PSN 2013/1 Volume 11

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Article de revue

De la conception religieuse de la folie à la manie religieuse : l'Encyclopédie, Pinel, Equirol

Pages 69 à 106

Notes

  • [1]
    Sur ce point, cf. [30], section. I.
  • [2]
    En ce sens je souscris pleinement au constat de Porter : « He did not in the slightest anticipate the emergence of the psychiatrist » ([4], Introduction, P. xxxvii). Sur les rapports entre folie et société, et les manières dont se décline l’idée d’un effet délétère de la société sur l’esprit, on lira [35].
  • [3]
    La possibilité de la moralité et de l’imputation est l’un des principaux motifs de cette position. « Si la cause de nos égarements était purement mécanique, il n’y aurait point d’action, quelque criminelle qu’elle fût, qu’on pût imputer aux hommes, n’admettre ni philosophie morale ni jugement », ce qui conduit directement au « spinozisme ».
  • [4]
    Ainsi dépravation et excès sont liés dans cette classe de folies. Parmi elles, nous trouvons les appétits dérangés – par exemple chez les femmes enceintes –, la boulimie, la nymphomanie, le satyriasis…
  • [5]
    J’ai analysé plus longuement le rôle d’un schème général – d’inspiration physiologique essentiellement vitaliste – appelé « économie animale » dans la genèse de la psychiatrie pinelliene dans [22-24].
  • [6]
    Voir [22], [24], [44].
  • [7]
    Et il ajoute qu’il s’agit là de perceptions malades et non fausses, parce que « the ideas in all kinds of delirium arise from a diseased state of the brain or nerves », et surtout, parce que la catégorie d’erreur ici est bien trop générale : « Erroneous does not describe anything peculiar to delirium » (ibid., p. 138).
  • [8]
    « Ainsi toutes les causes qui disposent à l’engorgement de ces parties, sont celles de la frénésie. Ainsi le chagrin, la force & continuelle application de l’esprit à un même sujet, la douleur, les passions vives, telles que la colère, la fureur, l’amour, les excès de la fureur utérine, sont autant de causes de la phrénésie » ([10]).
  • [9]
    « On appelle de ce nom un délire universel sans fievre, du moins essentielle : assez souvent ce délire est furieux, avec audace, colere, & alors il mérite plus rigoureusement le nom de manie ; s’il est doux, tranquille, simplement ridicule, on doit plutôt l’appeler folie, imbécillité. (…) Si les malades n’avoient qu’un ou deux objets déterminés de délire, & que dans les autres sujets ils se comportassent en personnes sensées, c’est-à-dire comme la plupart des hommes, ils seroient censés mélancoliques & non pas maniaques » ([27]).
  • [10]
    Jackson oppose cette vieille symptomatologie à l’idée moderne d’un cycle de ces deux maladies, conduisant à l’idée de folie circulaire selon Baillarget, et à notre psychose maniaco-dépressive. Il décrit comment la vieille conception de la différence, opposant deux genres de sentiments – tristesse/fureur – a été remplacée par la vision de Cullen ou Boissier, qui oppose le délire local dans la mélancolie et le délire global dans la manie, au tournant du XVIIe siècle. Sous ces prémisses, on a été de plus en plus enclin à voir cette différence nosologique comme un « continuum of increasingly disordered intellectual functioning » ([26], 259). Mais après Esquirol, l’idée d’une folie partielle (opposée à une folie globale) fut abandonnée, parce que le trouble affectif, comme critère, a supplanté la nature de l’illusion. Gladys Swain esquisse une pénétrante histoire de la mélancolie dans « Permanences et transformations de la mélancolie » [41].
  • [11]
    La mélancolie et le délire appartiennent ensemble à un ordre de « délire » qui diffère à la fois des hallucinations et des bizarreries : dans ce délire un « vice du cerveau » est en jeu (p. 301).
  • [12]
    Sur l’importance philosophique et historique de cette création pinellienne, la « manie sans délire », cf. [38].
  • [13]
    Article « Délire » : « Mais dès que cet accord est dérangé, que les fibres deviennent trop tendues, trop élastiques, comme dans la phrénésie, la manie (voyez MANIE, PHRENESIE) dans lesquelles maladies toutes les fibres qui servent aux fonctions de l’âme, ont le même défaut : dans la mélancolie, la démonomanie, où il n’y en a que quelques-unes de viciées de la même manière (voyez DEMONOMANIE, MELANCOLIE), dans des cas au contraire où elles sont trop relâchées, comme dans la léthargie, la stupidité (voy. LETHARGIE, STUPIDITE) : alors les idées & les jugemens, qui ne sont que la comparaison que l’esprit fait de ces idées, sont à proportion plus fortes ou plus foibles que l’impression des objets ; & comme ses opérations sont finies, les plus fortes occupant toute la faculté de penser, fixant toute son attention (voyez ATTENTION), il n’apperçoit pas les autres : de-là vient qu’il n’en sauroit porter un jugement sain & naturel » [9]. On trouve des choses analogues dans l’article « Démence » : « La Physiologie enseigne que l’exercice de l’entendement se fait par le moyen du changement de l’impression que reçoit la surface ou la substance des fibres du cerveau. La vivacité des affections de l’âme répond à la vivacité des impressions faites sur ces fibres : cet exercice est limité à certains degrés de ces changemens, en-deçà ou au-delà desquels il ne se fait plus conformément à l’état naturel. Il peut donc être vicié de trois manieres ; s’il y a excès, s’il y a dépravation, & s’il y a abolition de la disposition des fibres du cerveau à éprouver ces changemens : c’est à ce dernier vice auquel il faut rapporter la démence » [10]. On contrastera avec Bossuet : « Dans la folie et dans le délire, il arrive de deux choses l’une : ou le cerveau est agité tout entier avec un égal dérèglement ; alors il s’est fait une parfaite extravagance, et il ne paraît aucune suite dans les pensées ni dans les paroles : ou le cerveau n’est blessé que dans un certain endroit ; alors la folie ne s’attache aussi qu’à un objet déterminé : tels sont ceux qui s’imaginent être toujours à la comédie et à la chasse : et tant d’autres frappés d’un certain objet, parlent raisonnablement de tous les autres » ([4], p. 171). Si certains éléments de cette vision peuvent se retrouver dans l’Encyclopédie et même chez Pinel, le contexte est radicalement différent : là où la différence entre genres de folie (générale vs. localisée) se conçoit chez Bossuet uniquement dans le cadre du « pilotage » du cerveau par l’âme, elle se pense, dans certains textes de l’Encyclopédie, en rapport avec l’économie animale dans son ensemble, ce qui culminera avec la réfutation par Pinel de l’idée (présupposée par Bossuet) que la folie se constitue par une lésion du cerveau (voir ci-dessous). (On constate ici que l’espèce de cartésianisme dualiste de Bossuet s’accommode d’ailleurs très bien de ce que nous cataloguerions comme un matérialisme mécaniste ou organiciste dans la pensée de la folie.)
  • [14]
    Sur le rapport entre folie et passion dans l’aliénisme, cf. [22], [25].
  • [15]
    Sur ce point voir [25].
  • [16]
    Point sur lequel a insisté [30].
  • [17]
    Voir [35] sur ces points.
  • [18]
    Sur The Retreat, cf. [13].
  • [19]
    Sur ce point, cf. [36].
  • [20]
    Sur la gestion du milieu tel qu’elle se pense par les médecins vitalistes, dont Pinel hérite en grande partie, voir [34].
  • [21]
    Pour une évaluation empirique (déflationniste) et une analyse de l’idée courante de « médicalisation de l’hôpital » au XVIIIe siècle, voir [14]. Ermakoff y propose, comme réquisit et complément de cette médicalisation, l’idée d’une « hospitalisation de la médecine », autrement dit d’un investissement de la pratique médicale par les routines administratives hospitalières. Cette analyse concerne aussi la psychiatrie, même si pour le présent propos elle a peu de conséquences.
  • [22]
    Commentaires dans [23].
  • [23]
    Que celui-ci ait été réalisé de fait ou non, ce qui nous intéresse ici est la cohérence conceptuelle entre la vision de la folie, le programme du traitement moral et l’institution asilaire centrée sur le médecin.
  • [24]
    Cette caractérisation essentielle de la monomanie par les passions développe dans un appareil théorique et nosologique ce qui était le cœur de la thèse de doctorat d’Esquirol, Des passions etc., à savoir l’articulation de la passion et de l’aliénation comme spécificité aussi bien épistémologique qu’ontologique de la folie ; sur ce point d’ailleurs, comme sur beaucoup, Esquirol était tributaire encore de son maître Pinel, lequel indiquait simplement qu’on ne peut comprendre une folie sans retracer l’« histoire médicale des passions » du sujet, car celles-ci provoquent la plupart des folies quand elles sont exacerbées (TMP, § 18, p. 80). Sur le contexte et l’enjeu du Des passions d’Esquirol, cf. [39].
  • [25]
    « La mélancolie avec délire, ou la lypémanie, est une maladie cérébrale caractérisée par le délire partiel chronique, sans fièvre, entretenu par une passion triste, débilitante ou oppressive. La lypémanie ne saurait être confondue avec la manie, dont le délire est général, avec exaltation de la sensibilité et des facultés intellectuelles, ni avec la monomanie qui a pour caractère les idées exclusives avec une passion exclusive gaie, ni avec la démence dont l’incohérence et la confusion des idées sont l’effet de l’affaiblissement ; on ne saurait la confondre avec l’idiotie, car l’idiot n’a jamais pu raisonner » (MM, I, p. 418).
  • [26]
    Merci à Pierre-Henri Castel et Steeves Demazeux pour leurs remarques et critiques judicieuses. Merci aussi à Catherine Jami et Gabriel Gohau, qui avaient initié il y a longtemps le projet dont ce texte est issu, et avaient discuté une première version.

1L’évidence selon laquelle la folie est une maladie mentale est, on le sait, historiquement constituée – les travaux de Michel Foucault, Gladys Swain, Andrew Scull, Dora Weiner ([16], [17], [36], [37], [38], [39], [43]), entre autres, ont été décisifs à cet égard. On sait aussi que le moment de cette médicalisation de la folie correspond, plus ou moins, à l’émergence de l’aliénisme à l’époque de la Révolution française. Mais la folie – l’ensemble des « comportements » et des « expériences » qui entrent sous cette dénomination – est une part de l’expérience humaine, et la littérature comme la réflexion morale ou philosophique ont tenté de donner sens à une telle énigme bien avant que la psychiatrie existe et en fasse son domaine exclusif.

2En tant que grande catégorie de l’expérience, la folie a longtemps été pensée dans le cadre des conceptions religieuses. Les idées de destin, de faute, d’erreur s’entremêlaient dans un schème général d’appréhension qui incluait l’idée que la nature elle-même, et la nature humaine en particulier, sont corrompues, ce pourquoi la Révélation et le Christ apparaissaient alors comme scandales. Ces dimensions de la conception religieuse de la folie disparaissent en partie dans l’approche psychiatrique telle qu’elle s’élabore avec Pinel puis Esquirol. Il est troublant de remarquer alors que, pour Pinel puis pour Esquirol ensuite, dans la liste des troubles mentaux, la foi (religieuse) trop affirmée apparaît alors comme une maladie – et, nommément, l’une des plus sévères. Chez Pinel, nombre de cas du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, lorsqu’ils sont gravissimes, mettent en cause des malades atteints d’obsessions religieuses ou soutenant des délires à connotations religieuses. Quant à lui, Esquirol dans De la folie affirme que la « démonomanie » – nommée selon le lexique et la nosologie qu’il a lui-même créés – ou la folie à délire religieux est l’une des plus difficiles à guérir : « Les folies entretenues par des idées religieuses (…) guérissent rarement » ([15], I, p. 115, ci-après MM). Il est donc tentant de se demander comment en une cinquantaine d’années, entre les contemporains de Diderot et d’Alembert et la clinique psychiatrique d’Esquirol, la religion a pu passer de son statut d’élément majeur du cadre conceptuel de la folie, à celui de contenu psychopathologique exemplairement sévère.

3Pour esquisser cette histoire, je vais m’intéresser prioritairement aux textes sur la folie consignés dans l’Encyclopédie. Écrits par plusieurs médecins, avant tout Ménuret de Chambaud, Jaucourt et d’Aumont, ils reflètent une pluralité d’approches souvent incompatibles qui rend bien compte de l’état instable où se trouve la pensée de la folie au milieu du XVIIIe siècle. Les entrées sont : « Folie », « Manie », « Mélancolie », « Fureur », « Démence », « Délire »… Je montrerai d’abord comment les éléments essentiels d’une conception religieuse – qui peuvent être mis en relation avec les textes majeurs de François Boissier de Sauvages ou de William Cullen à la même époque sur la nosologie médicale – se retrouvent dans les articles consacrés par d’Aumont à la folie, alors que ceux, en particulier, de Ménuret, médecin vitaliste, annoncent déjà une conception plus médicale. Dans un second temps, je retracerai les linéaments de cette nouvelle conception et montrerai comment elle se prolonge chez Pinel en une théorie qui renonce aux points les plus fondamentaux de la conception religieuse de la folie. Enfin, dans un dernier temps, j’examinerai ce qui est dit des folies religieuses chez Pinel et envisagerai trois hypothèses pour rendre compte de leur statut spécifique. La dernière section se penchera sur les occurrences de la religion dans la théorie de la folie selon Esquirol ou Georget ([14], [15], [19], en montrera la complexité, et confortera l’une des hypothèses.

Le cadre religieux de la pensée de la folie

Introduction : éléments traditionnels

4Traditionnellement, comme le rappelle utilement Pigeaud ([30]), la folie relève de deux secteurs : « frénésie » et « démence » désignent des objets de plein droit pour la médecine, en ceci que souvent ils font partie de certaines maladies organiques connues, au même titre que la fièvre ; des formes non frénétiques de folie, telles que la mélancolie ou l’ensemble des symptômes qui seront vus au XVIIIe comme de la manie, relèvent davantage de la morale, puisqu’on ne leur trouve ni de substrat ni de cause corporelle, et en ce sens l’aide la plus appropriée à dispenser au patient est celle du philosophe [1]. Une part essentielle de la folie – celle-là même qui est le plus évidemment irréductible à la médecine ordinaire – relève donc davantage de la morale que de la médecine. Cette distinction remonte à l’Antiquité grecque, à Celse et Arrêtée et au fond elle ne contient pas d’élément religieux.

5La signification religieuse apparaît lorsqu’on ajoute à cela l’idée que la nature (humaine) est corrompue. Si la folie est et fait exception, alors, dans la mesure où cependant la norme est la corruption, la non-corruption – soit la raison bien réglée, la volonté droite, etc. – fait elle-même exception et apparaît scandaleuse, et donc comme une folie. L’enseignement christique est un scandale ; pour les êtres mondains, la vie recommandée par le Christ est folie : en ce sens, l’expérience chrétienne apporte dans la définition même de la folie une essentielle relativité. Il y a une dialectique proprement chrétienne de la folie, que Pascal a condensée au mieux sous la forme suivante : « Les hommes sont si nécessairement fous que c’est être fou d’un autre tour de folie que d’être sage ».

6Il ne s’agit pas de définir une pensée « chrétienne » de la folie, et une allusion à Pascal est bien insuffisante pour un tel dessein. Mais simplement, de pointer une contribution de l’expérience chrétienne à un ensemble de dimensions de l’expérience de la folie qui se sont accumulées depuis les premiers temps de la morale et de la médecine grecques – contribution qui consiste à mesurer la folie à l’aune du scandale christique, à partir duquel deux conséquences radicales peuvent être déployées : la folie se généralise (« tous les humains sont fous »), et la folie devient consubstantielle à la Vérité (« le sage est fou », pour reprendre Pascal). Ce sont là certes deux positions radicales, sans doute impossible à tenir ensemble, c’est pourquoi il n’y pas « une conception » chrétienne de la folie, mais plutôt, une dimension, ou une teinture, chrétienne, qui alimente les discours sur la folie depuis bien longtemps, de manière assez massive pour être présente en toile de fond de l’usage de ce terme à l’âge classique.

7Certes, il ne faut pas, ici, surinterpréter Pascal. L’idée d’une folie si consubstantielle à la nature humaine qu’elle touche, au fond, ceux qui en sembleraient les plus éloignés paraît se retrouver ainsi, d’une autre manière, chez Chamfort peu après : « Il y a plus de fous que de sages ; et dans le sage même, il y a plus de folies que de sagesse » (Maxime, 368). On pourrait toutefois voir dans toutes ces réflexions, plutôt, une résurgence du scepticisme antique. Les hommes sont fous, au sens où ils préfèrent le court terme au long terme, ne font pas usage de leur raison, croient savoir alors qu’ils ne savent pas évaluer les éléments qui pourraient justifier leurs connaissances, etc. Et comme le dira Vauvenargues, celui qui s’y connaît en nature humaine aura tendance à relativiser la folie la plus éclatante, parce qu’au fond tous les individus y succombent, à leur échelle : « Les folies de Caligula ne m’étonnent point ; j’ai connu, je crois, beaucoup d’hommes qui auraient fait leurs chevaux consuls, s’ils avaient été empereurs romains » (Maximes, 383).

8Ce scepticisme, toutefois, n’est pas selon nous l’arrière-plan de l’affirmation pascalienne. En effet, pour le sceptique la folie des hommes étant de fait, le sage, lui, peut et doit s’en extraire. Il doit mesurer ses énoncés à la force de leurs justifications empiriques, comme il doit, sur le plan moral, se fixer des fins qui se mesurent à ce qu’il peut espérer et accomplir : un idéal de commensurabilité généralisée guide les pas du sage, et l’extrait de l’humaine folie. Mais rien, ici, ne rappelle la dimension de « scandale », donc la consubstantialité de la folie et de la vérité. « Folie » n’est pas un terme réversible, elle désigne une condition de fait largement partagée, mais elle la désigne de manière stable – et cette condition est surmontable.

9Or dans la phrase de Pascal, le mot « nécessairement » ici renvoie à la nature corrompue ; les sages de l’Antiquité, ou bien le Montaigne que Pascal justement paraphrase, reprend ou caricature souvent, auraient certes pu se plaindre de ce que les hommes sont en majorité fous, mais le constat n’aurait pas eu la valeur d’un fait naturel nécessaire. Pascal, lui, fait écho à la sentence des Corinthiens : « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie toute la sagesse du monde » (Corinthiens 1, 20). C’est en cela qu’il fait signe vers une idée religieuse de la folie.

10Je me suis attardé sur ce point, parce que cette « réversibilité » et cette « généralité » de la folie semblent, au contraire, exclues par la conception moderne et médicale de la folie : si la folie y est essentiellement « anormalité », sa différence d’avec la non-folie est univoque, et l’état de folie ne saurait être généralisé (si du moins la norme emporte toujours une connotation statistique de « majorité »). Pourtant, si l’on regarde des textes qui prédatent de seulement quelques décennies la naissance de la psychiatrie, on trouve bien, encore, des traces de cette dimension chrétienne de la folie. Je me tourne donc maintenant vers les textes de l’Encyclopédie.

L’Encyclopédie

11Les articles de d’Aumont dans l’Encyclopédie comprennent deux entrées « Folie » : le premier, « Folie (morale) », traite au fond de la sorte de folie réservée aux philosophes et moralistes selon la bipartition classique déjà évoquée ; le second, « Folie (médecine) » traite de l’autre sorte de folie. Certes, le texte est ambigu et la dualité peut signifier aussi bien une dualité de points de vue possibles sur la folie, qu’une dualité de types de folie ; quoi qu’il en soit, cette dualité même fait écho au partage antique. On va voir que ces deux articles condensent des éléments essentiels d’une conception religieuse de la folie.

12L’article « Folie (morale) » dresse un tableau de la folie dont nous verrons au paragraphe suivant qu’il était au même moment délaissé par les médecins, au profit d’un cadre anthropologique que nous retracerons. Être fou pour l’auteur signifie s’éloigner de la raison, non pas en toute conscience, comme l’« esclave d’une violente passion », mais « avec confiance, et fermement persuadé que l’on suit la raison » ([11], p. 56). Cette persuasion, toutefois, ne semble pas spécifique à une catégorie d’humains, mais peut bien concerner chacun d’entre nous, à des degrés divers. L’enfermement des uns, la liberté des autres dans la société, relèvent simplement de la contingence : selon d’Aumont, ceux que l’on enferme dans les hôpitaux semblent avoir « une espèce moins commune » de folie que les autres – des folies qui « n’entrent pas dans l’ordre de la société ». Autrement dit il y a une relativité essentielle du concept de folie – relativité au regard des croyances locales, des normes sociales, des goûts du clan –, qui l’empêche de devenir un authentique concept de maladie (santé et maladie étant supposées – du moins pour les tenants de l’idée de « maladie mentale » – ne pas dépendre directement de contingences sociales). De pair avec ces assertions, nous constatons un certain scepticisme par rapport à la connaissance de la folie, ou du moins à la science que l’on pourrait en avoir : « La folie semble parfois provenir d’une altération de l’âme, communiquée aux organes du corps ; parfois d’une perturbation d’organe du corps, qui influence les opérations de l’âme : cela est difficile à démêler. Mais quelle que soit la cause, les effets sont les mêmes. »

13La pointe sceptique est qu’en fin de compte la folie est un concept relatif : la folie est essentiellement excès (« tout excès est folie ») or chaque excès suppose un point de comparaison. Ce vocabulaire de l’excès, qui hante toute la littérature sur la folie, justifie pourtant ici une vision critique du concept : la folie est une question de point de vue. C’est pourquoi d’Aumont souscrit à la réversibilité chrétienne entre folie et sagesse : ce qui semble fou pour le monde, est raisonnable pour le sage. Le monde est fou : l’ordre de la société est la « combinaison des humaines folies », de sorte que la folie « entre dans l’ordre de la société » ([11], p. 58]).

14Conséquemment, la bipartition classique héritée de la médecine antique entre une folie physique et une folie morale, entre les délires de la fièvre ou frénésie, et la mélancolie ou les passions tristes, n’a en elle-même aucune valeur : dans les « maisons », beaucoup de gens ont une folie morale, tandis que dans le monde, beaucoup sont physiquement malades, comme les « malades imaginaires ». Cette bipartition ne sert à l’encyclopédiste que discursivement, pour ordonner les articles sur le sujet. Cet article est donc suivi par « folie (médecine) », du même auteur. D’Aumont y présente la folie comme « une espèce de lésion des fonctions animales » ([11], p. 58]), et la compare à la manie, à la mélancolie et au délire. La tripartition n’est pas ferme, et de manière générale dans toute l’Encyclopédie, il est difficile de dégager une vraie classification des maladies mentales. D’Aumont distingue, en leur consacrant des articles, « delirium » et « frénésie », cette dernière étant accompagnée de fièvre : c’est bien la distinction classique de la mania et de la phrenesis, héritée de la médecine ancienne. Mais tandis que le premier article, « folie (morale) » insistait sur l’aspect « excès », et en tirait les conséquences relativistes que j’ai soulignées, « folie (médecine) » pose que la « folie » est la « dépravation de la faculté pensante ». Toutefois les deux approches sont facilement articulables : dépravation et excès semblent de manière très générale relever d’une approche globalement morale du dérangement mental, et par ailleurs partagent le même caractère de relativité : l’excès est relatif à une mesure, la dépravation suppose d’avoir identifié ce qui est la ligne droite ou le bon sens ; or bien sûr, dans un cadre chrétien on dira que celui-ci est déjà corrompu, de sorte que la dépravation est en elle-même un fait seulement relatif. Pascal donnera de fait une assise théorique à cette idée, en élaborant une théorie selon laquelle les normes (de la grandeur ; de la géométrie, de la charité) ne sont valables que dans un ordre, et sont annulées relativement à l’ordre supérieur.

15Quoi qu’il en soit des nuances, les trois espèces de folie mentionnées par d’Aumont – manie, mélancolie, délire – réalisent de manière générale « l’erreur de l’entendement qui juge faussement, durant la veille, sur des choses à propos desquelles tout le monde pense de la même manière » ([11], p. 56). On comparera avec Boissier de Sauvages : « Les fous sont actuellement privés de raison, ou persistent dans une erreur manifeste ; et cette erreur constante de l’âme, manifestée dans ses jugements, son imagination et ses paroles, constitue le caractère de cette classe » ([3] VIII, p. 3). Au même moment, Cullen avance une définition analogue : toute vesania est fondée sur un jugement faux ([8], §1529), mais plus précisément le délire s’établit sur un « false or mistaken judgement, from an awaked person, about the relationships of most frequently encountered objects, and upon which everybody hold the same judgement » ([8], §1531). Dans sa taxinomie, Boissier de Sauvages fait une différence entre l’erreur théorique, qui est courante, et l’erreur pratique, la seule en jeu dans la folie – par exemple le maniaque qui se représente ses amis comme des ennemis ([3], VIII, § 15). Le critère ici semble extérieur à la croyance considérée en elle-même : une erreur théorique n’a simplement pas d’incidence sur le sujet lui-même ; l’erreur pratique concerne ces choses sur lesquelles notre vie sociale est fondée : relations courantes, croyances communes, etc. L’insistance sur le rapport à « ce que pense tout le monde » chez d’Aumont et chez Cullen se ramène alors à l’erreur pratique de Boissier, mettant l’accent sur la présence de normes sociales. Une telle référence au groupe social s’avère alors dans ce contexte fondamentale pour la définition de la folie : certes, l’identification métaphysique de la folie avec une erreur est essentielle, et c’est à ce titre que l’ont souvent critiquée (Pinel le premier) les tenants de la vision médicale de la folie ; mais elle est insuffisante à caractériser la folie si l’on n’ajoute pas la référence sociale, ce qui chez Boissier est opéré par l’opposition du « pratique » et du « théorique ». Une telle référence à la norme sociale rassemble au fond les deux articles de d’Aumont, « folie (morale) » et « folie (médicale) » ; cela caractérise unitairement sa vision et l’oppose à une vision psychiatrique de la folie comme maladie qui atteindrait le sujet et lui seul.

16On pourrait objecter que rien dans l’Encyclopédie n’est nouveau en ce qui concerne le contexte social de la folie : le Cheyne de The english malady ([5]) pense une relation différente de la société et de la folie, puisque certains types de vie, dans certaines communautés (les lettrés, les oisifs, les femmes) sont plus sujets à développer une maladie nerveuse – ce qui inaugura le thème de la « maladie vaporeuse », essentiellement féminine, auxquels le XVIIIe siècle donnera ses lettres de noblesse avec Beauchesne, Grégory, Pomme, etc. ([2], [21], [33]). Mais fondamentalement, Cheyne souscrit au partage des folies qui caractérise la conception de d’Aumont comme de la tradition qui le précède, et se centre sur les folies « médicales ». Sa physiologie est avant tout dualiste, et utilise les « esprits animaux » ; elle accepte un « principe intelligent », ce qui lui fait dire : « I take it for granted that the intelligent principle is of a very different, if not quite contrary, Nature from this organical Machin which contains it » ([5], 68). En ce sens, la folie induite par certaines classes sociales se conçoit par l’effet d’un mauvais régime (on dirait aujourd’hui une « mauvaise hygiène de vie ») sur la machine et doit être traitée ainsi ; on est loin du « traitement moral » de Pinel, on est bien est dans le cadre de la section « médicale » de la folie que l’on trouve dans la tradition et à laquelle Cheyne apporte une touche « sociologisante » en soulignant que les « machines » des différents individus dans divers genres et classes sociales fonctionnent en quelque sorte différemment, certains fonctionnements étant plus propices à la folie [2]. Là où d’Aumont, comme ses contemporains auteurs de nosologies de la folie, se distingue de Cheyne, c’est en soulignant la référence sociale de tout type de folie, qu’elle soit médicale ou morale, parce qu’intrinsèquement la folie a à voir avec « comment fait » la société en général.

17Si maintenant on regarde des exemples de la médecine qui à l’époque faisait autorité, on trouve bien, diffuses, les catégories d’excès et de dépravation qui structuraient le texte de l’Encyclopédie. Sauvages, dont la Nosologie est constamment citée par l’Encyclopédie, suppose que, même si la folie est une maladie qui constitue la huitième classe des maladies (nommée « classe des vésanies »), cette folie est comprise comme une dépravation : « Lorsque le principal symptôme est une dépravation de l’imagination ou du jugement, de la volonté ou du désir, c’est la folie, que les Latins appelaient vesaniae parce que ces fonctions ne sont pas saines » ([3] I, § 351, p. 322). Une telle dépravation naît d’une erreur, laquelle à la fin signifie un mauvais usage de la raison par le sujet : « L’erreur provient d’un défaut corporel (…) mais aussi du mépris que nous portons à nos facultés, et du peu de soin que nous avons pour la vérité et l’exercice de notre jugement » ([3], VIII, § 21, p. 14).

18Ceci revient à égaler folie et vice : certains sont « malades d’un vice que l’âme a contracté » ([3], VIII, § 21, p. 14, nous soulignons) [3]. Autrement dit, on passe de la folie comme erreur – donc, au fond, pathologie épistémique – à la folie comme faute de la volonté – autrement dit, pathologie morale. La folie comme dépravation, bien qu’elle soit l’objet d’un traité de médecine, n’est pas encore de plein droit un objet médical.

19Pour autant, la dépravation chez Sauvages s’ordonne naturellement avec le lexique de l’excès : dépravée, la volonté pousse le jugement à perdre le sens des proportions et de la mesure, et à se complaire dans des mesures imaginaires. Ainsi, Sauvages invente, parmi la classe des vésanies, une troisième classe nommée « bizarreries - morositates », caractérisée par une erreur particulière : les petites choses sont appréciées avec un trop grand plaisir, ou l’inverse ; la bizarrerie est un « trop grand désir ou aversion pour quelque chose » (nous soulignons) – par là, la volonté est dépravée puisque le sujet « préfère un petit bien à un grand » ([3], VIII, p. 192) [4]. À côté de ces bizarreries, on trouve, dans la même classe de vésanies : les hallucinations et le délire. Ainsi, dans cette nosologie médicale, nous retrouvons une forte affinité entre folie et excès, un excès qui s’ancre dans une dépravation en quelque sorte originelle.

20Boissier de Sauvages aussi, comme d’Aumont, tout en reconnaissant dans son approche médicale l’indifférence des causes de la folie, accorde un poids majeur à la volonté dépravée en tant que responsable de la faute à l’origine de la folie ; plus exactement, un effet d’égoïsme, qui est cela même que la religion réprouve comme faute morale, soutient la position subjective à l’origine de la folie. C’est ainsi qu’à propos de l’hypocondrie – qu’il classe parmi les hallucinations, cette catégorie qui incarne le glissement même de la folie comme erreur à la folie comme perception malade il écrit : « J’attribue cette hallucination à l’attention trop forte qu’on donne à la santé, à un amour excessif de soi-même, à l’attachement qu’on a pour la vie et les plaisirs qu’elle procure, aussi bien qu’à la trop grande sensibilité du système membranaire » ([3], VIII, p. 166). Dans cette phrase un jugement moral sur la folie (lié à une estime de soi excessive) coexiste avec une étiologie préoccupée par la sensibilité. C’est là, fondamentalement, la « dépravation de la faculté pensante » dont parlait plus haut d’Aumont. Une telle dépravation représente très exactement l’idée même de la corruption : inverser l’ordre, entre soi et l’univers (et par extension Dieu). On voit donc, avec ces exemples pris autour des médecins de l’Encyclopédie, que des éléments de la vision religieuse de la folie imprègnent bien la médecine pré-pinellienne.

La psychiatrisation de la folie

Premiers temps de l’unification et l’appropriation médicales de la folie

21Cette image pourtant change progressivement. À l’intérieur de l’Encyclopédie, dont la rédaction de tous les tomes s’étale sur plusieurs décennies, les textes de Ménuret ne sont déjà plus sur le même plan. Auteur des articles « Manie » et « Mélancolie », Ménuret aborde la folie en la pensant comme une altération générale de l’économie animale, c‘est-à-dire de cet ensemble de communications et de hiérarchies qui ordonne des entités par elles-mêmes capables de « sentir » leurs voisines reprenant le schème essentiel de la médecine vitaliste développé par Bordeu dans les Recherches anatomiques sur la position des glandes et leur action (1751) et les Recherches sur les maladies chroniques (1755) [5]. Ménuret est l’auteur de « Economie animale », article qui synthétise en quelque sorte le cadre dans lequel les médecins vitalistes de l’époque pensent l’objet de la physiologie. Pinel dans le Traité médico-philosophique s’appuiera sur cette conception pour argumenter en faveur de la nature médicale de la folie, comme je le rappelle plus bas.

22Dans ses articles sur la manie ou la mélancolie, Ménuret considère ainsi qu’une perturbation de ces relations harmonieuses de sensibilité, à distance ou de proximité, que l’on appelle sympathies, rend compte de la folie :

23

Considérant toutes ces observations, & les causes les plus ordinaires de cette maladie, l›on ne seroit pas éloigné de croire que tous les symptômes qui la constituent sont le plus souvent excités par quelque vice dans le bas-ventre, & sur-tout dans la région épigastrique. Il y a tout lieu de présumer que c’est-là que réside ordinairement la cause immédiate de la mélancholie, & que le cerveau n’est que sympathiquement affecté ; pour s’assurer qu’un dérangement dans ces parties peut exciter le délire mélancholique, il ne faut que faire attention aux lois les plus simples de l’économie animale, se rappeller que ces parties sont parsemées d’une grande quantité de nerfs extrèmement sensibles, considérer que leur lesion jette le trouble & le désordre dans toute la machine, & quelquefois est suivie d’une mort prochaine ; que l’inflammation du diaphragme détermine un délire phrénétique, connu sous le nom de paraphrénesie ; & enfin, il ne faut que savoir que l’empire & l’influence de la region épigastrique sur tout le reste du corps, principalement sur la tête, est très-considérable.
[27]

24Ici, le médecin français est en phase avec l’emploi de ces mêmes concepts par un partisan écossais de la médecine de l’« économie animale », William Cullen, qui écrivait à la même époque, dans l’introduction de ses Lectures on materia medica : « Nothing affects more the mind than the state of the stomach, and nothing induces more the stomach into sympathy, than the affections of mind. This is evident by the hypochondriacs » ([7], p. 7).

25L’essentiel ici est que les affections et les passions, en tant que modifications de la sensibilité, sont ontologiquement de même nature que les lésions fonctionnelles ou organiques. Pour saisir la nouveauté de cette vision, on peut la comparer à un texte qui témoigne d’un état quelque peu antérieur du discours sur la folie ; Bossuet écrivait ainsi :

26

Toutes les passions violentes sont une espèce de folie, parce qu’elles causent des agitations dans le cerveau, dont l’âme n’est pas maîtresse. Aussi n’y a-t-il point de cause plus ordinaire de la folie, que les passions portées à certains excès. Par là aussi s’expliquent les songes, qui sont une espèce d’extravagance. Dans le sommeil, le cerveau est abandonné à lui-même, et il n’y a point d’attention. Car la veille consiste précisément dans l’attention de l’esprit, qui se rend maître de ses pensées
([4], p. 165)

27Autrement dit, la folie advient lorsque l’âme ne peut plus contrôler le cerveau – ce qui peut bien sûr pourrait survenir à la suite d’une altération du cerveau –, c’est-à-dire que de manière générale la folie a lieu lorsque cette triple structure qu’est la dépendance du corps envers l’âme via le cerveau est endommagée (et c’est pourquoi la folie se peut voir comme un passage à la limite des passions, dans lesquelles cette structure est comme tendue à l’extrême).

28Lorsqu’on passe à la conception médicale vitaliste de Ménuret, celle d’un dérangement de l’économie animale, il ne s’agit plus d’un défaut de contrôle du cerveau, autrement dit d’une anomalie touchant une structure dualiste, mais bien une perturbation interne d’un système dans lequel sens, viscères et cerveau sont parties prenantes. (Souvenons-nous que cerveau, peau et épigastre sont pour les vitalistes les trois centres de l’économie animale, comme le rappelle Ménuret dans son article [28] [6].) Telle est la raison pour laquelle, dans la manie, des causes morales et physiques sont à l’œuvre ensemble : tandis que (a) la sympathie entre cerveau et autres centres de « l’économie » explique la production des symptômes psychiques, inversement (b) les affections morales sont clairement des causes possibles de troubles organiques.

29La proposition (a) est formulée dans « Manie » [27], où Ménuret explique qu’il doit y avoir un vice dans le cerveau « idiopathique ou sympathique » pour expliquer que « les objets ne se présentent pas à l’insensé tels qu’ils sont réellement ». Le « cerveau idiopathique ou sympathique » signifie que nous obtiendrons néanmoins le même effet, que la manie provienne d’une perturbation du cerveau ou de la conséquence sympathique d’un organe sur le cerveau. Les fibres cérébrales sont altérées – et ainsi, la manie provient d’une « aperception » faussée, étant donné que l’aperception est l’impression sur les fibres cérébrales, médiatisée par les sympathies nerveuses. Dans cette « économie animale », la folie n’est plus une erreur (c’est-à-dire un problème de jugement qui, au bout du compte et dans une certaine tradition cartésienne, implique la volonté et la responsabilité du sujet) mais une « aperception » dérangée (ce qui est l’effet direct de l’état physiologique des fibres, celui-ci pouvant à son tour être causé par une cause psychique). Cet infléchissement majeur est une condition de l’émergence de la psychiatrie, car le mouvement par lequel la folie passe de la morale à la médecine, transgressant ainsi l’ancien partage qui cantonnait une partie des folies dans la morale, présuppose logiquement ce remplacement du jugement par la perception. Dans la tradition anglaise, et contemporaine de Pinel, l’Inquiry de Crichton établit fermement ce point : tout délire – dans la manie, l’hypocondrie, la mélancolie, etc. – implique « des perceptions et des notions malades [diseased] dans la réalité desquelles le patient croit fermement » ([6], chap. V, I, p. 137) [7].

30La proposition (b) est systématiquement invoquée dans l’Encyclopédie. L’article « Mélancolie » l’énonce ainsi : « Le chagrin, la douleur de l’âme et par-dessus tout, l’amour et les appétits vénériens, sont souvent suivis de troubles mélancoliques » [28]. Il est intéressant de noter que, tandis qu’il conserve la distinction entre délire et frénésie, qui nous vient de Caelius, et en mettant de côté le délire dû à une maladie organique avec de la fièvre (phrenesis) – d’Aumont, auteur de « phrénésie », invoque des causes morales pour cette maladie aussi [8]. Ceci est facile à comprendre si l’on se rappelle que dans une économie animale, étant donné que l’essence de la fibre est d’être sensible, n’importe quoi, que ce soit une impression morale ou un choc physique, peut l’affecter et par là produire une aperception troublée, donc le délire. Mais cela implique que cette coexistence des cadres de pensée de la folie que je relève dans l’Encyclopédie affecte même les textes de d’Aumont lui-même, qui ne sont donc pas intégralement fidèles à la tradition du partage des folies, pour laquelle certaines folies seraient intégralement organiques.

Manie et mélancolie revisitées

31« Manie » et « Mélancolie » sont définies, classiquement, comme un délire universel opposé à un délire centré sur une idée unique [9]. Par conséquent, les maniaques sont souvent furieux, tandis que les gens mélancoliques peuvent faire des raisonnements valides. Depuis Arétée, la classification médicale des maladies mentales chroniques, nommées il y a longtemps « maladies de la tête », était divisée entre deux pôles bien distincts, tendue entre manie et mélancolie [10]. Boissier de Sauvages soutenait la même distinction (les maniaques ne raisonnent pas, les mélancoliques raisonnent bien sur une idée fausse – [3] VIII, p. 28 [11]). Pinel conservera cette opposition, en séparant néanmoins la manie du délire, et en ajoutant à ces classes « la manie sans délire », qui laisse l’entendement intact mais attaque la volonté [12].

32Selon l’Encyclopédie, qui se réfère à Boissier de Sauvages, cette bipartition de la folie peut être assimilée à la classification des perturbations des fibres sensibles, ou d’un faisceau de celles-ci. Si nous lisons Boissier de Sauvages en effet, il y est déjà envisagé que la folie est un problème de circulation : il y a deux genres d’états propres à contribuer à la folie : trop de sensibilité ou de vivacité des idées ; inertie ou lenteur des idées ([3] VIII, p. 37). Les idées sont traitées comme des liquides dans une machine hydraulique, avec des vitesses différentes ; on peut les assimiler aux fibres qui les supportent. Pour cette raison, selon Boissier, les causes de ces états peuvent être soit morales, soit psychiques, parce que la circulation peut être conçue selon ces deux perspectives.

33

Il y a deux genres de principe pour les hallucinations et les bizarreries ; l’un est corporel, et consiste dans un vice des organes ; l’autre est spirituel, c’est une simple erreur de l’âme. Il s’ensuit que ces maladies sont souvent produites par des causes matérielles et morales, et par conséquent que nous devons user de remède de l’une et l’autre espèce pour les soigner. Ainsi donc ils ont tort, ces médecins qui méprisent les secours moraux et négligent leur place dans les institutions de l’art.
([3], VIII, p. 195)

34La manie est liée à une trop forte tension des fibres, tandis que la mélancolie ne touche que quelques fibres ; et la démence qui est un défaut total d’idées, suppose une faiblesse totale de la tension des fibres [13]. Ainsi, l’« économie animale » permet quelque chose comme une correspondance entre la structure corporelle et la taxonomie des insensés Dans une telle configuration, la folie peut être pensée comme une affaire purement médicale. Même si cet isomorphisme est plutôt programmatique ou imaginaire que conceptuel et scientifique dans l’Encyclopédie, les liens entre les fous et la faute morale en viennent par là à se relâcher.

35On notera que cette conception de la folie, qui substitue ou commence à substituer à des schèmes religieux le schème anthropologique de l’économie animale hérité du vitalisme, se retrouve dans le cadre anglophone, où les références se font davantage à des médecins pour lesquels l’économie animale est essentiellement centrée sur le système nerveux, tels que Cullen. Ses First lines in the practice of physicks représentent bien une telle conception : de façon significative, la carrière de Pinel a d’ailleurs commencé par des traductions de cet auteur. Pour Cullen, les vésanies sont sûrement « dépendantes d’un certain état du corps » mais – et ici Cullen se montre hésitant, tout comme les médecins de l’Encyclopédie - la maladie pourrait être une simple affection de l’esprit ([8] §1537). Pour lui, la maladie mentale – qu’elle soit vésanie, ou plus largement un autre genre de névroses – appartient à un groupe de causes mentales et physiques qui agissent de la même façon, à travers les affections du pouvoir nerveux. Par exemple, l’épilepsie peut aussi bien avoir des causes physiques occasionnelles que morales : « stimulations mécaniques », « irritations mentales » ou « stimulation extraordinaire » ([8] III, 1, § 1284). Ailleurs, l’argument est plus explicite car il mentionne les résultats des autopsies : « Dans presque tous les cas de folies, des lésions des cerveaux ont été découvertes » – mais, ajoute Cullen, certains fous parviennent à être guéris, ce qui prouve rétrospectivement qu’il n’y avait pas de lésion du cerveau ([8] §1552-1553). En cet espace entre les causes physiques attestées, et le manque de causes visibles, apparaissent les causes mentales de la folie. Tel est le cas de la manie : si elle doit être une affection du cerveau, nous devons chercher d’autres causes que celle-ci, car elle est rarement manifeste ; c’est pourquoi la manie semble souvent être l’effet direct des passions ([8] §1560) [14].

Pinel et les nouveaux cadres de la folie

Fin de la « folie », début de « l’aliénation »

36Pinel hérite de cette conception médicale de la folie ; fondamentalement, en tant que maladie, la folie est un « trouble de l’économie animale » en entendant par là le même schème que celui dont traitent les médecins vitalistes. Toute maladie en effet « représente une modification particulière de l’économie animale d’une certaine durée ; considérée depuis son commencement jusqu’à sa terminaison elle constitue un tout unique et pour ainsi dire indivisible » (Médecine clinique, section II, p. 387). Ce trouble a ses propres lois dont la connaissance est l’objet (et par là même la justification de l’existence) de l’aliénisme. Il écrit en effet : « Les lois constantes de l’économie animale considérées dans la manie comme dans d’autres maladies, me frappaient d’admiration par leur uniformité » (Traité médico-philosophique, I, § 25, p. 104, ci-après TMP). Par là, Pinel accomplit la médicalisation de la folie qui émergeait dans l’Encyclopédie, dans la tension analysée plus haut entre les textes de Ménuret et ceux de d’Aumont. La folie relève de la compétence du médecin – et même d’un médecin spécifique, l’aliéniste [15]. La division traditionnelle des compétences disparaît [16] : lapidairement, si la folie est un ensemble de troubles réglés de l’économie animale, si la frénésie comme la manie réalisent de tels troubles, diviser en deux aires distinctes de compétence cet ensemble serait tout aussi absurde que de diviser la mécanique en mécanique des corps célestes et mécanique des corps terrestres.

37Qu’en est-il alors des dimensions essentielles de la conception religieuse de la folie indiquées dans la première section ? Tout d’abord, l’importance de la comparaison avec une norme sociale disparaît : une économie animale est troublée ou ne l’est pas, quel que soit le contexte social (lequel peut bien sûr entraîner un tel trouble, mais pas le définir). La réversibilité de la folie, dans la perspective chrétienne, qui donne lieu à la relativité essentielle de la folie, n’appartient plus à la vision aliéniste. Un fait significatif : Pinel abandonne le terme de « folie », il lui préfère l’expression d’« aliénation mentale » ou de « manie » (le terme de « folie », du reste, disparaît même du titre dans la seconde édition). En effet, folie est un mot de la langue ordinaire, appliqué de façon relative, et qui au fond peut embrasser n’importe quoi. Pinel formule ainsi sa justification de cette importante modification lexicale :

38

L’heureuse influence exercée dans ces derniers temps par la médecine sur l’étude des autres sciences, ne peut plus permettre aussi de donner à l’aliénation le nom général de folie, qui peut avoir une latitude indéterminée et s’étendre sur toutes les erreurs et travers dont l’espèce humaine est susceptible, ce qui, grâce à la faiblesse de l’homme et à sa dépravation n’aurait plus de limite. Ne faudrait-il point alors comprendre dans cette division toutes les idées fausses et inexactes qu’on se forme des objets, toutes les erreurs saillantes de l’imagination et du jugement, tout ce qui irrite et provoque des désirs fantastiques ? Ce serait alors s’ériger en censeur suprême de la vie privée et publique, embrasser dans ses vues l’histoire, la morale, la politique, et même les sciences physiques dont le domaine a été si souvent infecté par des subtilités brillantes et des rêveries.
(TMP, p. 128-129)

39En d’autres termes, l’aliénation, catégorie médicale, doit être nettement délimitée, insensible aux variations de point de vue, comme l’est une phlegmasie. Les fameuses « bizarreries » de Boissier disparaissent du registre médical. Plus généralement, l’argument de Pinel rompt définitivement avec l’empreinte religieuse sur la vision de la folie, au point d’en bannir le mot même. Il y a en effet deux aspects dans cette justification : d’abord, l’exigence de termes scientifiques précis, inaltérés par les préconceptions sociales usuelles, de telle sorte que l’ensemble des objets tombant sous le concept désigné par le terme puisse être délimité sans confusion. Cette exigence est presque une exigence triviale de la méthode scientifique, mais après Condillac, les Idéologues en France ont mis au premier plan de leur considération cette attention au langage, le découpage de la langue scientifique étant pour eux une étape importante de la démarche scientifique elle-même et non un préliminaire. Ensuite, et plus spécifique de la psychiatrie : le mot même de folie est précisément confus au sens où il présuppose cette idée d’une étiologie par l’erreur (étiologie épistémique) ou par la faute (étiologie éthique), qui, ajoutée au fait anthropologique que l’erreur est universellement répandue, implique que la délimitation de l’ensemble des folies au sein de l’ensemble des erreurs et des fautes (lesquelles peuvent affecter toute l’humanité) s’avère forcément arbitraire, et donc livrée à des considérations sociales de goût, de mode, de culture, toutes extrinsèques à la médecine. À partir de là, la réversibilité de la folie, fondée sur l’idée que l’humain est comme intrinsèquement fou (soit pour des raisons théologiques à cause de la corruption, soit sur la base d’un scepticisme anthropologique ou épistémique) n’a plus lieu d être. Certains sont fous, d’autres ne le sont pas, de même que certains sont malades et d’autres ne le sont pas : dans les deux cas, une étiologie rend raison de cette différence, et dans les deux cas on doit envisager une thérapeutique. Les usages courants, les croyances répandues, les normes sociales ne comptent pour rien dans tout cela, ils permettent certes de dire si quelqu’un est bizarre ou pas, ce qui implique que n’importe qui peut, à un moment donné, pour un groupe donné, être bizarre et donc passer pour « fou ». Mais la « manie », objet de l’aliéniste, ne doit pas souffrir de cet arbitraire, qui affecte l’idée même de « bizarrerie ».

40Certes, la société est considérée par Pinel, mais précisément sous l’angle médical : être fou n’est pas une catégorie sociale, c’est une catégorie médicale qui peut parfois renvoyer à une étiologie sociale. Pinel s’interroge ainsi sur les causes sociales de la folie, et inaugure la question de l’effet psychopathogène de la révolution. Esquirol plus tard pensera que chaque siècle a son type de folie privilégié, sa « monomanie » propre [17]. Mais il faut bien saisir que cette approche n’a plus rien à voir avec l’idée qu’on est fou lorsqu’on ne fait pas comme les autres : un lien étiologique, là, s’oppose à une simple relation de comparaison.

Institution asilaire et institution religieuse

41Il est certes un peu rapide de dire que le religieux disparaît de la folie avec Pinel. Ainsi, Foucault a insisté sur la rhétorique de l’aveu, les résurgences du directeur de conscience, etc., dans le « traitement moral » pinellien [16]. Avant cela, Pinel lui-même se réfère à The Retreat, institution fondée par les quakers pour soigner les quakers, et dont les fondations sont explicitement basées sur l’idéologie protestante, comme on le voit dans la description donnée par le fils du fondateur, Samuel Tuke, en 1813 [18]. En lisant Tuke [42], on voit comment The Retreat est l’une des premières institutions pensées, dans son organisation spatiale comme institutionnelle, en vue non seulement d’héberger mais aussi de soigner les fous. Mais avec Pinel, précisément, le changement conceptuel dans l’abord de la folie, esquissé plus haut, implique que la nature de l’institution même va malgré tout se déprendre de l’empreinte religieuse.

42De manière générale l’hôpital s’est construit sur la base de l’hospice et en écartant la religion de la gestion de la maladie, L’une des transformations profondes du XVIIIe siècle, qui voit en particulier l’idée de secours à l’hospice dispensé aux malades et aux pauvres remplacée par l’idée de l’hôpital comme lieu de guérison ([1], [16], [18], [20], [43]), en en éloignant progressivement les personnels religieux - et d’abord, en en confiant la direction à des laïques, avant que cette laïcité ne pénètre progressivement le personnel, non sans heurts, négociations et conflits, comme l’a montré [18]. De sérieuses luttes de pouvoir dans les hôpitaux opposent alors les personnels religieux, en particulier les sœurs, aux infirmiers et aux personnels médiaux. Les luttes exemplaires eurent lieu à l’Hôtel-Dieu, et le maître de Bichat, Desault, ancêtre de la médecine clinique, y joua un rôle majeur.

43Mais les choses sont encore plus complexes en ce qui concerne la médecine mentale puisque d’un côté la folie, on l’a vu, a été dans sa conception même prise dans des cadres religieux, et de l’autre, avec l’avancée de l’aliénisme, on a exigé pour la soigner un type d’institution hospitalière spécifique. L’hôpital, disait en effet Tenon, doit être lui-même vecteur de guérison lorsqu’il s’agit de l’hôpital des aliénés. « Les hôpitaux ordinaires, écrit-il, servent à interner le malade ; ceux où l’on traite de la folie servent en même temps de remèdes : le premier remède est d’offrir aux fous une certaine liberté, de faire qu’il puisse se livrer mesurément aux impulsions que la nature lui commande » ([41], p. XXVI). Pinel donne corps à cette indication : l’hôpital impose le milieu réglé, ordonné, qui facilite la guérison de la folie ; il superpose à la nosologie une répartition des aliénés dans l’espace selon leurs pathologies, en prenant soin de ne pas mélanger des catégories pour lesquelles la fréquentation de l’une par l’autre serait préjudiciable (mélancoliques et déments, par exemple).

44La revendication pinellienne de l’asile comme lieu par lui-même thérapeutique, mais corollaire de la personne même du médecin aliéniste comme ordonnateur du lieu [19], se comprend certes dans ce cadre de la sécularisation de l’hôpital. Parlant d’un cas de folie qui aurait pu être guéri par le traitement moral si celui-ci avait alors été une option proposée au médecin hospitalier, Pinel écrit en effet :

45

Dans le traitement de sa manie, il était en mon pouvoir d’user d’un grand nombre de remèdes ; mais le plus puissant de tous me manquait, celui qu’on ne peut guère trouver que dans un hospice bien ordonné, celui qui consiste dans l’art de subjuguer et de dompter, pour ainsi dire, l’aliéné, en le mettant dans l’étroite dépendance d’un homme qui, par ses qualités physiques et morales, soit propre à exercer sur lui un empire irrésistible et à changer la chaîne vicieuse de ses idées.
(TMP, 57)

46Il y a donc bien consubstantialité entre le médecin aliéniste et l’asile : l’asile gravite autour d’un homme aux « qualités morales » indéniables, ce médecin à son tour n’étant médecin effectif qu’à disposer autour de lui d’un « hospice bien ordonné » (plutôt que d’un savoir médical, d’une batterie de théories explicatives) [20]. En ce sens, si l’invention de l’asile, avec cette personne charismatique du médecin, reprend quelque chose de l’idée du ministère religieux, son programme institutionnel se comprend toutefois dans le processus général de médicalisation/sécularisation des hospices [21].

47Maintenant, le propre du médecin aliéniste, qui sous-tend sa capacité à diriger l’hôpital, est un savoir : savoir spécifique en ce qu’il ne se réduit ni à la maîtrise d’une taxonomie, ni à une connaissance étendue et empiriquement fondée de l’économie animale, mais savoir direct et intuitif (par « acquaintance », diraient les Anglo-Saxons) du « principe de la manie » en chaque individu, c’est-à-dire cette précise configuration de l’économie animale perturbée qui rend raison de la séquence des symptômes qu’exprime le sujet. À propos d’un certain fou, Pinel écrit en effet : « À travers l’incohérence de ses idées, on entrevoit le principe de sa manie » (§23, p. 98) [22]. À la différence de la médecine ordinaire, ce « principe de la manie » est individuel – en ce sens, la médecine aliéniste ne saurait appliquer le savoir général de la physiologie.

Dépravation, excès, scission : changement dans les topiques de la folie

48Qu’en est-il alors de ces catégories de l’excès et de la dépravation propres à la vision religieuse de la folie ? D’une certaine manière, voir un sujet mélancolique comme exprimant un principe de sa manie en toutes ses activités, et identifier ce principe au travers de ses manifestations, exclut l’idée que cette mélancolie serait simplement un excès d’une manière ou d’une autre. Par rapport à quoi aurait lieu cet excès, quelle serait la mesure, comment discriminer surtout les sujets normaux qui exagèrent sur certains points, et les aliénés – a fortiori ceux qui gardent la mesure en tout ? La « bizarrerie » selon Boissier était simplement la considération excessive d’un petit détail ; ce qui au fond renvoyait à ce déséquilibre qu’est l’excès d’amour de soi, corruption essentielle de la volonté. En revanche, en termes pinelliens, l’excès est en quelque sorte l’allure générale du symptôme, il n’en est ni l’essence ni l’explication. D’autres pathologies, inexplicables en termes d’excès, rentreraient dans des formes de folie subsumables sous des principes similaires.

49De la même manière, les schèmes de la dépravation sont rendus caducs eux aussi par la configuration qui lie principe de la manie, trouble de l’économie animale et spécificité disciplinaire de l’aliéniste. Ni l’altération de la volonté, ni le désordre des fonctions de l’entendement ne suffisent selon Pinel à définir la folie : l’un ou l’autre peuvent découler du type de perturbation de l’économie animale dans son ensemble qui définit une folie, mais la dépravation de la volonté n’est pas la faute métaphysique originaire qui fonde la folie.

50

La réflexion et le raisonnement sont visiblement lésés ou détruits dans la plupart des accès de manie ; mais on en peut citer aussi où l’une et l’autre fonction de l’entendement subsistent dans toute leur énergie, ou se rétablissent promptement lorsqu’un objet vient à fixer les insensés au milieu de leurs divagations chimériques.
(TMP, p. 25)

51Mais alors, à ces deux schèmes religieux, excès et dépravation, succède un grand type de compréhension de la folie qui serait celui de la « scission ». (Au fond, il n’y aurait là que l’explicitation du passage du mot « folie » au mot « aliénation ».) En effet, l’une des nouveautés de Pinel c’est que la folie n’est jamais complète, comme l’a longuement développé Gladys Swain ([38], chap. 2) : hors les cas extrêmes de démence, le fou n’est jamais totalement fou, ce pour quoi, par principe, le « traitement moral » peut avoir prise sur lui.

52C’est en effet l’une des observations récurrentes du Traité, que de constater comme, hormis sur le sujet de leur folie, les maniaques sont en quelque sorte normaux. À propos d’un maniaque que l’on dirait aujourd’hui mû par des pulsions homicides, Pinel note :

53

S’il peut saisir un instrument tranchant, il est porté à sacrifier avec une espèce de fureur la première personne qui s’offre à sa vue. Il jouit cependant à d’autres égards du libre exercice de sa raison, même durant ses accès ; il répond directement aux questions qu’on lui fait et ne laisse échapper aucune incohérence dans les idées, aucun signe de délire.
(TMP, IV, § X, p. 152, ns)

54L’esprit du maniaque est souvent, comme dans cet exemple, scindé, clivé, entre sa folie et lui-même. C’est pourquoi l’expérience de la folie dans l’asile, telle que la relate Pinel, apparaît si souvent sous la forme du conflit intérieur. Ainsi, ce maniaque violent vit sa propre dualité comme un conflit avec lui-même, qui le fait bien sûr souffrir : « Ce combat intérieur que lui fait éprouver une raison saine en opposition avec une cruauté sanguinaire le réduit quelque fois au désespoir » (TMP, p. 153). Et parallèlement, c’est en suscitant un combat analogue, et en quelque sorte en appuyant l’une des parties, que la thérapeutique psychiatrique va souvent agir. Voici deux exemples où, à chaque fois, l’aliéné surmonte son aliénation en choisissant pour ce qu’on aurait alors appelé l’accomplissement de ses fonctions vitales :

55

L’aliéné reste alors flottant entre deux impulsions contraires, l’une est celle d’une soif dévorante qui le porte à avaler un liquide quelconque, l’autre est la résolution ferme et immuable d’accélérer le terme de sa vie. La première enfin l’emporte, il prend avec avidité le bouillon, et aussitôt il obtient, à titre de récompense, l’usage libre de l’eau froide.
(TMP, V, § III, p. 183)

56

Après un combat intérieur de plusieurs heures, la première idée l’emporte, et il se détermine à prendre sa nourriture.
(TMP, p. 59)

57C’est dans ce cadre général qu’il faut replacer le soin de Pinel à montrer que la folie est irréductible à une lésion du cerveau : la guérison doit être de droit possible, ce qui est le cas si l’aliénation mentale est une perturbation de l’économie animale, celle-ci étant alors susceptible de rentrer dans l’ordre (tandis qu’une lésion du cerveau semble davantage irréversible). Comme montre précisément la diversité irréductible des atteintes de l’esprit dans l’aliénation, il n’y a pas un siège, un centre et une unité de ce qu’on appelle l’âme : « Tout cet ensemble de faits peut-il se concilier avec l’opinion d’un siége ou principe unique et indivisible de l’entendement ? Que deviennent alors des milliers de volumes sur la métaphysique ? » (TMP, p. 25). Pour cette raison, l’aliénation doit nécessairement lorsqu’elle survient laisser intactes certaines zones de l’esprit, avec lesquelles précisément le médecin a mission en quelque sorte de communiquer selon les procédures du « traitement moral » [23]. En ce sens, le choix du titre du Traité est absolument adéquat avec son propos, et le nom d’aliénisme un peu désuet aujourd’hui, que s’est donné cette psychiatrie naissante, traduisait parfaitement sa position fondamentale : le fou est fondamentalement aliéné, soit scindé entre ses parties intactes et ses parties saines. La scission interne apparaît bien ici, après « l’excès » et la « dépravation », comme le mode métaphysique ou imaginaire nouveau de la folie. Le fou est sous l’emprise du principe de la manie, certes, mais en même temps, quelque chose de sa rationalité, de son entendement sain ou de sa volonté droite demeure ; sans cela, au fond, l’économie animale ne serait plus du tout fonctionnelle. La scission, c’est donc la cohabitation de la fonctionnalité de l’économie animale – laquelle subsiste toujours un tant soit peu puisque le fou parle, communique, etc. – avec le principe de la manie qui l’habite. Cela explique ces types d’aliénation où le sujet semble tout à fait sain d’esprit sur presque tous les sujets sauf un, ainsi que l’illustre exemplairement un sujet maniaque violent pour lequel « son égarement se borne d’ailleurs à tout ce qui se rapporte à la religion ; car sur tout autre objet il paraît jouir de la raison la plus saine ». Cette dernière indication nous mène donc à interroger le nouveau statut du religieux en tant qu’objet d’interrogation psychiatrique dans la manie religieuse.

La manie religieuse et l’aliénation, de Pinel à Esquirol. Une interprétation

58Pour aborder cette question, je vais donner deux exemples du Traité de Pinel, en proposer une interprétation, puis aborder la vision esquirolienne de la folie dans la religion, qui en un sens continue l’inspiration pinellienne, mais en élabore un cadre théorique plus serré.

Les exemples pinelliens

Mélancolie religieuse douce

59Citons déjà un cas du TMP dont on avait déjà extrait une phrase :

Un jeune homme, consterné du renversement du culte catholique en France, et dominé par des préjugés religieux, devient maniaque, et après le traitement usité de l’Hôtel-Dieu, il est transféré à Bicêtre. Rien n’égale sa sombre misanthropie ; il ne parle que des tourments de l’autre vie, et il pense que pour s’y soustraire, il doit imiter les abstinences et les macérations des anciens anachorètes ; il s’interdit dès lors toute nourriture, et vers le quatrième jour de cette résolution inébranlable, son état de langueur fait craindre pour sa vie ; remontrances amicales, invitations pressantes, tout est vain ; il repousse avec dureté un potage qu’on lui sert, et il affecte d’écarter la paille de sa couche, pour reposer sur les planches. Le cours de ses idées sinistres pouvait-il être autrement détruit ou contrebalancé, que par l’impression d’une crainte vive et profonde ? C’est dans cette vue que le citoyen Pussin se présente le soir à la porte de sa loge, avec un appareil propre à effrayer, l’œil en feu, un ton de voix foudroyant, un groupe de gens de service pressés autour et armés de fortes chaînes qu’ils agitent avec fracas ; on met un potage auprès de l’aliéné, et on lui intime l’ordre le plus précis de le prendre pendant la nuit, s’il ne veut pas encourir les traitements les plus cruels ; on se retire, et on le laisse dans l’état le plus pénible de fluctuation, entre l’idée de la punition qui le menace, et la perspective effrayante des tourments de l’autre vie. Après un combat intérieur de plusieurs heures, la première idée l’emporte, et il se détermine à prendre sa nourriture. On le soumet ensuite à un régime propre à le restaurer ; le sommeil et les forces reviennent par degrés, ainsi que l’usage de la raison, et il échappe de cette manière à une mort certaine. C’est durant sa convalescence qu’il m’a fait souvent l’aveu de ses agitations cruelles et de ses perplexités durant la nuit de son épreuve.
(TMP, II, VIII, p. 5 9 sq.)
Fondamentalement, le sujet vit cette scission qui définit la folie. La part malade, en lui, est précisément la part religieuse ; la foi religieuse fait bloc contre le reste de l’entendement, qui continue son fonctionnement ordinaire. Tel est le « combat intérieur » dont parle Pinel. La religion est certes présente, d’une certaine manière à un degré moyen avant la folie ; « dominé par des préjugés religieux ». Mais cette teinture religieuse donne le ton de l’entrée en folie : « consterné du renversement du culte religieux » – ce qui n’aurait pas lieu d’être sans ses préjugés religieux - il « devient maniaque ». La cause de la folie inclut la religion ; le contenu du délire va en être imprégné lui aussi : il imite les « anciens anachorètes ». La religion est impliquée dans le « principe de la manie » de ce sujet, et constitue l’une des parties du « combat intérieur » : le médecin doit en quelque sorte jouer l’autre partie, afin que le combat intérieur ait pour issue un retour à la vie saine et raisonnable. La folie est scission, combat intérieur, et ce combat, lorsque le sujet est profondément investi dans la religion, impliquera sans doute la foi religieuse du côté de l’aliénation et non de celui de la raison. C’est là une première raison, donc, de supposer que de fait la folie à contenu religieux sera l’une des plus sévères, des plus dures à guérir.

Mélancolie religieuse violente : le fanatique

60

Exemple d’une mélancolie avec bigoterie. Un missionnaire, par ses fougueuses déclamations et l’image des tourments de l’autre vie, épouvante tellement un vigneron crédule que celui-ci se croit franchement dévolu aux brasiers éternels, et qu’il ne pense plus qu’à sauver sa famille et à la faire jouir des palmes du martyre, dont une fréquente lecture de la vie des saints lui avait fait les peintures les plus séduisantes. Il essaie d’abord de commettre ce crime horrible sur sa femme, qui parvient à s’échapper de ses mains et bientôt après son bras forcené se porte sur deux enfants en bas âge, et il a la barbarie de les immoler de sang froid, pour leur procurer la vie éternelle. Il est cité devant les tribunaux et, durant l’instruction de son procès, il égorge encore un criminel qui était avec lui dans les cachots, toujours dans la vue de faire une œuvre expiatoire. Son aliénation étant constatée on le condamne à être enfermé pour la vie dans les loges de Bicêtre. L’isolement d’une longue détention, toujours propre à enflammer l’imagination, l’idée d’avoir échappé à al mort malgré l’arrêt qu’il suppose avoir été prononcé par les juges, aggravent son délire, et lui font penser qu’il est la quatrième personne de La Trinité, que sa mission spéciale est de sauver le monde par le baptême de sang, et que tous les potentats de la terre réunis ne sauraient attenter à sa vie. Son égarement se borne d’ailleurs à tout ce qui se rapporte à la religion ; car sur tout autre objet il paraît jouir de la raison la plus saine. Plus de dix années se sont passées dans une étroite réclusion, et les apparences soutenues d’un état calme et tranquille, déterminèrent à lui accorder la liberté dans les cours de l’hospice avec les autres convalescents. Quatre nouvelles années d’épreuve semblaient rassurer, lorsqu’on a vu tout à-coup se reproduire ses idées sanguinaires comme un objet du culte religieux. Cette année, le 10 Nivôse, qui correspond à la veille de Noël, vieux style, il forme le projet atroce de faire un sacrifice expiatoire de tous les hommes de l’hospice ; il se procure un tranchet de cordonnier, saisit le moment où le cordonnier descend pour faire sa ronde, lui porte un coup par derrière, qui glisse heureusement sur les côtes, coupe la gorge à deux aliénés qui étaient à ses côtés ; et il aurait ainsi poursuivi le cours de son homicide, si les gens de service ne fussent promptement venus en forcer pour arrêter sa rage. On n’a pas besoin de remarquer que sa réclusion sera à jamais irrévocable.
(TMP, II, § XV, p. 73 sq.)

61Ici, ce qui frappe est le côté sauvage de cette folie, et on ne peut s’empêcher de soupçonner qu’à l’époque de la Révolution, Pinel mobilise ses archives cliniques pour illustrer à nouveau les méfaits de ce qui s’appelait alors la « superstition ». Mais tout d’abord, la religion propose une suite de causes déclenchantes pour retracer l’étiologie du cas : le prêche « fougueux » du missionnaire, la lecture de la vie des saints en quelque sorte vont enfermer le sujet dans son aliénation. Le récit religieux, lui, fournit le contenu du délire ; celui-ci est extrêmement circonscrit, comme si religion et raison étaient pour une fois purement, chimiquement séparés, comme l’indique la phrase citée plus haut : « Son égarement se borne d’ailleurs à tout ce qui se rapporte à la religion ; car sur tout autre objet il paraît jouir de la raison la plus saine. »

62Un premier point essentiel ici est qu’une différence se fait jour entre la logique religieuse du salut et la logique médicale de la guérison. On applique en effet au fou une solution qui semble relever de l’éthique du religieux : la réclusion. Celle-ci est longue, et mentionnée rapidement dans la phrase ci-dessus qui commence par « Plus de dix années se sont passées dans une étroite réclusion ». En effet, l’isolement, l’absence de contact avec le monde, sont des pratiques religieuses qui en favorisant le désintéressement au monde et la réflexion sur soi procurent pénitence et rédemption. On a souvent remarqué après Foucault ([16]) que cette logique de la pénitence, de l’isolement rédempteur, resurgissait dans l’instauration de l’asile comme celle de la prison (guérir le criminel par l’isolement qui favorise le repentir, etc.). Néanmoins une différence radicale apparaît ici : dans la logique religieuse, ce fou serait guéri au sortir de la réclusion ; or ce n’est pas le cas dans la vignette clinique ici indiquée, au contraire. La guérison ne suit donc pas la même logique que la rédemption ; et surtout l’apparence de santé mentale induit en erreur tout observateur non spécialiste. « Quatre nouvelles années d’épreuve semblaient rassurer, lorsqu’on a vu tout-à-coup se reproduire ses idées sanguinaires comme un objet du culte religieux. » Seul le médecin, parce qu’il voit le principe de la manie au-delà des apparences – c’est-à-dire parce qu’il sait que la folie étant scission, l’aspect raisonnable peut parfois être le seul visible – est à même d’apprécier l’état de santé mentale d’un sujet au sortir de sa réclusion. L’effet salvateur de la réclusion dans ce cas, apparent aux yeux d’un homme religieux, qui eût constaté là l’efficacité de la pénitence, se révèle illusoire aux yeux du médecin.

63Le second point essentiel du cas considéré est que cette folie religieuse s’avère incurable. Cette vignette clinique de Pinel indique finalement le caractère distinctivement gravissime de la folie religieuse, que quelques années plus tard Esquirol va interroger (voir section suivante). Esquirol remarque en effet lui aussi que « les folies causées par des idées religieuses, par l’orgueil, guérissent rarement » ([15], I, p. 115).

64Comment interpréter et expliquer cette incurabilité spécifique de la folie religieuse ?

Essai d’interprétation

65Je soumettrai quatre hypothèses – aucunement exclusives les unes des autres – pour expliquer cela.

66A. La première est au fond la plus facile à documenter empiriquement. Pinel était engagé dans des responsabilités politiques, l’aliénisme s’interprète ainsi dans le mouvement général de sécularisation de la société, de contestation de l’autorité religieuse, de révocation de l’emprise religieuse sur les hôpitaux, etc., et en ce sens, lorsqu’une manie est une manie religieuse, elle représente le contenu de sens le plus opposé à ce mouvement dont fait partie la psychiatrie naissante, par conséquent c’est la forme la plus difficile à traiter. (Les analyses de Swain et Gauchet [39] pourraient aller en ce sens.)

67B. Cette hypothèse est sans doute juste ; elle ne résume toutefois pas toute l’histoire car elle est trop peu spécifique à la psychiatrie. Dans un tel contexte toutefois, une spécification de l’hypothèse pourrait s’énoncer ainsi : l’asile, comme dit Pinel, tourne autour de la personne du médecin, en le mettant dans l’étroite dépendance d’un homme qui, « par ses qualités physiques et morales, soit propre à exercer sur lui un empire irrésistible » a pouvoir de « changer la chaîne vicieuse de ses idées ». C’est exactement ce que théorise plus tard Esquirol :

68

Dans une maison d’aliénés il doit y avoir un chef et rien qu’un chef de qui tout doit ressortir. Reil, et ceux qui après lui ont voulu qu’une maison d’aliénés fût dirigée par un médecin, un psychologiste et un moraliste, n’avaient nulle expérience pratique, et n’avaient point apprécié les inconvénients de la division des pouvoirs. Y a-t-il plusieurs chefs qui ordonnent, l’esprit des aliénés ne sait sur qui se reposer, il s’égare dans le vague ; la confiance ne s’établit point : or sans confiance, point de guérison.
(MM, I, p. 126)

69Ce pouvoir pour dire vite s’appuie sur la partie « saine » de l’économie animale afin de réduire la partie malade. Lorsque la manie est religieuse, la puissance de la religion, qui est – pour des raisons contingentes qui tiennent à la société de l’époque – exceptionnellement forte, est à même de contrebalancer cette autorité. La manie religieuse en quelque sorte, en sus d’être scission dans le sujet, le place sous un autre « empire irrésistible » opposé à celui du médecin. Cela expliquerait la singulière résistance, ou quasi-incurabilité, de la manie religieuse. Toutefois, le fait que, selon Esquirol, la folie religieuse est comme en perte de vitesse, comme on va le voir ci-dessous, va contre cette hypothèse.

70C. À cette explication, la troisième hypothèse ajoute l’éclairage suivant : la conception aliéniste de la folie se construit sur – et même contre – un schème de provenance religieuse qui associe réversibilité de la folie, excès et dépravation. Par conséquent, la religion est ce contre quoi le savoir neuf de la folie se construit. Lorsqu’elle réapparaît dans le contenu de la folie, l’aliénisme ne peut donc que reconnaître ce dont, par rupture, il provient - son impensé, alors, comme on eût dit il y a une vingtaine d’années à l’époque du poststructuralisme triomphant. En ce sens, il en accomplit une sorte de dénégation, qui prend la forme d’une évaluation négative de ses pronostics de guérison. Cette hypothèse me semble aussi stimulante que difficile à évaluer. C’est pourquoi je lui préfère la dernière que j’esquisse ici, et qui se confirmera à la lecture de la conception d’Esquirol.

71D. La croyance religieuse, non seulement résiste plus que d’autres à « l’emprise » bienveillante du médecin, mais surtout, sa structure même, en tant que croyance, en fait un pôle de résistance assurée au traitement moral car elle imprègne l’ensemble des objets de croyance. En effet, la religion propose une interprétation d’ensemble du monde, de la vie sociale et communautaire, et de notre propre expérience. Certes, le délire religieux a un objet – d’où la remarque sur la correction des opérations mentales qui ne concernent pas ce sujet, dans la vignette clinique citée ci-dessus – mais la signification religieuse peut toujours se porter sur un aspect de l’expérience, de manière plus ou moins imprédictible. En ce sens, si l’objectif du médecin est de « changer la chaîne vicieuse de(s) idées » de l’aliéné, cette chaîne est sans doute bien plus compacte, plus ramifiée et plus étendue – donc, en un mot, plus robuste – lorsque la manie en question est d’essence religieuse. Un tel changement est conséquemment bien plus difficile, bien plus improbable pour le maniaque religieux.

72Il semble qu’Esquirol penche vers ce type de conception :

73

Comme, de toutes les passions, l’amour et la religion sont celles qui ont sur l’homme l’empire le plus absolu et le plus général, puisqu’elles s’exercent à la fois sur son esprit et sur son cœur, il n’est pas étonnant que les monomanies religieuse et érotique soient signalées par les hallucinations les plus bizarres et les plus fréquentes.
(MM, I, p. 198)

74Son élève Georget tiendra d’ailleurs quelques années plus tard, dans De la folie, des propos analogues :

75

L’amour, la religion, la jalousie, une frayeur vive, sont plus particulièrement de nature à perpétuer, à renouveler ainsi leurs effets, à augmenter et souvent rendre la folie incurable : les sacrifices que commande un amour contrarié, sont éternels ; il faut du temps, de la force d’âme, pour s’y habituer. Les idées et les scrupules religieux sont d’autant plus tenaces, qu’ils sont fondés sur des motifs puissants, sans cesse commandés au nom des choses les plus saintes ; et tant que vous n’aurez pas ramené votre malade à une indifférence religieuse presque complète, vous devrez craindre une guérison très peu certaine, et une rechute à la moindre occasion.
([19], p. 261)

76Je me tourne donc vers la manière dont Esquirol pense la religion, en tant qu’elle est objet de certains types de folie, et vais contextualiser en quelque sorte l’indication que je viens de citer.

La conception esquirolienne de la folie religieuse : la folie, dans et en dehors de la monomanie

77Pour Esquirol, chaque manie se définit par une passion qui en définit le caractère systématique – une « passion dominante » – qui, conceptuellement, reprend l’idée de « principe de la manie » qui pour Pinel était consubstantielle à l’aliénation comme à la définition du psychiatre [24]. Ce qu’on appelait mélancolie, devint « lypémanie », à cause du noyau de nostalgie et de tristesse [25] ; les mélancolies à teneur religieuse s’appellent alors « démonomanies », et Esquirol va en caractériser alors les principaux traits, comme les espèces.

La démonomanie

78L’analyse de la démonomanie offre alors trois caractères fondamentaux :

79A. Une recension de ses causes possibles. Esquirol, ici, poursuit typiquement ce schème anthropologique de l’histoire naturelle de l’homme comme économie animale, dont Pinel avait fait la base anthropologique de sa pensée aliéniste. Il écrit ainsi :

80

Les causes individuelles et prochaines de la démonomanie sont les mêmes que celles de la lypémanie ; mais cette variété reconnaît des causes que l’on peut appeler spécifiques ; elles sont physiques ou morales ; un esprit faible, une éducation vicieuse, la lecture d‘ouvrages de sorcellerie, de magie, etc., des idées religieuses fausses, les préjugés prédisposent à la démonomanie. Une vive commotion morale, une frayeur, un propose ou un regard affectés, une prédication véhémente [on pense ici au vigneron de Pinel], la force de l’imitation suffisent pour faire éclater l’accès. Le veuvage, le temps critique, des frictions faites sur le corps, des suppositoires préparés avec certaines substances, des breuvages composés de substances enivrantes ou narcotiques, telles sont les causes de cette maladie.

81On lit plus loin avec intérêt qu’Esquirol, lorsqu’il se penche sur le contenu du délire démonomaniaque, saisit une connexion entre sexualité et démonomanie, qui deviendra plus tard un stéréotype – le lien hystérie/sorcellerie – de la pensée post-psychanalytique : « Dans les obscénités du sabbat, que nous nous garderons bien de décrire, qui ne reconnaît les turpitudes d’une imagination salie par tout ce que la débauche a de plus obscène, de plus sauvage ? Qui ne reconnaît la description des rêves les plus honteux, les plus orduriers ? » (MM, I, p. 507).

82B. Une histoire naturelle de cette maladie, qui l’inscrit dans une sorte d’histoire naturelle de l’humanité.

83

La religion fut tantôt aimable et consolante, tantôt elle prit un ton sévère et menaçant. Mais la douleur ayant envahi presque toute l’existence de l’homme, la peine étant plus abondamment répandue sur terre, les idées tristes prédominèrent ; de la tristesse à la crainte, à l’effroi, il n’y a que des nuances. Ces sentiments inspirèrent, dès le premier âge, une sorte de mélancolie religieuse, dépendante des plus lugubres terreurs nées avec le monde. La mélancolie religieuse fut donc de toutes les aliénations, la plus générale et la plus répandue.
(MM, I, p. 482)

84La « mélancolie religieuse » (Esquirol nomme ainsi la démonomanie dans ce passage ; il y a une sorte de flou dans les termes, qui reflète le fait, que j’analyse plus loin, de l’absence de distribution en quelque sorte nette de la folie religieuse dans la nosologie d’Esquirol) est donc une pathologie mentale naturellement liée à un certain état d’obscurité de l’humanité. Si on ajoute à cela le fait que le « délire prend ordinairement le caractère des idées dominantes dans l’époque pendant laquelle la folie éclate » (MM, I, p. 502), de sorte que « la démonomanie est plus fréquente lorsque les idées religieuses occupent les esprits, sont le sujet de toutes les discussions particulières ou publiques », alors il est clair que la démonomanie sera le type de délire le plus répandu quand la religion elle-même sera la plus forte. Or cette période est en quelque sorte passée, à l’heure où Esquirol écrit, dans la France postrévolutionnaire et laïque. « De nos jours, le délire de beaucoup d’aliénés roule sur la politique » (ibid.).

85C’est pourquoi Esquirol énonce une sorte de principe d’équivalence des formes de folie selon les époques : « Beaucoup d’individus ont peur de la police, comme autrefois ils auraient eu peur des astres et des démons » (MM, I, p. 488) La démonomanie est au fond comme une pathologie de la peur ; et selon la peur dominante à l’époque, le caractère de cette pathologie prendra son objet : « Tel individu est aux Petites Maisons parce qu’il craint la police, qui eût été brûlé autrefois, parce qu’il aurait eu peur du diable » (ibid.). On peut remarquer que cette proposition contraste avec l’idée selon laquelle là où le délire religieux recule, il est comme remplacé par un délire sur la politique. Peut-être faut-il comprendre que, selon que l’on insiste ou pas sur le caractère de « peur » fondamental dans la démonomanie, on la verra plutôt substituable à la peur de la police, ou plutôt substituable au délire politique. Même si des folies comme celles que relate Pinel (la peur d’être guillotinée) rejoignent les deux.

86C. Un verdict sur sa fréquence et sa distribution. Quoi qu’il en soit, cela implique d’une part que la démonomanie est de moins en moins fréquente, d’autre part que sa distribution va de pair en quelque sorte avec la distribution des richesses et statuts dans la société.

87

Depuis longtemps, la démonomanie ne s’observe presque plus et n’attaque que des esprits faibles, crédules. Dès le règne de Henri III, Oerodius remarque que la sorcellerie n’est plus le partage que des ignorants et des paysans ; sur plus de vingt mille aliénés qui ont passé sous mes yeux, à peine en ai-je vu un sur mille frappés de cette funeste maladie : ce sont toujours des individus appartenant à la dernière classe de la société, presque jamais des hommes occupant un rang dans le monde, par leur naissance, leur éducation et leur fortune.
(MM, I, p. 501)

Esquirol, Des maladies mentales, I, p. 499

figure im1

Esquirol, Des maladies mentales, I, p. 499

Monomanie, folie, religion

88Toutefois, il faut noter que la présence de la religion dans le traité Des maladies mentales est plus complexe que cela. La démonomanie recouvre ce qu’on pourrait appeler les cas de possession, et ceux-ci sont effectivement traités dans un chapitre à part (MM, I, p. 482-525). Mais les cas où l’objet du délire est religieux ne sont pas tous recouverts par cette démonomanie. Il existe en particulier des manies non délirantes dans lesquelles la conviction motivant le sujet est d’essence religieuse, ainsi que certains cas comme le vigneron de Pinel cité plus haut. Mais dans la liste des monomanies qui articulent le chapitre sur ce thème, on ne trouve aucun paragraphe consacré spécifiquement à la monomanie religieuse. Pourtant, de nombreux cas cités dans ce chapitre, et surtout dans le chapitre des Hallucinations, concernent des folies dont l’objet est strictement religieux (trois des quatre cas longuement relatés sont de cette espèce). La phrase citée ci dessus semble l’expliquer : la religion fournit la matière des hallucinations « les plus fréquentes » à cause de l’empire de la religion sur les cœurs et les esprits, qui n’est comparable qu’à celui de l’amour. Érotomanie et monomanie religieuse constituent donc la part la plus massive des monomanies délirantes.

89Ainsi l’un des premiers cas cité est cet officier de marine qui « entre à Charenton en 1825. Son délire est religieux et mystique. Mille hallucinations, mille illusions des sens, se jouent de sa raison. M.P. croit avoir des communications immédiates avec Dieu. Le fils de Dieu lui apparaît quelquefois il le voit porté sur des nuages, entouré de ses anges, une croix à la main ; il intime ses ordres à son humble serviteur P., non par des paroles, mais par des signes qui apparaissent dans les airs. M.P. n’exécute pas la chose la plus simple sans consulter le Dieu du ciel. Il répète les passages de la Bible, des évangiles, qu’il oppose aux observations qui lui sont faites sur ce qu’il raconte de ses hallucinations et illusions ; Dieu s’exprime ainsi par les Saintes Ecritures ; et il cite le verset » (MM, I, p. 166-171). Il est notable ici que l’aliéné raisonne, justement, et aurait pu passer pour un prédicateur de la religion chrétienne (il imite les prophètes de Jésus-Christ, etc.).

90On trouve ensuite une couturière au délire religieux, et enfin Mlle C., dont la folie se termine, qui aide même dans la maison d’aliénés, et qui pourtant n’est, en un sens, pas vraiment guérie. « Elle reste tellement convaincue de la vérité de ce qui lui a été annoncé [divinement] que, me disait-elle un jour (1817) : “Je serai folle encore deux ans, jusqu’à ce que le temps m’ait prouvé que ce qui m’a été prédit n’est que folie” » (MM, I, p. 182). Comme si, ici, l’idée religieuse était inextinguible alors même que les formes du délire religieux ont été traitées et disparurent. Ce qui ne laisse pas d’évoquer le cas initial du vigneron de Pinel, que l’on croit guéri mais qui au fond ne l’est pas parce que le noyau idéel de sa folie n’a pas disparu.

91Tout se passe donc comme si religion et folie pour Esquirol se rapportaient l’une à l’autre sur deux plans. Sur le premier plan, qui s’inscrirait à merveille dans une vision positiviste du monde, la religion a été une passion dominante de l‘humanité, son emprise tenait les humains dans la peur, et les folies, ces « démonomanies », étaient bien souvent empreintes de sa couleur. Mais la religion a desserré son étreinte parce que les peurs des hommes, en particulier concernant la nature et le milieu, ont été dissipées par la science, de sorte que l’idée religieuse ne fournit plus de passion dominante à mobiliser pour la construction des monomanies. Aujourd’hui, la politique, et tout ce qui va avec elle : complots, police, conspiration, etc., peut tenir ce rôle. Mais sur un second plan, il existe des contenus religieux plus diffus : non pas être possédé, mais entendre Dieu, être appelé par lui, éventuellement être son interlocuteur, ou – tout simplement et de manière plus discrète – connaître une vérité révélée que les autres ignorent, autant de contenus plutôt positifs qui ne sont pas forcément investis par la peur, laquelle était la note dominante dans la démonomanie. Ces contenus sont ainsi toujours disponibles pour les délires, ils peuvent en particulier investir les troubles de la perception : ils sont nombreux non seulement dans les cas du chapitre « Hallucinations », mais aussi dans le chapitre « Illusion des sens », à l’instar de cette patiente de longue date de la maison de santé qu’on a surnommée « mère de l’Eglise » (MM, I, p. 211).

92Sur ce second plan, donc, même si l’humanité a surmonté sa peur, la religion demeure à l’état de source toujours disponible de dérangements de la perception. Et parce que, comme Esquirol le remarque, elle est capable d’investir tout l’être, le cœur et la raison entier, elle peut donc recouvrir de son sens la totalité de l’expérience, et l’ensemble des perceptions possibles. Pour cette même raison, la religion se retrouvera très fréquemment sur le chemin du psychiatre, alors même que sous la forme de la démonomanie elle fait partie du passé (ou de cette forme de passé rémanent qu’est la classe la moins éduquée de la société, selon les vues socialement un peu datées de l’aliéniste…). Et cette religion-là, elle, peut effectivement, comme le laissait entendre ma dernière hypothèse, investir si profondément le noyau idéel de la folie qu’elle rend l’aliéné, sinon bien difficile à traiter, du moins, tel qu’il peut toujours, malgré les apparences garder en lui un noyau intraitable de folie, de sorte que, selon les mots de Georget cités plus haut, on doit toujours « craindre (…) une rechute à la moindre occasion ». Selon les mots de Mlle C., même guérie, la folle se sait encore rester folle tant que la preuve de la fausseté de son savoir religieux (et au fond, comment pourrait-elle être faite ?) ne lui aura pas été délivrée…

93Ainsi, pour Esquirol, la folie n’a rien de réversible, elle ne signale pas le scandale d’une autre vérité, elle n’est pas quelque chose d’inscrit dans la nature humaine. Le fou est malade, et cette maladie peut se fixer sur un contenu religieux, même si le religieux tend à disparaître. Mais si la folie religieuse comme telle semble archaïque, la coloration religieuse du délire, elle, est comme l’érotomanie : présente de manière diffuse, dispersée dans toutes les formes d’hallucinations, intraitable. Si les délires de possession sont partis avec les Lumières et la Révolution, amour et amour de Dieu vont de pair dans les cœurs, comme des pentes selon lesquelles il est toujours possible au sujet de devenir délirant.

Conclusion

94Ainsi, l’appareil conceptuel et institutionnel construit par Pinel pour appréhender l’aliénation de manière unitaire, comme un type de maladie divisé en ses propres variétés, traitables dans le dispositif asilaire, a pour conséquence que lorsque cette folie prend un contenu religieux ou lorsqu’elle s’est développée à partir de contextes, de récits, d’événements déclencheurs, à caractère religieux (deux points qui se trouvent fortement corrélatifs) – concentre en elle les raisons qui sous-tendent une résistance extrême au traitement. La théorie d’Esquirol sur ce point reprend et condense ce qui pour Pinel se lit dans des remarques éparses et dans la juxtaposition des vignettes cliniques. La folie religieuse esquirolienne (démonomanie ou mélancolie religieuse) hérite alors, et pour les mêmes raisons, des caractéristiques de la manie à teinte religieuse selon Pinel, qui n’en avait pas fait lui-même une espèce nosologique. Mais pour Esquirol, la démonomanie, catégorie explicitement destinée à embrasser ces folies, et dont on peut situer dans l’histoire passée un âge d’or aujourd’hui achevé – n’épuise pas non plus la folie religieuse, et le délire religieux semble justement se répandre de manière diffuse au sein de toutes les espèces de folie, comme un réservoir inépuisable de manières de devenir fou.

95Croire trop, avec Pinel et Esquirol, c’est être fou, au sens où l’on est malade, malade de croire, et rien ne vient relativiser cette folie. Néanmoins ce jugement, s’il s’énonce avec l’évidence d’un constat empirique, en réalité hérite de – et exprime – ce qui s’est longuement joué dans le processus par lequel la médecine aliéniste s’est appropriée la folie, en a apparemment purgé les dimensions religieuses, de telle sorte qu’en même temps lorsque les contenus religieux réapparaissent dans une forme de folie ils font de celle-ci un pôle de résistance extrême aux traitements que cette nouvelle approche médicale a pu engendrer et systématiser. Alors même que la notion de folie se désolidarise de son contexte religieux pour entrer, unifiée, dans le domaine de la médecine, les folies teintées de religieux, loin de présenter de près ou de loin une parenté avec ce scandale pour le monde, cette folie, que fut l’événement christique et qu’étaient censés répéter chacun à leur manière les grands mystiques ou les saints, de telles folies ne sont plus que la version la plus compacte, robuste, fermée sur elle, de l’aliénation [26].

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Mots-clés éditeurs : mélancolie, vitalisme, Encyclopédie, folie, religion, Pinel, Esquirol, monomanie, aliénisme

Mise en ligne 04/05/2013

https://doi.org/10.3917/psn.111.0069

Notes

  • [1]
    Sur ce point, cf. [30], section. I.
  • [2]
    En ce sens je souscris pleinement au constat de Porter : « He did not in the slightest anticipate the emergence of the psychiatrist » ([4], Introduction, P. xxxvii). Sur les rapports entre folie et société, et les manières dont se décline l’idée d’un effet délétère de la société sur l’esprit, on lira [35].
  • [3]
    La possibilité de la moralité et de l’imputation est l’un des principaux motifs de cette position. « Si la cause de nos égarements était purement mécanique, il n’y aurait point d’action, quelque criminelle qu’elle fût, qu’on pût imputer aux hommes, n’admettre ni philosophie morale ni jugement », ce qui conduit directement au « spinozisme ».
  • [4]
    Ainsi dépravation et excès sont liés dans cette classe de folies. Parmi elles, nous trouvons les appétits dérangés – par exemple chez les femmes enceintes –, la boulimie, la nymphomanie, le satyriasis…
  • [5]
    J’ai analysé plus longuement le rôle d’un schème général – d’inspiration physiologique essentiellement vitaliste – appelé « économie animale » dans la genèse de la psychiatrie pinelliene dans [22-24].
  • [6]
    Voir [22], [24], [44].
  • [7]
    Et il ajoute qu’il s’agit là de perceptions malades et non fausses, parce que « the ideas in all kinds of delirium arise from a diseased state of the brain or nerves », et surtout, parce que la catégorie d’erreur ici est bien trop générale : « Erroneous does not describe anything peculiar to delirium » (ibid., p. 138).
  • [8]
    « Ainsi toutes les causes qui disposent à l’engorgement de ces parties, sont celles de la frénésie. Ainsi le chagrin, la force & continuelle application de l’esprit à un même sujet, la douleur, les passions vives, telles que la colère, la fureur, l’amour, les excès de la fureur utérine, sont autant de causes de la phrénésie » ([10]).
  • [9]
    « On appelle de ce nom un délire universel sans fievre, du moins essentielle : assez souvent ce délire est furieux, avec audace, colere, & alors il mérite plus rigoureusement le nom de manie ; s’il est doux, tranquille, simplement ridicule, on doit plutôt l’appeler folie, imbécillité. (…) Si les malades n’avoient qu’un ou deux objets déterminés de délire, & que dans les autres sujets ils se comportassent en personnes sensées, c’est-à-dire comme la plupart des hommes, ils seroient censés mélancoliques & non pas maniaques » ([27]).
  • [10]
    Jackson oppose cette vieille symptomatologie à l’idée moderne d’un cycle de ces deux maladies, conduisant à l’idée de folie circulaire selon Baillarget, et à notre psychose maniaco-dépressive. Il décrit comment la vieille conception de la différence, opposant deux genres de sentiments – tristesse/fureur – a été remplacée par la vision de Cullen ou Boissier, qui oppose le délire local dans la mélancolie et le délire global dans la manie, au tournant du XVIIe siècle. Sous ces prémisses, on a été de plus en plus enclin à voir cette différence nosologique comme un « continuum of increasingly disordered intellectual functioning » ([26], 259). Mais après Esquirol, l’idée d’une folie partielle (opposée à une folie globale) fut abandonnée, parce que le trouble affectif, comme critère, a supplanté la nature de l’illusion. Gladys Swain esquisse une pénétrante histoire de la mélancolie dans « Permanences et transformations de la mélancolie » [41].
  • [11]
    La mélancolie et le délire appartiennent ensemble à un ordre de « délire » qui diffère à la fois des hallucinations et des bizarreries : dans ce délire un « vice du cerveau » est en jeu (p. 301).
  • [12]
    Sur l’importance philosophique et historique de cette création pinellienne, la « manie sans délire », cf. [38].
  • [13]
    Article « Délire » : « Mais dès que cet accord est dérangé, que les fibres deviennent trop tendues, trop élastiques, comme dans la phrénésie, la manie (voyez MANIE, PHRENESIE) dans lesquelles maladies toutes les fibres qui servent aux fonctions de l’âme, ont le même défaut : dans la mélancolie, la démonomanie, où il n’y en a que quelques-unes de viciées de la même manière (voyez DEMONOMANIE, MELANCOLIE), dans des cas au contraire où elles sont trop relâchées, comme dans la léthargie, la stupidité (voy. LETHARGIE, STUPIDITE) : alors les idées & les jugemens, qui ne sont que la comparaison que l’esprit fait de ces idées, sont à proportion plus fortes ou plus foibles que l’impression des objets ; & comme ses opérations sont finies, les plus fortes occupant toute la faculté de penser, fixant toute son attention (voyez ATTENTION), il n’apperçoit pas les autres : de-là vient qu’il n’en sauroit porter un jugement sain & naturel » [9]. On trouve des choses analogues dans l’article « Démence » : « La Physiologie enseigne que l’exercice de l’entendement se fait par le moyen du changement de l’impression que reçoit la surface ou la substance des fibres du cerveau. La vivacité des affections de l’âme répond à la vivacité des impressions faites sur ces fibres : cet exercice est limité à certains degrés de ces changemens, en-deçà ou au-delà desquels il ne se fait plus conformément à l’état naturel. Il peut donc être vicié de trois manieres ; s’il y a excès, s’il y a dépravation, & s’il y a abolition de la disposition des fibres du cerveau à éprouver ces changemens : c’est à ce dernier vice auquel il faut rapporter la démence » [10]. On contrastera avec Bossuet : « Dans la folie et dans le délire, il arrive de deux choses l’une : ou le cerveau est agité tout entier avec un égal dérèglement ; alors il s’est fait une parfaite extravagance, et il ne paraît aucune suite dans les pensées ni dans les paroles : ou le cerveau n’est blessé que dans un certain endroit ; alors la folie ne s’attache aussi qu’à un objet déterminé : tels sont ceux qui s’imaginent être toujours à la comédie et à la chasse : et tant d’autres frappés d’un certain objet, parlent raisonnablement de tous les autres » ([4], p. 171). Si certains éléments de cette vision peuvent se retrouver dans l’Encyclopédie et même chez Pinel, le contexte est radicalement différent : là où la différence entre genres de folie (générale vs. localisée) se conçoit chez Bossuet uniquement dans le cadre du « pilotage » du cerveau par l’âme, elle se pense, dans certains textes de l’Encyclopédie, en rapport avec l’économie animale dans son ensemble, ce qui culminera avec la réfutation par Pinel de l’idée (présupposée par Bossuet) que la folie se constitue par une lésion du cerveau (voir ci-dessous). (On constate ici que l’espèce de cartésianisme dualiste de Bossuet s’accommode d’ailleurs très bien de ce que nous cataloguerions comme un matérialisme mécaniste ou organiciste dans la pensée de la folie.)
  • [14]
    Sur le rapport entre folie et passion dans l’aliénisme, cf. [22], [25].
  • [15]
    Sur ce point voir [25].
  • [16]
    Point sur lequel a insisté [30].
  • [17]
    Voir [35] sur ces points.
  • [18]
    Sur The Retreat, cf. [13].
  • [19]
    Sur ce point, cf. [36].
  • [20]
    Sur la gestion du milieu tel qu’elle se pense par les médecins vitalistes, dont Pinel hérite en grande partie, voir [34].
  • [21]
    Pour une évaluation empirique (déflationniste) et une analyse de l’idée courante de « médicalisation de l’hôpital » au XVIIIe siècle, voir [14]. Ermakoff y propose, comme réquisit et complément de cette médicalisation, l’idée d’une « hospitalisation de la médecine », autrement dit d’un investissement de la pratique médicale par les routines administratives hospitalières. Cette analyse concerne aussi la psychiatrie, même si pour le présent propos elle a peu de conséquences.
  • [22]
    Commentaires dans [23].
  • [23]
    Que celui-ci ait été réalisé de fait ou non, ce qui nous intéresse ici est la cohérence conceptuelle entre la vision de la folie, le programme du traitement moral et l’institution asilaire centrée sur le médecin.
  • [24]
    Cette caractérisation essentielle de la monomanie par les passions développe dans un appareil théorique et nosologique ce qui était le cœur de la thèse de doctorat d’Esquirol, Des passions etc., à savoir l’articulation de la passion et de l’aliénation comme spécificité aussi bien épistémologique qu’ontologique de la folie ; sur ce point d’ailleurs, comme sur beaucoup, Esquirol était tributaire encore de son maître Pinel, lequel indiquait simplement qu’on ne peut comprendre une folie sans retracer l’« histoire médicale des passions » du sujet, car celles-ci provoquent la plupart des folies quand elles sont exacerbées (TMP, § 18, p. 80). Sur le contexte et l’enjeu du Des passions d’Esquirol, cf. [39].
  • [25]
    « La mélancolie avec délire, ou la lypémanie, est une maladie cérébrale caractérisée par le délire partiel chronique, sans fièvre, entretenu par une passion triste, débilitante ou oppressive. La lypémanie ne saurait être confondue avec la manie, dont le délire est général, avec exaltation de la sensibilité et des facultés intellectuelles, ni avec la monomanie qui a pour caractère les idées exclusives avec une passion exclusive gaie, ni avec la démence dont l’incohérence et la confusion des idées sont l’effet de l’affaiblissement ; on ne saurait la confondre avec l’idiotie, car l’idiot n’a jamais pu raisonner » (MM, I, p. 418).
  • [26]
    Merci à Pierre-Henri Castel et Steeves Demazeux pour leurs remarques et critiques judicieuses. Merci aussi à Catherine Jami et Gabriel Gohau, qui avaient initié il y a longtemps le projet dont ce texte est issu, et avaient discuté une première version.
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