Introduction
1 Dans un contexte où les établissements de soins sont de plus en plus confrontés à une baisse des moyens et à une difficile gestion du personnel, il est impératif pour les ressources humaines de considérer la qualité de vie au travail. La loi du 22 Octobre 2013 relatives aux risques psychosociaux mentionnent différents indicateurs qui permettent d’avoir une idée de la qualité de vie et du ressenti au travail. Parmi ces indicateurs nous pouvons observer des indicateurs liés à l’organisation du travail et des indicateurs de conflits de valeur. Dans un contexte sociétal où la cellule familiale a évolué ces indicateurs prennent toute leur importance et méritent notre intérêt. Dans notre étude l’articulation travail-famille peut se révéler particulièrement complexe : les besoins de la sphère professionnelle et de la sphère privé n’étant pas en adéquation les conflits qu’ils génèrent peuvent créer des situations délétères empruntent de stress pouvant conduire les professionnels du soin à abandonner leur profession et diminuer l’attractivité au métier de soignant. Pour Tronto (2009), « …les emplois de soins aux personnes sont dévalorisés […] occupés par ceux qui sont relativement dépourvus de pouvoir » (p. 157). Aussi, la manière dont nous porterons de l’attention à ceux qui exerce dans les métiers du soin peut participer à abolir les frontières entre morale et politique, entre vie publique et vie privée. En effet elle affirme que « la manière dont nous accorderons de la valeur aux activités humaines du care transformera nos valeurs » (Tronto, 2009, p. 138). Dans un contexte où les conditions de travail des soignants sont de plus en plus complexes et ici plus particulièrement concernant les conflits entre sphère professionnelle et sphère privée plusieurs questions se posent à nous : Peut-on améliorer la qualité de vie au travail des soignants ? Concilier la sphère professionnelle et la sphère privée est-elle une réponse de qualité de vie au travail ? L’éthique du care peut-elle être considérée comme une stratégie des entreprises ? L’éthique du care peut-elle s’appliquer au management ? Est-elle une alternative aux difficultés des professionnels managers et soignants confondus ? Au regard de ces éléments nous sommes amenés à formuler la problématique suivante :
2 Dans quelle mesure l’éthique du care appliquée au management peut-elle être une réponse aux besoins des soignants plus particulièrement dans le cadre des horaires atypiques ? Dès lors nous proposons dans un premier temps d’identifier les sources de conflit travail-famille. Fort de ce constat et de l’attention portée à la source de ces conflits nous aborderons la théorie des conventions. Enfin nous finirons en abordant l’éthique du care comme approche managériale.
Première partie : cadre théorique
1.1. Le rapport travail-famille
3 Le rapport travail-famille peut être appréhendé comme source d’enrichissement ou source de conflit. Cependant, les recherches menées dans le domaine révèlent que les conflits travail famille sont plus importants que les conflits famille-travail. D’autre part, les résultats avancent que la famille influence davantage et de façon bénéfique la sphère professionnelle ce qui constitue une certaine dissymétrie (Frone, 2003). En 1985, Greenhaus et Beutel définissent le conflit travail-famille, comme « une forme de conflit inter-rôle qui survient lorsque les exigences des domaines du travail et de la famille sont incompatibles » (Foisy-Petaccia, 2018, p. 11).
1.1.1. Les causes du conflit travail-famille
4 Foisy-Petaccia (2018) cite un modèle de ce conflit au travers de facteurs temporels, tensionnels et comportementaux. Ainsi, les facteurs tensionnels peuvent être représentés par la fatigue et le stress. En effet, lorsqu’ils surviennent, dans un ou l’autre rôle, ils ont pour conséquence de diminuer la performance ; pour exemple : un salarié est dans son entreprise, l’heure de la sortie des classes approche et le stress généré par l’impératif d’arrivée à l’heure pour récupérer son enfant est susceptible d’impacter la qualité du travail mis en œuvre. De plus, ces facteurs tensionnels peuvent être majorés par l’absence de soutien du conjoint(e). Concernant les facteurs comportementaux, l’image de « stabilité émotionnelle, d’autonomie, d’agressivité et d’objectivité » (p. 13) qui serait représentative du manager, est confrontée à l’image du parent qui impliquerait « de la douceur, de la vulnérabilité et des émotions » (p. 13) Aussi, et en raison de la contradiction qui peut survenir entre ces rôles, la personne qui ne serait pas en mesure d’adapter ses attitudes au regard du travail et de la famille encourt le risque d’un conflit lié à des facteurs comportementaux. Enfin, et concernant les facteurs temporels, l’aspect organisationnel s’avère déterminant : « L'imprévisibilité de l'horaire de travail, ainsi que la présence d'un horaire atypique affectent également ce type de conflit » (p. 16). De même le manque de reconnaissance salariale et sociale, la perception d’iniquités entre salariés peuvent finir d’amplifier ce phénomène. Cependant, « Celui-ci est moins susceptible de se produire lorsque les travailleurs se retrouvent dans un environnement mettant en place des politiques de conciliation travail-famille et prônant un climat organisationnel qui encourage l'importance de la famille » (p. 17).
1.1.2. Les facteurs temporels : le cas des horaires atypiques à l’hôpital
5 Les organisations hospitalières ont un impératif de continuité des soins et imposent des horaires en marge des rythmes sociaux standard. Stress, défaut de sommeil et des plannings modifiés pour pallier aux absences ne manquent pas d’avoir des répercussions sur le quotidien des soignants et de fait sur leur organisation familiale. En conséquence ils peuvent contraindre les soignants à abandonner leur profession (Deme, Dumas & Hikkerova, 2018). Ainsi les postes de jour à l’hôpital, sous-entendu avec des horaires « normaux », sont les plus enclins à répondre aux besoins d’ordre professionnel et personnel et constituent une réelle opportunité pour les directions des ressources humaines car cet aspect qualitatif de la vie au travail participe à influencer les choix de poste des soignants. Dans l’environnement hospitalier les horaires « normaux » sont singuliers et ils ne sont que très peu développés. Cependant il serait arbitraire de les considérer comme ayant systématiquement un impact négatif sur la qualité de vie car beaucoup de jeunes diplômés adhèrent à cette organisation. Par contre c’est l’évolution de la vie de famille qui sera déterminante dans cette appréciation. En effet le fait de devenir parent amène des tensions sur la manière dont se coordonnent horaires de travail et vie de famille. C’est à ce moment-là que survient une inégalité puisque les parents ne disposent pas forcément de mode de garde, « ces situations sont loin d’être rares » et ne tient « qu’au prix d’une organisation où les parents se croisent » (Dress, 2014, p. 20), du moins pour ceux qui sont en concubinage. Par ailleurs, lorsqu’un soignant est seul il doit alterner entre sa capacité à prendre soin de ses enfants et son travail, si bien que le passage à des horaires normaux ou temps partiel sont autant d’indices qui témoignent « d’une charge maximale dans la sphère domestique » (Dress, 2014, p. 21). Ce constat, du soignant confronté à ses deux rôles, interroge la catégorie des soignants se trouvant dans des situations de vulnérabilité, ici à savoir, travail et monoparentalité. En effet, le nombre des familles monoparentales ne cesse d’augmenter : 33 000/an. Ces personnes sont presque aussi actives que celles qui sont en couple et 42 % d’entre elles qui sont à temps partiel souhaiteraient travailler davantage mais l’accueil des enfants est souvent un obstacle à la recherche d’un emploi (Dress, 2015). De la même manière il n’est pas possible de déterminer la réalité du nombre de soignants interrompant leur activité dans leur cursus professionnel car « aucun panel, sur une durée suffisamment longue, n’est disponible » (Dress, 2010, p. 40). Ces métiers regroupant une part importante de professionnels féminins (88 %) les périodes sans activités semblent très probables mais surviennent davantage après 30 ans (Dress, 2010). Ainsi le cas des horaires atypiques participe à complexifier l’articulation des rôles travail-famille et diminue potentiellement l’attractivité au métier de soignant. Afin d’identifier des éléments permettant d’aborder ce conflit nous proposons de présenter la théorie des conventions
1.2. Théorie sociologique des organisations : la théorie des conventions
6 Le modèle de la théorie des conventions qui consiste à analyser les situations d’accord et de désaccord, et ce dans le but de résoudre des conflits, est issu de l’ouvrage de Boltanski et Thevenot (1991). Elle repose sur plusieurs principes qui permettent aux auteurs de partir du postulat que sociologie et économie doivent s’imbriquer pour aborder au plus juste la vie en société ; soit la question des organisations. En effet l’entreprise est un espace de multiple rencontre où se mesure divers principes de justice. Pour ce faire les auteurs vont construire leur méthode en s’appuyant à la fois sur des ouvrages classiques de philosophie politique et sur des ouvrages destinés à des cadres d’entreprises proposant des conseils dans des situations concrètes (Nachi, 2006). Ainsi dans l’objectif d’identifier ce qui permet aux individus de se coordonner lors de désaccords, les auteurs élaborent un modèle dont l’architecture va s’incarner dans six cités, fondées autour de six principes d’équivalence différents, les plus courants dans notre culture (Nachi, 2006). Chaque personne y est confrontée au quotidien et la manière dont elle est en capacité de reconnaître l’une ou l’autre lui donne la possibilité de s’accorder lors de divergence par la recherche de l’action juste (Boltanski & Thévenot, 1991). Il n’est plus question de pouvoir mais de comportement moral par la recherche de compromis. Dès lors les êtres se comprennent à travers l’épreuve morale, qui, contrairement à l’épreuve de force, nécessite « légitimité, réflexibilité et stabilité » (Nachi, 2006, p. 56).
1.2.1. Les concepts de la théorie des conventions
7 Afin de légitimer les contraintes au principe supérieur commun les auteurs vont définir dans chaque cité des ordres de valeurs afin d’arriver à un principe d’équivalence permettant d’établir des rapprochements et de facilité dans l’épreuve du jugement, la justification (Nachi, 2006). Ainsi lors de divergences les critères ci-dessous devront être réunis pour être considérés comme moralement justes. Dans une entreprise un salarié peut occuper une place importante, mieux rémunérée, à grande responsabilité mais ce qui pourrait être considéré comme une inégalité par rapport à un salarié « plus petit » ne sera pas considéré comme tel à partir du moment où l’accès à ce poste aura été le fait d’effort et non pas de privilèges, et que les compétences du salarié « plus grand » profiteront à l’ensemble du collectif. « L’état de grand ne se différencie pas seulement de l’état de petit en ce qu’il dispense plus de bien-être à ceux qui y accèdent, mais encore en ce qu’il rejaillit sur le bien-être des petits » (Boltanski & Thévenot, 1991, p. 100). D’autre part, ces ordres de valeurs, sont considérés comme justifiés dans la mesure où les êtres de la cité peuvent également s’élever « dans une commune dignité » ; ainsi si la personne fournit les efforts nécessaires à son élévation et qu’elle est malgré tout maintenue dans son état, le critère sera considéré comme nul. D’autre part aux concepts de cité et de grandeur est associé le concept de « mondes » dans lesquels sont représentés des objets et qui participent à la recherche de l’équivalence (Nachi, 2006). Enfin, et au-delà de ces éléments, les êtres doivent pouvoir se retrouver dans « une commune humanité », un individu « petit » étant une personne au même titre qu’un individu « plus grand ». Au regard de cette théorie et de la difficulté d’articulation entre sphère privée et sphère professionnelle, plus particulièrement dans le cas des horaires atypiques à l’hôpital, nous émettons l’hypothèse que les conflits travail-famille puissent être représentées par la cité industrielle, la cité domestique et une cité émergente : la cité par projet.
1.2.2. Les cités
8 La cité domestique intervient dans les conflits dès qu’apparaît une nécessité d’équité entre les individus. Là où la cité industrielle sera reconnue pour son exactitude, la cité domestique se caractérisera par sa volonté d’être correcte. Honnêtes, « les grands » de la cité domestique, ne chercheront pas forcément le conflit, mais répondront avec simplicité et sincérité lorsque cela s’avérera nécessaire. Quant au lien avec leur supérieur hiérarchique la confiance tient une place prépondérante et peu de place est laissée à la familiarité. Ils ont également des responsabilités vis-à-vis des gens qui les entourent et cherchent l’harmonie au sein de leur groupe : « Aussi la vie professionnelle ne peut être dissociée de la vie familiale : une interdépendance si grande existe entre la vie professionnelle et la vie familiale que des problèmes surgissant dans la profession ont leurs répercussions au foyer et vice-versa » (Boltanski & Thévenot, 1991, p. 219). Concernant la cité industrielle elle est qualifiée par « la performance », « l’efficacité ». L’état de grand quant à lui est caractérisé par la capacité à « s’intégrer au rouage de l’organisation ». L’activité est indispensable à cet ordre, ainsi : « Investir dans les capacités et énergies humaines, c’est prendre le meilleur moyen de l’efficacité économique. En conséquence, l’absence d’utilisation des potentiels humains disponibles est une grave atteinte à la dignité des gens » (Boltanski & Thévenot, 1991, p. 255). Dans cette cité, l’organisation est synonyme d’harmonie, lorsqu’elle dysfonctionne il convient de chercher les causes de ce dysfonctionnement et de réévaluer les moyens à mettre en œuvre. En effet « le grand » doit composer avec son environnement par une vision adéquate et correcte de l’espace. Il faut anticiper les problèmes et réfléchir l’avenir. D’autre part, s’il arrive que cette cité soit en rupture avec les traditions de la cité domestique, il peut lui arriver de les mettre en avant afin de légitimer la grandeur d’une entreprise qui serait soucieuse des valeurs familiales. La démarche des auteurs consiste à dire que les personnes ont la possibilité d’évoluer dans ces différentes cités, l’idée étant qu’elles puissent trouver des concordances afin de s’accorder sur un principe supérieur commun. Ce principe implique que les êtres soient soucieux les uns des autres en permettant à tous de s’assimiler à un principe commun ; les cités en deviennent moins parfaites mais cependant plus justes (Boltanski & Thévenot, 1991). Enfin, conscient de l’évolution de nos sociétés, les auteurs envisagent l’avènement d’autres cités telle que la cité par projet. Cette dernière se développe au regard des « transformations du nouvel esprit du capitalisme » et sa survie dépend de la critique artistique et sociale qui mettent en avant les injustices. En effet le capitalisme ne peut se doter d’une base morale dont l’assise serait une logique de l’accaparement ; en revanche en s’attachant à la critique de ses opposants, il se dote d’un ordre de justification extérieur et se donne la possibilité de saisir les idées de justice et d’égalité en y apportant une réponse. Ainsi, « la misère et l’inégalités des travailleurs, l’opportunisme et l’égoïsme avec intérêt particulier, l’oppression avec domination du marcher et subordination des salariés, l’inauthenticité des objets et des personnes, des sentiments » sont générés par le capitalisme (Nachi, 2006, p. 163). D’autre part, la cité par projet s’identifie dans des moments où les projets vont soit prendre fin, soit commencer. Le grand dans cette cité est un « nomade », qui est caractérisé par sa capacité à passer d’un projet à un autre, le sacrifice étant son renoncement à une certaine stabilité au travers de ces différents réseaux. Pour Boltanski il est « Engagé […]ce n’est pas un calculateur, mais un intuitif […] éveilleur de potentialités[…] quelqu’un de mobile et de tolérant » (Nachi, 2006, p. 168), il sait rallier les personnes aux projets jusqu’à en faire profiter les plus petits.
9 Après avoir considéré le travail et la famille au travers des cités industrielles et domestiques nous proposons que la cité dite par projet s’incarne au travers de la figure du manager. Un manager qui serait soucieux de la vulnérabilité d’autrui et des situations d’inégalité en l’appréhendant par le biais de l’éthique du care.
1.3. L’éthique du care comme approche managériale
1.3.1. L’éthique
10 L’éthique est la « Science qui traite des principes régulateurs de l’action et de la conduite morale » (Cnrtl, 2012). La morale quant à elle « concerne les règles ou principes de conduite, la recherche d’un bien idéal, individuel ou collectif, dans une société donnée » (Cnrtl, 2012). Il existe plusieurs théories morales parmi lesquelles nous pouvons citer : le déontologisme, le conséquentialisme, la théorie de la justice, le principisme ou l’éthique du care.
1.3.2. L’éthique du care
11 Care est un terme anglais signifiant « sollicitude et/ou le soin ». Il suggère d’une part l’intérêt porté à l’autre et d’autre part la nécessité de réponse à une préoccupation. L’éthique du care est un concept élaboré par Gilligan qui apparaît en 1982 en réponse à des théories autour de la justice. Il met en avant l’importance : des relations humaines, des émotions, de l’attention portée aux plus vulnérables et de la nécessité de réponse aux besoins concrets. Aussi si ce concept souligne l’importance des émotions et des sentiments dans la compréhension des situations il va contribuer à faire reconnaître une moralité aux femmes tout en le taxant de naïf et de sentimentaliste pour finalement le cantonner à la sphère domestique. C’est dans ce contexte de dévalorisation du care que Tronto (2009) va repenser l’éthique de la sollicitude comme un processus permettant de mettre en exergue les inégalités sociales. Dès lors les qualités morales s’incarnent au travers des idées de reconnaissance, de responsabilité, de compétence et d’action, cela dans le but de répondre aux besoins des plus vulnérables. Pour Tronto (2009, p. 212) : « Si nous n’avons pas besoin des autres en toute circonstance, notre autonomie ne s’acquiert qu’après une longue période de dépendance et, à bien des égards, nous restons dépendants des autres tout au long de notre vie ». Pour illustrer ces propos l’auteur évoque les moments de dépendances liés à la petite enfance ou la vieillesse et qui nécessitent l’appui d’un ou plusieurs semblables. D’autre part pour l’auteur il n’est plus question d’attribuer le care au seul fait du genre mais de l’envisager comme une responsabilité incombant à tout individu. De même, pour Tronto (2009) il semblerait que certaines personnes aient une disposition au care, tels les soignants qui de par leur fonction sont plus proches des patients et qui seraient de fait plus prompts que les médecins à évaluer leurs besoins de care. Mais du fait de leur position hiérarchique les actions qu’ils pourraient mettre en place sont restreintes. C’est pour cette raison que le care ne doit pas s’envisager uniquement comme disposition mais comme une pratique qui peut guider chaque individu
1.3.3. L’éthique du care appliquée au management : le cas des aidants familiaux
12 Dubost (2019) questionne la manière dont le care peut guider la recherche en management. Si la dimension émotionnelle et empathique sont des composantes incontournables de l’éthique du care, trois contraintes semblent pourtant guetter le chercheur qui voudrait appliquer ce principe au management. Aussi, elle évoque qu’il peut exister une erreur d’association avec certains concepts comme la responsabilité sociale des entreprises et/ou l’éthique des vertus et d’autre part que le care s’accorde difficilement avec certains règlements. De plus un management basé uniquement sur l’empathie n’est pas forcément approprié, les risques se situant à différents niveaux : risque de négligence des aspects professionnels, des compétences, paternalisme, manque de juste distance ou instrumentalisation des émotions (Dubost, 2009). Au regard de ces contraintes et du concept d’éthique du care quelques propositions sont évoquées pour guider le chercheur en management. Tout d’abord il s’agirait de circonscrire le care là où une asymétrie est avérée. Puis s’assurer que ce qui est mis en œuvre répond au besoin de l’individu. Ensuite il s’agirait de l’inscrire comme un dispositif au sein de l’organisation afin qu’il s’exprime dans une action collective réfléchie. Enfin il faudrait rendre visible ceux qui prodiguent le care et sans qui le fonctionnement de nos sociétés serait empêché. La chercheure propose d’éclairer ses hypothèses à travers la situation des salariés qui cumulent activité professionnelle et statut d’aidant familial. En effet l’acquisition de ce statut a été rendue possible par le biais d’associations avant de gagner en visibilité politique. Finalement l’aidant familial va se voir reconnaître des droits qui devraient lui permettre l’acquisition de congés, aides financières et représentation politique. D’un point de vue managérial la situation qui place le salarié en situation de vulnérabilité peut affecter économiquement l’entreprise, en effet le salarié peut subir stress et cumuler les absences. Pourtant très peu de managers prennent la mesure de ces enjeux, car moins d’1/3 des entreprises ont identifié les salariés qui connaissent une situation d’aidant familial. La récente mise en place de ces mesures, l’aidant qui n’a pas conscience de son rôle et l’employeur n’ayant pas de contraintes peu laisser supposer que ces avantages ne sont pas encore manifestes. Pourtant l’articulation entre sphère privée et professionnelle paraît nécessaire au regard des besoins qui sont verbalisés par les salariés et nécessite qu’employeurs et employés se rejoignent afin de déterminer ensemble les dispositifs nécessaires pour inscrire la situation d’aidants dans l’action collective. D’autre part des chercheurs militent pour une reconnaissance des compétences acquises par le salarié à travers son expérience d’aidant et qui profite à l’entreprise.
13 Si les principes du care mettent en avant le devoir de l’individu quant à l’attention qu’il doit porter aux autres, les conditions de leurs mises en œuvre ne sont pas évidentes ; en effet le cas du salarié aidant familial démontre « qu’il est indispensable que salariés et employeurs se rejoignent afin de déterminer ensemble les dispositifs nécessaires pour inscrire la situation d’aidant dans l’action collective » (Dubost, 2019).
14 Aussi dans l’objectif d’atteindre « les conditions de réalisation d’un accord effectif » la théorie des conventions présente une méthode corrélée aux situations d’accords et de désaccords tandis que l’éthique du care en s’illustrant au travers du manager et la cité par projet est susceptible de porter la vulnérabilité des personnes au sein de l’action collective.
Deuxième partie : méthodologie de recherche
2.1. Collecte des données
15 Dans le cadre de nos enquêtes de terrain nous avons décidé de questionner des cadres de proximité et des infirmiers travaillant à l’hôpital afin de faire une étude comparative. La première posture qui fût la nôtre était de prendre contact avec les directions des hôpitaux afin de recueillir leur approbation quant à l’enquête à mener, puis de trouver plus aisément des personnes à questionner. Les premiers contacts ayant été établis nous avons été interpellés par la vive inquiétude qu’avaient manifestée les cadres de proximité : les questions concernaient-elles des problématiques propres à l’établissement ? S’agissait-il de questions personnelles ? En effet, dans ce contexte, et pour nous aider, l’hôpital concerné, ciblait les personnes que nous pourrions questionner. Dans notre cas, cela pouvait remettre en question la confidentialité des entretiens et possiblement justifier la crainte des enquêtés. En conséquence, la seconde posture qui fût la nôtre, était de trouver des cadres qui feraient appel à leur libre arbitre. En effet, dans une enquête de terrain qui concernait les organisations et l’éthique de la sollicitude, il nous sembla que la peur pouvait constituer un biais trop important quant à notre recherche d’authenticité. Ainsi les managers 1,2,3,5,6, firent le choix de nous recevoir et de nous accueillir sur leurs lieux de travail. Aussi, nous avons souhaité comprendre leur positionnement à l’issue des entretiens et leur laisser la possibilité de revenir sur leur choix s’ils le souhaitaient, ce qui ne fût pas le cas. Le manager 4 qui avait une unité répondant à des normes de sécurité particulière fit le choix de nous signaler. Enfin concernant nos tentatives d’approches sur un nombre total de 9 cadres, 5 cadres ont choisi d’exprimer leur pensée indépendamment du cadre ordinaire.
16 Dans le cadre de notre recherche, nous avons souhaité mener des entretiens exploratoires semi-directifs pour plusieurs raisons : l’entretien semi-directif peut comporter un recueil de données détaillé concernant les attitudes des personnes interrogées face à certaines situations. Ici, elle concerne particulièrement le positionnement du cadre de proximité face aux soignants confronté à des situations de vulnérabilité. Concernant les soignants, il s’agissait de recueillir leur ressenti et difficulté en lien avec le travail puis d’identifier leurs attentes par rapport à leur cadre. Ainsi l’entretien semi-directif présentait l’avantage de s’orienter vers une démarche qualitative. De plus, il permettait à la personne interrogée une liberté de parole qui pouvait enrichir le dialogue permettant d’apporter des questions de relances. Il paraît important de préciser que ces entretiens ont été construits autour de questions élaborées sur des thèmes issus de la question de départ, à savoir : les conflits travail-famille – la théorie sociologique des organisations – l’éthique du care.
17 Dans un premier temps nous avions souhaité nous rapprocher des professionnels qui étaient en situation d’inactivité en raison de conflit travail-famille. Pour ce faire nous avons contacté une agence pour l’emploi qui nous a confirmé que des professionnels étaient dans cette situation, mais qu’elle n’était pas en mesure de nous mettre en relation. Dans un second temps, nous avons fait le choix d’aller à la rencontre de 6 infirmières en situation de parentalité et 6 cadres de proximité qui travaillaient en milieu hospitalier. Dans l’objectif de réaliser notre étude comparative nous avons construit deux grilles d’entretien.
18 Les entretiens se sont étalés sur une période de 3 mois. Ils ont été réalisés dans 4 départements, 6 villes, et 7 hôpitaux différents. Ce choix s’est fait dans l’objectif d’identifier les ressources proposées par les hôpitaux lors de contraintes travail-famille qui relèveraient d’horaires atypiques, ne serait-ce que par la présence de crèche. Sur 12 entretiens, 9 personnes nous étaient complètement anonymes et ce dans le but de limiter les effets d’influence. Les entretiens des cadres de proximité se sont déroulés de visu, à l’exception d’un au téléphone et sur le temps de travail. Les entretiens des soignants se sont déroulés, à l’exception d’un, en dehors du contexte professionnel en raison d’une charge de travail qui ne leur permettait pas de s’organiser autrement. En ayant choisi de ne pas nous appuyer directement sur les hôpitaux pour trouver des personnes disposées à répondre à nos entretiens, nous nous sommes appuyés à la fois sur des réseaux professionnels, amicaux et quelques heureux hasards.
19 Chacun de ces entretiens a fait l’objet d’une retranscription permettant de classer les données recueillies dans un dictionnaire thématique. Aussi, toute verbatim en lien avec le sujet de la recherche a fait l’objet d’un codage, cela dans le but de disposer d’éléments d’analyse supplémentaires au travers des fréquences et des occurrences.
2.2. Résultats bruts
20 Le dictionnaire thématique et le traitement des données ont permis de relever les points de divergence et similitude entre les cadres et les soignants concernant les catégories ci-dessous.
21 Ainsi nous pouvons noter que d’un point de vue organisationnel : l’ensemble des enquêtés ont répondu à la question des contraintes travail-famille. Nous observons 97 occurrences chez les soignants contre 48 chez les cadres. Concernant les dispositifs mis en œuvre pour répondre à ces contraintes les occurrences apparaissent 26 fois contre 13 fois chez les soignants. D’autre part 83 % des cadres évoquent les difficultés de recrutement à travers 45 occurrences. De plus 100 % des soignants s’expriment au sujet d’une reconversion professionnelle dont les occurrences apparaissent 16 fois. 33 occurrences ressortent notamment lorsque l’ensemble des soignants abordent la question des leviers et des ressources. Enfin, 10 occurrences se présentent quand 83 % des infirmières examinent la possibilité de nouveaux dispositifs qui viendraient prévenir les contraintes travail-famille.
22 Nous pouvons noter que du point de vue de l’éthique du care et des besoins des soignants : concernant l’attention telle que la perçoive l’ensemble des soignants vis-à-vis de leur cadre 18 occurrences surviennent, puis, au moment d’évoquer leurs attentes vis-à-vis de leur cadre, les occurrences se produisent 68 fois. Concernant l’attention que portent à leurs équipes la totalité des cadres rencontrés, elle se manifeste au travers de 93 occurrences tandis que leurs attentes sont au nombre de 20. À propos du rapport que soignants et cadres entretiennent entre sphère privée et professionnelle, l’intégralité des personnes interrogées ont permis d’identifier 53 occurrences chez les cadres contre 24 chez les soignants. Au sujet de la sphère privée qui influerait la sphère professionnelle toutes les personnes ont apporté une réponse et permettent de révéler 7 occurrences chez les cadres contre 23 chez les soignants. Quand il s’agissait d’évoquer l’influence positive que la sphère professionnelle exerçait sur la sphère privée, 50 % des cadres et 83 % des soignants se sont manifestés au travers de 4 occurrences pour les premiers et 12 occurrences pour les seconds.
23 Ces premiers éléments ont permis de dégager d’autres concepts émergents tels que :
- Le déni de la souffrance dans les organisations : en lien avec la peur, la honte/la culpabilité et enfin le travail réel. Concernant ce dernier point l’ensemble des soignants ont mis en évidence 107 occurrences.
- La compassion une issue à la banalisation du mal. Ce concept a nécessité que nous fassions une distinction entre l’éthique de la justice et l’éthique du care. En effet, initialement dans la catégorie éthique et sur 204 occurrences, les sentiments sont évoqués 32 fois.
- L’éthique du care au service de la cité par projet.
Troisième partie : analyse des données
3.1. Les contraintes travail-famille au sein des organisations hospitalières
25 D’un point de vue organisationnel, les enquêtes de terrain auprès des cadres ou des soignants confirment le cadre théorique à savoir que les horaires atypiques au sein des institutions hospitalières constituent une réelle difficulté au quotidien pour les soignants en situation de parentalité.
3.1.1. La souffrance dans les organisations : le déni du travail réel
26 Pour Davezies : « le travail c’est l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donné par l’organisation prescrite du travail ». (Dujarier, 2006, p. 47). Ainsi, le travail réel correspond à tout ce que le salarié doit mettre en œuvre afin de répondre aux demandes de l’entreprise tout en étant confronté à la réalité des contraintes auxquelles il est soumis. Ici, la réalité du travail est celle qui oblige les soignants à sacrifier leur vie familiale au nom du fonctionnement de l’institution et elle est particulièrement liée à la notion des horaires atypiques.
27 IDE1 [1] « Alors moi c’est beaucoup de pression, c’est une charge mentale que j’ai constamment et surtout c’est de l’anticipation parce qu’il faut toujours anticiper les jours, les matins, les soirs, les après-midis, qui c’est qui va la chercher, qui c’est qui va la reprendre. Au niveau de l’organisationnel pour trouver des nounous quand tu commences à 6H le matin c’est difficile, tu finis à 21H, 21H30 le soir […]. L’organisationnel ce n’est pas facile » IDE5 « Parce qu’il me fallait des horaires un peu plus adéquats par rapport aux enfants, le fait que je me retrouve toute seule pour pouvoir m’en occuper… on savait à quelle heure on commençait mais on savait pas à quelle heure on pouvait terminer »
28 Pour faire face à cette réalité, les soignants s’appuient sur des leviers, non pas au travers de dispositifs qui seraient proposés par les hôpitaux mais au sein même de leur famille : IDE3 « on essayait de coupler des congés différents » IDE4 « c’est ma mère qui la garde les week-ends quand je travaille » IDE6 « il faut que je recherche dans tout mon réseau familial et amical pour trouver une solution ». Rappelons que sur 7 hôpitaux, seulement 2 étaient en mesure de proposer des crèches avec des horaires adaptés aux postes des soignants et qu’actuellement les hôpitaux étant le plus à même de proposer des postes avec des horaires adaptés aux impératifs familiaux sont les Centres Hospitaliers Spécialisés en psychiatrie, mais ces solutions restent méconnues. Dès lors la famille devient l’articulation majeure qui permet aux soignants de s’organiser quand bien même tous ses membres en subissent les conséquences : des enfants qui se lèvent tôt et des conjoints qui se croisent. De plus l’IDE2, en situation de monoparentalité, soulignent deux autres points. Premièrement elle semble dire que pour pouvoir exercer son activité elle est soumise à des frais importants :
29 IDE2 « l’État considère qu’un enfant n’est pas en capacité de pouvoir se garder seul avant l’âge de 15 ans il me semble si je ne me trompe pas et il donne des aides aux familles pour la garde de… pour les familles qui travaillent… enfin…surtout qu’on travaille quoi alors voilà quoi…à partir de 6 ans on n’a plus d’aide pour la garde des enfants, donc qu’est-ce qu’on est censé faire ??? Ne plus travailler ? Laisser son enfant se garder seul ? Je comprends pas »
30 Deuxièmement elle semble regretter ne pas pouvoir participer entièrement à l’éducation de ses enfants, qu’elle doit abandonner en partie à sa nourrice et à l’école. Dans un contexte familial construit sur la solidarité et la participation de chacun, l’équilibre reste néanmoins fragile du fait du déploiement d’une énergie considérable. Cette tension atteint son paroxysme dans le cas des parents ayant connu ou connaissant des situations de monoparentalité :
31 IDE5 « c’est le départ de leur père qui a fait que j’ai changé de travail. Ben étant toute seule avec les deux enfants c’est parfois très…c’est épuisant c’est pour ça que j’en suis arrivée à un burn out c’est….Tout assumer toute seule c’est dur » L’IDE6 a également dû quitter son poste de soignante pour travailler comme auxiliaire de vie sociale au moment où elle divorça « Parce-que les horaires me permettaient et de l’emmener à l’école et de la chercher à l’école… Parce que devoir réveiller ses gosses à 5H du matin pour, ou même plus tôt pour les déposer chez la nourrice pour après aller travailler c’est compliqué ».
32 Cette approche du travail réel confirme notre partie théorique qui consistait à dire que la sphère privée servait davantage l’entreprise. En conséquence ce n’est plus le soignant seul qui participe à l’efficience de l’institution, mais sa famille tout entière.
33 « La césure entre vie privée et vie publique se réfère aux modalités selon lesquelles certaines préoccupations sont supposées relever de la responsabilité des individus plutôt que de la société », soit nos organisations. (Tronto, 2009, p. 215)
3.2. L’éthique du care comme approche managériale
34 Ce qui paraît surprenant dans cette étude c’est que les cadres de proximité, et ce au même titre que les soignants, ont bien conscience des difficultés que peuvent représenter les contraintes travail-famille-horaires. Même si les occurrences sont deux fois moins présentes que chez les soignants elles restent cependant importantes. Force est de constater que malgré ces résultats les cadres de proximité confirment le peu de dispositifs mis en œuvre pour répondre à ces contraintes. Connues, sues, ces situations ne s’améliorent pas. Comment les comprendre ? Dejours (1998) nous apporte quelques éléments de réponses : « le déni ne se limite pas à la connaissance du réel, il résiste à l’épreuve de vérité de l’expérience, si les difficultés rencontrées dans l’exercice du travail ne remontent pas à l’encadrement » (p. 86). Dans notre cadre théorique nous supposions que l’éthique du care était susceptible de porter la vulnérabilité au sein de l’action collective par l’intermédiaire de la cité par projet. En conséquence il convient de revenir sur la partie éthique du care telle que nous l’avions présentée dans notre dictionnaire thématique. En effet nous l’avions divisée en quatre parties à savoir : devoir/ équité – attention – sentiments – rapport vie privée/vie professionnelle. Dans nos enquêtes l’ensemble des cadres se sont largement exprimés sur l’importance de l’équité et de la justice et ils y attachent vraisemblablement une grande importance. De même ils semblent très attentifs aux difficultés des agents. Cependant, pour Dejours (1998) « l’éthique propose une réponse globale […] insuffisante » (p. 204). En revanche lorsque nous nous attachons à analyser les commentaires des catégories sentiments – rapport vie privée/vie professionnelle il apparaît d’une part, que les occurrences sont moins nombreuses, et d’autre part que les idées qui y sont attachées ne s’expriment pas en leur faveur. En effet les cadres s’expriment peu sur les sentiments en eux-mêmes : ils parlent de leurs réussites, de leurs échecs, mais rarement de leur rapport aux sentiments vis-à-vis des équipes. Lorsqu’ils le font :
35 MP2 [2] « l’affectif est très dangereux surtout quand on connaît les gens, dans le registre professionnel je pense qu’il faut savoir repositionner les choses » MP3 « Je suis forcément différente parce que quand on est avec notre famille on a des sentiments, on a…de l’attachement », « on se doit toujours quand même d’être juste, équitable,… donc il faut qu’on garde notre rôle notre positionnement il doit être clair et on peut pas se permettre ce genre de… de familiarité et ou de….ouais…d’affinité quoi » « moi comme je vous dis je veux pas connaître leur intimité, je veux pas rentrer là-dedans » MP4 « il faut éviter quand même que le privé empiète sur le professionnel » « la sympathie, il faut de la sympathie mais il ne faut pas de l’empathie ».
36 Si nous nous plaçons du point de vue de l’éthique du care telle qu’elle est abordée dans notre cadre théorique par Dubost (2019), ces affirmations rejoignent l’idée qui présume que la notion émotionnelle comporte un risque dès lors qu’elle s’incarne dans le management.
37 Tant s’en faut, pour Dejours (1998) la meilleure réponse reste encore la compassion.
3.2.1. La compassion une issue à la banalisation du mal
38 La compassion correspond à la capacité de l’individu à ressentir la souffrance de l’autre et la possibilité d’y apporter une réponse par : « amour, morale ou éthique » (Wikipédia, article Compassion, 06.2021). Ne pas remédier à cette souffrance en raison d’une stratégie de défense construite sur un mécanisme de banalisation, conduit à une autre stratégie qui est celle de la « banalisation du mal » (Dejours, 1998). Banaliser, tolérer ou admettre la souffrance, correspond au « succès du nouvel esprit du capitalisme qui est d’amener les gens à s’exploiter eux-mêmes et plus entièrement, plus intensément que jamais. Il n’y aura plus de temps mort. Pour résister à de telles conditions, il faut s’insensibiliser aux malheurs des autres comme ses propres souffrances » [3] (Nachi, 2006, p. 168).
39 Notre partie précédente laisse entendre que les cadres rencontrés étaient en quelque sorte dénudées de sentiments vis-à-vis de leurs équipes ; or, une telle affirmation constituerait une erreur d’interprétation. En effet, et comme nous le verrons plus tard, leurs actions au sein de la cité industrielle par l’intermédiaire de compromis avec la cité domestique en témoignent, car « L’éthique en milieu de travail peut se définir comme : le niveau de développement moral de l’acteur organisationnel qui, en lien avec ses croyances individuelles, guide ses comportements teintés de justice et/ou de sollicitude dans son milieu de travail » (Menard, Racicot & Simard, 2004, p. 101). Aussi, leur recherche du juste milieu se situe entre une réponse à apporter et l’intérêt de l’institution ; une réponse qui serait davantage teintée de logique et de justice, plutôt que de sentiments et de sollicitude. En conséquence, ce n’est pas parce qu’ils s’abstiennent d’évoquer leur ressenti qu’ils en sont démunis. Nous supposons que cet état de fait repose sur une représentation erronée du concept de « juste distance ». En effet les formations professionnelles actuelles insistent sur l’importance de ce concept de telle sorte que s’interdire de penser les émotions devient une norme dans le cadre institutionnel ; or, la juste distance n’est pas celle qui est en marge du ressenti, la juste distance est celle qui permet de faire le travail de manière efficiente. En effet comme le fait remarquer le MP1 : « Être à l’écoute c’est être performant ». Autrement dit entendre la souffrance de l’autre c’est donner la possibilité « de ». Elle est particulièrement ancrée dans les métiers du care. Dans son livre, intitulé l’intelligence émotionnelle, Goleman (1997) s’efforce de démontrer l’importance des émotions dans notre quotidien. Selon lui, « les sentiments sont indispensables aux décisions rationnelles » (p. 53). Certains travaux ont démontré que l’incapacité à exprimer des émotions affecte le rapport avec les autres. Cela est confirmé par le faible nombre d’occurrence que les soignants ont manifesté concernant le peu d’attention qu’ils percevaient de leur cadre ainsi que leur grand nombre d’attente :
40 IDE1 « des postures parfois trop hiérarchiques qui manquaient d’empathie vis-à-vis de nous » IDE2 « vu qu’on faisait partie de la fonction publique il fallait qu’on se donne corps et âme pour la fonction publique » IDE3 « comme ci ce n’était pas reconnu et donc ça voudrait dire que ça n’a pas le droit d’exister, ces pleurs, ces émotions, ces colères », « Parce que à l’hôpital on a encore pas compris qu’on faisait de l’humain et qu’on faisait de la psy. 50 % du temps il y a pas de prise de conscience que le soignant ne peut pas… » enfin… c’est pour ça qu’il y a tant d’arrêt, c’est pour ça qu’il y a tant de fatigue parce qu’on est pas reconnu dans notre fatigue » IDE5 « qu’ils fassent reconnaître la charge de travail, on avait beau leur dire « on n’en peut plus, on n’en peut plus », ils n’ont jamais cherché à comprendre ni voir sur le terrain ce que ça donnait. Qu’ils aient, ou qu’ils osent monter un peu plus au front entre guillemet pour faire comprendre et reconnaître la charge de travail qu’on avait ». IDE6 « On doit prendre soin des autres mais on prend pas soin de nous ».
3.3. Approche sociologique des organisations
3.3.1. La cité domestique
41 Concernant les soignants la cité dominante est la cité domestique. Outre les témoignages que nous avons évoqués plus haut, il s’avère que sur les 6 IDE, 4 ont baigné dans le milieu médical dès leur plus jeune âge, pour une autre le rapport à la famille reste fort :
42 IDE2 « L’EHPAD… c’est comme une grande famille » « ma grand-mère elle faisait déjà ce métier là j’ai pu des fois aller avec elle quand j’étais plus petite, justement en EHPAD, je me souviens avoir préparé, enfin l’avoir regarder en train de préparer les piluliers, aller rendre visite aux résidents et j’en garde un bon souvenir quoi ». IDE5 « J’étais petite, après elle travaillait exclusivement de nuit donc c’était plus facile d’aller la voir …donc c’est nous qui sommes allés à la maternité fêter Noel avec… C’est justement ce ressenti-là qui m’a toujours intéressée, je me sentais à l’aise entre guillemet dans les locaux mais je sais pas je me sentais un peu comme chez moi » IDE6 « La façon aussi dont ma mère infirmière puéricultrice travaillait, on pouvait aller l’attendre au service enfin, on faisait partie un peu de…comme si l’hôpital c’était une grande famille quoi ».
43 Nous supposons que ce rapport à la famille à peut-être contribué à influencer leur choix de carrière par identification. C’est dire l’importance que peut potentiellement revêtir la cité industrielle.
3.3.2. La cité industrielle
44 Les cadres de proximité ont pour la plupart indiqué leur attache avec la cité industrielle, en dehors des managers 1 et 4, 5 qui montrent un va et vient constant entre les mondes de la cité domestique et industrielle. Lorsque nous explorons davantage les conflits qui surviennent dans les cités, nous constatons qu’ils tentent de les résoudre par la recherche de compromis qui servent à la fois l’entreprise et la cité domestique.
45 MP1 « n’oublier pas que telle, ou telle infirmière quand vous allez faire la réalisation de votre planning, je me suis quelque part engagée à ce qu’elle ait au moins son mercredi, que le repos hebdomadaire tombe le mercredi, je m’y suis engagée, sinon on ne la recrutait pas » MP5 « J’ai dit mais c’est ça, on sera jamais performant, on ne sera pas attractif si on offre rien. Donc là il faut de l’écoute, vous écoutez tout le monde, vous leur dîtes tous : « ben écoutez je vais faire ce qu’il faut » et puis voilà quoi. C’est vraiment des fois la mère de famille, c’est une grande famille à gérer » MP6 « la réalisation du planning annuel, moi la validation on se réunit, toute l’équipe entend les désidératas des uns et des autres et si ça coince c’est une fois l’un, une fois l’autre on équilibre toujours dans cette justesse aussi d’équité que je maintiens. C’est du donnant-donnant ».
46 Cependant aucune de ces actions n’entraînent de changements majeurs, d’autant qu’elles ne profitent qu’à un seul service et ne constituent pas une solution durable. Par conséquent, elles n’engagent pas le collectif. « le care implique le conflit, le résoudre va poser d’autres exigences que la simple injonction à être attentif, responsables, compétents et réceptifs ». (Tronto, 2009, p. 183). En d’autres termes il appelle l’agir d’autrui.
3.3.3. L’éthique du care au service de la cité par projet
47 Tout d’abord, nous supposons que les cadres ont davantage une approche éthique de la justice plutôt qu’une approche éthique du care. D’autre part leurs actions sont localisées ; or, le care qui s’incarne dans un localisme constitue un danger : « le care comme idéal politique pourrait rapidement devenir une manière d’affirmer que chacun devrait cultiver son propre jardin et laisser les autres prendre soins d’eux-mêmes ». (Tronto, 2009, p. 222). En outre, pour s’inscrire dans la cité par projet il convient d’être en mesure de relancer la critique. En effet, la première phase de ce processus serait en lien avec des émotions qui ne seraient pas dissimulables (Nachi, 2006). Rappelons qu’étymologiquement l’émotion est ce qui suscite le mouvement (Cnrtl, 2012), car « pour déclencher la mobilisation il faut que le drame et l’intrigue soient compréhensibles, il faut encore qu’ils rencontrent la souffrance du témoin et qu’il suscite sa compassion » (Dejours, 1998, p. 204). La seconde phase de la critique quant à elle, consisterait à mener une démarche réflexive devant susciter l’indignation ; cela dans le but de dénoncer l’exploitation et le manque de solidarité qui existe dans le système capitaliste (Nachi, 2006). En effet, aller à la rencontre de l’autre demande une approche réfléchie concernant le contexte, la place des acteurs, ainsi qu’une évaluation de leurs besoins et de leurs compétences (Tronto, 2009). Pour inscrire ces situations dans l’action collective il faut donc dénoncer les inégalités et les porter au-delà d’une unité. Dans son étude Dejours (1998) considère que la peur est un facteur qui participe au processus de banalisation du mal : la peur de perdre son poste ou la peur d’être rejeté de la communauté. Pourtant, la plupart des cadres ont choisi, et ce indépendamment de l’institution, de participer à nos entretiens, ce qui sous-tend un certain non conformisme. Une cadre pour sa part, a résolument choisi de se positionner contre l’institution : MP5 « Ha mais ils le prennent en compte à un moment ou à un autre hein ! parce que bah sinon on bloque les entrées » « ils se rendent pas compte du travail » « Ce qui prouve bien qu’ils connaissent pas l’outil qu’ils ont en main ». A la demande des équipes et à sa seule initiative elle a testé le 12H avec le constat suivant : MP5 « Elles voient plus leurs enfants, elles rentrent le soir au bout de 14H les petits sont couchés et tout ça donc satisfait personne donc on a arrêté » « pour elles c’était pas une vie » « à la demande de tout le monde on est revenu à un 7H ».
48 Cette enquête a démontré d’une part que les cadres avaient connaissance des contraintes travail-famille, et d’autre part qu’ils essayaient de trouver des solutions à ces contraintes. Parfois ils ont révélé être le lien indispensable pour relayer les informations, et d’autres fois que leur hiérarchie était informée des difficultés rencontrées. Mais tout cela ne fait qu’affirmer que ce qui se joue, se joue au sein même de l’institution et qu’il n’y a pas de réelle évolution. Si nous n’avons pas identifié de « peur » à proprement parler rappelons néanmoins le devoir de discrétion auquel le professionnel de la fonction publique est astreint, en effet il ne peut « porter atteinte à la réputation de son administration », il se doit « d’observer une retenue dans l’expression de ses opinions » et est soumis à « l’obligation d’obéissance hiérarchique » (Vie Publique, 2020). Aussi la place du manager n’est pas évidente et soumise à des contraintes qu’il est difficile d’occulter, qu’il s’agisse du rapport à la juste distance ou du devoir envers l’institution. Si la figure du manager ne peut en raison de ces difficultés représenter la vulnérabilité au sein de la cité par projet, comment susciter une réponse aux besoins des soignants, tout en tenant compte des contraintes institutionnelles ? Les auteurs de « la justification » remarquaient : le grand de la cité par projet n’est pas un hiérarchique, il lui convient d’amener une nouvelle vision des organisations « sur un modèle en réseau » (Nachi, 2006, p. 166), quant à l’éthique du care elle est ce monde qui « comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie » (Tronto, 2009, p. 143).
3.4. Préconisations : initier le changement, proposer des lieux d’accueil et des horaires adaptés
49 Au regard de ces éléments, nous suggérons que le grand de la cité par projet s’incarne davantage sous la figure d’un coordinateur, qui a pour faculté « d’ordonner et de combiner harmonieusement des éléments séparés pour constituer un ensemble cohérent et efficace » (Cnrtl, 2012). Il ne dépendrait pas de l’institution ce qui lui permettrait de porter une analyse critique sur les différents acteurs. En outre, son positionnement lui permettrait possiblement de garder une juste distance tout en étant sensible aux particularités des situations. Initier l’action est possible mais elle nécessite de porter une évaluation sur les besoins des différents protagonistes. D’autre part, si la résignation constatée auprès des cadres et des soignants nous interroge, elle nous inquiète également. Il nous semble que des sociologues ou des éthiciens devraient faire partie intégrante de l’institution en étant au contact des cadres et des équipes, et ce, en dehors de réunions extraordinaires. Ils susciteraient des échanges et permettraient de rendre compte de la réalité des uns et des autres.
50 Concernant, l’organisation en elle-même et le cas des horaires atypiques, soignants et cadres ont mis en avant l’importance que les hôpitaux se dotent de lieu d’accueil pour les enfants en évoquant : l’importance de disposer de crèches, la possibilité de relais au travers de lieu d’accueil et la mise à disposition de professionnels de la petite enfance. Nous pensons également nécessaire d’établir de nouveaux partenariats entre la ville et l’hôpital. En effet, la situation du Covid a démontré que lorsqu’il s’agissait de répondre aux intérêts de la société tout entière, cette société était capable dans l’urgence de s’organiser pour son intérêt ; or, aujourd’hui ce sont les soignants qui ont besoin du soutien de nos organisations afin de répondre à leurs besoins de care. Concernant les problématiques budgétaires :
51 IDE1 « Juste pour dire qu’on fait un métier merveilleux mais on manque de moyens sérieux, sérieux, et surtout des moyens humains et permettre de faire ce métier dans les meilleures conditions possibles. Voilà. » IDE3 « On a l’histoire des finances, ça c’est notre problématique, personnellement c’est pas du tout ce qu’on veut… pour qu’on soit plus reconnu financièrement c’est une reconnaissance… c’est pas l’argent, c’est pas du tout l’argent qu’il faut », MP6 « on a beaucoup parlé de relations humaines et tout ça, je vous parle pas effectivement des moyens matériels qui viennent à manquer et du coup qu’est-ce qu’on va mettre en place malgré tout…on sait de toute façon que l’argent (elle rit) il va pas tomber », « ça dépend de ce qu’on peut apporter et comment on va le travailler, le raisonner et l’organiser ensemble, on peut faire du très bon job même si on est pas très nombreux, et d’en avoir satisfaction ».
52 Si tous considèrent que la continuité des soins reste immuable, il nous semble qu’il n’en n’est rien concernant l’organisation des plages horaires dans les services. Tout reste à inventer sous réserve de se le permettre et de s’en donner la possibilité. Les experts des organisations pourraient s’appuyer sur un système de solidarité construit sur des personnes préférant faire du 12H et celles qui auraient besoins d’horaires normaux.
53 IDE1 « Ha non moi je suis contre absolument contre je trouve que c’est absolument anti productif, capitaliste, c’est du travail à la chaîne, je trouve que dans notre travail tu dois être concentrée, consciencieuse, avec de la disponibilité mentale et physique. Là au bout de 7H30 je sors du travail, je trouve qu’on a déjà donné beaucoup, beaucoup, de nous-même et je trouve que du 12H et du 13H c’est de l’irresponsabilité de la part des établissements de nous embaucher et de nous faire travailler comme ça ». IDE2 « A un moment on a des enfants, on a une vie de famille, moi j’aime mon métier d’infirmière mais ils est hors de….Mais…. D’abord j’aime ma vie de famille, j’aime d’abord mes enfants avant mon métier d’infirmière je l’aime beaucoup mais mes enfants passent toujours avant mon métier ça c’est sûr ». L’IDE6 est fortement contre le 12H, même si elle gagnerait en jours de repos elle déclare « Oui mais la vie de famille c’est au quotidien c’est pas juste sur les jours de repos. Et ça veut dire rattraper tout ce que t’as pas fait sur tes postes en 12H,… donc…c’est pas gérable »
54 Bien des soignants se retrouvent sans ressources pour faire face à leur quotidien, car personne ne peut préjuger de ce que sera fait demain. Porter une attention au travail réel et être attentif à la vulnérabilité, c’est garantir à l’entreprise, et de surcroît au service public, sa pérennité.
Conclusion
Synthèse
55 Depuis les années 80 il semble que ce soit amorcé un changement dans nos sociétés qui voudrait qu’il y ait une tolérance à la souffrance et à l’injustice. L’absence de mobilisation collective serait celle-là même qui contribue à entretenir le malheur social et les situations de chômage. (Dejours, 1998). En avançant que les horaires atypiques favorisaient les situations d’inégalité quant à l’accès à l’emploi en raison du manque de structures d’accueil, notre travail a voulu s’intéresser à la question de la qualité de vie au travail dans le cadre des horaires atypiques et démontrer leurs effets délétères à certaines périodes de la vie, ici la parentalité. Résignée à ne pouvoir rencontrer des personnes en situation d’inactivité, nous avons été amenée à aller au sein des organisations pour nous rapprocher « des travailleurs ». Au cours de nos recherches nous apprîmes très justement que « l’analyse de la tolérance à la souffrance du chômeur et l’injustice qu’il subit, passe par l’élucidation de la souffrance au travail » (Dejours, 1998, p. 59). En effet, nous étions partie d’un premier postulat, qui consistait à penser que ceux qui travaillaient en milieu hospitalier avec des horaires atypiques avaient les ressources organisationnelles pour le faire ; or, ces personnes, le font au prix de préoccupations et tensions conséquentes, pouvant aller jusqu’à l’épuisement professionnel. Pour répondre à cette vulnérabilité des personnels hospitaliers nous avons supposé que les personnes les plus à même d’y répondre étaient les cadres de proximité par le biais de l’éthique du care. Pourtant au cours de cette étude nous avons dû opérer une distinction entre éthique de la justice et éthique du care. En effet, la première relevait davantage de « l’attention » qui est caractérisée par une « tension de l’esprit vers quelque chose » (Cnrtl, 2012), tandis que la seconde est assimilée à la notion de « sollicitude » qui correspond à ce qui est « totalement agité, entièrement remué […]troublé » (Orthodidacte, 2009). Cette dernière, étant la plus à même de susciter la compassion, l’indignation et la mobilisation. Si l’hôpital connait des difficultés de recrutement, il convenait de s’interroger sur ces causes. En effet, « Il est relativement difficile pour ceux qui prennent soin des autres de s’engager dans une grève, parce qu’elle exige d’eux, comme condition d’affirmation de leur pouvoir, qu’ils cessent d’exercer le care » (Tronto, 2009, p. 191). Ainsi, pour l’auteur, la fuite des soignants est de surcroît leur meilleur pouvoir. Cependant, il nous semble plus approprié de parler « d’acte de résistance » face à ce processus de banalisation du mal, sourd et silencieux, qui s’insinue insidieusement dans la société, les organisations et les âmes, avec une normalité déconcertante. Au même titre que la banalisation est une stratégie au service du mal, nous supposons que l’éthique du care puisse être une stratégie au service du bien. Ce processus « du bien » passe forcément par une phase de sensibilisation qui considère la réalité des sphères privées et publiques, et qui demande à s’illustrer dans de nouvelles approches des organisations. Dans des professions où les manques de temps et de reconnaissances aliènent les esprits, c’est encore à l’aune de leurs émotions que les soignants retrouvent leur raison et la conscience de leur famille. Simone De Beauvoir (1970), qui, portant une analyse de 800 pages sur la place du vieillard dans nos sociétés, opérait le constat suivant : que ce soit dans les sociétés primitives ou modernes, la meilleure garantie de protection pour des parents est celle qui leur assure l’amour de leurs enfants. Dans ses locaux parfois modernes mais fragiles, derrière ses outils de la performance mais austères, l’hôpital vieillit mal, mais surtout, il vieillit seul.
Pistes de réflexions
56 Si nous avons choisi d’illustrer l’éthique du care au sein de la cité par projet se pourrait-il qu’elle soit considérée comme une philosophie politique qui soutienne les principes de justice de ladite cité ? Ainsi il conviendrait d’analyser cette prétention de façon plus poussée. D’autre part quelle peut-être la place d’un concept américain, tel que le care, dans notre culture française ? Nos sociétés françaises attendent-elles des dirigeants d’entreprises qu’ils considèrent la sphère familiale ? En effet l’ouvrage d’Iribarne (1989) nous invite à considérer les particularités culturelles dans la gestion d’une entreprise. Aussi, cette approche devra forcément tenir compte des subtilités de notre culture, qui, tout en n’admettant pas d’être réduite à une condition servile cherche à être considérer et à exercer avec honneur. D’autre part, au cours de nos enquêtes nous avons eu des témoignages intéressants sur ce qu’était l’hôpital des années 80, et le lien qu’il pouvait entretenir avec la sphère domestique :
57 MP1 : « nous étions aussi logés dans l’hôpital, aujourd’hui tous ces logements-là sont des logements pour les directions, pour les directeurs », « Donc j’ai eu cette chance mais d’un autre côté un regard un petit peu différent quand j’arrivais à l’école parce que mon domicile c’était l’hôpital », « …il y avait de grandes sorties comme ça où même la direction, les directeurs eux-mêmes venaient avec les patients et on allait ici pas très loin. Donc oui, c’était des journées merveilleuses. Il n’y avait pas toute cette restriction à l’époque », « Quand j’étais enfant par rapport au rôle, la façon dont on rentrait dans l’hôpital, effectivement c’était vraiment… Ça ne se verrait plus aujourd’hui, ça, ça a bien changé, vraiment » « C’était encore plus ma famille parce que le dimanche j’allais à la messe, et que les patients allaient eux aussi à la messe », « Et je me dis que ça favorise également les échanges, et tout ça il n’y a plus…Quel dommage ! Quel dommage… Vraiment… ».
58 Aussi il conviendrait d’aller à la rencontre de ces dernières générations de cadres et de soignants ayant connu cet « hôpital inclusif » et de s’interroger sur ce modèle organisationnel, qui favorisait la convivialité, si chère à notre culture, ainsi que les échanges entre patients, directions et soignants.
Bibliographie
Références
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