière-plan font, dit-il, notre « état d’être », bon ou mauvais.
- Les émotions primaires (ou de base), communes à l’homme et à l’animal, comprennent la peur, la colère, le dégoût, la surprise, la tristesse et le bonheur.
- Enfin les émotions sociales comprennent, écrit Damasio, la sympathie, l’embarras, la honte, la culpabilité, l’orgueil, l’envie, la gratitude, l’admiration, l’indignation et le mépris [14, p. 50-52].
3Sauf que cette classification des émotions élaborée par Damasio n’est pas sans poser problème. En quoi la colère est-elle moins sociale que l’indignation ou le mépris ? Comment, à partir de cette classification, différencier la colère aveugle, rouge, folle, furieuse de la colère blanche, contenue, rentrée ? Par quel moyen obtenir ici une vision d’ensemble de ce qui oppose le dégoût à la sympathie, l’admiration au mépris ; ou encore de ce qui fait que l’orgueil s’exprime par un gonflement du corps, je cite Damasio, « les yeux sont grands ouverts et regardent droit devant ; le menton est haut ; le cou et le torse sont aussi verticaux que possible ; la poitrine est remplie d’air ; le pas assuré » [14, p. 104] ? Tandis qu’à l’inverse la honte s’accompagne d’un affaissement du corps, comme si ce dernier tentait de se rendre le plus petit possible.
4Damasio fait du reste remarquer, à la suite de Mark Johnson et George Lakoff [20], que les idées de bonheur sont généralement associées à « en haut » et les idées de tristesse à « en bas » [14, p. 213]. Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? Et si la logique interne des émotions obéissait, in fine, à une logique purement relationnelle ?
Logique relationnelle et « système JP »
5Dans « Quand dire, c’est lier » [2] , nous envisagions l’extrême variété des relations interpersonnelles comme le résultat d’une combinatoire, et imbricatoire, entre deux forces (pas une de plus) : la jonction (con-jonction ou dis-jonction), s’activant suivant un axe horizontal intérieur/extérieur ; et la position, s’activant suivant un axe vertical haut/bas. D’où « système JP » (J pour jonction, P pour position).
6Le premier grand domaine d’application du « système JP » est le phénomène du sacré (voir « Le sacré, une force quantifiable ? ») [4]. Dès lors qu’on observe, en effet, le sacré sous un angle relationnel, il apparaît évident que tout objet sacré renvoie à l’idée de « hauteur ». Soit par sa forme particulière (une montagne, une ziggurat, une statue gigantesque…). Soit en raison d’une relation intense avec les hauteurs (une météorite, une étoile, une planète, une plume, un objet miraculeux tombé du ciel…). Soit en raison d’une relation intense avec un être doté d’une position exceptionnellement haute (une relique de la croix du Christ, le Graal, une parole céleste…). Soit en raison d’une aptitude à s’élancer vers le haut (un ange, un esprit, un oiseau, un objet volant…). Soit en raison d’une force au-dessus de la norme (la solidité du roc, la puissance d’un lion, la vue perçante d’un aigle…). Soit pour sa capacité à multiplier les richesses, et donc à accroître la position (amulette, pierre fertilisante…). Soit, enfin, en raison d’une volonté populaire qui propulse l’objet vers le haut (le totem, le chef…).
7Damasio engage les neurosciences à prendre en compte les observations issues des sciences humaines [14, p. 169]. Or, précisément, les observations sur le sacré permettent de mettre en évidence trois phénomènes mentaux majeurs. Premièrement, que les objets présents dans l’esprit « montent et descendent », comme dans l’échelle du songe de Jacob (Genèse 28,12), le long d’un axe vertical imaginaire – que nous graduerons par commodité de 1 à 10, à l’instar de l’échelle de Richter. Deuxièmement, que plus un objet est propulsé par l’esprit vers le haut, plus augmente son pouvoir d’attraction, plus il « colle », plus il devient ligaro-actif (du latin ligare « lier »). Troisièmement, qu’un objet A est d’autant plus émotionnellement fort (F) que sa position (P) est perçue comme haute par B. Ou pour le dire simplement : F = ΔPAB.
8Ce qui nous amène à l’autre grande application pratique du « système JP » (J pour jonction, P pour position) : les énoncés performatifs (exemples : « La séance est ouverte », « Je vous marie », « Oui, je le veux », « Je vous baptise »…) et les verbes performatifs (exemples : ordonner, promettre, menacer, prier, conseiller, pardonner…), découverts par John Langshaw Austin (1911-1960). Lesquels, tout comme le sacré, obéissent à la loi du lien plus A est positionnellement haut par rapport à B, plus les actes de A ont de poids et de force, ou F = ΔPAB. À preuve, seul un supérieur hiérarchique peut donner un ordre ; seul un président de séance, émettre « Je déclare la séance ouverte » ; seul un officier de l’état civil ou un ministre du culte, prononcer « Je vous marie ». Faute de quoi l’ordre n’a aucune valeur, la séance ne s’ouvre pas et le mariage est nul et non avenu.
9Le « système JP » et son échelle de forces graduée de 1 à 10 permettent même de distinguer différents types d’ordres : des ordres de force 1, de force 2, de force 3… de force 7 (ceux donnés par un Alpha chimpanzé, un roi ou un chef d’État). Et bien sûr, au sein de groupes prémodernes, des ordres de forces 8 à 10 censés donnés par des entités suprasensibles dotées de positions phénoménales. À même de générer, F = ΔPAB oblige, des forces émotionnelles phénoménales.
10Mieux. Dans « Tous les performatifs en deux forces » [6], nous montrons qu’il est possible de retrouver les performatifs référencés par Austin dans Quand dire, c’est faire, publié à tire posthume en 1962, au seul moyen du « système JP ».
11Le « système JP » n’est évidemment pas né ex nihilo. Son existence il la doit au géant de la pensée Gregory Bateson qui, dès 1935, avec la parution de La cérémonie du naven, tente une réorganisation en profondeur des sciences humaines par l’introduction d’une logique jusque-là inédite : la logique relationnelle. Basée non plus sur les « choses », mais sur « une série indéfinie de rapports » aux choses [9, p. 68]. Que Bateson illustre simplement par l’exemple d’une balance à fléau :
La classique balance à fléau, avec pivot au milieu du fléau et plateaux à chaque extrémité, n’est pas, primordialement, un instrument pour mesurer les poids ; c’est un instrument qui compare des poids, ce qui est tout à fait différent. […] Voici où je veux en venir : une balance est essentiellement un appareil à mesurer des rapports…
13La seule nouveauté du « système JP », par rapport au modèle relationnel de Gregory Bateson, est de dire que non seulement toute chose est duale (à la fois objet et lien), mais que même le lien est dual. Que toute relation à autrui se compose, non pas d’un, mais de deux fils en constantes interactions. L’un s’activant selon un axe intérieur/extérieur (la jonction). L’autre, selon un axe haut/bas (la position), gradué par commodité de 1 à 10 ; dont le fonctionnement obéit à une loi des plus élémentaires, mais aux conséquences colossales : plus c’est haut, plus c’est fort, ou F = ΔPAB.
De la nature relationnelle des émotions
14Le plus étonnant est que la « machine homéostatique » de Damasio appliquée au vivant se conforme tout à fait au « système JP ». Damasio :
En matière d’organisation de l’homéostasie, au bas de l’échelle, nous trouvons des réponses simples comme l’approche ou l’évitement d’un organisme entier face à un objet ; des augmentations d’activités (excitation) ou de baisse d’activité (calme ou repos). En haut de l’échelle, nous trouvons les réponses de compétition ou de coopération.
16Outre rendre compte du comportement d’approche (con-jonction) et d’évitement (dis-jonction), le « système JP » permet en effet d’obtenir une vision d’ensemble des réponses de compétition et de coopération.
17Qu’est-ce que, d’un point de vue relationnel, une réponse de compétition ? Une réaction où la position prend le pas sur la con-jonction. Une réponse de coopération ? Une réaction où la con-jonction prend le pas sur la position. Dans la compétition, A stimule sa lutte pour l’écart positionnel, quitte à perdre l’affection ou les faveurs de B. Dans la coopération, A inhibe sa lutte pour l’écart positionnel, pour gagner la faveur de B ou pour éloigner sa défaveur.
18En clair, dans la compétition A dit à B : « Seule compte pour moi la position ; je n’ai que faire de ta con-jonction (affection, faveurs, protection…) ». Dans la coopération A dit à B : « Je t’offre ma position, en échange de quoi tu m’offres ta con-jonction ou tu retires ta dis-jonction ».
19Ainsi, ni la compétition ni la coopération n’évoquent des choses, mais deux types de relation entre A et B. L’une fondée sur une lutte effrénée pour atteindre un rang plus élevé, que Gregory Bateson nomme relation symétrique ; l’autre, fondée sur l’acceptation d’occuper un rang plus bas en échange d’une con-jonction (affection, faveurs, protection…), que Gregory Bateson désigne du nom de relation complémentaire [24, p. 67].
20Dès lors, on comprend mieux la raison pour laquelle l’émotion d’orgueil s’accompagne, aussi bien chez l’homme que chez l’animal, d’un déploiement du corps vers le haut. Le buste se redresse. Les yeux s’ouvrent grands. Le menton se lève. Le cou se tend au maximum. La poitrine se gonfle. Les jambes se raidissent. Ce mouvement de toutes les fibres du corps vers le haut, pour exprimer sa position haute, est d’ailleurs le propre du mâle alpha chimpanzé. Frans de Waal :
La fourrure de [l’alpha] Yeroen était en permanence légèrement hérissée, même lorsqu’il ne paradait pas, et […] sa démarche était exagérément lourde. Cette habitude de faire paraître son corps plus grand et plus lourd qu’il ne l’est réellement est une caractéristique du mâle alpha, ainsi que nous l’avons constaté plus tard lorsque d’autres individus tinrent ce rôle. Le fait d’être en position de dominance donne au mâle un physique impressionnant…
22Robert Hinde appelle posture de « la tête dressée » le comportement durant lequel l’oiseau, pour exprimer sa suprématie, « tend sa tête vers le haut, en allongeant le cou d’un côté à l’autre et en maintenant son corps pratiquement à la verticale » [18, p. 432].
23Charles Darwin, dans L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, décrit en ces termes le chien d’humeur farouche :
Il marche en se tenant droit et très roide ; la tête est légèrement levée, ou très peu baissée ; la queue se redresse tout à fait raide ; les poils se hérissent, en particulier sur le cou et le dos ; les oreilles dressées s’orientent vers l’avant et les yeux regardent fixement.
25Auquel Darwin oppose le chien d’humeur humble face à son maître :
Au lieu de marcher en se tenant droit, il se baisse ou même se ramasse sur soi avec des mouvements sinueux ; au lieu de tenir la queue verticale et raide, il l’abaisse et la remue de droite à gauche, instantanément son poil devient lisse ; les oreilles tombent vers l’arrière […], les paupières s’allongent et les yeux perdent leur rondeur, et le regard sa fixité.
27Que Darwin illustre par les dessins ci-dessous :
28On le voit, autant le chien d’humeur farouche (à gauche), pour exprimer son émotion d’orgueil, propulse toutes les parties de son corps vers le haut – exception faite des oreilles dont l’orientation vers l’avant semble matérialiser une rigidification de l’axe intérieur/extérieur doublée d’un désir de rejet au dehors ; autant le chien d’humeur humble (à droite), pour exprimer son émotion d’admiration à l’égard de son maître, comprime toutes les parties de son corps. Comme pour dire au maître : « Je t’offre, en tassant mon corps, un surcroît de position, en échange de quoi tu m’offres un surcroît de con-jonction (sympathie, faveurs, protection…). »
29La nature éminemment relationnelle – et surtout combinatoire – des émotions apparaît de façon encore plus flagrante dans le cas du chat d’humeur humble, dont le mouvement du corps s’oppose totalement à celui du chien d’humeur humble. Écoutons Darwin à ce propos : « Elle [une chatte d’humeur humble et affectueuse] se redresse, le dos légèrement arqué, ce qui soulève son poil, mais ne le hérisse pas ; sa queue, au lieu d’être étendue et de remuer horizontalement de côté et de l’autre, se tient tout à fait raide et verticale ; ses oreilles se dressent en pointe ; sa gueule est fermée ; et elle se frotte contre son maître en ronronnant au lieu de grogner » (voir le dessin à droite choisi par Darwin pour illustrer son propos) [15, p. 80-81].
30Comment comprendre que l’émotion d’admiration chez le chien passe par un affaissement du corps, la queue s’abaisse, le poil devient lisse, les oreilles se rabattent, tandis que chez le chat, le dos s’arque, le poil se soulève, la queue se verticalise et les oreilles se dressent ? Sinon que le chien exprime son émotion d’admiration au maître par un « Tu es d’autant plus haut que je suis en bas » ; et le chat, par un « Nous sommes en haut ». Voire – dans le cas où le chat, au moyen de sa queue dressée, exprime, non pas sa propre position, mais la position du maître –, par un « Regarde combien tu es en haut pour moi, au point que je me frotte contre toi et ronronne ta louange ».
31Voyons à présent comment il est possible, grâce au seul « système JP », non seulement de rendre compte des émotions recensées par Damasio, mais d’obtenir une vue d’ensemble de la logique interne des émotions.
Émotions et « système JP »
32Derrière toute émotion, il y a toujours un autre quelque part. Au demeurant, certaines émotions sont principalement dirigées contre autrui : la colère, le dégoût, l’indignation, le mépris, l’orgueil. Et d’autres, en faveur d’autrui : la sympathie, la gratitude, l’admiration. Ou encore contre soi : la tristesse, l’embarras, la honte, la culpabilité. Et en faveur de soi : l’envie, le bonheur.
33En outre, chaque émotion contenue dans la liste de Damasio, tant primaire que sociale, se montre manifestement travaillée par le « système JP ». Le dégoût est à dominante dis-jonctive ; la sympathie, à dominante con-jonctive. Steven Pinker écrit à propos de l’émotion de sympathie : « On aime ceux qui sont gentils avec nous, et on est gentil avec ceux qu’on aime » [21, p. 428]. Dans notre jargon cela donne : On éprouve une con-jonction forte envers ceux qui mettent en sourdine leur position, et on met en sourdine sa position envers ceux qui nous inspirent une con-jonction forte.
34L’émotion d’admiration de A pour B passe nécessairement par la perception d’un B « au-dessus » ; à l’inverse, l’émotion de mépris de A pour B, par la perception d’un B « en dessous ». Admiration et mépris ont-ils ainsi pour fondement l’idée d’écart positionnel (ΔP).
35Les émotions de tristesse et de peur ne sont pas sans l’idée de « perte » (dis-jonction) d’un objet ou d’une position. Sauf que la tristesse se manifeste face à une perte présente ou passée ; la peur, face à une perte future.
36Les émotions de bonheur et d’envie ne sont pas, cette fois, sans l’idée de « gain » (con-jonction) d’un objet ou d’une position. Sauf que le bonheur est motivé par un gain présent ou passé ; l’envie, par un gain futur. Dans un cas le gain est atteint, dans l’autre le gain est recherché avec ardeur.
37Perte et gain jouent encore un rôle de premier plan dans l’indignation et la gratitude. On s’indigne contre autrui pour avoir causé une perte ; on gratifie autrui d’avoir permis un gain. Et plus la perte ou le gain occasionnés par autrui sont « hauts », « grands », « importants », et plus les émotions de gratitude ou, à l’inverse, d’indignation sont fortes.
38Autant l’émotion de honte inhibe les ardeurs de la position ; autant l’émotion d’orgueil, les stimule. Ou pour le dire autrement, autant l’émotion de honte exprime un désir de désescalade (Bateson dirait une « rétroaction négative ») ; autant l’émotion d’orgueil, un désir d’escalade (donc une « rétroaction positive »).
39Quant à l’émotion de culpabilité, outre inhiber la position, rend acceptable l’idée de sanction. La culpabilité dit : « Puisque tu as fait l’acte inconvenant Z, alors il te faut considérer comme naturel, légitime, ton rejet (dis-jonction) et ta perte de considération (position) ».
40Passons à la colère et à l’embarras. Démonstration de position et sympathie d’autrui faisant rarement bon ménage, deux solutions s’offrent à nous en cas d’abus, d’injustice, de déloyauté ou de non-respect du statu quo ante. Soit on choisit d’exprimer avec force son désarroi, au risque de perdre la sympathie d’autrui. Soit on choisit d’exprimer avec tact son désarroi, pour ne pas perdre la sympathie d’autrui. Dans un cas, on aura opté pour l’émotion de colère ; dans l’autre, pour l’émotion d’embarras.
41Reste l’émotion de surprise provoquée par un événement soudain ou imprévu. Là encore, à regarder de près, le « système JP » joue à plein. En ce sens où la surprise suppose l’activité continue d’une échelle de forces intime réagissant à la moindre information entrante dans le cerveau dont le contenu contrarie les informations déjà existantes, classées selon un ordre de valeur ou d’importance.
42Au total, le « système JP » permet de distinguer sept grandes familles d’émotions, ayant la propriété de se combiner et de s’imbriquer à l’infini comme des instructions informatiques.
- Les émotions destinées à exprimer une con-jonction forte (la sympathie) ou au contraire une dis-jonction forte (le dégoût).
- Les émotions destinées à exprimer son désarroi face à une perte risquant d’avoir lieu (la peur) ; ayant déjà eu lieu (la tristesse) ; ou ayant été occasionnée par autrui (l’indignation).
- Les émotions destinées à exprimer son euphorie face à un gain ayant des chances d’avoir lieu (l’envie) ; ayant déjà eu lieu (le bonheur) ; ou ayant été favorisé par autrui (la gratitude).
- Les émotions destinées à inhiber les ardeurs de la position (la honte, la culpabilité) ou au contraire à les stimuler (l’orgueil).
- Les émotions destinées à propulser autrui vers le haut (l’admiration) ou au contraire à le ravaler vers le bas (le mépris).
- Les émotions destinées à réguler la relation en cas d’abus ou de non-respect du statu quo ante. Soit en mettant sur la balance tout le poids de sa position, quitte à sacrifier la con-jonction (la colère) ; soit en mettant la pédale douce sur la position, pour préserver intacte la con-jonction (l’embarras).
- Les émotions destinées à exprimer son étonnement face à une information entrante dans le cerveau venant perturber les données classées le long de l’échelle de forces intime (la surprise).
43Il n’est pas indifférent de constater que les émotions ont la possibilité de s’organiser en couples d’opposés. Comme si l’évolution avait convergé vers un jeu où chaque émotion puisse trouver son antidote. La honte, l’orgueil ; la peur, la colère ; la tristesse, le bonheur ; le dégoût, la sympathie…
« Système JP » et intensité des émotions
44Le « système JP » permet encore d’apporter un début de réponse à l’observation de Damasio selon laquelle « certains objets évoquent des réactions émotionnelles faibles, à peine perceptibles » et d’autres « des réactions émotionnelles fortes » [14, p. 63].
45En effet, au vu des observations sur le sacré sous un angle relationnel, le constat est partout le même, d’un bout à l’autre de la terre : plus un objet est placé haut sur l’échelle de forces, plus il provoque des réactions émotionnelles fortes. Où que l’on se tourne, en tous lieux, tout temps : élévation et force sont synonymes ; un objet est d’autant plus émotionnellement fort, « compétent » pour reprendre Damasio, qu’il génère dans l’esprit des écarts verticaux importants. À l’image des anciens dieux de Mésopotamie décrits par Jean Bottéro :
Ils sont « puissants » (dannu ; gašru), voire « tout-puissants » (dandannu ; kaškaššu) ; « grands » (rabû) et « très-grands » (šurbû) ; « très-haut-placés » (šûturu) ; « majestueux » (šagapûru) ; « glorieux » (šûpû) ; « sublimes » (nâ’idu ; ṣîru) ; « parfaits » (gitmalu) ; « insurpassables » (lâ maḫar)…
47Dont la parole, du fait de leur position phénoménale, est dotée, conformément à F = ΔPAB, d’une force émotionnelle phénoménale. Tant et si bien, qu’avant l’avènement récent de la modernité, toucher à un iota de cette parole déchaîne invariablement convulsions et débordements émotionnels. Un peu comme si l’idée de cause première (apanage exclusif de l’homme) en se combinant à l’idée d’Alpha (commune à l’homme et à l’animal) provoquait chez l’homme une explosion mentale aux effets émotionnels paroxystiques. En parfait accord avec l’intuition de Damasio selon laquelle le cortex préfrontal joue un rôle majeur, tout autant que le système limbique, dans la production des émotions [13, p. 11].
48Même dans l’émotion de mépris, F = ΔPAB joue à plein. En ce sens où plus A méprise B, plus il a le sentiment profond d’être « au-dessus » de B – tout comme dans une balance à fléau où lorsqu’un plateau « tombe » l’autre « monte » instantanément. D’où la jouissance sadique, la « joie malsaine » (Schadenfreude [21, p. 387]) – absolument conforme à F = ΔPAB –, de rabaisser, médire, insulter, humilier, railler, disqualifier, frapper, gifler, fouler aux pieds, violer, décapiter… Une joie obscure que nous appelons effet bascule, puisqu’il suffit de voir autrui « basculer vers le bas », pour aussitôt avoir la sensation vivante d’être « au-dessus », plus fort. Les empereurs romains comprennent si bien l’intérêt de cette jouissance à bon marché, qu’ils n’hésitent pas à en abreuver le peuple à une échelle industrielle lors des jeux sanglants du cirque.
49Aux antipodes de l’émotion de mépris, l’émotion d’admiration a également pour bouton curseur F = ΔPAB. À commencer par l’admiration portée au chef. Quand bien même au sein d’une société moderne. Qu’est-ce qu’un chef démocratiquement élu ? Un citoyen auquel la majorité a transféré sa « puissance » (Hobbes, Spinoza) [19, p. 288 ; 23, p. 266-268]. En sorte que la « puissance » du citoyen élu équivaut désormais à la somme des « puissances » transférées en sa faveur par le biais des suffrages exprimés. Dans un groupe démocratique, l’addition des positions transférées en faveur d’un individu lambda, durant l’élection, est ce qui fait passer cet individu du rang de simple citoyen au rang de chef légitime aux paroles contraignantes. À la différence d’un groupe prémoderne, dont la légitimité du chef repose sur la volonté d’une entité surhumaine de forces 8 à 10, devant qui toutes les nations sont comme « d’une miette sur une balance » (Isaïe 40,15-23). Dans un cas, la position du chef est propulsée vers le « haut » grâce à l’effet sigma [5], autrement dit l’addition des « volontés », des « puissances », bref des positions, majoritairement transférées en sa faveur au moment du vote ; dans l’autre, grâce à la décision d’une entité surhumaine à la position phénoménale trônant au sommet de l’échelle de forces collective. Mais dans un cas comme dans l’autre, le degré de l’émotion d’admiration suscitée par un chef a pour fondement F = ΔPAB.
50Autre facteur, indépendamment de F = ΔPAB, susceptible d’amplifier la force d’une émotion, la loi du lien : plus c’est dis-jonctif envers l’extérieur, plus c’est con-jonctif envers l’intérieur. D’où la tentation, vieille comme le primate, de désigner à la vindicte populaire un ennemi extérieur dont il faut se dis-joindre au fin de renforcer la « colle », la con-jonction, au groupe.
51Ce n’est pas tout. Les émotions, grâce à leur propriété de se combiner, peuvent produire des cocktails émotionnels explosifs. Exemple. L’émotion de dégoût en se combinant à l’émotion de mépris, associe dis-jonction maximale et rabaissement maximal.
52Soulignons, enfin, parmi les facteurs susceptibles d’augmenter l’intensité des émotions, les trocs imaginaires entre A et B. Damasio dit à propos de la tristesse qu’elle est « une façon de pleurnicher pour attirer réconfort et soutien » [14, p. 148]. Du coup, pris dans un tel jeu, plus A fait tout pour « attirer réconfort et soutien » de B, plus il aura tendance à amplifier son émotion de tristesse. Conformément au troc relationnel, hérité du fond des âges : « Je t’offre ma position (en gommant toute forme de puissance de mon corps), en échange de quoi tu m’offres ta con-jonction (sous forme de réconfort et de soutien) ».
Conatus et phases du lien
53Damasio dit central le conatus de Spinoza (1632-1677). Or, là encore, sans un regard relationnel, le concept de conatus, du latin « effort », choisi par Spinoza dans l’Éthique pour désigner « l’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être » [22, p. 142-144], est insaisissable, inintelligible.
54Prenons le cas du Traité théologico-politique de Spinoza, publié en 1670, mais interdit en 1674 en raison de l’opposition farouche de ses nombreux détracteurs. Qui, de Spinoza ou de la foule de ses détracteurs, tend le plus « à persévérer dans son être » ? Spinoza qui, à l’aide de son livre, cherche à « débarrasser » les esprits des anciens préjugés ou la foule de ses détracteurs s’efforçant de tout son être de rester attachée, « collée », au caractère révélé de la Bible ?
55Spinoza, par bien des aspects, est tout le contraire d’un homme qui « persévère dans son être ». Son renoncement à l’enseignement de ses pairs est tel, que ses derniers décident de l’excommunier, le 27 juillet 1656, alors qu’il n’a que 24 ans. En sus de renoncer à tout lien groupal, Spinoza renonce à tout lien amoureux et familial – sans doute après que son premier amour, Clara Maria, la fille du philosophe libertin Franciscus van den Enden, eut épousé un autre que lui [12, p. 4-5]. Spinoza renonce encore à tout domicile fixe. Que ce soit à Rijnsburg (1661), à Voorburg (1663) ou à La Haye (1669), Spinoza choisit de résider dans des pensions meublées où rien ne lui appartient en propre, excepté ses livres et sa meule à polir des verres pour télescopes et microscopes. Il ressort des témoignages du biographe de Spinoza, Jean Colerus, que Spinoza ait même renoncé à prendre soin de son apparence physique. Au point de recevoir un haut conseiller d’État « en robe de chambre fort malpropre » [12, p. 14].
56Que veut dire, dans ces conditions, « persévérer dans son être » ? Par quelle logique étrange un homme en profonde rupture avec son milieu, je cite Damasio, « parmi les iconoclastes les moins tolérables » [14, p. 233], peut-il prôner le conatus, la persévérance ?
57C’est que, s’agissant de Spinoza, persévérance et renoncement sont les deux faces d’une même pièce. Spinoza, contrairement à ses détracteurs, choisit d’élever la Raison, la connaissance scientifique, au plus haut de sa joie : le « contentement qui tire son origine de la Raison », dit-il, « est le plus grand possible » (Éthique 4, proposition 52). Ce faisant, pour persévérer dans ce contentement, si en accord avec la vigueur de son intellect, Spinoza n’hésite pas à renoncer à tous les autres contentements : au contentement des liens groupaux et familiaux, au contentement sexuel, et même au contentement, défini par Thomas Hobbes vingt ans plus tôt dans Léviathan (1651), « d’acquérir puissance après puissance » [19, p. 187-188].
58Damasio écrit : « On peut être d’accord avec Spinoza pour dire que la joie (laetitia en latin) est associée à une transition de l’organisme vers une plus grande perfection » [14, p. 146]. À ceci près que la joie de Spinoza a pour royaume la Raison – « ce plus grand des dons, cette lumière divine » [23, p. 251], dit-il au chapitre XV du Traité. Quand la joie des détracteurs de Spinoza a pour royaume le lien intense (force 10) à la Révélation. L’une tressaille lorsque surgit « une plus grande perfection » dans l’observation de la Nature – d’où la passion de Spinoza pour la fabrication de microscopes et de télescopes toujours plus performants. L’autre, lorsque surgit « une plus grande perfection » dans l’observation de l’Écriture. Autant Spinoza est un idéo-jouisseur s’efforçant d’empêcher toute entrave aux idées générées par la Raison ; autant les détracteurs de Spinoza sont des ligaro-jouisseurs s’efforçant d’empêcher toute entrave aux liens générés par la Révélation.
59En clair, un regard relationnel permet de distinguer plusieurs types de conatus. Plus exactement quatre, correspondant aux quatre grandes phases du lien, facilement déductibles grâce au « système JP ».
60– Le conatus de l’homme à la phase Cimenter le lien. Dont la lutte pour la position est mise au service de la préservation du groupe. Quitte à maintenir sous le boisseau, à l’instar des détracteurs de Spinoza, toute information nouvelle risquant de mettre en danger la stabilité de l’échelle de forces promue par le groupe. Surtout si cette information nouvelle vient frapper de plein fouet les étages culminants de l’échelle de forces collective. À l’exemple des informations explosives contenues dans le Traité théologico-politique de Spinoza, destinées à mettre en doute les connaissances scientifiques de la Bible, alors considérée comme un livre-monde, renfermant « tout ce que l’entendement humain peut saisir ». Spinoza :
Avec une surprenante précipitation tout le monde s’est persuadé que les Prophètes ont eu la science de tout ce que l’entendement humain peut saisir, et, bien que certains passages de l’Écriture nous disent de la façon la plus claire que les Prophètes ont ignoré certaines choses, on aime mieux déclarer qu’on n’entend pas ces passages que d’accorder que les Prophètes aient ignoré quelque chose, ou bien l’on s’efforce de torturer le texte de l’Écriture pour lui faire dire ce que manifestement il ne veut pas dire.
62Au risque, quatorze ans après son excommunication, à redevenir objet de scandale : « J’ai décidé de montrer cela amplement, sans me soucier des cris que poussera la superstition : ne hait-elle point par-dessus tout ceux qui honorent la vraie science et la vie vraie ? » [23, p. 49]
63– Le conatus de l’homme à la phase Épargner le lien. Qui, tout en luttant pour la préservation du « dedans », s’efforce de prendre en compte l’évènement nouveau. Comme dans le cas du savant théologien Richard Simon (1638-1712) qui, tout en admettant que Moïse ne pouvait être l’auteur de bien des passages du Pentateuque, accuse Spinoza de « décrier l’autorité » des Écritures [17, p. 178-179].
64– Le conatus de l’homme à la phase Abolir le lien. Qui met tout son « effort », toute sa lutte pour la position, contre son propre « dedans ». À l’exemple des gnostiques des Ier et IIe siècles qui, par une irrépressible répugnance à l’égard de l’échelle de forces promue par le groupe, vouent une vénération sans borne aux damnés de la Bible : Caïn, Esaü, Coré, Judas… [1, p. 48-49] Ou encore à l’exemple des révolutionnaires français qui, par haine cléricale, donnent l’ordre de démolir, le 22 brumaire an II (le 12 novembre 1793), les clochers d’églises [7, p. 63].
65– Enfin, le conatus de l’homme à la phase Créer le lien. Entièrement axé sur l’idée d’innovation [3]. Ici, le conatus ne peut se contenter de quelques retouches apportées çà et là à l’ancienne échelle de forces. Il veut, comme Francis Bacon (1561-1626), l’un des pères de la pensée scientifique moderne, tout recommencer dès les fondements :
En vain se flatterait-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant le neuf sur le vieux ; il faut reprendre tout l’édifice par ses fondements, si l’on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle en avançant tout au plus de quelques pas.
Conclusion
67La dimension relationnelle détermine à ce point les émotions qu’une émotion peut totalement changer de nature juste en changeant de cible. Témoin, la tristesse. Dirigée contre soi, elle représente une émotion négative, je cite Damasio, une « transition de l’organisme vers un état de moindre perfection » où le « pouvoir et la liberté d’agir se trouvent diminués » [14, p. 147]. Mais dès lors que cette même émotion est éprouvée pour les malheurs d’autrui, elle devient compassion (du latin compassio « action de souffrir avec ») ; représente non seulement une émotion positive, mais rend l’homme meilleur. Dirigée contre autrui, la colère a pour carburant l’orgueil ; contre soi, la honte. Le dégoût d’un objet inanimé n’a pas l’intensité du dégoût d’un homme, à moins que l’objet inanimé ait appartenu à un homme exécré.
68Que dire de la joie ? Lorsqu’elle a pour ressort le bien-être d’autrui, elle est Laetitia, vecteur, comme dit Damasio, d’une « plus grande perfection » et « harmonie fonctionnelle » [14, p. 146]. Lorsqu’elle a pour ressort le malheur d’autrui, elle est Schadenfreude, « mauvaise joie », « joie malsaine », « joie maligne », effet bascule.
69Ainsi, même la joie – selon qu’elle a pour ressort le bien-être d’autrui ou le malheur d’autrui – peut tout aussi bien faire évoluer l’homme vers « une plus grande perfection » qu’au contraire le faire humainement régresser.
70C’est dire combien est vouée par avance à l’échec toute théorie sur l’homme fondée sur les choses et non sur des rapports aux choses. Comme l’a bien compris Gregory Bateson [9, p. 68], sur l’épaule duquel s’appuie le « système JP » et son échelle de forces graduée, par commodité, de 1 à 10. En toute vraisemblance la matrice autour de laquelle s’organisent les émotions. Ce qui reste bien sûr à confirmer ou à infirmer par les neurosciences.
71Mais cela n’est plus de notre ressort.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : conatus, « système JP », émotions, Damasio
Mise en ligne 14/03/2017
https://doi.org/10.3917/psn.151.0029