1On veut distinguer les réfugiés des migrants ? L’Histoire enseigne pourtant que l’octroi du droit d’asile est tout sauf neutre.
2Est-il juste de parler aujourd’hui de « crise des migrants » ?
3Karen Akoka – En parler pour l’Europe voudrait dire qu’on serait face à un afflux inédit qui mettrait en danger les économies et les équilibres des pays du continent. Tous ceux qui travaillent sérieusement sur ces questions savent que l’Europe n’est pas dans un moment à ce point inédit et difficile. Et les chiffres ne disent rien en soi. Pourquoi, ou par rapport à quoi, 1 million d’entrées serait beaucoup ? C’est notre usage des chiffres, la manière dont on les construit, les sélectionne, les mobilise et dont on les interprète qui est parlant. C’est nous qui labellisons l’immigration comme un problème. Les uns pensent qu’on doit, malgré tout, prendre notre part du « fardeau », les autres qu’on ne peut pas l’assumer. Des deux côtés, on part d’un consensus largement questionnable : l’immigration pèse et pose problème. Les images diffusées par les médias alimentent ces représentations en se focalisant sur le côté spectaculaire des arrivées – artificiellement concentrées dans les mêmes espaces cloisonnés qui fonctionnent comme des goulots d’étranglements – et en véhiculant l’idée que ce qui se passe à ces petites échelles est représentatif de l’échelle européenne tout entière.
4Quand les historiens se pencheront sur la période actuelle, ils se demanderont quelle était notre rationalité : pourquoi avoir dépensé autant d’argent, conduit à la mort des dizaines de milliers d’individus, gaspillé des vies laissées en errance à cause de la fermeture des frontières alors que le principe de solidarité aurait dû nous conduire au choix de l’entraide et que, d’un point de vue pragmatique, nous avons « besoin » de ces populations, comme nous aurons besoin de solidarité, le jour où le vent tournera ? Il n’y a pas de crise des migrants, ni de crise des réfugiés, mais bien une crise des politiques d’hospitalité et de solidarité. Si le moment est inédit, c’est en raison des dispositifs de contrôle, de fermeture des frontières qui n’ont fait que s’accentuer ces dernières décennies jusqu’au pic actuel. Les passeports ont été inventés après la première guerre mondiale. Auparavant, l’Europe occidentale formait un espace ouvert aux déplacements transfrontaliers. La libre circulation n’est pas l’utopie insensée qu’on raconte : elle a, d’une certaine manière, déjà existé et n’a pris fin qu’il y a cent ans. Elle existe encore aujourd’hui, mais seulement pour une partie de la planète.
5Comment se sont forgées les politiques d’asile ?
6Pour parler de l’histoire de l’asile, on construit généralement un récit linéaire. Mais en racontant l’histoire de ceux que l’on a désignés comme réfugiés, on laisse de côté tous les autres. Tenir ensemble les inclus et les exclus de cette catégorie permet de comprendre comment, à chaque période, se décide qui est réfugié et qui ne l’est pas, et de sortir du récit linéaire pour mieux voir ce qui est de l’ordre de l’arbitraire ou relève des considérations politiques, économiques, juridiques de la société d’accueil dans la désignation comme réfugié.
7Il faut attendre que la religion protestante devienne légitime sur le sol européen (à la fin du XVIIIe siècle) pour que les huguenots qui fuient la France de la révocation de l’édit de Nantes (1685) entrent dans les dictionnaires anglais et français comme réfugiés. Mais les juifs et les maures d’Espagne qui fuient un siècle auparavant pour les mêmes raisons, parfois vers les mêmes pays, n’entreront jamais dans le langage courant comme « réfugiés ».
8Dans l’entre-deux-guerres, les définitions du réfugié s’appliquent uniquement à des groupes nationaux ou ethniques, pas à des individus. C’est la SDN qui décide quels groupes sont concernés. Le groupe le plus emblématique étant celui des Russes. Même si la plupart de ceux qui partent fuient la très grande famine qui sévit à l’époque, tout Russe qui a quitté la Russie est considéré comme réfugié sur la base des politiques de dénationalisation pratiquées par le nouveau pouvoir bolchévique à l’encontre de ses exilés. Au même moment, ni les juifs de Hongrie dénationalisés par le nouvel État-Nation, ni les Italiens puis les Espagnols fuyant les régimes fascistes de Mussolini et Franco (et pour certains dénationalisés), ne peuvent bénéficier du statut de réfugié : leur groupe n’est pas désigné comme tel par la SDN. Ces choix sont largement politiques. Dans les années 1920, les velléités expansionnistes de la révolution bolchévique sont davantage un problème public que le fascisme. Et lorsqu’il le devient, dans les années 1930, c’est essentiellement en référence à l’Allemagne nazie, tandis que Salazar, Mussolini et Franco restent des interlocuteurs des démocraties occidentales. Les juifs allemands devront attendre la fin des tentatives de conciliation avec Hitler et le retrait allemand de la SDN, en 1938, pour être considérés comme un groupe de réfugiés.
9En 1951, la convention de Genève institue le réfugié comme quelqu’un qui craint des persécutions. On y voit aujourd’hui une définition claire et neutre. Elle aurait pu être très différente : le bloc occidental voulait faire du réfugié la victime de persécutions et de violences politiques face aux soviétiques qui défendaient l’idée d’un réfugié comme victime de violences sociales et économiques. La première conception, issue des Lumières, juge plus grave de toucher aux droits politiques, civiques et individuels qu’aux droits économiques et sociaux collectifs. Cette hiérarchie des valeurs prévaut dans la convention de Genève en 1951. Si la conception soviétique avait été retenue, ceux que l’on appelle « migrants économiques » seraient peut-être considérés comme des « réfugiés de la faim » et les réfugiés légitimes d’aujourd’hui comme des « migrants politiques » tentant de se faire passer pour des réfugiés…
10La convention de Genève définit le réfugié comme une personne qui « craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Ces critères assurent-ils une continuité dans la figure du réfugié depuis 1951 ?
11Le droit laisse toujours place à interprétation et la convention de Genève ne fait pas exception. Jusqu’au milieu des années 1980, une grande partie des étrangers qui demandent l’asile viennent de pays sous domination soviétique (URSS et démocraties populaires) ou communistes (Vietnam, Laos, Cambodge). Le statut de réfugié leur est accordé quasi automatiquement sans réel examen des raisons des départs. La recherche de persécution individuelle reste marginale et appliquée à certains groupes que l’on cherche à exclure du statut, généralement pour ménager les relations diplomatiques avec leurs pays d’origine.
12Les années 1980 sont des années de transition avec un asile à deux vitesses où certaines nationalités (désirables) sont désignées par groupes et d’autres doivent fournir la preuve d’une persécution individuelle. Finalement, dans le courant des années 1990, l’impératif de la personnalisation de la crainte de persécution se généralise. Si, au début, être kurde suffit pour obtenir le statut, dès le milieu des années 1990, il faut montrer qu’on est individuellement persécuté et que l’on n’a pas eu recours à la lutte armée ou la violence pour défendre sa cause (constituant, parfois, une injonction contradictoire). D’où une chute du taux d’accord pour les demandeurs d’asile turcs dans le contexte du renforcement des alliances de la Turquie avec les pays occidentaux.
13Il y a plusieurs causes à cette généralisation de l’individualisation et à l’accroissement des exigences, menant mécaniquement à la montée des rejets. Avec la fin de la guerre froide et de la bipolarité, il n’est plus utile de désigner comme réfugiés des groupes fuyant des pays communistes. Les années 1990 voient le renforcement de l’idée de l’immigration comme problème et des politiques restrictives apparaissent, bouleversant l’asile. Dans la même période, le nombre de demandeurs issus d’anciens pays colonisés – avec lesquels les ex-puissances coloniales tentent de mettre en place ou de consolider de bonnes relations économiques, sur le modèle de la France-Afrique – augmente. Donner le statut est devenu inutile et contre-productif.
14Si l’Union européenne réintroduit récemment une dimension plus collective pour les civils qui fuient les conflits armés, en créant la « protection subsidiaire » comme alternative au statut de réfugié, c’est bien parce que la convention de Genève est systématiquement interprétée du point de vue individuel. Et cette protection subsidiaire ne donne pas le statut de réfugié : elle n’a qu’une durée limitée. La grande majorité des exilés fuient une situation imbriquée, incluant l’individuel et le collectif, ce que les institutions ne reconnaissent pas.
15En quoi les politiques d’asile et d’immigration sont-elles liées ?
16Les pouvoirs publics ont souvent poussé tel ou tel groupe vers les procédures d’asile ou d’immigration en fonction de présupposés et de considérations politiques, économiques et surtout diplomatiques.
17Dans les années 1960, le représentant du ministère des Affaires étrangères au conseil d’administration de l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides] signale à plusieurs reprises : « Il y a trop de réfugiés yougoslaves, ce n’est pas bon pour nos relations diplomatiques. Il faut en rejeter davantage ». Et le nombre d’admis chute rapidement. Deux ou trois ans plus tard, des accords de main-d’œuvre sont négociés avec la Yougoslavie. Ayant davantage accès aux procédures d’immigration, les Yougoslaves ne demandent plus guère l’asile. Ce qui satisfait tout le monde. C’est à peu près la même histoire pour les Espagnols et les Portugais. Durant les années 1960 et 1970, ceux qui demandent le statut de réfugié connaissent un régime un peu plus dur que ceux venus de pays communistes. Mais ces deux nationalités sont les premières à recevoir des permis de séjour au titre de l’immigration, car elles sont considérées « plus assimilables » que les Maghrébins ou Subsahariens. On veut bien d’eux comme migrants mais pas comme réfugiés pour ne pas nuire aux relations diplomatiques avec leur pays d’origine.
18À l’inverse, dans les années 1980, le gouvernement fait venir les boat people selon des critères qui n’ont rien à voir avec la convention de Genève (services rendus ou liens avec la France) : on leur ouvre des aides inédites à condition qu’ils optent pour le statut de réfugié, tout en l’accordant à tous ceux qui le demandent (avec des taux de 99,98 %). On veut d’eux comme réfugiés et pas comme migrants. Ce qui permet de dénoncer les régimes communistes de la péninsule indochinoise, tout en procurant une main d’œuvre jugée docile aux industries qui en ont besoin. Les accueillir comme migrants aurait risqué de remettre en question la décision déjà prise de fermer l’immigration de travail. Les exilés, eux aussi, peuvent choisir de se tourner vers l’un ou l’autre dispositif en fonction de leurs besoins et contraintes propres. Certains s’abstiennent de demander le statut de réfugié, vécu comme une rupture symbolique trop forte avec le pays d’origine, ou parce qu’il interdit les retours pour de courts séjours, pour un décès ou un mariage par exemple. D’autres y voient une manière de résister au régime de leur pays ou de se projeter vers un retour plus que vers l’installation dans le pays hôte. Être réfugié ou migrant se construit au croisement des dispositifs d’action publique et des décisions subjectives des étrangers, selon des critères qui débordent largement la question de la persécution.
19« On ne peut pas se battre pour les réfugiés si on ne se bat pas pour les migrants. »
20Le renforcement des politiques migratoires restrictives met fin à cette porosité des dispositifs d’asile et d’immigration, qui reflétait celle des catégories et des identités. La rigidification des procédures d’immigration entraîne forcément celle de l’asile. Il n’y a pas de politique d’asile tenable sans une politique d’immigration ouverte en amont pour laisser les gens atteindre le territoire et en aval pour garantir un système souple. On ne peut pas se battre pour les réfugiés si on ne se bat pas pour les migrants : les catégories ont besoin de dispositifs poreux pour les refléter. Cela fait débat au sein du milieu associatif. Certains pensent qu’il faut sauver ceux qu’on peut encore sauver : ceux qui sont encore légitimes, en les maintenant bien à distance de ceux qui ne le sont pas, quitte à entériner leur illégitimité. Pourtant, jouer les uns contre les autres est un piège. Aujourd’hui, l’asile sert de caution aux politiques migratoires restrictives, tout en étant de plus en plus restreint. Tout le monde y perd. Il y a un impératif intellectuel et politique à ne pas croire et faire croire en ces dichotomies essentialistes et en cette hiérarchie des légitimités.
21En sociologie, on distingue la catégorie sociale, nommée de l’extérieur, du groupe social, entité qui se nomme elle-même. D’une certaine manière, les réfugiés étaient un groupe social pendant plusieurs décennies et sont devenus une catégorie sociale à partir des années 1980. La convention de Genève a été en partie écrite par des réfugiés (notamment russes qui y avaient intérêt). En France, dans les années 1950-1960, voire 1970, les agents étaient des réfugiés qui donnaient le statut à leurs compatriotes. Le chef de la section russe était un ancien diplomate russe d’avant la révolution de 1917, le chef de la section arménienne un réfugié arménien, etc. Mais le profil des agents de l’Ofpra s’est progressivement transformé (français, pour partie fonctionnaires), à mesure que l’on allait vers une conception plus rigide du réfugié, devant répondre à des critères définis de l’extérieur.
22La nature fluctuante des définitions et des interprétations souligne bien qu’au final la qualité de réfugié réside moins dans le vécu ou l’histoire de la personne que dans le processus de désignation. Pour moi, un réfugié n’est, ni plus ni moins, que quelqu’un qui a réussi à obtenir le statut. Cette définition reflète une réalité institutionnelle et permet d’éviter d’entrer dans la question inextricable du vrai ou du faux, ou autrement dit, permet d’éviter la préemption essentialiste selon laquelle il y a une qualité intrinsèque de réfugié, des réfugiés en soi, quasi naturels qui pourraient se reconnaître. Pour ceux qui ne sont pas reconnus réfugiés, je défends l’utilisation du terme « exilé » : peu importe la raison pour laquelle les personnes sont parties, on reconnaît le départ et l’arrachement qu’il induit.
23Les officiers de l’Ofpra et les juristes des associations ne croient-ils pas appliquer une définition neutre ?
24J’ai travaillé au HCR et, pendant des années, j’ai cru que cette définition était neutre. J’ai aussi essentialisé les réfugiés, cru qu’il y avait une différence objective et presque ontologique entre réfugiés et migrants et qu’il ne fallait surtout pas les mélanger. Présenter la catégorie de réfugié comme juridique et neutre est un leurre : elle est éminemment politique. Comme les Indochinois d’hier, le réfugié syrien est triplement légitime dans nos représentations actuelles : il appartient aux classes moyennes qui nous ressemblent, il fuit à la fois Bachar El Assad – le dictateur par excellence – et Daech – l’ennemi global par excellence. Et il semblerait que le fondamentalisme islamique ait, d’une certaine manière, remplacé le communisme comme moteur dans le processus de désignation du réfugié. Alors que l’accès au statut de réfugié est aujourd’hui de plus en plus restreint, de nouvelles catégories – qui en étaient exclues – s’en voient pourtant ouvrir le bénéficie : les victimes de violences liées à leur genre ou à leurs orientations sexuelles (excision, mariage forcé, persécution des homosexuels), souvent identifiées (et à tort) comme des violences relevant du fondamentalisme islamique. Si l’ensemble de l’immigration est perçu comme problématique, le fait d’être « favorisé » pour l’accès au statut reste relatif. Les Syriens (ou les victimes de violences liées à leur genre) ne sont pas traités comme les groupes légitimes d’hier. Si l’on a fait venir les Indochinois par avion (plus de 1000 personnes par mois pendant 5 ans), les Syriens doivent atteindre l’UE contre vents et marées pour y demander l’asile. On cherche à les en empêcher par tous les moyens. C’est seulement une fois qu’ils sont là qu’ils sont assez facilement reconnus comme réfugiés.
25Les institutions cherchent l’étranger individuellement persécuté, avec en tête, plus ou moins consciemment, l’archétype du réfugié. Une recherche le plus souvent au service du rejet des demandes d’asile. L’image du réfugié – militant politique et personnellement recherché – revisitée, glorifiée, mais largement éloignée de la réalité des demandes d’asile des années 1950 à 1980, a peu à peu dessiné en creux celle du faux demandeur d’aujourd’hui. On le suspecte d’être un « faux réfugié » mais ce sont nos exigences qui ont augmenté. Cette recherche de réfugiés quasi introuvables parmi les demandeurs d’asile conduit à un taux très important de rejets et à un cercle vicieux : la surenchère des exigences entraîne une surenchère des fraudes, justifiant une nouvelle surenchère d’exigences et de contrôles.
26Que pensez-vous du terme « réfugiés climatiques » ?
27On utilise plus facilement ce terme que « réfugié de la faim » alors que ces deux critères sont absents de la convention de Genève. Cela traduit la légitimité politique que la question climatique acquiert dans nos sociétés. Sans doute parce que l’on commence à reconnaître notre part de responsabilité dans le changement climatique. S’agissant d’exilés qui fuient la faim ou l’absence de perspectives socioéconomique dans leur pays, nous sommes bien moins prêts à reconnaître notre responsabilité. Les inégalités Sud-Nord ne sont pourtant pas sans liens avec les héritages coloniaux, postcoloniaux ou l’impact des politiques d’ajustement structurel. Mais on les impute uniquement à la mauvaise gestion de ces pays en interne. Nos dénominations sont bien le reflet de constructions politiques. Est-ce un hasard si l’on parle de violences politiques mais pas de violences économiques (on parle davantage d’« inégalités économiques »), de « faim » plutôt que « d’insécurité alimentaire », dès lors que l’exil politique (ou climatique) est plus légitime que l’exil économique ?