1PSN : Charles-Edouard Notredame, avant que nous parlions du programme Papageno, pourriez-vous décrire aux lecteurs de PSN les principales étapes de votre cursus ?
2Charles-Édouard Notredame (CEN) : J’ai suivi l’ensemble de mes études de médecine ainsi que mon internat en psychiatrie à la faculté de Lille. Ma thèse, je l’ai soutenue en avril dernier sur la question de la violence du soin psychiatrique. En ce qui concerne mon parcours de chercheur, j’ai passé un Master 2 en Neurosciences et projette de m’inscrire l’année prochaine en thèse de sciences afin de travailler la question de la contagion suicidaire. Actuellement, j’effectue un stage postdoctoral à l’institut Douglas de Montréal, au sein du Groupe McGill d’étude sur le suicide. Mes thématiques de recherche se concentrent autour des questions du suicide chez les adolescents et du phénomène de contagion suicidaire.
3PSN : Comment est née l’idée du programme Papageno ?
4CEN : Il est né de la conjonction d’un impératif et d’une opportunité. À l’époque (en 2014), nous réfléchissions au problème préoccupant de la stigmatisation des personnes souffrant de pathologie psychiatrique. Constatant que le traitement médiatique de ces personnes était souvent peu amène et imprécis, nous avons perçu la nécessité pour le monde de la santé mentale, non pas de blâmer ou de culpabiliser les journalistes, mais de les sensibiliser, de les accompagner vers une couverture plus responsable. Il fallait pour cela que nous nous saisissions de la communication comme d’un réel outil de prévention. Or, l’opportunité était là, sous la forme d’un dispositif pédagogique mis en place par l’École de Supérieure de Journalisme de Lille : le carrefour d’actualité, rencontre entre une promotion d’étudiants en journalisme et un expert. L’idée, que nous devons notamment au Pr P. Thomas, a été de se saisir de ce format pour organiser des rencontres générationnelles entre apprenants. C’est à cette fin qu’il nous a mis en contact Nathalie Pauwels et moi ; moi en tant que président de l’Association Lilloise de l’Internat et du Post-internat en Psychiatrie (ALI2P), et Nathalie en sa qualité de chargée de communication de la Fédération de recherche en psychiatrie et santé mentale des Hauts-de-France (F2RSM Psy). Nous avons alors organisé avec l’aide de l’ESJ ce qui deviendrait le prototype des « rencontres-formation Papageno », c’est-à-dire un échange entre des étudiants en journalisme et des internes en psychiatrie, sous la tutelle de deux experts, l’un journaliste, l’autre psychiatre.
5Par la suite, la Direction Générale de la Santé, sachant l’intervention dans les écoles de journalisme inscrite dans le Plan 2011-2014 d’actions contre le suicide, nous a sollicité pour que nous adaptions notre format à la problématique suicidaire, et que nous l’étendions sur tout le territoire. Nous nous sommes alors alliés au Groupement d’étude et de prévention du suicide (Geps) représenté dans le programme par les Pr Vaiva et Walter, et avons reçu le soutien de l’Association fédérative française des étudiants en psychiatrie (AFFEP). Le programme Papageno était né.
6PSN : Pourquoi ce nom ?
7CEN : Dans La Flûte enchantée de Mozart, l’oiseleur Papageno pense avoir perdu sa bien-aimée Papagena. En proie au désespoir, il est tout près de s’enlever la vie lorsque trois angelots l’interrompent in extremis. Pour ce faire, les angelots le rappellent aux ressources dont il dispose – en l’occurrence des clochettes magiques qu’il avait en sa possession depuis le début de l’opéra.
8La métaphore est toute trouvée pour en faire un pendant à l’effet Werther (effet de contagion lié aux médias) : les journalistes pourraient, par leurs productions, contribuer à sauver des vies en rappelant à leurs lecteurs, auditeurs et/ou téléspectateurs vulnérables les ressources à même de les aider à surmonter une crise suicidaire.
9Cette analogie, c’est l’Autrichien Thomas Niederkrothentaler qui l’a faite le premier. En constatant que la diffusion de certains articles de presse particulièrement précautionneux était négativement corrélée aux taux de suicide, le psychologue a baptisé l’effet de prévention des médias du nom du personnage rescapé de Mozart.
10Nous avons donc choisi « Papageno » comme nom de programme car l’oiseleur représente l’allégorie de la mission que nous nous assignons, en même temps que de la philosophie qui nous anime : aider les personnes qui traversent un moment difficile en éveillant en eux la conscience de leurs potentialités, soutenir les collègues qui travaillent déjà à cette tâche en catalysant leurs efforts, et enfin, supporter les acteurs sociaux que la question du suicide décontenance en leur permettant de s’en saisir pleinement en tant que partenaires de prévention.
11De la même manière que les angelots amènent Papageno à comprendre qu’il a des ressources pour surmonter sa détresse, nous aspirons à faire diffuser de pareilles ressources – les numéros d’aide et d’écoute, par exemple – auprès des personnes qui traversent une crise suicidaire.
12PSN : En quoi consiste ce programme aujourd’hui ?
13CEN : Papageno est un programme de prévention du suicide axé sur la question de la contagion suicidaire. Initialement, nos actions portaient avant tout sur la collaboration avec les médias aussi bien les étudiants en école de journalisme que les journalistes en activité. L’idée était de promouvoir un travail collaboratif entre journalistes et professionnels de la prévention afin de limiter l’effet Werther (effet de contagion lié à un traitement médiatique du suicide à risque) et de promouvoir l’effet Papageno (effet de prévention lié à un traitement médiatique responsable du suicide). Outre les rencontres-formations dans les écoles de journalisme de France (à ce jour, 351 étudiants ont été sensibilisés), nous organisons des formations-flash au sein des rédactions de grands groupes médiatiques, nous diffusons des alertes médias en cas d’événement à risque d’effet Werther et nous proposons des média-trainings aux psychiatres, internes en psychiatries et autres professionnels de la prévention afin de mieux les armer pour guider les journalistes vers un traitement médiatique plus précautionneux. À titre d’exemple, notre contact est dans les téléphones de tous les journalistes de la Voix du Nord et chaque jour en moyenne, nous échangeons avec eux sur des situations délicates et pour lesquelles ils apprécient d’être conseillés. Plus récemment, notre cheminement théorique, mais surtout les nombreuses sollicitations et propositions issues du terrain, nous ont incité à étendre notre démarche au-delà des médias traditionnels, en nous préoccupant des effets de contagion suicidaire au sens large. Aussi, nous prévoyons de déployer des actions visant à prévenir les phénomènes d’imitation sur les réseaux sociaux en leur substituant une dynamique d’entraide en ligne. De même, nous nous sommes engagé dans la prévention de ce que l’on appelle les suicides en grappes localisées, c’est-à-dire les effets d’accumulation localisée de suicides (dans une entreprise, un lycée ou sur un pont particulier, par exemple). Pour nous prêter main-forte dans ces nouvelles missions, le Dr Grandgenèvre du CHRU de Lille, qui dispose d’une expertise dans la psychiatrie de l’urgence et de la crise, a depuis peu rejoint notre équipe.
14La force du programme tient non seulement aux actions qu’il mène, mais aussi – et c’est peut-être là le point fondamental – à sa philosophie, sa stratégie et son éthique. L’idée n’est pas de répliquer (ni même d’appliquer) un modèle d’intervention que nous jugerions efficace, mais de se fonder sur la vivacité des ressources du terrain en les coordonnant. Nous l’avons découvert avec plaisir en sillonnant la France : les acteurs de la prévention de la contagion suicidaire sont déjà présents, motivés et en demande. Nous ne voulons rien de plus que les mettre en lien et potentialiser leurs forces, en respectant leurs spécificités. Pour cela, nous nous efforçons d’adopter une posture d’humilité, nous considérant comme des acteurs sociaux au même titre que les journalistes, les enseignants, les travailleurs sociaux ou les décideurs, sans prééminence de savoir ni préséance de point de vue. La communication (au sens fort du terme) a une place centrale dans ce travail. Elle permet de travailler nos discours, que nous voulons efficaces et toujours ajustés. Elle est le liant qui nous permet de fonder une action commune. Nous la voyons comme un outil de prévention authentique.
15Au fond, le programme Papageno, c’est l’horizontalité plutôt que la verticalité, la multiplicité plutôt que l’unicité, la connexion plutôt que la juxtaposition. Nous croyons que tout cela permettra qu’à la contagion suicidaire se substitue la diffusion d’une logique du souci pour l’autre.
16PSN : Quels outils et méthodes utilisez-vous sur les réseaux sociaux ?
17CEN : Les réseaux sociaux numériques ont près de 15 ans d’existence et leur place continue de croître dans nos sociétés. Par la mutation des schémas, structures et modalités interactives qu’ils instituent à très large échelle, leur incidence sur la question du suicide dans ses dimensions relationnelles est majeure. Les réseaux de masse (Facebook, Twitter), tout comme les réseaux de partage de contenu (Youtube, Instagram) sont autant de lieux virtuels à potentiel haut risque : on y trouve des propos suicidaires incitatifs, des mises en scènes crues de gestes auto-agressifs (quand ce n’est pas le suicide lui-même qui est filmé en direct à la manière d’un « snuff movie »), des pactes morbides ou encore des « recettes » pour se donner la mort sans douleur. Le harcèlement, qui y revêt souvent des proportions et une âpreté singulières, est également une problématique particulièrement préoccupante chez les jeunes. On estime que lorsqu’ils y sont en sont victimes, leur risque d’idéation suicidaire et de tentative de suicide est multiplié par 3.
18Or, force est de constater que la littérature reste très pauvre en la matière, et que les initiatives de prévention sont encore rares. Tous ces risques, nous les voyons comme autant d’avatars de la contagion suicidaire, et c’est cela que nous voulons prendre à bras-le-corps. Non pas en faisant le procès des réseaux sociaux, avec lesquels nous n’avons d’autre choix que de composer, mais au contraire en les investissant comme un formidable espace d’échanges, de soutien, de veille et de diffusion. Là encore, nous souhaitons miser sur la faculté qu’ont les internautes à être vigilants, à savoir s’entraider et à alerter si nécessaire. C’est du moins ce que nous voulons promouvoir, accompagner.
19Il faut mentionner que de récentes initiatives menées à l’international vont dans ce sens. L’Association Internationale de Prévention du Suicide, avec laquelle nous collaborons, va prochainement publier un guide à l’usage des blogueurs pour les aider à faire face aux propos suicidaires et à éviter les effets d’incitation. Elle exerce également une activité de lobbying auprès des géants du numérique. Grâce à cet effort, Facebook et Twitter disposent maintenant tous deux d’un système d’alerte concernant les propos suicidaires. Malheureusement, en France, ce système renvoie vers les coordonnées des Samaritans au Royaume-Uni. Preuve qu’il y a encore du chemin à parcourir !
20PSN : Avez-vous pu déjà mesurer certains résultats de vos actions ?
21CEN : Comme pour tous les programmes de prévention menés à large échelle, et a fortiori lorsqu’ils s’appuient sur des acteurs intermédiaires et diversifient leurs actions, l’appréciation de l’efficacité sur les taux de suicide se heurte aux difficultés d’attribution causale. Bien entendu, cela ne doit pas nous dispenser d’une stratégie d’évaluation exigeante. Ce d’autant moins, d’ailleurs, que nous concevons la recherche comme indissociable des actions que nous menons, les deux axes se nourrissant l’un l’autre.
22Pour le moment, nous menons donc des études sur l’efficacité plus « proximale » de nos interventions. Par exemple, nous avons pu mettre en évidence que le format des rencontres-formation permettait une amélioration significative des connaissances des étudiants en journalisme, notamment en ce qui concerne les conséquences que leurs futures productions pourraient avoir sur l’épidémiologie suicidaire. Deux mois après l’intervention, ils restent également moins imprégnés d’idées reçues qu’avant notre passage. En outre, les rencontres-formation semblent modifier leurs facultés à mobiliser leurs connaissances à la faveur de préjugés moins stigmatisants à l’égard des personnes qui se suicident.
23D’autres études sont en cours, telles que l’évaluation de l’impact du programme sur les articles de presse des titres français ou l’appréciation de la capacité des psychiatres à répondre aux journalistes sur la question du suicide.
24PSN : Comment réagissez-vous aux suicides de soignants qui ont fait la triste actualité de ces derniers mois ?
25CEN : Ma toute première réaction est bien sûr de m’associer à la douleur des familles, des proches et des collègues. La douleur d’avoir perdu un être cher par suicide est insondable. Elle est une injonction éthique au respect, à l’humilité et à la circonspection. Or, cette circonspection exige précisément que nous nous efforcions d’appréhender le suicide comme ce qu’il est, c’est-à-dire un drame complexe, irréductible à une cause unique, fut-elle apparemment évidente. Après le récent décès de l’infirmier à l’hôpital Pompidou à Paris, le programme Papageno a lancé une alerte média en ce sens. Il s’agissait d’attirer l’attention des journalistes et des professionnels susceptibles de leur répondre sur l’existence des facteurs de vulnérabilité aux comportements suicidaires (au premier rang desquels figurent les troubles psychiatriques et les consommations de substances) et des facteurs de vulnérabilisation psychosociaux. Dans le même temps, nous reconnaissons que la prise en compte de pareilles vulnérabilités au niveau individuel ne devrait pas occulter la valeur signifiante du comportement suicidaire à l’échelon groupal. De fait, le suicide interroge de façon soudaine et brutale les codes, les normes, les habitudes et les pratiques d’une institution, voire d’une société tout entière. Enfin, la répétition des gestes suicidaires d’un même corps professionnel ou sur un même lieu doit interpeller sur la question de la contagion suicidaire. Il est bien sûr impossible au programme Papageno de se prononcer sur une quelconque situation singulière sans en connaître les ressorts. Toutefois, il est de sa qualification et de sa mission d’interpeller sur la nécessité de prendre toutes les précautions pour limiter les risques de suggestion, tant au niveau local qu’à l’échelle de la population entière.
26PSN : Quel avenir préparez-vous pour Papageno ?
27CEN : Nous souhaitons structurer nos déploiements autour d’axes qui seront comme autant de « tuteurs » au « rhizome » Papageno, afin d’œuvrer de façon proactive à la prévention de contagion suicidaire. Tout d’abord, nous poursuivrons, étendrons et optimiserons les actions déjà commencées, d’une part auprès des étudiants en journalisme, et d’autre part auprès des journalistes. Mais ayant constaté que les acteurs de la prévention sont souvent mal à l’aise à l’idée de répondre aux professionnels des médias, nous travaillerons également à les sensibiliser et à les former à collaborer avec les journalistes pour limiter l’effet Werther et promouvoir l’effet Papageno.
28Comme je l’ai déjà mentionné, nous ne nous limiterons pas à la prévention des suicides en grappe de masse, et nous nous saisirons de la question de la contagion localisée. Pour être plus précis, nous comptons effectuer un travail de recensement des hot-spots suicidaires (c’est-à-dire des lieux publics où les suicides surviennent avec prédilection) afin de mieux les sécuriser ou de soutenir ceux qui s’y rendraient pour attenter à leur vie. Nous mènerons également une réflexion approfondie autour de la gestion du suicide en institution, réflexion que nous pourrions opérationnaliser dans les entreprises ou auprès d’organisations publiques. Notre attention se portera en outre avec plus d’acuité sur les populations vulnérables à la contagion suicidaire, avec une mention particulière pour les adolescents et les jeunes adultes.
29Enfin, comme je l’ai déjà évoqué, nous nous attellerons à investir les réseaux sociaux, en tant qu’ils peuvent être impliqués à la fois dans les suicides en grappes de masse et localisées.
30Ces grandes directions sont les garanties de la cohérence du programme. Mais, comme nous l’avons fait jusqu’ici, nous nous laisserons également guider par les opportunités, les sollicitations ou les besoins du terrain. Il y a aussi de l’imprévu dans la façon dont le programme Papageno pousse. Un imprévu que nous accueillons comme une force et une source de vitalité. C’est très stimulant !