Notes
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[1]
Alors que l’agression instrumentale vise l’atteinte d’un but spécifique et désiré, l’agression réactive (ou impulsive) dépend d’un facteur frustrant ou menaçant (l’acte violent s’enclenche indépendamment de la considération d’un but potentiel). Selon James Blair, l’agression instrumentale et l’agression réactive sont médiatisées par deux systèmes neurocognitifs distincts. Il défend également l’idée suivant laquelle les individus violents se divisent en deux groupes : (a) ceux dont l’agressivité est purement réactive et (b) ceux présentant, à l’instar des psychopathes, un niveau conjointement élevé d’agressivité instrumentale et impulsive [5, p. 12-13].
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[2]
L’augmentation de la réceptivité des neurones dans l’amygdale, l’hypothalamus et la substance grise périaqueducale peuvent provenir de facteurs génétiques ou d’expériences extrêmes/répétées de menaces extérieures – tels que les abus physiques ou sexuels. D’autre part, les dysfonctions du cortex frontal en ses régions médiales et orbitales peuvent résulter d’une perturbation du système sérotoninergique ou d’un traumatisme de naissance [5, p. 107-109].
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[3]
Pour le présent exposé, les résultats empiriques sur le langage des psychopathes [15, p. 124-143 ; 5, p. 59-62] sont secondaires. Une série d’hypothèses reposaient également sur les rapports probables entre la psychopathie et les troubles de l’attention, mais celles-ci ne constituent plus l’actualité des recherches [5, p. 63-65].
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[4]
La fonction des émotions serait de limiter l’espace des options prises en considération lors des délibérations du sujet. C’est à travers l’expérience que les représentations d’évènements s’associent à des émotions déterminées et reçoivent une empreinte somatique. De ce fait, lorsque le sujet se réfère à de telles représentations pour ses actions futures, il éprouvera leurs effets positifs ou négatifs qui le placeront dans une bonne ou mauvaise disposition vis-à-vis des options relatives au procès de la décision [7].
1 La psychopathie est un trouble de la personnalité caractérisé par des désordres émotionnels et des comportements antisociaux. Il ne s’agit pas d’une maladie mentale au sens strict du terme : contrairement à la psychose, la psychopathie n’affecte pas la rationalité du sujet ou la conscience de ses actions [15, p. 22-23]. D’un point de vue psychiatrique, ce trouble de la personnalité n’implique pas une forme de criminalité spécifique. Tous les psychopathes ne sont pas des violeurs ou des assassins [15, p. 102-107] ; il convient même de dire que tous ne sont pas nécessairement criminels [15, p. 113-116]. La perception et la prise en charge de la psychopathie varient suivant les contextes culturels et socio-économiques. Les recherches portant sur cette entité nosographique sont ainsi difficilement transposables d’un pays à l’autre. La « défaillance narcissique », le « défaut de maîtrise comportementale » et la « défaillance du contrôle émotionnel » définissent, pour la psychiatrie française, la « personnalité de base » du psychopathe [17, p. 8]. Le calcul prémédité d’actes criminels et la psychopathie sont, en revanche, fortement compatibles au sein du DSM-IV ou de l’échelle de Hare dont l’usage prédomine dans les pays d’Amérique du Nord. Les problèmes scientifiques et éthiques se rapportant à ces deux outils diagnostiques (non superposables au cadre théorique du clinicien français) constituent l’objet du présent article.
2 Dans le monde anglo-saxon, les réponses juridiques face à la psychopathie ont fait l’objet de peu d’études. La plupart des spécialistes du droit pénal admettent néanmoins que ce syndrome ne prévaut que rarement, voire jamais, comme excuse de l’acte criminel [21, p. 41-61]. La possibilité d’une responsabilité mitigée du criminel psychopathe est incomparablement plus faible que la probabilité d’un alourdissement de sa condamnation. Conscient de ses actes, capable de prudence et de préméditation, dénué de toute compassion, le psychopathe est également, aux dires de la psychiatrie, peu réceptif au caractère dissuasif de la punition [5, p. 72-76]. La justice doit ainsi établir des mesures préventives face à un type de criminel dont le risque de récidive apparaît des plus élevés [21, p. 104-108].
3 La notion de dangerosité apparaît également dans la vision stéréotypée des romans policiers et films d’horreur : ni soumis aux forces du diable, ni en proie à la folie, l’esprit du psychopathe est essentiellement caractérisé par l’intelligence de la manipulation et du calcul. Portant le masque de la normalité, il incarne le monstre moral moderne, le personnage du tueur en série tel que dépeint par l’écrivain Thomas Harris. Par leur caractère souvent caricatural, les œuvres de fiction se distinguent évidemment des discours spécialisés. Elles introduisent des amalgames trompeurs entre psychopathie et ultraviolence et réduisent, d’autre part, à quelques traits de personnalité frappants (le manque d’empathie, le charme superficiel et le caractère manipulateur) un trouble que le clinicien s’efforce de définir comme un ensemble complexe de symptômes corrélés. Cependant, le cinéma et la littérature n’auront pas entièrement porté préjudice à la psychiatrie : en particulier à travers le cliché du tueur en série, la fiction aura permis de naturaliser la psychopathie en la décrivant comme un trouble doué d’existence indépendamment du savoir clinique, et non pas comme un concept dont la pertinence mérite d’être interrogée. Alors que les films et les romans nous confrontent directement aux actes ou à l’intimité du psychopathe, le questionnement scientifique s’adresse en premier lieu à la validité des classifications psychiatriques. La priorité est alors de déterminer si la méthode de diagnostic employée permet d’identifier une pathologie spécifique pouvant être traitée d’une manière précise. Or, de nombreux débats reposent toujours sur le fait de savoir si la psychopathie désigne un syndrome pertinent ou si celle-ci n’est qu’une notion reposant sur les jugements de valeur du clinicien [21, p. 79-84]. Depuis le Mental Health Act de 2007, l’Angleterre a supprimé la notion de psychopathie de son lexique juridique ; cette décision a été guidée par deux motifs [21, p. 26] : le concept n’est plus jugé utile et prédominant d’un point de vue clinique et celui-ci semble trop stigmatisant (la notion criminologique de dangerosité ne devant pas perturber le cadre légal de la promotion de la santé mentale). Ce cas de figure indique les implications épistémologiques et éthiques des débats. Toute la question est de savoir si la psychiatrie s’avère fidèle à sa vocation thérapeutique ou soumise à des pratiques relevant de la discrimination ou du contrôle social.
4 La psychopathie possède actuellement deux lignes de défense : les résultats des neurosciences semblent indiquer que le psychopathe est l’objet de dysfonctions mettant en échec certains de ses mécanismes mentaux ; par ailleurs, la plupart de ses traits de personnalité (tels que l’absence de remords, l’impulsivité ou le manque d’empathie) semblent contredire les réquisits de l’autonomie de l’agent moral. En partant de ce constat, un ensemble de discours issus de l’éthique et de la philosophie de l’action ont soutenu l’hypothèse de l’irresponsabilité du psychopathe. Les anomalies cérébrales et déficiences de l’agent moral permettraient de prouver la légitimité d’un syndrome dont la cohérence, et même l’existence, ont longtemps été contestées.
1 – La place de la psychopathie au sein des classifications psychiatriques contemporaines
5 Influencé par les recherches d’Hervey Cleckley [6], le psychiatre Robert D. Hare a concentré ses efforts sur la création d’une méthode de diagnostic moderne de la psychopathie. Ses travaux ont donné naissance à la Psychopathy Checklist [14] qui se distingue nettement de la description des personnalités antisociales fournie par le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM).
1.1 – Les personnalités antisociales
6 Longtemps considérés comme des synonymes, l’antisocial personnality disorder (ASPD) et la psychopathie désignent, selon Hare, des troubles tout à fait différents. Le DSM-IV [1, p. 645-650] définit les personnalités antisociales suivant une série de sept critères comportementaux : (1) l’incapacité répétée à se conformer aux normes sociales, (2) la tromperie caractérisée par l’escroquerie ainsi que l’usage répété du mensonge et d’identités fictives, (3) l’impulsivité ou l’incapacité à planifier, (4) l’irritabilité et l’agressivité caractérisées par des attaques ou conflits physiques réguliers, (5) l’indifférence pour sa propre sécurité et celle d’autrui, (6) l’irresponsabilité ou l’inaptitude à honorer ses obligations professionnelles et financières, (7) l’absence de remords rendue manifeste par l’indifférence affichée et la rationalisation de ses fautes et/ou crimes. Pour être diagnostiqué comme personnalité antisociale, le patient doit posséder au minimum trois des caractéristiques mentionnées, être âgé d’au moins dix-huit ans et avoir rencontré des « troubles de la conduite » avant sa quinzième année.
7 La méthodologie du DSM consiste à retenir des symptômes suffisamment objectifs pour être appréhendés de manière fiable par l’ensemble des cliniciens. Autrement dit, il est admis que la psychiatrie ne saurait fonder ses diagnostics sur des traits de personnalité relevant de caractéristiques purement qualitatives. Pour Hare, ce parti pris est contestable : du fait d’une définition essentiellement fondée sur des attitudes ou comportements transgressifs, la plupart des criminels répondent aux critères de l’ASPD [15, p. 25]. La notion de psychopathie échapperait, au contraire, à cet amalgame arbitraire entre criminalité et pathologie. De récentes estimations [5, p. 19] semblent confirmer ce point de vue : alors que 50 à 80 % des populations carcérales correspondent au profil des personnalités antisociales, seulement 15 à 25 % posséderaient des caractéristiques psychopathiques. En d’autres termes, environ un quart des personnalités antisociales seraient diagnostiquées comme psychopathes. James Blair, Derek Mitchell et Karina Blair [5, p. 107-109] ont par ailleurs démontré que l’ASPD ne permet pas d’identifier un trouble précis susceptible d’être traité d’une manière déterminée, les circuits neuronaux responsables de l’expression et de la régulation de l’agression réactive [1] chez les personnalités antisociales pouvant être affectés en des zones variées et suivant des causes multiples [2].
1.2 – La Psychopathy Checklist de Robert D. Hare
8 La psychopathie serait une notion plus précise que l’ASPD du fait de son appartenance à une méthode de diagnostic qualitative concernant à la fois les traits de personnalité et les comportements du patient. La Psychopathy Checklist de Hare comprend vingt items, soit l’ensemble des symptômes dont la corrélation forme le syndrome. Le premier ensemble de facteurs indique les caractéristiques interpersonnelles et affectives relatives à la psychopathie : désinvolture et charme superficiel, estime de soi grandiose, mensonge pathologique, tendances à l’escroquerie et à la manipulation, absence de remords et de sentiment de culpabilité, émotions superficielles, insensibilité et manque d’empathie, incapacité d’admettre la responsabilité de ses actions. Les caractéristiques propres au mode de vie et aux attitudes antisociales du psychopathe sont décrites par le second ensemble de facteurs : besoin de stimulation/forte propension à l’ennui, mode de vie parasitaire, manque d’objectifs réalistes à long terme, nombreuses relations maritales de courte durée, impulsivité, irresponsabilité, faible contrôle du comportement, problèmes de comportement précoces, délinquance juvénile, révocation de la liberté conditionnelle, promiscuité sexuelle, versatilité criminelle. À partir d’entretiens semi-structurés et d’une étude approfondie des données biographiques du patient, le clinicien attribue à chaque item un score allant de zéro à deux. Lorsque la somme totale des notes est supérieure ou égale à trente, la probabilité de la psychopathie est estimée forte.
9 Hare décrit le syndrome comme la mise en échec des processus de socialisation contribuant à l’adoption des croyances, attitudes et valeurs déterminantes quant aux relations interpersonnelles. Avec l’appui de la famille, de l’éducation scolaire et des expériences intersubjectives, les normes sociales sont progressivement assimilées par la conscience. La régulation du comportement tend alors à fonctionner même indépendamment des contrôleurs externes tels que la loi et ses représentants ou les attentes d’autrui. Un discours intérieur (inner speech), guidant la délibération des actions, se forme graduellement dans la conscience du sujet. Or, le psychopathe est « sans conscience » du fait de l’absence « d’impact émotionnel » [15, p. 77] de son discours intérieur. Dès l’enfance, les punitions produisent ordinairement de fortes connexions reliant les interdits sociaux au sentiment d’anxiété. Ces connexions contribuent à prévenir le passage à l’acte et peuvent également supprimer l’idée d’accomplir certains comportements tabous. Cependant, la psychopathie implique une expérience fortement atténuée de la peur et de l’anxiété : le parcours de certains psychopathes ressemble à « l’histoire criminelle d’un amnésique » [15, p. 76] effaçant constamment le souvenir des dissuasions et redressements du passé. Privés de remords et d’empathie, leur conscience relative aux conséquences de leur comportement sur autrui est souvent vague. Leurs intérêts et satisfactions immédiates sont, de plus, constamment mis en opposition à des projets à long terme inexistants ou flous. Lorsque le psychopathe considère ses actions en son for intérieur, il lit froidement « les lignes » [15, p. 78] d’un texte : son discours intérieur est un enchaînement de mots cohérent, mais dépouillé de toute résonance affective. Sa responsabilité morale n’est pourtant pas remise en cause : la liberté dont il jouit semble même plus étendue que celle de l’homme sociabilisé. Contrairement à ce dernier, le psychopathe semble moins limité quant à la sélection et au choix des règles ou restrictions auxquelles il voudrait se soumettre. Bien qu’il évalue ses comportements sans répugnance à heurter autrui, en l’absence de toute anxiété et indépendamment des conséquences à long terme, ses capacités de délibération demeurent intactes face à un champ d’actions possibles plus vaste que celui du sujet socialisé.
2 – Le problème de la validité du concept de psychopathie au sein des classifications psychiatriques
10 La question est de savoir si cette description de la psychopathie désigne une certaine réalité extérieure ou bien un concept psychiatrique purement artificiel. Pour Paul E. Mullen, la Psychopathy Checklist est une méthode de diagnostic reposant essentiellement sur les jugements de valeur du clinicien. Plutôt que de déterminer l’existence d’une pathologie, le psychiatre donnerait une estimation de la conformité sociale du sujet, tenterait de se mettre à la place d’un patient supposé insensible et formulerait son degré de répugnance face à un sujet incapable d’exprimer la honte et la culpabilité convenant à ses comportements déviants [24].
11 Cette critique soulève tout d’abord le problème de la fiabilité de la classification établie par Hare. Les descriptions relatives à un concept doivent être certifiées d’un point de vue intersubjectif, c’est-à-dire indépendamment des préférences ou opinions individuelles des divers membres de la communauté scientifique. Les termes employés doivent avoir une signification suffisamment précise afin de pouvoir être compris de la même manière par les différents psychiatres qui en feront l’usage. Or, des symptômes tels que l’impulsivité, le manque d’empathie ou la superficialité des émotions semblent particulièrement problématiques à décrire et identifier. La difficulté consiste effectivement à savoir sur quelle base la médecine mentale pourrait s’accorder quant au sens et à l’utilisation de ces critères. Plusieurs études ont visé à démontrer que le diagnostic de la psychopathie respecte les exigences de la fidélité inter-juges [21, p. 94-96]. Robert D. Hare et Craig S. Neumann admettent cependant que les risques d’erreur sont loin d’être inexistants. Au tribunal, dans le cadre de procédures contradictoires, un certain nombre d’expertises peuvent notamment être biaisées [21, p. 96]. Les maladresses quant au diagnostic de la psychopathie impliquent, de toute manière, des conséquences désastreuses : un patient recevant un label de dangerosité qui ne lui revient pas de droit sera nécessairement en position de handicap vis-à-vis de la société et de ses institutions juridiques. S’il faut évidemment faire appel à l’éthique et au professionnalisme des psychiatres [15, p. 180-181 ; 21, p. 96], il est toutefois peu probable que ces mesures puissent à elles seules limiter les risques d’erreur de diagnostic.
12 Un autre moyen de défendre la validité d’une classification est de mettre en évidence sa valeur prédictive. Hare [15, p. 96] souligne que les psychopathes présentent un taux de récidive doublement plus élevé que les autres criminels (en notant également une moyenne de récidives violentes triplement plus élevée que chez les autres détenus). De récentes études indiquent que la psychopathie, associée à des déviances sexuelles, apparaît comme un fort facteur prédictif de répétition des crimes violents en général [12]. Certains travaux tendent également à démontrer que les psychopathes auteurs de crimes sexuels se distinguent par un sadisme particulièrement élevé [27]. Selon Mullen [24], les résultats des études sur la récidive et la dangerosité sont une simple redite des caractéristiques du psychopathe : en définissant son patient par un ensemble d’actes et d’attitudes antisociales, le clinicien lui assignerait, par le même geste, un degré de risque particulièrement élevé. Les corrélations établies entre la récidive et la psychopathie sont, certes, significativement plus élevées en comparaison avec les personnalités antisociales définies par le DSM [5, p. 15-16]. Mais, en incluant dans sa définition les traits de personnalité et comportements du patient, la psychopathie s’inscrit aussi d’emblée dans la caractérisation d’une classe de criminels sensiblement plus dangereux.
13 Quoi qu’il en soit, le fait que la psychopathie soit principalement un facteur prédictif de récidive peut sembler problématique. La détermination, même précise, de la probabilité et des degrés de risque n’implique pas l’identification adéquate d’une pathologie. À l’inverse des évaluations portant sur la dangerosité, les recherches thérapeutiques sur la psychopathie connaissent une stagnation significative [21, p. 155-181]. Les échecs des programmes de traitement sont régulièrement associés aux difficultés de s’adapter à la personnalité du psychopathe. Le mensonge pathologique, le manque d’empathie, l’estime grandiose de soi, l’absence de remords etc. peuvent être considérés comme autant de caractéristiques allant à l’encontre de l’introspection exigée par la psychanalyse ou de la communication nécessaire à une thérapie de groupe [21, p. 156 ; 23, p. 286-291]. Des auteurs comme John Gunn [13] et Ronald Blackburn [3] estiment que les thérapies sont naturellement vouées à l’échec car la psychopathie désignerait davantage les jugements moraux du clinicien (ou son estimation de la conformité sociale du patient) qu’une véritable pathologie. L’antipsychiatre Thomas Szazs dénonce l’assimilation abusive des troubles de la personnalité à un vocabulaire de type médical. Des concepts tels que la psychopathie ou l’ASPD permettraient à la psychiatrie de camoufler ses pratiques de contrôle social par de supposés enjeux de santé mentale [32]. La thérapie serait essentiellement le masque d’une technique consistant à identifier et isoler les individus dangereux sur lesquels le fonctionnement ordinaire des institutions policières et juridiques n’exerce aucune emprise. Dans le prolongement direct de ces critiques, Mullen définit la psychopathie comme « l’outil central du nouvel âge carcéral » [24, p. 146] fondé sur la prédiction et la prévention du crime. Si les progrès thérapeutiques sont restreints, les tests dérivés de la Psychopathy Checklist se sont, à l’inverse, multipliés ces vingt dernières années, étendant ainsi l’identification des signes précurseurs du trouble jusqu’aux cadres scolaires et familiaux : outre la « screen version » (PCL : SV) et la « youth version » (PCL : YV) de la Psychopathy Checklist, de nouveaux tests d’auto-évaluation tels que le Youth Psychopathic Traits Inventory (YPI), le Psychopathy Personality Inventory (PPI) ou le Levenson Self-Report Psychopathy scale (LSRP) commencent également à émerger [21, p. 99-101].
3 – Le cerveau du psychopathe et ses dysfonctions
14 La discrimination sociale et les difficultés liées au diagnostic d’une pathologie n’impliquent pas nécessairement son absence de cohérence ou d’existence. En dépit des critiques dont elle fait l’objet, la psychopathie pourrait refléter un certain aspect de la réalité extérieure, à savoir des dysfonctions corrélées à des phénomènes neurologiques déterminés. Un certain nombre de tests empiriques ont permis de spécifier les traits de personnalité du psychopathe : expérience atténuée de la peur et de l’empathie, difficultés relatives à certains types d’apprentissages instrumentaux, faiblesse des raisonnements moraux et connaissance réduite du contenu émotionnel des mots [3]. La difficulté est néanmoins de déterminer si ces caractéristiques désignent de véritables dysfonctions et si celles-ci peuvent s’expliquer par un modèle neurocognitif homogène.
3.1 – Dysfonctions associées à la psychopathie
15 Les expériences de David T. Lykken [20] indiquent une corrélation entre la psychopathie et une expérience amoindrie de la peur : dans le cas du conditionnement par stimulus aversif (association de l’expérience déplaisante d’un choc électrique au son d’un buzzer), l’activité électrodermale des psychopathes est considérablement réduite par rapport au groupe de comparaison. Un certain nombre de tests indiquent également des réactions physiologiques amoindries quant aux représentations imaginaires de situations effrayantes [26]. Confrontés à des images menaçantes (arme pointée, corps mutilé ou chien hargneux), les psychopathes ne présentent, en revanche, aucune différence par rapport aux divers groupes témoins [5, p. 50].
16 Une série de recherches permettent d’observer l’activité électrodermale amoindrie du psychopathe face à la détresse d’autrui [19, 2]. Par ailleurs, les recherches organisées par Blair ont permis de reconnaître les difficultés d’identification des expressions faciales d’effroi chez le sujet psychopathe [5, p. 54-56]. Ces résultats empiriques ne sauraient justifier des conclusions trop prématurées. La réduction de l’activité électrodermale et les difficultés de reconnaissance des visages apeurés ne démontrent pas une insensibilité totale à l’égard de la détresse d’autrui. Ces faits ne permettent pas non plus de déduire l’absence de l’empathie – qui est un objet autrement plus complexe que la sympathie ou la contagion émotionnelle. Représenter le psychopathe comme un individu privé de toute émotion serait inexact : aucun indice ne prouve l’absence de ressenti ou de compréhension de notions telles que la joie, la colère, la tristesse ou l’embarras [5, p. 56, p. 127].
17 Le paradigme d’Elliot Turiel a permis de tester le raisonnement moral des psychopathes [5, p. 57-59]. Dans cette expérience, les sujets doivent distinguer les transgressions morales (affectant les droits et le bien-être d’autrui) de la transgression des conventions (affectant essentiellement l’ordre social). Indépendante des variables culturelles, cette différenciation des transgressions se formerait généralement à partir de la troisième ou quatrième année de l’enfance. Les psychopathes reconnaissent que les violations de la morale ont plus de gravité que l’irrespect des conventions, mais, contrairement aux groupes témoins, ne justifient pas cette distinction par la référence systématique au statut des victimes. D’autre part, lorsque les règles interdisant les transgressions sont retirées par les examinateurs, ils rencontrent des difficultés plus significatives à opérer la différenciation entre morale et convention.
18 Du point de vue de la raison pratique, des dysfonctions très précises sont associées à la psychopathie. Le syndrome n’affecte pas les apprentissages reposant sur la connexion stimulus-réponse (c’est-à-dire la formation d’une association entre un stimulus et une réponse motrice), mais principalement les apprentissages dépendant du renforcement des stimuli (à savoir la formation d’une association entre un stimulus et la récompense ou la punition). Lykken [20] fut le premier à mettre en lumière les déficiences du psychopathe quant à l’apprentissage par évitement passif (passive avoidance learning) consistant à répondre aux stimuli impliquant la récompense et d’ignorer les stimuli impliquant la punition. Si de nombreuses recherches confirment ces résultats, d’autres études indiquent également que le psychopathe rencontre des difficultés à modifier ses réponses comportementales lorsque sa réaction première à un stimulus n’implique plus la récompense, mais la sanction [5, p. 51-53].
4 – Les théories neurocognitives
19 Plutôt que de faire l’inventaire des multiples hypothèses concernant les fondements de la psychopathie, il convient de rappeler les trois courants théoriques les plus importants ainsi que les difficultés affectant les études d’imagerie cérébrale. Plusieurs chercheurs ont défendu l’idée suivant laquelle la psychopathie dépendrait d’un fonctionnement anormal de l’hippocampe impliqué dans la régulation de l’anxiété [11, 26]. Cependant, les neurosciences associent désormais principalement cette zone cérébrale à des fonctions relevant de la mémoire et de la représentation de l’espace [21, p. 88]. Par ailleurs, l’idée que la peur dépende d’un seul système neurocognitif semble douteuse. Les recherches actuelles suggèrent plutôt l’existence de plusieurs unités ayant pour objets respectifs le conditionnement aversif, l’apprentissage instrumental et l’appréhension des menaces sociales [5, p. 74]. Enfin, l’hypothèse du rôle crucial de la peur à l’égard de la socialisation a fait l’objet de nombreuses objections. Les anxiétés associées au risque de la punition ne permettent pas d’expliquer pourquoi les sujets n’évaluent pas toutes les transgressions de manière identique en distinguant, par exemple, la violation de la morale de l’irrespect des conventions. D’autre part, des recherches concurrentes, comme celles de Martin L. Hoffman [18], défendent l’idée d’une socialisation principalement fondée sur l’induction et la promotion de l’empathie. Ces remarques réfutent ainsi en partie le portrait, proposé par Hare, du psychopathe antisocial en raison de son expérience amoindrie de la peur.
20 De par leur implication probable quant à la représentation des émotions et au contrôle des ressources cognitives et motrices pour les comportements finalisés (goal directed behavior), les lobes frontaux (et plus particulièrement le cortex préfrontal) ont également attiré l’attention des chercheurs [10, 29]. Les déficiences structurelles et fonctionnelles de ces zones cérébrales pourraient effectivement fonder une explication plus complète de la psychopathie, rendant à la fois compte de ses caractéristiques antisociales et de ses propriétés interpersonnelles ou affectives. Blair objecte néanmoins que les lésions frontales sont principalement en corrélation avec l’agression réactive, et non pas avec l’agression instrumentale caractérisant la psychopathie [5, p. 90]. Le lien précis entre ces lésions et le risque probable de comportements antisociaux semble, d’autre part, difficile à établir. Une hypothèse plus précise relie la psychopathie à une dysfonction du cortex orbitofrontal et frontal médial affectant la formation des marqueurs somatiques [4]. Mais, en l’état actuel, les études suggèrent des problèmes concernant davantage l’utilisation des marqueurs somatiques lors des choix d’action que leur formation à proprement parler [5, p. 92-94].
21 Occupant un rôle central dans le cerveau dit « émotionnel », le complexe amygdalien permettrait la formation de trois types d’association : (1) stimulus conditionné et réponse inconditionnée, (2) stimulus conditionné et représentation affective, (3) stimulus conditionné et valences positives ou négatives des propriétés sensibles du stimulus non conditionné [5, p. 115]. En formulant l’hypothèse d’une dysfonction de ce complexe, les travaux de Blair ont le mérite d’expliquer les échecs du psychopathe pour les apprentissages instrumentaux dépendant du renforcement des stimuli (par exemple : sa faible réceptivité à la punition dans le cadre précis de l’apprentissage par évitement passif) [5, p. 120-122]. Les déficiences de l’amygdale indiqueraient également que les erreurs de raisonnement moral et la prédisposition aux comportements antisociaux dépendent de la mise en échec d’un conditionnement aversif, le psychopathe se distinguant de par sa faible capacité d’associer la gravité de ses transgressions à l’expérience déplaisante résultant de la détresse d’autrui [5, p. 124-128]. Quoi qu’il en soit, Blair admet que ces faits ne sauraient suffire à rendre compte de la manifestation complète du syndrome : même si la psychopathie dépend en premier lieu de dysfonctions émotionnelles, un certain nombre de facteurs socio-économiques ainsi que des déficiences relevant du cortex ventrolatéral et orbitofrontal semblent déterminer ses caractéristiques comportementales [5, p. 39, p. 138-140].
22 D’une manière générale, les résultats de l’imagerie par résonance magnétique donnent une représentation extrêmement hétérogène du syndrome. Les recherches s’étendant de 2000 à 2008 ont mis en évidence dix-sept zones cérébrales dont les « dysfonctions » pourraient être associées à la psychopathie [21, p. 132-133]. Il est actuellement impossible d’estimer comment un modèle explicatif unique et cohérent pourrait se dégager de ces résultats. En sa qualité de concept, la psychopathie ne résiste pas au critère d’une validité absolue exigeant de « découper la nature suivant ses articulations ». Reposant non seulement sur des critères de diagnostic contestables, elle échoue également à désigner une réalité homogène et indépendante du point de vue des descriptions neuroscientifiques. Blackburn [3] et Gunn [13] estiment que les différentes caractéristiques du syndrome dépendent de fondements neuronaux distincts. Les exigences de la précision scientifique et de l’efficacité thérapeutique justifieraient alors le retrait de la psychopathie des classifications psychiatriques. Du fait de ses connotations morales et de ses nombreuses récupérations par la littérature et le cinéma, ce supposé trouble de la personnalité aurait finalement bénéficié d’un phénomène de réification.
23 Ne prétendant plus se placer au niveau des classifications naturelles, Hare défend désormais les bénéfices théoriques du concept de psychopathie. Tout en admettant le caractère artificiel de ce dernier, il serait possible d’accepter son utilité en tant que paradigme de recherche. Mais la transformation de la psychopathie en paradigme repose actuellement sur de pures analogies : à partir des résultats de l’imagerie cérébrale, Hare observe uniquement un certain nombre de recoupements avec le « système paralimbique » et le « cerveau social » étudiés par les sciences cognitives [21, p. 139-142].
5 – Psychopathie et responsabilité morale
24 D’une manière générale, la psychiatrie admet que, sans remettre en cause la responsabilité des auteurs, la psychopathie prédispose aux comportements criminels. À l’opposé, de nombreux travaux philosophiques défendent l’idée que le syndrome détruit les conditions de possibilité de l’action morale. L’importance de ces recherches n’est pas à négliger : le concept de psychopathie garde encore une certaine consistance du fait qu’il désigne une catégorie singulière de criminels dont la responsabilité semble problématique. Aussi intéressants soient-ils, les discours philosophiques souffrent souvent d’une surinterprétation des données empiriques et ne parviennent pas à s’élever au-dessus des querelles méta-éthiques. D’un point de vue social et juridique, les hypothèses qu’ils introduisent semblent, par ailleurs, inacceptables.
5.1 – Psychopathie et philosophie de l’action
25 Sans prétendre au résumé exhaustif d’une littérature à la fois dense et complexe, il semble néanmoins intéressant de remarquer que des courants philosophiques aussi opposés que le rationalisme et les théories du sens moral parviennent à s’accorder sur l’irresponsabilité du criminel psychopathe. Si le kantien Jeffrie G. Murphy considère le psychopathe comme un sujet « moralement mort » [25], des auteurs comme Neil Levy [21, p. 213-226] ou Jesse Prinz [28] estiment que son absence de jugement moral dépend principalement de ses dysfonctions émotionnelles. Étant donné que le psychopathe se caractérise à la fois par les déficiences de sa raison pratique et la superficialité de ses affects, des écoles de pensées très opposées peuvent percevoir en lui la confirmation de leurs théories sur les fondements de la morale.
26 Comme le note Vinit Haskar [16], le problème central semble de déterminer si le psychopathe partage le même système de valeurs que nous. Tout en conservant sa conscience et ses facultés de raisonnement, celui-ci pourrait être un « étranger » observant et imitant notre ordre social sans pour autant pouvoir pleinement le faire sien. À vrai dire, ces questions se posent déjà lorsque Hare décrit la vacuité des discours intérieurs (inner speeches) du psychopathe. L’idée d’un sujet responsable malgré son absence de crainte, d’empathie et de préoccupations à long terme semble effectivement contestable. Les travaux d’Antony Duff [8 ; 21, p. 199-212] s’efforcent à démontrer que le psychopathe ne saurait répondre de ses actions : il peut, certes, imiter une société dont il est extérieur, mais sera incapable de participer à des discours ou activités caractérisés par des valeurs qu’il ne possède pas. S’il fait l’expérience des valeurs dépendantes des désirs et des impulsions, le psychopathe ne saurait accéder aux valeurs relevant des jugements normatifs informés par les émotions. Son incapacité à se placer dans le milieu de la raison pratique devient, de ce fait, frappante : la société voudrait demander au criminel psychopathe pourquoi il a agi ainsi en dépit des raisons moralement bonnes qui s’y opposaient, mais il ne saurait répondre de ses fautes par l’excuse, la justification ou la confession. Sans véritablement saisir nos raisons morales, le psychopathe ne pourra pas expliquer pourquoi ses comportements vont à son encontre. En établissant une forte connexion entre motivation et connaissance morales, Duff parvient ainsi à des conclusions inverses à celles de Hare.
27 Dans le cadre des théories du sens moral, Levy décrit également le psychopathe comme un homme naturellement étranger aux systèmes de valeurs que nous partageons. Dans l’évolution de notre espèce, la morale est adaptative si et seulement si elle motive les êtres vivants. Or, les émotions sont les moyens primaires par lesquels la motivation s’implante dans notre lignage. Levy soutient, autrement dit, que les intuitions morales sont nécessairement chargées en affects. L’incapacité du psychopathe d’associer la gravité de la transgression au stimulus aversif résultant de la détresse de la victime semble alors confirmer ces fondements théoriques : les dysfonctions émotionnelles expliqueraient l’inaptitude à différencier la morale des conventions sociales. Par l’absence des intuitions correspondantes, le psychopathe ne saurait saisir ce qui rend certaines normes distinctement morales [21, p. 223-224].
5.2 – L’irresponsabilité du psychopathe : un problème philosophique et social
28 Concevoir le psychopathe comme un « étranger » est problématique à plusieurs titres. Les travaux de Duff et de Levy souffrent tout d’abord d’une surinterprétation des données empiriques : les recherches sur la psychopathie n’indiquent pas l’absence des émotions, mais, tout au plus, leur caractère atténué. Les travaux de Jeanette Kennett [21, p. 243-259] sont d’ailleurs confrontés aux mêmes difficultés. Adoptant une perspective kantienne, ses réflexions soutiennent que le psychopathe ne possède pas la prédisposition naturelle de l’esprit d’être affecté par les concepts relevant du devoir. En remarquant l’opposition de ses désirs et actions à ses jugements moraux, le psychopathe ne ferait pas l’expérience normale du sentiment déplaisant de la « dissonance cognitive ». Mais lorsque les philosophes admettent, au même titre que Hare, l’absence d’impact émotionnel des discours intérieurs (inner speeches) du psychopathe, leurs arguments se situent au-delà de ce que les recherches actuelles sont en mesure de démontrer.
29 Par ailleurs, les réflexions éthiques n’assimilent pas nécessairement la psychopathie à une négation complète des fondements de l’action morale. Des philosophes comme Walter Glannon [9] ou Ishtiyaque Haji [21, p. 260-281] considèrent que le syndrome implique une irresponsabilité partielle dont le degré d’importance est variable. Ces deux auteurs admettent que la psychopathie est un continuum : étant donné que les caractéristiques du trouble peuvent s’exprimer suivant des échelles d’intensité différentes, il semble difficile d’établir un discours général et rigide sur la responsabilité morale.
30 En admettant l’incapacité du psychopathe à assimiler nos valeurs morales, Manuel Vargas et Shaun Nichols [33] objectent que la transgression consciente de règles que nous valorisons pourrait impliquer un certain degré de culpabilité. Autrement dit, en dépit de ses déficiences morales, la violation des conventions sociales pourrait engager la lucidité et la responsabilité du psychopathe. Adoptant un point de vue plus socioculturel, Robert J. Smith [31] se demande si les réflexions morales sur la psychopathie ne participeraient pas d’une certaine naïveté. Décrire le psychopathe comme une personne étrangère à l’ordre établi reviendrait à nier qu’une société possède deux types de valeurs : celles qu’elle idéalise ou voudrait croire mises en pratique et celles qui prévalent généralement dans la vie en commun. De par son égoïsme moral et son cynisme, le psychopathe ne serait que le reflet caricatural des valeurs de réussite de l’économie capitaliste. En sortant du cadre de nos représentations angéliques, nous serions alors contraints d’admettre que cet individu décrété antisocial est en vérité fortement socialisé.
31 La psychopathie n’est pas une découverte suffisamment décisive pour contraindre les philosophes à une redéfinition de leurs hypothèses. Comme le souligne Heidi L. Maibom [21, p. 239], l’étude du syndrome n’a pas actuellement le statut d’une expérience cruciale qui permettrait de départager le rationalisme et les théories du sens moral. Le point de vue de Matt Matravers [22] contribue à renforcer ce scepticisme : d’une part, la philosophie ne peut pas répondre à la question de la responsabilité du psychopathe en se privant de ses débats méta-éthiques et, d’autre part, ignorer le contexte général (le droit, la société et la psychologie du sens commun) dans lequel la responsabilité se définit.
32 Définir l’irresponsabilité du psychopathe à partir de la pauvreté de ses émotions n’est, par exemple, pas un geste anodin. En faisant dépendre la conscience morale des réponses affectives du sujet face à la détresse de ses victimes, le principe de responsabilité risque de devenir inopérant. N’impliquant pas l’absence complète d’émotions, la psychopathie est également un syndrome dont l’expression peut présenter des différences d’intensité d’un individu à un autre. La société devrait alors s’accorder sur le niveau minimal des réponses émotionnelles garantissant l’autonomie morale du sujet. De récentes recherches, note Blair, démontrent que certains désordres de l’anxiété impliquent un développement accru de la conscience morale : en suivant la logique de la déresponsabilisation du psychopathe, il faudrait alors également admettre l’hypothèse absurde que certaines personnes présentent un degré de responsabilité supérieur à la norme de la responsabilité en elle-même [4].
6 – Conclusion
33 Souhaitant dépasser l’opposition classique entre faits et valeurs dans le cadre des débats sur la définition des pathologies mentales, le philosophe Jerome C. Wakefield [34] a proposé le concept hybride de la maladie entendue comme « dysfonction nuisible » (harmful dysfonction) : si la « dysfonction » est un terme scientifique (faits) désignant l’échec d’un mécanisme mental à accomplir une fonction pour laquelle il a été sélectionné par l’évolution, ce sont les standards socioculturels (valeurs) qui déterminent son caractère « nuisible » ou morbide. En ce qui concerne le psychopathe, il apparaît clairement que la société ne saurait considérer ses actes transgressifs comme le signe immédiat d’une maladie. Par ailleurs, la plupart des données empiriques sur le psychopathe n’indiquent pas des dysfonctions à proprement parler, mais des différences d’ordre statistique : l’intensité de ses émotions est inférieure à la moyenne, ses aptitudes à reconnaître certaines expressions faciales paraissent affaiblies, ses raisonnements moraux semblent moins performants etc. Les travaux de James Blair, centrés sur le système amygdalien et les déficiences relatives aux apprentissages émotionnels du psychopathe sont peut-être plus proches de la définition d’une véritable dysfonction. En démontrant pourquoi le psychopathe agit contre son propre intérêt dans le cadre de certains conditionnements instrumentaux, ces théories pourraient également permettre une définition socialement acceptable de la pathologie. Mais il s’agirait alors d’un trouble de la personnalité tout à fait différent de la psychopathie car, Blair l’affirme lui-même, les dysfonctions identifiées ne conduisent à l’expression de comportements violents et immoraux qu’en fonction de paramètres neurologiques et socio-économiques (exerçant une influence restrictive sur les motivations et choix d’action) complémentaires [5, p. 37].
34 Cet exemple démontre que le fait de situer les comportements antisociaux dans les prolongements d’une pathologie constitue à la fois la force et la faiblesse de la psychopathie : si la dangerosité, les comportements et la vie émotionnelle des criminels ont rarement été étudiés de si près, les thérapies ont connu une stagnation des plus significatives. Les refus, justifiés, de percevoir les actes transgressifs du psychopathe comme les conséquences directes de son trouble ont indéniablement conduit à d’insolubles conflits d’intérêts entre les impératifs du traitement et les pratiques relevant du blâme et du contrôle social. Mais le concept de psychopathie a également retiré les bénéfices de sa propre ambiguïté : c’est en transformant l’énigme de la responsabilité criminelle en syndrome et en faisant appel aux efforts conjoints de la psychiatrie, de la neurologie et de la philosophie morale que son apparente cohérence a pu, finalement, être sauvegardée.
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Mots-clés éditeurs : neurosciences, psychopathie, philosophie de l'action, éthique, épistémologie
Date de mise en ligne : 02/04/2014
https://doi.org/10.3917/psn.121.0031Notes
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[1]
Alors que l’agression instrumentale vise l’atteinte d’un but spécifique et désiré, l’agression réactive (ou impulsive) dépend d’un facteur frustrant ou menaçant (l’acte violent s’enclenche indépendamment de la considération d’un but potentiel). Selon James Blair, l’agression instrumentale et l’agression réactive sont médiatisées par deux systèmes neurocognitifs distincts. Il défend également l’idée suivant laquelle les individus violents se divisent en deux groupes : (a) ceux dont l’agressivité est purement réactive et (b) ceux présentant, à l’instar des psychopathes, un niveau conjointement élevé d’agressivité instrumentale et impulsive [5, p. 12-13].
-
[2]
L’augmentation de la réceptivité des neurones dans l’amygdale, l’hypothalamus et la substance grise périaqueducale peuvent provenir de facteurs génétiques ou d’expériences extrêmes/répétées de menaces extérieures – tels que les abus physiques ou sexuels. D’autre part, les dysfonctions du cortex frontal en ses régions médiales et orbitales peuvent résulter d’une perturbation du système sérotoninergique ou d’un traumatisme de naissance [5, p. 107-109].
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[3]
Pour le présent exposé, les résultats empiriques sur le langage des psychopathes [15, p. 124-143 ; 5, p. 59-62] sont secondaires. Une série d’hypothèses reposaient également sur les rapports probables entre la psychopathie et les troubles de l’attention, mais celles-ci ne constituent plus l’actualité des recherches [5, p. 63-65].
-
[4]
La fonction des émotions serait de limiter l’espace des options prises en considération lors des délibérations du sujet. C’est à travers l’expérience que les représentations d’évènements s’associent à des émotions déterminées et reçoivent une empreinte somatique. De ce fait, lorsque le sujet se réfère à de telles représentations pour ses actions futures, il éprouvera leurs effets positifs ou négatifs qui le placeront dans une bonne ou mauvaise disposition vis-à-vis des options relatives au procès de la décision [7].