PSN 2013/3 Volume 11

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Article de revue

Les archives et l'histoire de la psychiatrie. Première partie : les sources et les travaux

Pages 69 à 90

1Le document inédit est en quelque sorte l’objet-fétiche de l’historien. En histoire de la psychiatrie, les recherches d’archives jouent actuellement un rôle fondamental, aussi bien pour ce qui concerne les monographies locales que pour ce qui a trait aux approches plus générales de l’histoire de la discipline. Elles permettent d’aller au-delà de ce qu’apportent les sources écrites, en les confrontant à la réalité vécue, en corrigeant les récits hagiographiques et en rectifiant les mythes comme les légendes. C’est sur elles que repose, depuis environ cinquante ans, une nouvelle histoire critique de la médecine mentale. Quelle que soit l’appréciation que l’on porte par ailleurs sur son œuvre et sur sa manière d’exploiter les documents, force est de reconnaître que cet intérêt remonte à la publication, en 1961, de la première édition de l’ouvrage princeps de Michel Foucault [15].

2Cet article passera d’abord en revue les sources principalement utilisées, répertoriées selon leur provenance. En dépit de l’énumération un peu fastidieuse à laquelle donnera lieu cet inventaire, un tel survol permettra, dans un second temps, de mettre en lumière les axes de recherche principaux des travaux et des ouvrages contemporains, ainsi que l’apport spécifique de chaque type de source à un approfondissement des connaissances dans tel ou tel domaine. Nous ne citerons pratiquement que des recherches portant sur les archives françaises, non par chauvinisme, mais par manque d’information exhaustive et défaut de compétence pour les archives des autres pays.

Les sources

3La France est probablement le pays le plus riche en archives administratives [14]. Nous allons passer en revue les principaux dépôts et, à l’intérieur de ceux-ci, les différentes séries dont l’exploitation représente un intérêt potentiel pour l’histoire de la psychiatrie. Nous nous centrerons sur la période postérieure à 1789, qui correspond à la naissance de la spécialité. Il faut savoir que, sauf dérogation, les dossiers administratifs personnels ne sont consultables que 120 ans après la naissance des intéressés et les dossiers médicaux – donc psychiatriques - 150 ans après celle-ci (on ne peut par conséquent en 2013 avoir en principe libre accès qu’à ceux des personnes nées avant 1864).

Archives Nationales

4C’est la série F (administration générale) qui est la plus riche en informations. Dans cette série, la sous-série F 15 (hospices et secours) est la source principale des historiens de la psychiatrie. Elle couvre la période 1791-1870. On peut passer en revue rapidement le contenu de ses cartons : instructions du ministère de l’Intérieur aux préfets pour l’édification et les normes en personnel des établissements de soins et pour l’application de la loi de 1838 ; rapports et enquêtes officiels ; fragments des minutes des conseils généraux des départements ; règlements intérieurs des établissements ; comptabilité et dépenses ; édification des asiles après 1838 (projets de construction, plans et devis, travaux) ; statistiques ; dossiers de membres du personnel et demandes de places (notamment de médecins). Les cartons F 15 3917 à 3919, concernant la « correspondance entre les ministères, la préfecture de police et les préfets relative à l’internement de divers aliénés 1843-1848 », sont particulièrement intéressants, car ils comportent des certificats médicaux manuscrits, parfois d’aliénistes célèbres.

5Les autres sous-séries F, quoique moins utilisées, sont susceptibles d’apporter de précieuses informations à l’historien de la médecine mentale : F 2 (administration départementale : circulaires), F 16 (dépôts de mendicité) ; F 17 (instruction publique : universités) ; F 20 (statistiques) ; F 22 (travail et sécurité sociale).

6D’autres séries présentent un intérêt indéniable pour les débuts de la prise en charge des malades mentaux, antérieurement à la loi de 1838. Les comptes rendus des visites aux hôpitaux du comité de mendicité, entre 1790 et 1792, publiés par Tuetey [33], figurent dans la série AF 1. Trente-quatre cartons de la série AJ 2 concernent la maison de Charenton : états d’entrées et de sorties, transferts, personnel médical, demandes de traitement gratuit, conflit entre le directeur de Coulmiers et le médecin Royer-Collard, de 1806 à 1813. Les archives de la faculté de médecine de Paris ont été déposées dans la série AJ 16 : dossiers des étudiants (parmi lesquels les élèves d’Esquirol), décision de création d’une première chaire de médecine mentale sous la Restauration, minutes des réunions du conseil des professeurs (indispensables à consulter pour les péripéties de la création de la chaire des maladies mentales en 1877). Dans la série AP, contenant les papiers privés du ministre François de Neufchâteau, a été découvert un document capital relatant l’abolition des chaînes à Bicêtre en 1797 [35].

7Pour l’Ancien Régime, les archives du Parlement criminel, dans la série X2b, contiennent les procès-verbaux de visite des commissions dans les maisons de force (Charenton, Saint-Lazare). Les archives du Châtelet de Paris (série Y) comportent les ordonnances du lieutenant-général de police et les procès-verbaux de ses commissaires pour l’internement des insensés au XVIIIe siècle.

Bibliothèque Nationale (manuscrits)

8Trois fonds principaux sont d’un intérêt majeur pour les rapports et les visites d’inspection des institutions de soins sous l’Ancien Régime. Le fonds Joly de Fleury (31 cotes) concerne l’Hôpital général (institution fondée par un édit de 1656, regroupant les hospices de Bicêtre pour les hommes et de la Salpêtrière pour les femmes), l’Hôtel-Dieu de Paris et les maisons de force (Charenton et Saint-Lazare). Ces dernières sont également concernées par le fonds Clairambault (aucun rapport avec le médecin-chef de l’Infirmerie spéciale). Enfin, le fonds Français regroupe les papiers de Jacques Tenon, dont le manuscrit du célèbre rapport sur les hôpitaux de 1788.

Bibliothèque de l’Arsenal (Paris)

9Les lettres de cachet de l’Ancien Régime qui y sont conservées ont trait à l’internement dans les maisons de force (ou de correction), aussi bien de « débauchés », de dissipateurs et de blasphémateurs que d’insensés. Les archives de la Bastille comportent également la description de l’état de quelques malades mentaux.

Archives de la préfecture de police de Paris

10Partiellement détruites par la Commune en 1871, elles sont surtout intéressantes pour leur série PP, réunissant les circulaires des préfets aux commissaires de police relatives aux placements d’office et à l’infirmerie spéciale (après 1872). Les dossiers des aliénés, avec les originaux des certificats médicaux d’hospitalisation, ont malheureusement été livrés au pilon vers 1960. Les registres de la loi de quelques maisons de santé privées, débutant en 1838, ont été déposés aux Archives de la préfecture de police : celle de la rue de Picpus à Paris, celle de Vanves (Falret et Voisin), la villa Penthièvre à Sceaux. La série AB 24-25 contient les rapports de l’informateur Cujas sur les cours à la faculté de médecine et les présentations de malades dans les années 1870. Les cotes AB 380 à 382 comportent quelques lettres de cachet d’Ancien Régime.

Archives de l’Assistance Publique de Paris

11Elles comportent des documents antérieurs à la création de l’AP en 1849, d’un intérêt capital pour les origines de la psychiatrie hospitalière en France : minutes du conseil général des hospices (essentielles pour la restructuration de 1802) ; registres d’entrées (série IQ 2), à partir de 1802 pour la Salpêtrière ; registres du personnel (médecins, internes, infirmiers).

12Les séries 6 Q1 et 6 Q2 réunissent les registres de la loi de 1838, pour les placements volontaires et pour les placements d’office, à Bicêtre (hommes) et à la Salpêtrière (femme), où sont notamment transcrits les différents certificats médicaux, d’admission, immédiat, de quinzaine, de transfert ou de sortie. Chaque registre couvre une période d’un à deux ans. La série 6 Q5 contient les mutations, à partir de 1802, avec dans certains cas des notes médicales. La série 6 R rassemble les registres d’observations médicales des deux hôpitaux de l’AP, à partir de 1850, des écrits fondamentaux pour toute étude de l’évolution de la clinique psychiatrique.

Archives départementales

13Pour l’Ancien Régime, la série C (intendance) comprend les dossiers d’internement par lettres de cachet en province. Pour le XIXe siècle, les séries M et X concernent respectivement la santé publique et l’administration hospitalière.

14La plupart des archives hospitalières ont maintenant été déposées aux archives de leur département, par exemple celles du Bon-Sauveur de Caen aux archives du Calvados et celles de l’asile Saint-Méen de Rennes aux archives d’Ile-et-Vilaine. Pour l’Ile-de-France, les registres d’observations médicales de l’hôpital Sainte-Anne se trouvent aux archives de Paris, les registres de la loi et les registres d’observations de Charenton dans les séries Q et X des archives du Val-de-Marne à Créteil. Ces derniers sont antérieurs à 1838. Débutant en 1815, ils comportent des études de cas détaillées de Royer-Collard, de Bayle et de plusieurs élèves d’Esquirol pendant leur internat (Calmeil, Moreau de Tours), d’où leur intérêt majeur pour toute approche des origines de la clinique mentale en France.

Archives de l’Académie de médecine (Paris)

15On y trouve les mémoires lus à la société de l’école de médecine, notamment par Esquirol, et les correspondances avec le directeur de l’Académie, en particulier celles de Daquin.

Archives privées

16La famille de certains des grands noms de l’aliénisme du XIXe siècle a conservé des archives privées, notamment des correspondances. Les plus célèbres constituent le fonds Sémelaigne, qui comprend des documents inédits émanant de Philippe Pinel, que certains chercheurs ont été autorisés à consulter et à publier. Dès 1858, son neveu Casimir avait publié des lettres inédites de Pinel dans la Gazette hebdomadaire de médecine.

Les travaux

17Au tournant des XIXe et XXe siècles, quelques érudits ont édité de volumineux recueils, réunissant desdocuments d’archives en grand nombre, très utiles à consulter pour les historiens de la psychiatrie. Alexandre Tuetey a rassemblé entre 1895 et 1897 des pièces manuscrites provenant des Archives Nationales sur Bicêtre et la Salpêtrière durant la Révolution [33]. Frantz Funck-Brentano a édité en 1903 les lettres de cachets provenant des Archives de l’Arsenal [16]. Sérieux et Libert sont sans doute les premiers médecins aliénistes à lui avoir emboîté le pas en 1912, à partir du même type de sources [31]. Paul Bru en 1890 [6], dans un ouvrage préfacé par Bourneville, puis le Dr Marthe Henry en 1922 [21], ont exploité le fonds Joly de Fleury de la Bibliothèque Nationale. Hélène Bonnafous-Sérieux a suivi les traces de son père en rédigeant, à partir d’archives hospitalières provinciales, son historique de la Charité de Senlis en 1936 [5].

Michel Foucault, Folie et déraison, 1961. Histoire de la folie à l’âge classique, 1972 [15]

18Le titre de l’ouvrage de référence de Michel Foucault a changé dix ans après sa première parution, mais son contenu est resté le même. L’un des apports de ce travail est le recours systématique aux documents d’archives provenant de divers fonds publics, sans toutefois que l’auteur ait ébauché une exploitation statistique des données rassemblées. Presque toutes les sources manuscrites concernent l’Ancien Régime, l’« âge classique ». On relève quelques références aux archives nationales (cote F 15 339, à propos d’un conflit entre ministères concernant un interné de l’hospice de Toulouse en 1790), aux archives départementales de l’Aisne (cote C 677, au sujet d’une mesure de placement demandée par le voisinage) et aux archives de l’hôpital de Melun (lieu de détention réservé aux insensés). Mais la plupart des documents proviennent de deux sources principales : les archives de l’Arsenal et la Bibliothèque Nationale.

19Les lettres de cachet des archives de l’Arsenal conduisent Foucault à établir un parallélisme entre déraison et libertinage, pour lui « usage de la raison aliéné dans la déraison du cœur », de même qu’entre déraison et « économie du mal », indifféremment incarnée par « les libertins, les débauchés, les dissipateurs, les blasphémateurs, les fous ». Des notations caractérologiques provenant des pièces d’archives qu’il a exhumées viennent appuyer sa démonstration. Il relève les termes de « violent, turbulent et superstitieux, grand menteur et calomniateur » (ms 12707). Les formulations propres à l’internement assimilent ce dernier à une sanction pénale : « condamné à être détenu et enfermé à perpétuité à Bicêtre et à y être traité comme les autres insensés » (ms 12685). Au XVIIIe siècle, un « nouveau partage » conduit à la séparation entre les aliénés et d’autres catégories de pensionnaires, plus proches de la délinquance. Le prieur de Senlis sollicite le transfert de prisonniers de la Charité dans des forteresses (ms 11168). Une liste d’internés de Bicêtre et de la Salpêtrière « bons pour les Iles » est dressée par le lieutenant de police (ms 12685 et suivants). Selon Foucault, se serait ainsi mis en place un « vide qui isole la folie (…) ; la présence des fous fait figure d’injustice pour les autres ».

20Le fonds Clairambault de la Bibliothèque Nationale comporte des notations cliniques sur divers internés dans les maisons de force : « Sa folie a toujours été d’avoir des procès, de prêter à usure, de se croire capable des plus grands emplois », à propos d’un interné à Charenton en 1707 ; « il semble que son esprit balance entre la fureur et l’imbécillité », à propos d’un autre en 1704 (Clairambault 985). De comptes rendus toujours brefs, émergent les figures de l’« entêté », de l’« enragé », de l’« esprit dérangé », ou les notations « idée insensée », « imbécillité » et « fureur ». A propos d’un vieillard devenu inoffensif, on note : « Il y aurait de la justice et de la charité à le rendre libre » (Clairambault 986). A propos d’un détenu à Saint-Lazare, une issue fatale est ouvertement souhaitée : « Sa santé s’affaiblit beaucoup. On peut espérer qu’il mourra bientôt ».

21Le fonds Joly de Fleury comporte également des notations sémiologiques. « Il tombe tantôt dans une espèce de démence dépourvue de toute raison et de tout sentiment d’humanité, tantôt agité d’une passion violente qui le tourmente, il entre dans une frénésie… » (ms 1301), est-il relevé à propos d’un interné qui serait sans doute considéré de nos jours comme atteint d’un trouble bipolaire. L’observation de Marie Fichet, « née sourde-muette et en démence » (ms 1235), admise à la Salpêtrière en 1779, conduit Foucault à assimiler l’imbécillité à un mélange de folie et d’infirmité sensorielle. Le nommé Bourgeois, transféré à Bicêtre en 1783 après une tentative d’assassinat sur une femme qui lui refusait de l’argent, est considéré comme un « mauvais sujet capable de déshonorer sa famille par des traits de folie dont il n’a donné que trop de preuves » (Joly de Fleury 1246). C’est la reconnaissance d’un premier crime passionnel justiciable de l’internement. Bicêtre et la Salpêtrière cherchent à transférer certains de leurs pensionnaires : « Aux Petites-Maisons, étant mieux logé, couché et nourri, il y aurait plus d’espérance » (ms 1238), écrit un économe en 1746. A Saint-Lazare, les insensés sont frappés couramment au début du XVIIIe siècle (ms 1415).

22Toujours à la Bibliothèque Nationale, Michel Foucault a retrouvé dans le fonds Français les conclusions d’une enquête de Brienne, effectuée en 1775 dans la région de Toulouse à la demande de Turgot. Elles recommandent des « hospices pour les fous » et des secours à domicile (ms 8129), premières formes d’assistance extra-hospitalière.

23Enfin, Foucault a repris un certain nombre de textes publiés avant lui par Tuetey [33], en particulier les rapports au comité de mendicité de l’Assemblée nationale en 1790. Il attribue à Cabanis un « Rapport adressé au département de Paris sur l’état des folles à la Salpêtrière », dans lequel sont préconisés le remplacement des chaînes par la camisole et la délivrance d’un certificat médical pour tout internement. Il cite deux lettres de Pussin, dont (à la suite de Tuetey) il orthographie par erreur le nom Piersin.

La publication des premiers manuscrits de Pinel

24Il n’est pas surprenant que, depuis maintenant un siècle, tous les chercheurs en histoire de la psychiatrie soient à l’affût de documents inédits rédigés par celui qui est considéré en général comme le fondateur de la discipline. Après celle d’une partie de sa correspondance par son neveu Casimir dès 1858, c’est la publication par René Sémelaigne, le petit-fils de celui-ci, peu avant la Première guerre mondiale, de deux textes fondateurs de la psychiatrie française, rédigés en 1794, qui a marqué une date importante dans l’exploitation des archives privées : le Mémoire sur la manie… [29] et le Tableau général des fous de Bicêtre [30].

25Depuis une quarantaine d’années, la recherche de manuscrits originaux de Pinel a connu un regain d’intérêt. Au début de la décennie 1970, Georges Bollotte a publié certains de ses écrits inédits sur la réforme de l’enseignement (1790) et sur l’enseignement de la médecine (1792), fait paraître une lettre de 1806 consécutive au suicide d’une malade de la Salpêtrière et réédité le Mémoire sur la manie… retrouvé par Sémelaigne. Ces documents proviennent des archives de la Société royale de médecine et du Conseil général des hospices [2, 3, 4]. Jacques Postel a retrouvé dans le fonds Sémelaigne la version complète et originale du document plus court publié par René Sémelaigne et Georges Bollotte, Observations sur la manie pour servir à l’histoire naturelle de l’homme (1794). Il l’a publié en 1981 dans son ouvrage sur Philippe Pinel [24].

26L’historienne américaine Dora Weiner a fait sensation en publiant en 1978 les Observations du citoyen Pussin sur les fous (de Bicêtre), rédigées en 1793 et 1797, retrouvées dans la série AP des Archives Nationales [35]. Ce manuscrit démonte définitivement le mythe de l’abolition des chaînes en 1793 par Pinel, à la suite de la thèse de Gladys Swain, éditée l’année précédente (1977). Le surveillant de Bicêtre note en effet, deux ans après le départ du médecin en chef : « Au mois de prairial an V, je suis venu à bout de supprimer les chaînes dont on s’était servi jusqu’alors pour contenir les furieux, en les remplaçant par des camisoles qui les laissent promener et jouir de toute la liberté possible, sans être plus dangereux ». C’est probablement l’exemple le plus éclatant de pièce d’archive dont la découverte met à bas sans réplique tout un flot de littérature hagiographique.

Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain, 1980 [17]

27Dans une optique philosophique diamétralement opposée à celle de Michel Foucault, cet ouvrage analyse la naissance et le développement de l’institution asilaire à partir de la Révolution, confrontés à l’avènement de la démocratie politique. Mais le point commun de ce livre avec celui de Foucault est que, comme ce dernier vingt ans auparavant, les auteurs ont exploité de nombreuses sources d’archives.

28La série AJ 2 des Archives Nationales leur permet d’aborder la refondation de Charenton comme lieu de soins en 1797, après deux années de fermeture, et de tracer un parallèle avec l’Hôtel-Dieu de Paris (« L’ancien et le nouveau »). La série F 15 sert à documenter la question des traitements gratuits pour les indigents, le problème des conflits entre médecin et directeur à propos des registres d’observations, le progrès représenté par les réformes qu’a instaurées Leuret en 1840 à Bicêtre (promenades extérieures, enseignement, travail, réunions, repas en commun, soirées musicales), corrigeant quelque peu son image négative dans l’historiographie.

29Dans les archives de l’Académie de médecine, les auteurs ont retrouvé un curieux document adressé par Daquin au ministre de l’Intérieur en 1801, le Plan du journal sur les fous tenu depuis le 1er janvier 1790 et visités à chaque phase de la lune, afin d’observer si cette planète influe sur eux.

30Mais ce sont les minutes des délibérations du Conseil général des hospices, aux Archives de l’Assistance publique de Paris, qui apportent les meilleurs éclairages sur la naissance des institutions de soins psychiatriques. Gauchet et Swain y ont découvert un rapport au ministre de l’Intérieur sur le projet avorté d’affecter en 1801 deux bâtiments au traitement des aliénés parisiens (à la place de la Salpêtrière et de Bicêtre) : les couvents de la Madeleine de Trénelle et des filles de la Croix, rue de Charonne à Paris. Le point important est l’absence de séparation entre curables et incurables dans un établissement unique de 300 à 400 « chambres séparées », qualifié d’asyle, présenté comme une alternative à l’Hôtel-Dieu, dont les « saignées copieuses, purgations, douches, seuls moyens de guérison mis en œuvre par les douze médecins qui se renouvellent tous les deux mois, affaiblissent le malade à un tel point que la folie passagère se change ordinairement en imbécillité et en idiotisme, réputés incurables ». L’échec de ce projet conduira au réaménagement de la Salpêtrière, dont un arrêté de Chaptal précise en 1802 qu’elle accueillera dorénavant toutes les femmes insensées. C’est, toujours selon les minutes du Conseil général des hospices, la même année 1801 que Pussin est nommé surveillant à la Salpêtrière. Le 10 avril 1811, Esquirol vient le remplacer. L’arrêté de nomination le désignait initialement comme « médecin-surveillant », avant que le premier de ces deux termes ne soit biffé sur le manuscrit, nous révèlent Gauchet et Swain. C’est seulement le 25 novembre 1812 qu’il deviendra « médecin ordinaire » de la Salpêtrière, seul titre sous lequel il est connu dans les biographies officielles.

Yannick Ripa, La ronde des folles, 1986 [28]

31Cet ouvrage est le premier à s’appuyer sur une exploitation systématique des registres de la loi et des registres d’observations de la Salpêtrière (séries 6 Q 1, 6 Q 2 et 6 R), durant la période 1838-1870, en les confrontant aux écrits médicaux de l’époque. L’auteure en a tiré un récit enlevé, porté par un style très alerte, divisé en deux parties. Elle trace d’abord un portrait de la folie féminine au XIXe siècle, de ses causes et de ses manifestations. Puis elle nous offre une vie quotidienne dans les asiles d’aliénés vers 1850. Bien qu’elle admette les limites et les carences des sources d’archives, l’historienne tente d’en tirer quelques données statistiques à partir de sondages, sur les signataires des placements et des demandes de sortie, sur le pourcentage de célibataires, sur les relations entre folie et vie professionnelle, sur les suicides, les fugues, les sorties, les guérisons, la mortalité asilaire. Yannick Ripa a également dépouillé six cartons de la série F 15 des Archives Nationales, qui lui permettent de compléter son panorama parisien par de nombreuses données prises sur le vif dans les établissements de province. Bien que sa thèse générale puisse être discutée, il s’agit là d’une première exploration de la sociologie asilaire peu après 1838, dont bien des travaux ultérieurs s’inspireront, sans toujours la citer.

Jan Goldstein, Consoler et classifier, 1987 [18]

32Traduit en français seulement dix ans après sa parution aux Etats-Unis grâce à Jacques Postel (1997), cet ouvrage de la professeure d’histoire à l’université de Chicago Jan Goldstein, capital pour l’étude des origines de la psychiatrie hospitalière, fait appel aux principales sources d’archives disponibles, envisagées de manière méthodique sur la longue durée (un large XIXe siècle), avec un essai d’exploitation statistique en ce qui concerne l’une d’entre elles. Son travail est plus empirique et pragmatique que les œuvres philosophiques de Foucault et Gauchet. Les notes de bas de page fourmillent de références, aussi bien livresques et journalistiques qu’archivistiques. D’ailleurs, dans la notice bibliographique qui clôt le livre, l’auteure consacre deux pages aux sources manuscrites.

33Jan Goldstein a d’abord exploré les séries AJ et F 15 des Archives Nationales. Les documents de la série AJ 2, concernant le rôle du directeur de Coulmiers dans la « transformation du charlatanisme en traitement moral » à Charenton, ont été exploités systématiquement. Dans les séries AJ 16 et AJ 17, Goldstein a retrouvé les dossiers des étudiants du « cercle d’Esquirol » (composant un appendice de 8 pages à sou ouvrage), le dossier personnel de Charcot, les procès-verbaux du vote des professeurs de la faculté ayant conduit à la création de la première chaire des maladies mentales (Royer-Collard) en 1819, le « rapport sur la réorganisation des cours cliniques complémentaires », rédigé en 1875 par Chauffard (concernant notamment celui des « maladies mentales et nerveuses » de Lasègue), les débats autour de la création de la chaire des maladies mentales (tout court), impulsée par Clémenceau en 1876.

34Dans la série F 15, les conflits, autour de 1838, entre administrations départementales et congrégations religieuses à la tête de vingt-huit asiles, sont abordés à travers les rapports des préfets de la Charente, de l’Hérault, des Landes, du Morbihan, de la Vienne, de la Haute-Vienne, de l’Eure, de la Meurthe, de la Moselle, de l’Aube et du Maine-et-Loire. L’historienne les a complétés par une correspondance relative à l’asile de Rennes, déposée aux archives départementales d’Ile-et-Vilaine. L’ensemble lui permet de composer de passionnants chapitres sur le « courant anticlérical des débuts de la médecine mentale » et l’évaluation de la « menace cléricale » par les premiers aliénistes.

35Aux archives de la préfecture de police de Paris, Goldstein a consulté les rapports de l’informateur Cujas des années 1870, qui comportent des appréciations sur les cours à la faculté de Lasègue et Charcot et sur les présentations de malades dans les hôpitaux.

36Mais ce sont surtout les registres de la loi des Archives de l’Assistance publique de Paris qu’a exploités l’historienne. Elle dit en avoir fait un « usage sélectif ». Des sondages à l’intérieur des séries 6 Q2 (placements d’office) de Bicêtre et de la Salpêtrière lui ont permis d’évaluer la prévalence des diagnostics de monomanie et d’hystérie peu après 1838 et au début de la Troisième République. La monomanie concerne en 1842 9,3 % des hommes hospitalisés d’office et 13 % des femmes – des taux de l’ordre de ceux de la paralysie générale -, alors que le diagnostic disparaît pratiquement à partir de 1870. L’évolution de fréquence des cas d’hystérie féminine suit une courbe inverse à la Salpêtrière : 1 % des entrées en placement d’office en 1841-1842, contre 17,8 % en 1882-1883, avec un pic autour de 1875. Mais les cas d’hystérie masculine restent rares, même après 1870 : aucun à Bicêtre en 1841-1842, seulement deux en 1883.

Dora Weiner, Comprendre et soigner, 1999 [38]

37On a vu que l’historienne Dora Weiner, professeure à l’université de Los Angeles, avait exhumé en 1978 un document fondamental concernant le rôle exact du surveillant Pussin [35]. En 1988, elle a publié les observations de la maison de santé d’Esquirol, rue Buffon, entre 1802 et 1808 [36]. En 1990, elle a retrouvé la preuve dans les archives ecclésiastiques que Philippe Pinel avait été clerc tonsuré [37]. Elle a acquis, pour la bibliothèque de l’école de médecine de l’université de Californie, le registre manuscrit des entrées de la pension Belhomme, rue de Charonne, s’échelonnant de 1804 à 1810. Afin d’écrire sa biographie de Pinel, elle a, non seulement repris les inédits publiés jusqu’alors (y compris celui qu’elle a elle-même découvert), mais aussi effectué de nouvelles recherches aux Archives Nationales et aux Archives de l’Assistance publique de Paris.

38La cote AJ 16 des Archives Nationales (déjà exploitée par Jan Goldstein) lui a permis de reconstituer la carrière professorale de Pinel, dans les chaires de physique médicale, puis de pathologie interne. Elle a établi grâce à ses procès-verbaux que l’assemblée des professeurs de l’école de santé de Paris se réunissait tous les jours en 1795 (ce qui paraît peu compatible avec un passage quotidien à Bicêtre, établissement dont Pinel était alors médecin en chef). Elle a montré que Pinel cumulait pourtant à l’époque un salaire de professeur de 6 000 francs annuels avec un salaire de médecin hospitalier de 2 400 francs. Elle a retrouvé un extrait de ses cours de pathologie interne (le plan traite successivement du « danger des fausses théories », des causes des maladies, de leur marche et de leurs diverses terminaisons). Dora Weiner a également établi que le nombre des auditeurs du cours de Pinel était passé en sept ans de 130 à 805.

39De la cote F 17 proviennent une lettre du médecin de la Salpêtrière de 1800 au ministre de l’Intérieur Lucien Bonaparte (insistant sur le rôle du surveillant dans la mise en place du traitement moral) et une lettre de Chaptal au préfet de la Seine de 1801 (dans laquelle « le nom de Pussin se trouve toujours honorablement associé aux expériences » de Pinel).

40Aux Archives de l’Assistance publique, Dora Weiner a découvert quatre registres de la Salpêtrière (cotes 6 Q5 1 à 4), intitulés « mutations de femmes aliénées », concernant 265 malades, couvrant la période 1802-1805 (celle des premières années suivant la réforme de l’hôpital), « d’un intérêt exceptionnel pour les débuts de la psychiatrie en France ». Dans la marge de droite, figurent l’histoire de la maladie, le diagnostic et des remarques sur les relations familiales, les antécédents, les rechutes, les causes occasionnelles, provenant de notes fournies par Pinel lui-même. Ces 265 mutations (sur un total d’environ 1 000 patientes) se répartissent en 60 transferts ou décès et 205 guérisons. Les malades « guéries » sont confiées, soit à leur mari (76), soit à leur père (15), soit à leur mère (26), soit à leur fille (8), soit à un proche parent (68), soit à un « patron » (9). Ces statistiques, concernant la Salpêtrière sous le Consulat, infirment la thèse foucaldienne et antipsychiatrique d’une poursuite du « grand renfermement » par les premiers aliénistes. Les registres de Bicêtre à la même époque ne montrent que peu de sorties en comparaison (14 pendant l’an X). Les données socio-démographiques font apparaître 20 % de veuves, 8 % de célibataires, 70 % de femmes mariées, 52 % de Parisiennes ou de franciliennes, 23 % de provinciales, 25 % de patientes d’origine géographique inconnue. Enfin, 14 % des femmes hospitalisées ont un métier au moment de leur admission.

Laure Murat, La maison du Docteur Blanche, 2001 [22]. L’homme qui se prenait pour Napoléon, 2011 [23]

41L’historienne Laure Murat a eu la chance de pouvoir consulter dans des archives privées les registres de la maison de santé des docteurs Esprit et Emile Blanche, située rue Norvins à Montmartre, puis à l’hôtel de Lamballe à Passy. Cette « masse documentaire inédite, d’une richesse exceptionnelle », se compose de douze registres de la loi que l’on croyait perdus, d’un intérêt majeur pour l’histoire de la psychiatrie comme pour celle de la création littéraire et artistique. Grâce à ces gros volumes, ont pu être reconstitués le parcours au sein de l’établissement et le diagnostic de nombreux personnages illustres internés au XIXe siècle : le comédien Claude Monrose, le conseiller d’Etat Jules Poupiller, le chirurgien Jobert de Lamballe, le consul de France Le Tonnelier de Breteuil, le comte Arthur de Montesquiou, plusieurs membres de la famille Halévy, le prince Joseph Poniatowski, Juliette Grévy (sœur du futur Président de la République), Théo van Gogh (frère de Vincent).

42Gérard de Nerval, hospitalisé une première fois en 1841 à la maison de santé de la rue de Picpus (dont Laure Murat a consulté les registres aux archives de la préfecture de police), est interné une seconde fois la même année à Montmartre pour « manie aiguë ». Il sera de nouveau hospitalisé en 1853-1854, peu avant son suicide, mais le registre de cette période manque. Le compositeur Charles Gounod est quant à lui admis à trois reprises en 1857, 1863 et 1865 pour mélancolie délirante. Marie d’Agoult séjourne à Passy en 1869 pour un « accès d’excitation maniaque hystérique ». Ces trois célébrités quittent la clinique guéris ou améliorés après chacun de leurs passages.

43L’observation de choix est bien sûr celle de Guy de Maupassant, entré en 1891, qu’a retrouvée Laure Murat. Le compte-rendu d’entrée, rédigé par Blanche, fait état de lypémanie, d’hallucinations et de signes neurologiques. Le certificat de quinzaine détaille la thématique délirante hypocondriaque et de grandeur. Le terme de paralysie générale apparaît en janvier 1893, six mois avant le décès à la clinique. Laure Murat a néanmoins l’honnêteté de préciser que « les explications fournies par le registre (renvoient) parfois à un dossier médical aujourd’hui introuvable ».

44Dix ans après s’être intéressée aux patients du Docteur Blanche, Laure Murat a exploré de nombreuses autres archives psychiatriques pour investiguer un sujet d’ordre plus général, l’histoire des thèmes politiques du délire au XIXe siècle. Elle ne s’est pas bornée à quelques évaluations statistiques à partir de sondages, mais nous offre de nombreuses « vignettes » cliniques, des études de cas qui rendent son ouvrage final très vivant. Folie et révolutions, aliénisme et répression politique, caractéristiques et formes diverses de la monomanie orgueilleuse, sont quelques-unes des rubriques traitées. C’est une parfaite illustration de la manière dont une exploitation intelligente des archives peut renouveler complètement un thème d’histoire de la psychiatrie.

45Outre les classiques séries F 7 et F 15 des Archives Nationales, ce sont ici essentiellement des centaines de registres de la loi de 1838 et de registres d’observations des hôpitaux parisiens ayant accueilli des aliénés qui ont été passés au crible, dans le but de cerner le sujet traité de manière exhaustive. Pour Bicêtre et la Salpêtrière, Laure Murat s’est plongée dans les registres de la loi de 1838 (séries 6 Q1 et 6 Q2) et surtout dans les registres d’observation (série 6 R) des Archives de l’Assistance publique de Paris. Nous avions déjà publié il y a près d’une trentaine d’années les plus intéressants documents de la cote 6 R 1 de la Salpêtrière. En effectuant des rapprochements avec les cas cliniques de la Folie lucide, nous avions alors identifié le rédacteur de ce gros registre (Ulysse Trélat), quoique les observations n’en soient pas signées [19]. Pour Sainte-Anne, ce sont des registres d’observations récemment déposés aux Archives de Paris (série R) qui ont attiré l’attention de Laure Murat. En ce qui concerne Charenton, les registres de placements (série Q) et les fabuleux registres d’observations, remontant à 1815 (série X), ont pu être consultés par elle aux Archives départementales du Val-de-Marne. A l’époque où ils étaient toujours entreposés aux Archives de l’Hôpital Esquirol et pour cette raison d’un accès difficile, nous en avions édité de larges extraits [20]. Enfin, l’historienne a eu la chance de prendre connaissance des registres de la pension Belhomme et de la maison de santé d’Esquirol déposés à Los Angeles.

Nicole Edelman , Les métamorphoses de l’hystérique, 2003 [13]

46Ce sont aussi principalement les registres de la loi de la Salpêtrière et de Bicêtre, déposés aux Archives de l’Assistance publique de Paris, que Nicole Edelman avait dépouillés huit ans plus tôt pour son ouvrage sur l’évolution des figures de l’hystérie au XIXe siècle, une quinzaine d’années après les premières statistiques de Jan Goldstein sur les mêmes sources. Elle relate avoir retrouvé 300 cas de femmes hystériques dans les registres de la Salpêtrière durant la période 1870-1890. Selon elle, « ces femmes sont inquiètes, attristées, troublées, taciturnes, moroses, un peu sombres, accablées et découragées, tristes, anxieuses. Elles ont des peurs, des pleurs et des terreurs, des chagrins, des désespoirs, des convictions morbides, une tendance à la tristesse et très fréquemment au suicide (termes les plus fréquents dans les livres de la loi). Elles ont des hallucinations terrifiantes de la vue et de l’ouïe, elles sont agitées, violentes, extravagantes, dangereuses (…) Les notes médicales des livres de la loi dévoilent jour après jour la précarité, la dureté et la violence qui est faite à ces femmes ». L’historienne a tenté une approche sociologique et démographique des femmes hystériques de la Salpêtrière à partir d’une analyse quantitative des sources d’archives. Un profil caractéristique se dessine. Il apparaît qu’environ 70 % des hystériques internées sont des ouvrières célibataires de moins de 30 ans.

47Par contraste, dans les 26 registres de Bicêtre étudiés (cotes 6 Q1 6 à 9 et 6 Q2 46 à 67), apparaissent, chez la population masculine, seulement 9 placements volontaires sur 612 pour hystérie ou hystéro-épilepsie entre 1877 et 1895, 37 placements d’office sur 7358 pour les mêmes diagnostics entre 1871 et 1893 – soit respectivement 1,4 % et O, 49 %. Comme le note Nicole Edelman, « on est loin des estimations (de l’hystérie masculine) proposées par Charcot ». C’est une nouvelle illustration de l’intérêt des recherches d’archives pour corriger les idées reçues en histoire.

48Aux archives de la préfecture de police de Paris, Nicole Edelman a dépouillé les registres de la loi de deux maisons de santé privées : celle de Vanves et la villa Penthièvre à Sceaux. La folie hystérique y est « quasiment absente » et la terminologie employée beaucoup moins connotée moralement.

49L’historienne de l’hystérie a retrouvé aux Archives Nationales (cote AP 24 21) un courrier de 1875 des aliénistes de Bicêtre et de la Salpêtrière (dont Delasiauve) au préfet de la Seine, témoignant de leur regret que le service des hystériques non aliénées ait été rattaché à celui des maladies nerveuses de Charcot trois ans plus tôt. Cette correspondance éclaire d’un jour inédit le contentieux entre psychiatrie et neurologie dans la prise en charge de l’hystérie, peu après le début de la séparation des deux spécialités.

Claude Quétel, Histoire de la folie de l’Antiquité à nos jours, 2009 [27]

50Dans son travail sur les lettres de cachet [26], l’historien Claude Quétel avait utilisé quelques cotes de la série C des archives départementales de l’Orne et du Calvados pour traiter d’un chapitre consacré à l’enfermement des aliénés au XVIIIe siècle. Il a mis en pratique dans son récent ouvrage de référence une « exploitation scientifique » des archives de la psychiatrie sur la longue durée, qu’il avait préconisée dès 1978 [25]. Au rebours de la plupart des historiens français de la psychiatrie, ce chercheur ne cède pas à la mode d’une vénération inconditionnelle de Michel Foucault. Deux ensembles de sources manuscrites ont principalement alimenté son dernier livre : les fonds de la Bibliothèque Nationale pour l’Ancien Régime et les registres de la loi d’un asile de province pour les XIXe et XXe siècles.

51Du fonds Français de la Bibliothèque Nationale proviennent diverses pièces relatives aux institutions de soins parisiennes du XVIIe siècle : un factum de Théophraste Renaudot (1617) préconisant l’extension des mesures d’enfermement (ms 18605), un état abrégé (1664) de la dépense annuelle des Petites-Maisons (ms 18606), un factum de 1666 constatant la faillite de l’Hôpital général (ms 21804). Dans le fonds Joly de Fleury, Quétel a retrouvé divers états précisant la population de la Salpêtrière au XVIIIe siècle (ms 1227, 1235) et un rapport des administrateurs de l’Hôpital général (ms 1244). Cinquante ans plus tôt, Michel Foucault avait exploré d’autres cotes de ces fonds. Mais Claude Quétel aboutit à des conclusions bien différentes. De la Bibliothèque historique de la ville de Paris, proviennent des mémoires sur les hôpitaux de la ville (ms 18937).

52L’historien a exploité quelques fonds des archives départementales (du Calvados et de l’Eure). Mais il s’est surtout consacré à un dépouillement systématique des registres de la loi de l’asile d’aliénés du Bon-Sauveur de Caen couvrant la période 1838-1925 (maintenant déposés aux archives du Calvados). C’est probablement à ce jour l’essai d’histoire quantitative le plus abouti sur l’hospitalisation psychiatrique dans un département français durant près d’un siècle, à partir de 18000 dossiers d’internés archivés. Les résultats de ces investigations avaient fait l’objet d’une thèse de troisième cycle en 1976, mais restaient peu accessibles au grand public. Les principales données statistiques recueillies concernent le pourcentage respectif des différents modes de placement (57 % de placements d’office pour 43 % de placements volontaires), le taux d’internements pour actes de violence hétéro-agressive ou suicidaire (43 %), l’âge à l’entrée (30 à 50 ans dans la moitié des cas), le pourcentage de rechutes (15 %), le taux des rotations (62 % de sorties avant un an, 30 % au-delà), des guérisons (23,2 % des sortants), des décès (53 % des entrants) et de suicides à l’asile (très faible : 0,3 %). On est proche des conclusions de Dora Weiner (cf. supra) à propos des hospitalisées de la Salpêtrière au début du XIXe siècle. En province également, la thèse d’une séquestration à grande échelle des aliénés est largement infirmée par les recherches d’archives, malgré le poids de la chronicité asilaire.

53Les diagnostics retrouvés par Quétel sont : manie (18,5 % des cas), démence (18 %), délire (17,5 %), mélancolie ou lypémanie (12 %), alcoolisme (7,5 %, probablement sous-évalué), faiblesse d’esprit ou débilité mentale (7 %), paralysie générale (6 %, probablement sous-évaluée), idiotie (5 %), épilepsie (3,4 %), confusion mentale (1,8 %), hystérie (seulement 1 %, chiffre qui contraste avec les taux élevés retrouvés à Paris par Jan Goldstein et Nicole Edelman, certes sur un espace de temps plus limité). Les principales notations sémiologiques sont : agitation (37 % des cas), affaiblissement, prostration, stupeur, hébétude, tristesse ou craintes (32 %), idées délirantes, hallucinations ou incohérence (35 %).

Quelques autres recherches

54L’ouvrage très orienté dans un sens antipsychiatrique du sociologue Robert Castel (1976) ne se réfère qu’à une seule source inédite : le fonds F 15 444 des Archives nationales, d’où proviennent deux notes du ministère de l’Intérieur au début du XIXe siècle [10]. L’auteur a en revanche repris plusieurs des rapports sur les établissements de soins de l’époque révolutionnaire publiés avant lui par Tuetey [33], dont celui de Cabanis sur la Salpêtrière (1791), déjà cité par Foucault (cf. supra).

55Des thèses et des mémoires de psychiatrie soutenus dans les années 1980 sur les célèbres certificats de Clérambault, les uns provenant des archives de l’infirmerie de la préfecture de police de Paris [1], les autres des archives de l’admission de l’hôpital Sainte-Anne antérieurement à 1914 [12], éclairent d’un jour nouveau l’histoire du concept d’automatisme mental. Bien que ce dernier ne fasse l’objet de publications qu’à partir de 1920, les archives le retrouvent clairement formulé dans les certificats manuscrits avant la Première guerre mondiale, dès 1905, ainsi que le précisera plus tard Clérambault lui-même.

56Les psychiatres Jean-Pierre Soubrier et Michel Gourevitch ont retrouvé aux archives de la préfecture de police de Paris des circulaires préfectorales manuscrites sur les origines de l’Infirmerie spéciale [32]. Michel Gourevitch a publié par ailleurs des documents sur Charenton à l’époque du marquis de Sade et sur Eugène Hugo (frère de Victor).

57Pour écrire une chronique ethnographique de l’asile de Limoux (Aude), couvrant les XIXe et XXe siècles, l’historienne Giordana Charuty a dépouillé dès 1985 de nombreux rapports, dossiers de placements, comptes rendus municipaux et échanges de correspondances, déposés aux Archives départementales de l’Aude, sans négliger les archives des départements voisins [11].

58Après avoir publié quelques documents inédits sur Pinel et Pussin, le psychiatre Michel Caire a révélé d’importantes données sur la prise en charge des aliénés à l’Hôtel-Dieu de Paris au XVIIIe siècle, les procédures d’admission, les rapports entre médecins et religieuses, les traitements, remettant quelque peu en cause la légende noire de cet hôpital sous l’Ancien Régime, à partir des fonds Joly de Fleury et Français (papiers de Tenon) de la Bibliothèque Nationale, comme des séries 0 1, F 15 et surtout Y (Châtelet de Paris) des Archives Nationales [8]. Les nombreuses ordonnances de placement du lieutenant-général de police, appuyées sur des centaines de procès-verbaux des commissaires du Châtelet figurant dans cette dernière série, lui ont permis de documenter une procédure d’admission spécifique à Paris, qui complète utilement les recherches de Claude Quétel dans le même domaine. Ces précieuses investigations ont fait l’objet d’une thèse de doctorat d’histoire en 1998 [9].

59L’historienne lyonnaise Isabelle von Bueltzingsloewen a exploité les dossiers médicaux de l’hôpital psychiatrique du Vinatier à Lyon (notamment les correspondances) pour remettre en question (2007) la thèse, largement diffusée dans les médias, d’une extermination systématique et programmée des malades mentaux sous l’Occupation par le régime de Vichy [7]. Elle précise toutefois dès le début de son enquête les limites d’une approche statistique du sujet traité (« Le dénombrement impossible »).

60En ce qui concerne le psychiatre allemand ayant eu l’influence la plus déterminante sur l’évolution des concepts cliniques de la médecine mentale, notamment française, Weber et Engström ont analysé 700 des « cartes diagnostiques de Kraepelin » aux archives historiques de l’institut Max-Planck de Munich, correspondant à la période de Dorpat et d’Heidelberg, alors que le célèbre aliéniste élaborait sa classification. Les résultats de leurs investigations ont été publiés en 1997 dans la revue historique anglophone éditée par l’historien German Berrios [34]. Les résultats sont plutôt inattendus et viennent confirmer le hiatus entre théorie et pratique. Le diagnostic n’est pas précisé dans la moitié des cas et est inconnu dans 11 % d’entre eux. On retrouve seulement 4 % de cas de démence précoce et 5 % de folie maniaque-dépressive. La catatonie est encore diagnostiquée chez 3 % des malades. Aucune information n’est retrouvée sur l’évolution dans 54 % des cas. Les auteurs concluent à l’existence de « catégories préconçues » ne correspondant pas à l’expérience clinique quotidienne chez le grand aliéniste germanique.

Epilogue

61En introduction à la bibliographie de Consoler et classifier [18], l’historienne américaine Jan Goldstein notait en 1987 que « le lien puissant entre la psychiatrie française, l’état et les bureaucraties municipales de Paris au XIXe siècle se traduit par de riches archives pour l’historien ». La formule pourrait tout aussi bien s’appliquer au XVIIIe siècle. Cette masse de documents, que les érudits de la Belle Epoque ont commencé à publier à l’usage des chercheurs, les historiens du XXe siècle l’ont systématiquement et méthodiquement exploitée. Cette exploitation est d’ailleurs loin d’être achevée au début du XXIe siècle, comme en témoignent les ouvrages de la dernière décennie [13, 23, 27].

62C’est indéniablement Michel Foucault qui a, le premier, dépouillé un ensemble étendu de documents manuscrits, afin de rédiger son Histoire de la folie à l’âge classique, même si ses thèses ont été largement infirmées par les travaux ultérieurs. Durant ces cinquante dernières années, l’intérêt des chercheurs s’est déplacé de l’Ancien Régime au XIXe siècle, de la Bibliothèque et des Archives Nationales aux Archives de l’Assistance Publique et des hôpitaux psychiatriques, des lettres de cachet et de l’Hôpital général aux registres de la loi de 1838, mémoire exhumée des vies asilaires. A l’exception de Gladys Swain, peu de médecins se sont toutefois consacrés à des recherches d’archives. L’essentiel des publications est l’œuvre d’historiens, de philosophes et de sociologues. Les documents mis à jour ont d’abord alimenté le courant antipsychiatrique [10, 15] ou servi de base à une réflexion philosophique [17], avant de contribuer à l’histoire quantitative [27] et de faire progresser les recherches sur un thème sociologique [7, 18, 23, 28], une célébrité médicale [12, 24, 34, 38], une institution [8, 11, 22, 32] ou une maladie [13].

63Les archives ont ainsi radicalement modifié l’histoire de la psychiatrie depuis un demi-siècle. Elles ont permis de confronter les mythes à la réalité, de préciser le champ d’application des pratiques médicales, de mesurer les limites d’un savoir théorique, de remettre en question certaines vérités communément admises – y compris certains dogmes antipsychiatriques –, bref de se rapprocher d’une « théorie de la pratique », pour reprendre l’expression de P. Bourdieu. Parmi d’autres, les légendes (noires ou dorées) de l’abolition des chaînes, des « renfermements » du XIXe siècle et de l’extermination des malades mentaux sous l’Occupation, ont été balayées ou largement nuancées par les documents d’archives. Mais ces derniers ne valent rien en eux-mêmes s’ils ne sont pas replacés dans leur contexte historique, sociologique, événementiel, mis en perspective avec les écrits et les publications de l’époque à laquelle ils appartiennent. Les sources manuscrites conduisent donc nécessairement à une approche multidisciplinaire de l’histoire de la psychiatrie.

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Mots-clés éditeurs : manuscrit, Bibliothèque Nationale, Archives Nationales, Assistance publique, lettre de cachet, histoire quantitative, Hôpital général, Michel Foucault

Mise en ligne 07/11/2013

https://doi.org/10.3917/psn.113.0069

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